LOUSSE : le Moyen-Âge (1944)

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L’article ci-dessous est la transcription intégrale d’un opuscule aujourd’hui disparu : LOUSSE E., Le Moyen-Âge (Paris : Desclée de Brouwer, 1944). Le professeur Emile LOUSSE (1905-1986) enseignait à l’Université catholique de Louvain (diplomatique, histoire du droit). Un bouquiniste avisé commentait : “Petit miracle : l’auteur, professeur à l’Université de Louvain, raconte le Moyen-âge (chrétien, bien entendu) en 27 pages.” Et de mettre en vente l’ouvrage si miraculeux au prix de… 2 €.

Les petits et les grands pouvaient collectionner des chromos à l’effigie du Prof. Lousse !

Obtenue frauduleusement pendant mon service militaire, en 1986, notre copie provient de la bibliothèque du Service d’Education à l’Armée. Tout un programme… “Tout un programme” également l’angle ouvertement lyrique et religieux choisi par l’auteur pour expliquer ce qu’était le Moyen-Âge (si peu) et ce que devrait être une société chrétiennement régie (beaucoup plus).

Pour lever toute équivoque : nous partageons ce document par souci documentaire (à savoir, le sauver des souris et provoquer le débat) mais pas par adhésion au propos qui, manifestement, ne supposait aucune contradiction. Il nous semblait important de partager ce type de texte historisant qui fit autorité… en son temps, tout en nous distançant d’un argumentaire interne à la foi chrétienne. En effet, parmi les différents discours offerts au citoyen critique pour explorer le monde qui l’entoure, il en est qui se fondent sur eux-mêmes et valident d’autorité leur propos (“c’est vrai puisque Bossuet l’a dit“, “comment le nier puisque c’est Saint Paul qui l’affirme“) : c’est le cas de l’approche dogmatique assénée ici par le professeur Lousse. D’où l’intérêt de goûter ce texte dans son jus : comment mieux montrer à nos enfants les mentalités qui ont présidé un temps à l’histoire de notre pays ? Comment mieux les rassurer ensuite en leur montrant combien les choses ont changé et que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis ? Comment ça, pas partout… ?

Reste que nous nous engageons, chez wallonica, à ne pas vous affirmer quoi que ce soit de cette manière, simplement parce que c’est le Missel romain qui le dit, Jean-Jacques Crevecoeur ou n’importe quel autre théoricien, fut-il élu (relisez la lettre d’Arno à Donald Trump ou celle de John Cleese aux américains). Parlons-en d’abord…

Patrick Thonart

N.B. Nous transcrivons ci-dessous l’intégralité du texte de E. Lousse sans en reprendre les notes de bas de page, fort riches de références : les plus curieux d’entre vous pourront télécharger une copie de l’original, avec notes donc, dans notre documenta (PDF avec reconnaissance de caractères).


© lastdodo.nl

A proprement parler, le moyen âge est la période historique qui s’étend de 476 à 1453, de la fin de l’Empire romain d’Occident à celle de l’Empire d’Orient, de la chute de Rome à celle de Byzance, de Romulus Augustule à Constantin Dracosès, d’Odoacre à Mahomet II. Plus largement comptée, c’est la période de mille ans qui va de la fin du Ve à la fin du XVe siècle. Mais la division tripartite de l’histoire générale date de la Renaissance ; c’est une convention qui s’appuie sur des considérations d’ordre philologique. Avec le recul d’aujourd’hui, on en voit mieux l’étriqué, l’artificiel, tous les défauts. Il n’est pas indiqué d’en faire fi, surtout dans l’enseignement où l’on ne voit pas comment la remplacer. Mais dans un propos aussi libre que celui-ci, nul ne peut nous interdire de survoler d’un seul coup la période, plus longue de cinq cents ans, qui va de 313 à 1789 : de Constantin Ier à Louis XVI, du Labarum à la Déclaration des Droits, de la révolution chrétienne jusqu’au début de la révolution libérale, de la conversion officielle du monde occidental jusqu’à son abjuration non moins officielle de la religion de Jésus-Christ. Entre le paganisme antique et le néo-paganisme actuel, se trouve un âge vraiment moyen : l’âge d’une Europe qui avait le droit de se dire chrétienne et qui en concevait aussi la fierté.

Cette époque de chrétienté se différencie profondément des âges païens qui l’entourent et que nous connaissons beaucoup mieux. Les chefs-d’œuvre du paganisme qui la précède servent d’aliments à nos classes d’humanités. Nous sommes plongés dans le paganisme qui la suit, et nous y sommes, hélas ! accoutumés. Nos yeux se détournent à peine de ses spectacles, nos poumons respirent ses miasmes, nos oreilles ne peuvent se passer des enchantements de sa musique, nos membres amollis renonceraient si difficilement à son confort. Notre esprit est tellement imbu du sien, que son esprit est devenu le nôtre, réserve faite de réactions apologétiques chez une minorité. Quant à nous représenter le tableau du monde sous un climat moins délétère, dans une atmosphère plus sereine, quand le freudisme, la radio, le cinéma, la presse à grand tirage et l’école laïque n’existaient pas, comment le tenter sans imagination, comment le réussir avec l’information dont on dispose ? Le moyen âge nous est beaucoup moins familier que l’antiquité classique. Il y a moins de livres qui nous en parlent. Et ils en parlent tellement moins bien. Autour des contradictions de principes, ils accumulent des détails réputés pittoresques, mais qui sont plutôt déroutants. Ont-ils pour dessein de ne pas livrer son âme, ou ne l’ont-ils jamais approchée ? Sous l’empire du diable, on semble avoir perdu jusqu’à la nostalgie du royaume de Dieu : dont la splendeur se manifestait jadis parmi les chrétiens.

The Holy Grail © The Monty Python

Le royaume de Dieu ! Ce fameux royaume dont il est question plus de cent fois dans le Nouveau Testament et que le Christ annonçait comme la Bonne Nouvelle ! Ceux-là même qui n’ont pas oublié l’oraison du Seigneur pour son avènement, savent-ils seulement comment il faut l’entendre : rénovation de l’âme, rénovation de la Société et béatitude céleste ? Ceux qui, à la suite de Pie XI, proclament la royauté universelle de Jésus-Christ, sont-ils persuadés qu’il y aurait des forces à détruire pour en être moins détournés, des idées à restaurer, des institutions à ressusciter pour réaliser leur idéal ? Et lesquelles ? La société du moyen âge était mieux organisée pour le salut des âmes et la conquête du ciel. Le fondement s’en trouvait dans la théologie. Il en résultait des conséquences importantes pour les rapports des autorités et des sujets. Tous les actes humains en étaient intimement pénétrés. La sanction ultime de ces rapports gisait, non pas dans la liberté de conscience, si chère à nos contemporains, mais dans l’obligation. Des millions de textes subsistent qui prouvent ces thèses fondamentales, d’où le reste se déduit. Nous pardonnera-t-on de n’en citer que quelques-uns ? Ceux-ci suffisent, croyons-nous, à fonder nos opinions et à piquer la curiosité.

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L’ordre social est fondé sur deux pôles : sur l’homme, ou bien sur Dieu, nécessairement [sic]. Depuis le XVIIIe siècle, c’est uniquement sur l’homme que le rationalisme s’évertue à le faire pivoter. Mais le moyen âge, qui croit en Dieu, lève ses regards vers Lui. La Société, il la voit sous l’espèce de l’Eglise “une, sainte, catholique, apostolique“, professée par les conciles de Nicée et de Constantinople ; c’est “la société des fidèles“, “le corps mystique du Christ”, “la maison de Dieu” définis par saint Thomas d’Aquin, “la cité de Dieu” célébrée par le grand évêque d’Hippone, “le royaume de Dieu” ou “le royaume des cieux” annoncé par le message évangélique. Ce royaume est une société, c’est-à-dire une réunion d’hommes en vue d’une activité commune. Il n’a qu’une seule fin : la possession de Dieu (fruitio divina) ; il est éternel (cujus regni non erit finis) et les damnés en sont exclus. Il est soumis à un seul roi : Dieu lui-même, qui s’est manifesté aux hommes par son Christ. Il est régi par une loi suprême : la loi de Dieu. Il embrasse une multitude de membres : les anges et les hommes, les morts aussi bien que les vivants (vivos et mortuos). Il se décompose en trois parties : le ciel, la terre et le purgatoire. Il se réalise en deux stades successifs : un stade purement transitoire d’abord, le status viae, qui sur la terre et par le purgatoire conduit à l’état définitif de la patrie (status patriae). Dans chaque partie et dans chaque stade, il y a plusieurs ordres, qu1 sont des degrés de participation à l’activité commune et à la fin ultime. Le royaume de Dieu n’est pas de ce monde. Transcendant à la société terrienne, il impose cependant les règles qui, à l’intérieur de celle-ci, régissent les rapports entre l’autorité et les sujets. Dieu est la source unique et éternelle de l’autorité. La puissance (potestas) est à Lui sans limites, dans le ciel et sur la terre. Toutes puissances terrestres, – celle de l’époux sur l’épouse, celle du père sur ses enfants, du magistrat sur ses administrés, du prince sur ses sujets, des prêtres, des évêques et du pape sur l’Eglise militante, – sont voulues par Lui, instituées par Lui. Saint Paul l’a dit dans un passage de l’Epître aux Romains : “Omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit. Non est enim potestas nisi a Deo : quae autem sunt, a Deo ordinatae sunt.” Ce passage est la charte de l’autorité dans la société chrétienne. Il s’oppose à l’article 3 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen [sic], dans lequel on a mis l’accent sur l’origine naturelle de la souveraineté. “Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.” Viviani a dit un jour à la Chambre française qu’il s’agissait de mettre fin à la société basée sur la volonté de Dieu et d’en fonder une autre, sur la volonté de l’homme. Aucune opposition ne saurait être plus frappante : Dieu ou l’homme, l’investiture divine ou l’autonomie de la raison !

Toute puissance est instituée dans un ordre, et c’est dans cet ordre uniquement qu’elle peut légitimement s’exercer. Il n’y a de souverain, au sens absolu, que Dieu, “de qui relèvent tous les empires“, qui “communique sa puissance aux princes“, “qui se glorifie de faire la loi aux rois.” C’est Lui “qui règne dans les cieux“, d’où Il préside à l’ordre universel (Bossuet). Toutes “les puissances de la terre” sont “investies” par Lui d’une “portion d’autorité” dans une “sphère de compétence.” Le pape, vicaire de Jésus-Christ (vicarius Christi), n’est que le chef visible de l’Eglise militante : c’est le guide du terrestre pèlerinage, nouveau Moïse, dont la mission s’achève en vue de la Terre Promise. Le chef du Saint-Empire romain, “qui divina institutione est princeps“, est dans l’ordre temporel le défenseur, l’avoué, de cette même fraction du royaume de Dieu (advocatus Ecclesiae). Dans l’ordre ecclésiastique, les patriarches, primats, archevêques et évêques, les archiprêtres, curés et vicaires, les supérieurs d’ordres, de congrégations et de communautés religieuses, les recteurs d’universités, doyens de facultés et présidents de collèges exercent la puissance qui leur est dévolue respectivement, sur des circonscriptions ou des corps, sans empiéter au-delà. Les rois, les princes, tous les seigneurs, grands et petits, jusqu’à la moindre communauté d’habitants, jusqu’à la dernière communauté d’artisans, font de même dans l’ordre civil. Dans l’ordre familial enfin, où le civil et le religieux se rejoignent comme au temps des patriarches, le paterfamilias revêt une triple autorité : maritale, paternelle et patronale. Tout pouvoir de gouverner vient d’en haut, non d’en bas. Il s’échappe d’une céleste fontaine et se répand en cascades, non seulement parmi les hommes, comme nous venons de le décrire, mais aussi parmi les choeurs d’anges et les légions d’élus : “per ordines et gradus.”

Toute puissance terrestre s’exerce, non pour la propre jouissance de celui qui la détient, mais pour le service d’autrui. Premièrement et en dernière analyse, pour le service de Dieu, à qui rien n’échappe. Secondairement – et nous allons voir que c’est la même chose – pour le bien commun de l’ordre auquel elle préside. Tel est le rayon de sa sphère de compétence. L’intérêt général n’est trop souvent, pour les modernes, que la somme des intérêts particuliers poursuivis avec le maximum d’intensité. Le bien commun (bonum commune), d’après l’opinion du moyen âge, résulte de la coordination d’activités multiples en vue d’un seul but. Il est surtout moral, et non pas matériel comme l’intérêt. Il est propre à l’ordre qui le poursuit et qui, de ce point de vue, est irremplaçable. Il dépasse le bien singulier des individus qui composent cet ordre, et aussi le bien commun des ordres inférieurs ; il est moins considérable que le bien commun de chacun des ordres supérieurs et surtout de l’ordre universel. Il est distinct de tout autre bien. Mais il ne saurait être en opposition avec le bien de l’ordre universel, ni avec la fin dernière de chaque individu, qui se réalisent en Dieu. Il doit y être “ordonné”, “subordonné” : tout groupement devant aider ses membres à bien vivre et contribuer au salut de la collectivité universelle des hommes. C’est en vertu de sa fin que l’on juge un ordre, une société. C’est par le caractère relatif de toute autre fin, de tout autre bien, que l’on explique et justifie la subordination nécessaire de tous ordres et communautés jusques et y compris l’Etat, à l’autorité de l’Eglise, “ratione salutis” et “ratione peccati“. Car, seul le bien commun de l’Eglise, qui est la vision béatifique (conjunctio Dei in perfecta visione, visio divinae essentiae, contemplatio Dei), est absolu. Et seule l’Eglise est à même d’assurer la possession de ce bien. C’est pour cela que toute puissance lui a été donnée. “Hors d’elle, point de salut.” En elle, pas davantage, si ce n’est par coopération. “Potestates quae sunt, a Deo ordinatae sunt.

The Holy Grail © The Monty Python

L’exercice de la puissance est donc conditionné par le but immédiat et le but final de l’ordre dans lequel il s’opère ; mais dans cet ordre, il ne subit aucune limitation. Un chef quelconque, légitimement investi, peut ordonner tout ce qui est de nature à promouvoir le bien commun de ses sujets (subditi), c’est-à-dire de ceux qui sont en sa puissance (sub ditione). “Finis autem legis est bonum commune.” Il y a environ deux cents ans, Montesquieu a proposé la théorie de la séparation des pouvoirs, que les fils spirituels de la Révolution française ont brandie, tel un palladium de liberté. Le moyen âge n’a rien inventé d’aussi abstrait ; il s’est contenté d’observer la réalité et d’y adapter au moins mal ses formules politiques. Et voici l’esquisse de sa vision. Le chef (dominus), quel qu’il soit, règne sur des hommes, c’est-à-dire sur des âmes, et sur des biens, des choses sans âme, ni raison, ni droits. Il a premièrement le pouvoir d’administrer les biens qui sont en son domaine, au mieux des intérêts de toutes les personnes qui relèvent de lui. Ces personnes, il a comme devoir initial de leur garantir la subsistance (nutritio) et comme second devoir de les protéger (tuitio). Entre elles, il maintient la paix (pax), c’est-à-dire la tranquille communauté de vie dans l’ordre (tranquillitas ordinis). Ce qui revient à écarter toute violence. En vue de la paix intérieure, il exerce le pouvoir judiciaire (rex a recte judicando) et, subsidiairement, le pouvoir ordonnantiel (lex est quaedam ordinatio rationis ad bonum commune, ab eo., qui curam habet communitatis, promulgata). En vue de la paix extérieure, il exerce un “pouvoir” militaire, qu’il faut plutôt concevoir comme une “fonction” de défense : soit par les armes dont il dispose, soit en faisant appel à ses garants. Il a finalement le pouvoir de solliciter le concours de ses sujets pour toutes entreprises les concernant. Et ceci nous amène à parler des obligations des “sujets” à l’égard de leur “seigneur” : “Omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit.

Les obligations des subditi consistent à rendre au dominus tous les services dont celui-ci ne saurait se passer pour réaliser le bien commun de l’ordre. Ces services sont matériels et moraux, comme la nutritio et la tuitio du seigneur. Ils sont d’aide et de conseil (auxilium et consilium, suit and service, bede ende raad) : d’aide de force ou d’argent, de conseil législatif autant que judiciaire. Ils correspondent adéquatement aux différentes branches de la potestas. Au pouvoir d’administration du maître correspond l’aide de corps, sans armes : “le service du travail”, que le moyen âge appelait pour certains la corvée. Au pouvoir militaire du chef correspond l’aide corporelle en armes : le service militaire. Au pouvoir financier, l’aide d’argent, c’est-à-dire la contribution. Aux pouvoirs judiciaire et législatif répond le devoir de conseil, qui consiste à garnir la cour de justice et à prendre, par délibérations communes, les mesures ordonnantielles les plus importantes. L’exercice des pouvoirs est donc, dans chaque ordre, le résultat d’une collaboration entre celui qui est investi pour commander et ceux qui n’ont pas pour devoir d’obéir aveuglément. Car, les obligations d’aide et de conseil ont les mêmes limites théoriques que l’exercice du pouvoir : les exigences du bien commun. En fait, et pour éviter les abus, les bornes de la puissance et de la sujétion sont posées de commune volonté : ce sont les privilèges concédés par le maître à la requête de ses sujets.

Ces limites, nous les connaissons aujourd’hui par une règle générale du droit féodal, que le droit canonique n’a pas encore abrogée, et par des cas d’application. La règle générale se formule en forme positive ou négative : “Quod omnes, uti singulos, tangit, ab omnibus probari debet” ou “Nil de nobis sine nobis.” Concrètement, voici les principaux cas d’espèces, qui correspondent, comme on le verra, aux différentes manifestations du pouvoir et de la sujétion. Le pouvoir et le service d’administration sont limités par des concessions de monopoles. Le pouvoir et le service judiciaires le sont par des concessions d’immunités, qui traduisent l’usage universel du jugement par les pairs (judicium parium) : “Tout homme doit être jugé par ses pairs selon son droit.” Dans le domaine législatif, on trouve la théorie des volontés concertées : “Lex fit consensu populi et constitutione regis.” Le service militaire n’est dû que durant quelques jours, – parfois un seul, – dans un rayon relativement court, uniquement pour la défense de la terre, à la condition surtout d’avoir été consenti. L’aide financière est conditionnée de même par le consentement préalable. Rien d’important ne peut être décidé par l’autorité, sans l’approbation de ceux qui doivent supporter la charge. De ces garanties vraiment efficaces, quelques-unes ont été conservées par le droit libéral. Ainsi, l’exclusion de l’arbitraire judiciaire ; ainsi encore, la compétence des représentants de la nation pour élaborer les lois et voter les impôts.

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Ce qui s’est perdu depuis la Révolution française sur le continent européen, c’est le service militaire non obligatoire. C’est la réciprocité d’obligations entre les gouvernants et les gouvernés. C’est, peut-être par-dessus tout, la conception chrétienne et médiévale de la liberté.

La liberté du moyen âge peut en effet se définir ainsi : un obstacle dressé sur un point précis contre l’exercice arbitraire du pouvoir. Or, nous découvrons dans l’histoire deux conceptions antinomiques de la liberté, auxquelles toutes les autres finalement se ramènent : celle-là d’abord et, ensuite, celle des stoïciens, qui est aussi celle des libéraux. Cicéron, dans ses Paradoxes, se pose la question de savoir ce qu’est en définitive cette liberté, idéal de ses jours, mobile de ses actions politiques, thème inépuisable de ses discours, but de ses combats, cette liberté pour laquelle, dernier républicain, il voudra mourir. C’est, dit-il, “potestas vivendi ut velis.” Et dans une autre oeuvre : “Libertas non in eo ut justo utamur domino, sed ut nullo.” Lisons aussitôt l’article 4 de la Déclaration des Droits : “La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui“… et n’est pas défendu par la loi. De part et d’autre, c’est la même idée : “la liberté sous la loi” (sub lege libertas), la liberté dans un parc, dans un enclos qui peut être réduit aux dimensions d’une cage. C’est la conception qui correspond au primat de la volonté humaine, celle qui s’impose pour autant que le principe d’autorité ne réside pas en Dieu. Mais si l’autorité vient de Dieu, il faut la supposer première. Et concevoir la liberté comme une protection du sujet, organisée au nom du bien commun, contre l’abus possible de la part de celui qui gouverne. Il n’y a pas de “Liberté” unique, avec un grand L, mais des libertés qui résultent de la réciprocité correspondante des droits et des devoirs, et de leur limitation. Le moyen âge estime que ce sont les seules véritables, tandis que l’autre ne serait qu’un simulacre de liberté, ainsi qu’il est dit dans la Première Epître de l’Apôtre saint Pierre : “Subjecti igitur estote omni humanae creaturae propter Deum : sive regi, quasi praecellenti ; sive ducibus, tamquam ab eo missis ad vindictam malefactorum, laudem vero bonorum ; quia sic est voluntas Dei, ut benefacientes obmutescere faciatis imprudentium hominum ignorantiam : quasi liberi, et non quasi velamen habentes malitiae libertatem, sed sicut servi Dei.

La limitation des pouvoirs et des services, et donc l’accumulation des libertés particulières, engendrent forcément des inégalités. La société libérale est fondée sur l’égalité des citoyens devant la loi, la justice et l’impôt, pour l’admission aux fonctions publiques et la participation au gouvernement. La société d’ancien régime reconnaît l’égalité de substance, de nature, établie par Dieu entre ses créatures raisonnables. Mais elle se refuse au nivellement du troupeau. Elle s’élève comme une harmonie de rapports inégaux, qui s’établissent entre les différents ordres et, dans chaque ordre, entre les chefs et les subordonnés. L’inégalité entre les ordres, – et donc entre les autorités qui président à chacun d’eux, – est déterminée par la subordination des fins particulières. L’inégalité entre les autorités et les sujets résulte du fait brutal, qu’il est des gens incapables de se gouverner eux-mêmes et des hommes particulièrement doués ou éduqués en vue du commandement. L’inégalité entre les sujets, individuels ou collectifs, est engendrée par le sexe, l’âge, la vitalité, le caractère, les capacités, par la fonction surtout qu’ils assument pour le bien commun. Les inégalités juridiques s’ajoutent aux inégalités sociales, non pour les accentuer dans le sens de l’injustice, mais pour faciliter l’exécution des services et pour récompenser les mérites que l’on acquiert ainsi. L’ordre, dit Loyseau, est une espèce de dignité. Dans une société orgarniciste, la dignité entoure ceux qui la méritent par leur effort : “Ex labore dignitas provenire consuevit.

Le statut des différentes personnes est fixé par des contrats institutionnels (Statuskontrakte). Ainsi, le mariage, sur lequel est fondée la première cellule sociale. Il ne crée pas seulement des droits et des devoirs réciproques entre les époux. Il fonde l’autorité du mari et du père, il règle le statut de la femme et légitime celui des enfants. Ainsi encore, l’engagement que contracte un clerc fraîchement ordonné à l’égard de son évêque, un nouveau moine à l’égard de son abbé. Dans l’ordre civil, le contrat féodal règle les relations entre le suzerain et le vassal et confère à ce dernier une position juridique, subordonnée, mais munie de protection. Les chartes que le pape, l’empereur, les princes et les seigneurs, tous ceux qui sont constitués dans un degré quelconque de puissance, concèdent aux corporations de métiers, aux compagnies de marchands, aux universités d’études, aux villes et franchises, aux ordres, aux pays, aux unions permanentes de pays, à toutes les entités corporatives sans distinction, dérivent de là. Ces contrats et ces chartes consacrent le statut des parties en présence, ils déterminent leurs obligations réciproques, limitent la potestas du supérieur, circonscrivent la libertas des inférieurs et, par-là, ils établissent une réglementation générale des inégalités. Eléments générateurs de stabilité sociale, leurs dispositions sont stipulées à jamais (perpetuo).

La sanction suprême de ces contrats perpétuels est la plus efficace qui se puisse concevoir. C’est le sacramentum, par lequel les parties se promettent réciproquement la fides. Les coutumes, contrats, chartes et ordonnances d’autrefois sont pourvus d’abord des mêmes sanctions pénales que les lois modernes : amendes, confiscations de biens, privations de liberté, rarement la peine de mort. Mais ce sont là des sanctions purement extérieures, et dont l’application doit réunir les conditions d’une réussite : le transgresseur doit être découvert, arrêté, attrait devant les tribunaux, reconnu coupable, condamné dans les formes de la procédure, finalement exécuté. Le moyen âge, dont l’appareil judiciaire avait moins que le nôtre de prétentions à l’infaillibilité, le moyen âge connaît une sanction bien plus terrible. Une sanction qui se déclenche automatiquement. Une sanction à laquelle nul n’échappe et dont la rigueur est exactement proportionnée à la gravité de l’infraction. Une sanction intérieure, enfin, qui touche l’homme au coeur, où elle s’insinue ensemble avec le remords. Cette sanction incomparable, dont le monde moderne s’est volontairement privé depuis qu’il a cessé de croire, c’est l’obligatio conscientiae, qui s’oppose à la “liberté de conscience“. Celui qui viole, même en secret, son sacramentum, celui qui renie la fides, se rend coupable de parjure (diffidatio). Il s’exclut de l’ordre aux avantages duquel il communiait. Il s’excommunie lui-même : les juges, s’ils sont saisis, ne font que le constater. Il perd son statut, ses privilèges, le bénéfice de la pax. Il est déféré au seul tribunal qui ait désormais juridiction sur lui : le tribunal qui possède le pouvoir de lier et de délier, le tribunal de la Pénitence où Dieu lui-même l’attend pour l’absoudre et lui rendre la paix, à condition qu’il manifeste le repentir de sa faute et forme le propos de s’amender.

***

Ainsi, la société chrétienne du moyen âge, la société d’ancien régime, tient au divin par les deux bouts. Elle part de Dieu, fondement de toute puissance. Elle retourne à Lui, fin dernière des justes et scrutateur des consciences. L’autorité émane de Lui, et non pas de la volonté populaire. Elle se répand par ordres, en suivant le dégradé des groupes intermédiaires, au lieu de se précipiter d’un seul coup de la hauteur de l’Etat souverain sur le citoyen, précairement garanti par quelques droits. Elle s’exerce en vue du bien commun de chaque ordre particulier et de l’ordre universel, non de l’intérêt général d’une seule nation. Elle n’impose que des services limités, consentis, et ne profère aucun impératif despotique. Elle établit une correspondance harmonieuse entre l’autorité et la liberté, entre les fonctions et les droits. Elle est exclusive d’égalité niveleuse, mais dispense à chacun selon ses mérites. Y eut-il jamais une époque où le monde fut mieux organisé ? Auguste Comte lui-même assure que non. Ce monument de sagesse politique, les Philosophes du XVIIIe siècle lui ont infligé le même traitement que les architectes, leurs contemporains, aux cathédrales gothiques. Moyennant des mutilations irréparables, ils l’ont dissimulé sous le toc. Ils ont ainsi pensé ressusciter l’antique. Ce qu’il en a coûté, c’est le spectacle du monde actuel qui nous le dit.

Dans la Déclaration des Droits, charte universelle du XIXe siècle, on découvre encore, sous le fard du droit naturel qui s’effrite, certains traits de l’ordre ancien. En passant, nous avons souligné le maintien des distinctions sociales basées sur l’utilité commune, les garanties judiciaires, fiscales, législatives et politiques, solennellement promises aux citoyens. Mais à côté de ceux-ci, il y a d’autres articles moins traditionnels : ceux-là, par exemple, qui instituent la liberté d’opinion ou la séparation des pouvoirs. Ils ont beau avoir été “reconnus et déclarés… en présence et sous les auspices de l’Être Suprême“, ils ont largement suffi à déchristianiser le monument : à faire tomber la croix du fronton où, quinze cents ans plus tôt, elle avait été plantée. Ils ont proclamé la souveraineté populaire et l’égalité, supprimé les notions de service et d’ordre, établi la liberté de conscience et ruiné le principe d’autorité. Ils ont annoncé la fin de l’âge chrétien que nous avons décrit ; ils ont inauguré l’ère de la Révolution française et du libéralisme.

The Holy Grail © The Monty Python

Si l’on objectait que le tableau du moyen âge par nous brossé, est suspendu dans les nuées inconsistantes d’un faux idéalisme, il serait trop commode de nous retrancher derrière l’argument d’autorité et d’évoquer une parole de Léon XIII : “Fuit aliquando tempus.” Il y eut réellement une époque où la philosophie contenue dans l’Evangile servait à gouverner les Etats. Mais nous possédons le propre témoignage du passé. Les meilleurs textes théologiques, philosophiques, juridiques qu’elle nous a laissés, nous la montrent, cette époque, comme elle aurait dû être si les hommes avaient conformé leur conduite aux préceptes. D’autres textes, de même date, non moins probants et plus voisins de la pratique, nous disent que ces hommes, nos ancêtres, n’ont pas toujours eu le courage de la fidélité. Nous ne nous refusons pas à les voir, ces hommes, avec leurs penchants, leurs passions, leurs travers et leurs vices, avec leur incorrigible faiblesse surtout, les pieds en terre, répugnant à s’élever. La question reste de savoir ce qu’il y a de plus naturel, de plus normal : de bien vivre, c’est-à-dire de pratiquer la vertu et de gagner sa fin dernière, sous un climat nocif ou dans une ambiance favorable ? Pour répondre, il suffit d’un seul instant.

Prof. E. Lousse, UCLouvain


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, correction, édition et iconographie | sources : collection privée | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Saint-Barthelemy à Liège et sculpture de Mady Andrien © visitliege.be ; The Holy Grail © The Monty Python.


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