THONART : Introduction aux “Sanctuaires” (2025)

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Plusieurs d’entre vous avaient gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) différents articles publiés dans wallonica.org sur le thème de l’expérience opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infox, Montaigne, Paul Diel, le Body Building, Nietzsche ou Ernst Cassirer. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘. Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disiez-vous, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples et explications. Qu’il en soit ainsi : j’ai essayé l’essai… depuis 2023 ! Depuis, les choses ont bougé (cancer, boulot, dodo…) et quelques retraites récentes m’ont permis de reprendre la rédaction du texte baptisé initialement Être à sa place : manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé et dont le titre final m’est encore inconnu : quelle que soit la destinée de ce texte (plus de 200 pages déjà), le travail personnel exigé par sa rédaction suffit à me combler et c’est avec joie que je partage avec vous la synthèse de la version en cours. Commentaires bienvenus !

N.B. Les renvois à la bibliographie sont internes au document de travail : les liens sont donc inopérants ici.


L’ouvrage s’adresse à celles et ceux qui sont consciemment “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” [Camus, 1942] et tient à peu près ce langage : nous cherchons avant toute chose à éprouver la joie de vivre. Loin de dépendre d’un état de bonheur statique et extatique, cette dernière naît de l’expérience satisfaisante du quotidien, de l’exercice d’activités au cours desquelles notre esprit est persuadé que nous sommes la bonne personne, au bon endroit… et en toute confiance ! En d’autres termes : la satisfaction de « bien faire, ici et maintenant. » Problème : nous n’y voyons pas toujours clair…

Après avoir longtemps servi de poule aux œufs d’or aux marchands de bien-être, l’aspiration au bonheur, si bien vendue dans la littérature de développement personnel, semblerait aujourd’hui remplacée par une quête du sens renouvelée : si les Anciens espéraient découvrir le sens de la Vie, il s’agirait désormais de lui donner un sens [Chabot, 2024]. Soit. C’est une bonne nouvelle. Reste que ce glissement salutaire laisse dans l’ombre une question d’importance : mais pourquoi chercherions-nous donc à ‘donner un sens à la vie‘ ? Quel est cet appel ontologique que l’humain entend de toute éternité et qui fait qu’il se lève et marche droit devant lui ? Et pourquoi son chat Robert, qui a pourtant l’ouïe fine, n’entend-il pas la même exhortation intime et continue-t-il à dormir près du poêle ? On en viendrait à douter de l’intérêt réel de ce fameux sens de la vie…

Peut-être l’expérience directe de la vie du chat Robert est-elle suffisante pour satisfaire sa conscience, peut-être, à défaut d’un élément perturbateur (une souris, une crampe de faim ou un bruit violent), le chat Robert se sent-il suffisamment en sécurité pour ne pas agir. Peut-être vit-il à propos, comme le préconise Montaigne [Montaigne, 1588] : dans un simple équilibre entre ses désirs et ce que le monde lui propose. Il ne fait aucun doute que ledit chat Robert approuve pleinement Rousseau lorsque ce dernier affirme au milieu du XVIIIe que « si la nature nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé » [Rousseau, 1755].

Rescapé des camps de concentration nazis et, à ce titre, moins confiant en l’Homme Sauvage, Viktor Frankl prend le contrepied de Rousseau en proposant : « Entre le stimulus et la réponse, il y a un espace. Dans cet espace, nous avons le pouvoir de choisir notre réponse. Dans notre réponse réside notre épanouissement et notre liberté » [Frankl, 1969].

Il est probable que cet espace de réflexion soit assez restreint dans la conscience du chat Robert. A contrario, chez l’humain, cet espace temporel est bien présent, fiché qu’il est entre les phénomènes que nous percevons, d’une part, et les actes que nous posons, d’autre part. Qui plus est, un tel intermède semble créer un vertige fort angoissant pour beaucoup d’entre nous. Décider, choisir, se tromper, ne pas mériter, être insuffisant, espérer réussir, renoncer, être déçu, « rater, rater encore, rater mieux » [Beckett, 1983] : face à une réalité dont chacun admet aujourd’hui la complexité [Morin, 1977], l’être humain est inquiet et il aspire à percevoir une légalité dans sa vie, une règle du jeu sur laquelle il puisse construire sa confiance [Hunyadi, 2023]… et agir.

Dans ce laps de temps suspendu où les phénomènes dérangeants du quotidien créent la nécessité de délibérer avant que d’agir, il est communément admis que trois réactions s’offrent à lui, à cet instant précis où il part en quête d’une juste motivation pour agir et où sa main est encore sur la poignée de la porte du jardin :

      • La sidération (ou ‘gel’) va-t-elle s’emparer de la délibération intime et, faute de générer une solution personnelle au problème, le sujet va-t-il se figer dans la conformité aux idées reçues, aux dogmes, aux autofictions ou aux légendes partagées ?
      • Le sujet va-t-il jouer la carte de la fuite, se réfugier dans l’aliénation et prendre pour réalité des représentations de sa vie et du monde faites d’aveuglements rassurants, de discours où il se sent en sécurité ?
      • Va-t-il, au contraire, passer à l’attaque et « manger le monde» [Nietzsche, 1882], miser sur une attention augmentée pour éprouver sa puissance personnelle, pour faire face à l’imprévu et trouver la Joie dans une expérience de vie satisfaisante ?

Le propos sera ici d’explorer, d’une part, combien la fuite libidinale dans les différents aveuglements, tout comme le refuge dans des sanctuaires factices, constituent des leurres qui ne calment pas l’angoisse devant la vie. D’autre part, il s’agira d’illustrer avec des contre-exemples combien l’expérience directe est régulatrice et porte en elle une légalité rassurante, qui rend la confiance possible. C’est Deleuze qui précise : “Un mode d’existence est bon ou mauvais, noble ou vulgaire, plein ou vide, indépendamment du Bien et du Mal, et de toute valeur transcendante : il n’y a jamais d’autre critère que la teneur d’existence, l’intensification de la vie” [Deleuze, 1991].

Partant, qu’on ne pense pas que le vertige qui précède l’action ne concerne que les décisions essentielles de l’existence. Que du contraire : quelle que soit l’ampleur de la problématique à laquelle chacun est confronté, la décision passe par le même chemin. La bonne décision est simplement une décision éclairée, aussi libre d’aveuglements que faire se peut. Le reste n’est « qu’appendicules et adminicules pour le plus. » [Montaigne, 1588].

L’ouvrage est distribué en thèmes de réflexion (d’introspection ?), chaque fois balancés entre questions liminaires, lectures éclairantes, explorations, méditations et exercices de pensée. Il suit le cheminement suivant :

      • CHAPITRE ZERO. LE TROUBLE
        Parce que nous sommes vivants, nous partageons avec les autres êtres vivants (dont le chat Robert) une pulsion primale, un élan de base qui motive toute notre activité consciente : nous voulons continuer à vivre. C’est probablement ce que Spinoza baptisait le conatus, l’expérience de l’effort de vie, le combat de chacun quand il veut “persévérer dans son être” [Spinoza, 1677]. Qui plus est, nous voulons continuer à vivre en nous sentant « à notre place ». D’ailleurs, s’il est un paradis perdu sur lequel nous fantasmons, c’est bien celui où nous nous sentirions en sécurité, là où nous pourrions agir avec la conviction que les attentes que nous nourrissons envers notre environnement ne seraient pas déçues, un monde univoque où nous pourrions rester au premier degré de la pensée. Force est de constater que notre quotidien est plus complexe et foisonnant et que la vision que nous en avons est troublée par les aveuglements, nos « écailles sur les yeux » [Proust, 1913]. Et c’est bel et bien « à la sueur de notre front » qu’au jour le jour nous cherchons à restaurer nos sanctuaires…
      • CHAPITRE PREMIER. LE REFLEXE DU SANCTUAIRE.
        De la même manière qu’un arbre fera plus de feuilles si l’ensoleillement est insuffisant pour son métabolisme, nous entrons en action lorsque notre pérennité est mise en question. Qu’un phénomène vienne à troubler notre homéostase (notre équilibre entre désirs internes et possibilités externes), aussitôt notre confiance s’inquiète et nous pousse à identifier l’activité qui pourra rétablir notre sentiment de sécurité. Mais que se passe-t-il alors si nous n’y voyons pas assez clair pour raison garder ? Pouvons-nous encore percevoir ce qui nous sera salutaire si nous nageons dans l’aveuglement ? Irons-nous jusqu’à tenir des discours aliénants où nous aurons l’illusion d’être en sécurité ? Allons-nous fabriquer de toutes pièces des sanctuaires factices et y vivre l’artifice ?
      • CHAPITRE DEUXIEME. LA CONSCIENCE NOETIQUE.
        Raison garder est bien malaisé car “il nous est impossible de parler d’une réalité quelconque si ce n’est sous la forme d’un contenu de notre conscience” [von Franz, 1972] et notre conscience est justement le triste repaire de nos aveuglements ! Pire, selon Endel Tulving [Tulving, 1985], ce n’est pas une mais trois consciences qui sont à l’œuvre pour motiver nos décisions d’agir. Qu’il s’agisse de la représentation du monde (conscience dite ‘noétique’), la fiction de soi (conscience dite ‘auto-noétique’) ou de la sensation de la situation en cours (conscience ‘a-noétique’), ce sont bien trois instances distinctes, ne parlant pas la même langue, qui se disputent le devant de notre délibération intime. Pour notre bien ? Dédiée à nos représentations du monde (tout ce qui n’est pas nous-même), la conscience noétique a la fâcheuse tendance à se payer de mots, à poser en travers de notre réflexion des dogmes séduisants de logique et à nous laisser confondre la légalité vitale (la ‘nature’ de Spinoza) avec les règles spécifiques à des domaines techniques comme les sciences, les religions ou les traditions. Pour ne pas perdre le nord, on guettera donc quand cette conscience devient par trop dogmatique et technique.
      • CHAPITRE TROISIEME. LA CONSCIENCE AUTONOETIQUE.
        Là où notre conscience noétique tient (ou adopte) des explications logiques et formulées dans la meilleure langue de nos académies afin de décrire ce monde qui nous entoure et nous sollicite, nous changeons de méthode discursive quand il s’agit de nous décrire personnellement et d’appréhender notre positionnement affectif face aux phénomènes qui s’évertuent à troubler notre sanctuaire (par exemple : les autres êtres humains). Etrangement, notre vocabulaire se fait plus imagé et, abandonnant les rapports de cause à effet logiques, l’enchaînement des faits relève plus de l’association symbolique que l’on retrouve dans les rêves ou dans les écrits de fiction. Il est fascinant, lorsqu’on se donne la peine de fixer le miroir assez longtemps, de voir combien nous nous racontons comme des personnages plutôt que comme des personnes. La raison impliquera alors de se garder des séductions du lyrisme héroïque et narratif de cette conscience de nous-même.
      • CHAPITRE QUATRIEME. LA CONSCIENCE ANOETIQUE.
        Voilà, parmi nos trois consciences, la plus insaisissable. Ce n’est pas un hasard : c’est notre conscience non verbale, celle dont les travaux ne pourront être dévoyés par la logique des mots et des raisonnements techniques, car elle s’exprime directement dans les comportements et l’action, sans conscience… formalisée. Reste que nos signaux hormonaux et nos cicatrices traumatiques ne s’empêchent pas de délibérer à leur manière et, le cas échéant, de bâtir des aveuglements lourds d’influence, si notre raison faillit à désamorcer l’influence de la conscience anoétique lorsqu’elle se fait trop atavique ou sauvage. Pourquoi pensez-vous que l’infirmière vous conseille de ne prendre aucune décision conjugale au lever d’une anesthésie générale ?
      • CHAPITRE CINQUIEME. RAISON GARDER.
        Notre quotidien est donc fait de décisions d’agir « à sa juste place » et à chacune de ces décisions correspond l’alternative entre (a) être conforme à un modèle (sidération), (b) fantasmer une situation de sécurité proche du phénomène stressant (fuite) ou (c) exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle (attaque). C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir. C’est là que notre outil de base trouve sa pleine justification : la raison lucide est là pour faire le ménage entre les motivations avancées par chacune des trois consciences qui œuvrent à notre pérennité, chacune à sa manière et quelquefois en curieuse contradiction. Mais cette raison agissante, quelle est son échelle de valeurs ?
      • CHAPITRE SIXIEME. ÂME QUI VIVE.
        Le problème formulé dans les termes « je ne me sens pas à ma place, que faire ? » implique ces deux chantiers personnels : d’une part, je devrais éviter de m’aliéner dans cette « ma place » fantasmée qui ne correspond pas à mon activité réelle et, d’autre part, je dois y projeter un « je » qui soit vraiment moi (peut-être d’ailleurs que ce « je » qui me sert de référence est trop sublime pour se satisfaire de mon existence effective). Dans son rôle de régulateur des consciences, la raison remplit sa mission de réduction des affects. De là à considérer qu’elle est la digne représentante de valeurs transcendantes qui présideraient à notre délibération, il n’y a qu’un pas… que nous ne ferons pas. Le lecteur se verra ici proposé de faire table rase de tous les systèmes de valeurs, qu’elles soient immanentes, divines, idéales, kantiennes ou quantiques, et de jouer avec le concept d’âme, dans un sens bien païen : l’âme nous est lien intime et ineffable avec la Vie, le sentiment non formulé de la légalité et de l’harmonie de ce qui est : la « nature naturante » de Spinoza [Spinoza, 1677]. Baromètre muet suspendu au mur du bureau de Dame Raison, elle est au beau fixe quand nous prenons des décisions éclairées et annonce l’orage quand nous tentons de tricher avec nous-mêmes. Enfin sevrée de toutes les religions qui en avaient fait le siège du divin en nous, l’âme accède à son statut profane « d’idée vraie », telle que Spinoza l’évoquait [Spinoza, 1677]. Giono aurait pu traduire ceci en disant : « L’âme, c’est simplement la fenêtre ouverte sur la rivière.»
      • CHAPITRE SEPTIEME. LE MODELE DU JONGLEUR.
        De ces tâches de raison sans cesse renouvelées, à l’instar du quotidien de Sisyphe [Camus, 1942], le modèle visuel pourrait être la gravure Le jongleur de mondes[Grandville, 1844]. Il s’agit en effet de…
        1. pouvoir jongler, c’est-à-dire travailler à diminuer la douleur de la distance entre soi et la réalité. Partant, ‘être à sa place’ procède de ce travail de raison, satisfaisant au quotidien, mené au bord du chaos, avec un œil sur cinq indicateurs de Grande Santé[Nietzsche, 1882] : l’incarnation, le degré d’appropriation de la culture, la maîtrise de la verbalisation, l’hygiène informationnelle et la confiance dans la vie. C’est pourquoi il est impératif d’évaluer continuellement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ car une fois la pensée éclairée, la décision d’agir pourra alors se concentrer sur le problème effectif et sa résolution. A défaut, elle ne sera que le reflet des aveuglements intimes.
        2. jongler utile, à savoir consacrer son attention à une sélection des phénomènes du monde qui constituent notre périmètre vital effectif: le destin des tortues à moustache des Galapagos ne mérite peut-être pas notre pleine attention, au moment où un bébé pleure de faim, dans la pièce d’â côté. La tâche n’est pas aisée quand on baigne dans l’abondance informative qu’aujourd’hui permettent les réseaux digitaux. Comment résister à l’appel libidinal [Hunyadi, 2023] de ces systèmes numériques fermés qui nous garantissent la pleine satisfaction de nos désirs… si nous choisissons dans les limites du menu ? Comment ne pas lâcher la main-courante quand le multiple prend le masque de l’important ? Quel régime adopter contre l’infobésité ?
        3. aimer jongler et jouir de son activité satisfaisante plutôt que chercher la reconnaissance dans le Spectacle et dans la conformité. C’est bel et bien de replacer les valeurs et les dogmes dans leur vitrine de musée ; bonne idée également que de rapporter à la médiathèque les films de super-héros dont nous étions les protagonistes ; et mieux encore, de laisser au bar les cocktails hormonaux et d’ouvrir la fenêtre qui donne sur le jardin. Mais qu’en est-il alors de notre besoin de ressentir la régulation du cours des choses, une légalité où reposer notre confiance dans la vie ? La proposition est ici de continuer à se défaire de l’emprise des discours aveuglants, de s’habituer à une pensée plus libérée des fameuses « écailles sur les yeux » et, partant, de laisser éclore une confiance nouvelle en obéissant à une injonction simplissime : « regarde tes mains quand tu fais ! » Le vieux Renoir (le peintre Auguste) n’enseignait rien d’autre à son fils Jean (le cinéaste) quand il exigeait de n’avoir autour de lui que des outils où il pouvait reconnaître la main de celui qui l’avait façonné [Renoir, 1962] : de toutes nos belles facultés d’êtres humains, ne négligeons pas la raison qui œuvre à nous libérer des aveuglements, comme on lève les poutrelles d’une écluse pour mieux laisser s’écouler le fleuve ! Et Lao-Tseu de se lever du fond de la classe pour insister encore : la loi de la nature ne se dit pas, elle s’expérimente !

Face à l’effort exigé par cette attitude auto-critique, d’aucuns opposent combien, au contraire, la noyade en eau glacée est un mode d’effacement sans douleur : on sombre dans un engourdissement fatal, comme on s’endort. Hélas, aucun expert en la matière n’est là pour témoigner et pour répondre à une question à mes yeux cruciale : aux portes soi-disant veloutées de cette mort sans drame, la conscience a-t-elle un dernier soubresaut, une décharge intérieure qui fait peut-être battre le pied une dernière fois, dans l’espoir vain de rejoindre encore la lumière nébuleuse de la surface ?

Combien de nos contemporains ne vivent pas ainsi leur quotidien comme une noyade sans douleur, édulcorée par les artifices, dans une lente mort de l’âme, un neutre écoulement de leur force vitale, jusqu’à avoir le regard sans couleur des « hommes creux » de T.S. Eliot [Eliot, 1925] ? Soyons clairs : cet essai s’adresse à ceux qui, à l’inverse, veulent marcher debout et… mourir de leur vivant !

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR.


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COUCHARD : Sotyse S.C.A.R. (2019-2020, Artothèque, Lg)

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COUCHARD Roman, Sotyse S.C.A.R.

(pointe sèche sur plexiglas,  63 x 96 cm, 2019-2020)

Après une formation de bachelier en art plastique et de l’espace, section peinture, à l’institut supérieur Saint-Luc de Liège, Roman COUCHARD (né en 1994) poursuit sa formation à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles par un master en gravure à finalité didactique.

En 2020, il obtient le prix de la gravure et de l’image imprimée (La Louvière) avec mention du jury, et l’année suivante il est lauréat de la triennale internationale de la gravure de la Boverie (Liège) et de la Fondation Boghossian (Bruxelles).

“Dans un monde à bout de souffle, où l’illusion de l’invention est présente pour toujours plus de consommation. Où tout est jetable et périssable rapidement, pour les hommes comme pour les objets. Je suis un produit de la génération Y […].

Dans ce contexte en tant que plasticien, j’ai d’abord choisi de réaliser une série d’estampes sur le patrimoine architectural.

Actuellement, mes recherches s’orientent plus vers le patrimoine industriel. En utilisant du plastique comme support pour mes matrices. Je change la perception que nous avons de ce matériau. Celui-ci ne devient plus un rebus prématuré mais est réutilisé, classé et archivé” (Roman Couchard)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Roman Couchard | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

ARTIPS : Un vrai labyrinthe, où l’on découvre une œuvre d’art qui doit beaucoup à la science

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[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR, 26 mai 2025] Années 2020, Louvain (Leuven en version originale), en Flandre. Les architectes Pieterjan Gijs et Arnout Van Vaerenbergh vont toquer à la porte de l’Institut des plantes de KU Leuven, l’université où ils ont eux-mêmes étudié.

Ils ont besoin d’un coup de main de ces botanistes. Que sont-ils donc en train de préparer ? Le duo a reçu une importante commande de KU Leuven, qui fête en 2025 ses 600 ans d’existence. Pour l’occasion, la vénérable université a prévu d’inaugurer une route des arts et des sciences à travers la ville. Comme son nom l’indique, ce projet a la particularité d’inviter des artistes locaux et internationaux à réfléchir avec des scientifiques de toutes les facultés de l’université, pour imaginer ensemble des œuvres qui resteront dans l’espace public.

L’idée de Pieterjan et Arnout ? Créer un labyrinthe végétal, inspiré de ceux qui agrémentaient autrefois les jardins des nobles demeures. Mais dans ce Wandering Garden, qu’on pourrait traduire par “Jardin d’errance” en français, point de haies rectilignes taillées au cordeau.

© kuleuven.be

Au contraire, sur la structure tout en courbes conçue par le studio Gijs Van Vaerenbergh, mille et une espèces de plantes grimpantes, soigneusement sélectionnées avec les spécialistes de KU Leuven, vont pouvoir s’épanouir librement au fil du temps. Formant ainsi un véritable répertoire botanique… immersif !

Car bien sûr, les visiteurs sont les bienvenus : ils peuvent dès à présent déambuler au cœur du Wandering Garden, prendre leur temps pour explorer et contempler, rebrousser chemin…

Un labyrinthe n’est pas une impasse, un cul-de-sac, un piège. Mais un chemin qui ouvre sur d’autres chemins…

Stéphane Michaka

Comme l’expliquent les deux créateurs, la promenade à l’intérieur de cette œuvre est un parallèle avec le cheminement de la recherche scientifique. On y entre, on tâtonne, on s’interroge, on se confronte à l’inconnu…. et on finit par découvrir quelque chose !

Leuven vous attend…

Et si vous profitiez de ce 600e anniversaire pour découvrir l’une des plus belles villes universitaires d’Europe ? Le Wandering Garden de Gijs Van Vaerenbergh vient d’y être inauguré, tout comme les autres œuvres qui ponctuent la route des arts et des sciences. Et si vous voulez en savoir plus, jetez un coup d’oeil sur VISITLEUVEN.BE…

Tout comme son M Museum qui…

…est un musée et une plateforme d’arts plastiques établissant à travers les siècles des rapports pertinents entre l’art et la société, ainsi qu’entre différentes disciplines artistiques. M réalise ses ambitions internationales depuis Louvain, capitale européenne de l’innovation. M, installé au cœur historique de Louvain, se distingue par l’association de l’art ancien et de l’art contemporain. Le grand architecte Stéphane Beel a conçu un complexe muséal aux lignes épurées autour de l’ancien musée municipal Vander Kelen-Mertens. Le musée, doté d’un jardin intérieur central et d’une terrasse sur le toit offrant un panorama à couper le souffle, est également un point de rencontre idéal pour les visiteurs de tous âges. M dispose aussi d’un second lieu, la collégiale Saint-Pierre historique, où nous présentons à un large public une série exceptionnelle d’œuvres d’art, dont le célèbre triptyque La Cène de Dieric Bouts. M gère une collection de plus de 53 000 objets, s’articulant d’une part autour de la production artistique historique à Louvain et dans le Brabant, et d’autre part autour de l’art belge depuis 1945. Nous présentons aussi bien des pièces majeures que les nouvelles œuvres d’artistes contemporains. Des expositions temporaires invitent les visiteurs à découvrir des pièces moins connues de la collection, souvent présentées en dialogue avec des objets prêtés par des collègues de la communauté muséale internationale. Plus d’infos sur MLEUVEN.BE/FR…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : newsletters.artips.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © © kuleuven.be.


Plus d’arts visuels en Wallonie…

Existe-t-il encore du commun entre les « communautés » ?

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[EDL.LAICITE.BE, 26 mai 2025Dans un monde où les différentes formes d’interculturalités se mélangent ou s’affrontent, la notion de “bien commun” est interrogée. Comment définir ce qui appartient à tous dans nos sociétés marquées par la diversité ? Quels conflits surgissent lorsque différentes communautés revendiquent un accès équitable aux ressources communes ?

Le bien commun pose autant de défis que le nombre de fois que nous le mettons à l’épreuve. Mais en avons-nous encore besoin et existe-t-il vraiment ? Y a-t-il quelque chose qui nous relie, nous unit tous, malgré nos identités plurielles ? Central en philosophie politique et en éthique sociale, le bien commun désigne l’ensemble des ressources, des institutions et des conditions permettant à une communauté de prospérer et de garantir le bien-être de tous.

Le bien commun n’est pas si nouveau que ça. Historiquement, chez Aristote, il est lié à la cité et à l’idée que la politique doit viser le bonheur collectif. Selon Rousseau, il est au cœur du contrat social, où chaque individu accepte de limiter ses intérêts personnels pour le bien de tous. Quand chez John Rawls, il est réinterprété à travers la justice sociale et l’équité.

Justice et équité, c’est précisément là que le combat se joue. Les inégalités structurelles marginalisent depuis la nuit des temps certaines communautés. Mais l’État de droit et nos démocraties telles que nous les connaissons doivent, en théorie, se soucier d’une juste redistribution des ressources et des droits pour garantir un accès équitable au bien commun. Le philosophe canadien Charles Taylor souligne d’ailleurs que le bien commun doit inclure une politique de reconnaissance, respectant les identités culturelles. Or comment définir le plus justement possible un bien commun qui respecterait les particularismes culturels ? Un bien commun par et pour tous ?

Balle au centre

D’après le philosophe Édouard Delruelle, nous avons moins le sens du bien commun que jadis et c’est un danger : “Nous sommes dans une société anomique, comme disait Durkheim, soit égoïste, soit identitaire, une société où la désorganisation sociale résulte de l’absence de normes communes. Toute la sociologie est née des “modernes” et de leur observation de la montée des individualismes. Nous avons de plus en plus de mal à trouver un équilibre entre l’individualisme et un chef absolu. À un niveau plus moral, il s’agirait d’éviter les extrêmes par un sens plus fort du bien commun. Mais celui-ci est exigeant, c’est à contre-courant, cela suppose aussi de se sentir impliqué et concerné par la société dans laquelle on vit.

Alors devrait-on s’interroger sur ce qui pourrait faire barrage à ce sentiment ou au contraire le renforcer ? Un autre spécialiste de l’étude des politiques migratoires, d’intégration et des inégalités sociales, Andrea Rea, évoque, lui, la notion de “sentiment d’injustice”. Selon le professeur ordinaire de sociologie, fondateur du groupe de recherche GERME (Group for research on Ethnic Relations, Migration and Equality), “il faut dépasser la question de l’inégalité. On peut être égaux, mais traités de manière différenciée, cela crée un sentiment d’injustice. Avoir par exemple le même salaire mais pas la même reconnaissance.

Multiples et uniques

Or ce sentiment d’injustice est directement lié à la notion d’identité. D’après Thomas Gillet, philosophe et éthicien, nos identités sont multiples. Dans son dernier ouvrage, Identité.s : les démocraties à la croisée des chemins, il en redéfinit les termes : “L’identité est évolutive. Elle englobe des attributs, des caractéristiques, certaines que l’on choisit, que l’on va déterminer librement, d’autres que l’on ne choisit pas, qui sont déterminées, extérieurement ou biologiquement. Ensuite, c’est un processus par lequel on va chercher à se différencier ou à s’assimiler à des groupes. C’est toujours un double mouvement. À la fois, je tente de ressembler, je m’assimile à un groupe et, en même temps, à l’intérieur de ce groupe-là, je suis unique.

Andrea Rea ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que nous sommes l’addition de plusieurs identités. “Parfois inconsciemment, nous nous réclamons d’identités différenciées. Nous ne déclinons pas la même identité dans les diverses interactions que nous avons. En fonction des personnes qui sont présentes, nous avons tendance à nous présenter de manières différentes. Nous sommes multiples, il n’y a pas une identité.

Les identités, une cause de discriminations et d’inégalités

© aivs-soleil.re

Revenir sur la multiplicité de nos identités semble être véritablement important pour pointer et peut être “re-” définir ce qui peut nous être commun à tous.tes. “Je viens d’une immigration italienne, poursuit-il, jusqu’à 18 ans, on m’appelait André, parce qu’Andréa, c’était féminin. Et pendant toutes mes études primaires, on m’a enlevé des points d’orthographe, car je ne voulais pas mettre d’accent sur mon prénom. Ce sont des processus d’institution qui imputent une identité à autrui, mais qui génèrent de la colère et un sentiment d’injustice.

Jamal a 20 ans, et est issu de l’immigration marocaine, 3e génération ; il témoigne : “Nous sommes amenés à nous poser ces questions : qui sommes-nous et d’où venons-nous ? Beaucoup de Belges nous reprochent de garder nos coutumes et notre culture marocaines. En revanche, au Maroc, les Marocains nous reprochent d’être trop européanisés. En fin de compte, nous sommes tiraillés entre deux cultures. J’ai souvent l’impression que c’est la société belge qui nous met sur le dos le statut d’immigrés et qui nous parle d’intégration. C’est de la tarte à la crème. Comment peut-on parler d’intégration à un jeune né ici ? Pour moi, l’intégration, elle est d’abord économique.

C’est en quelque sorte la notion de “double conscience” apportée par le sociologue afro-américain W.E.B. Du Bois dès 1903, posant le défi de “toujours se regarder à travers les yeux d’une société blanche.Ahmed Medhoune, co-directeur de l’ouvrage Belgica Biladi. Une histoire belgo-marocaine, commente : “C’est ce qu’exprime Jamal dans son témoignage ; cette galerie de miroirs, dans laquelle lui et ses amis grandissent, renvoie des reflets négatifs du groupe auquel ils appartiennent et d’eux-mêmes. Avoir sa “double conscience” dans une galerie de miroirs négatifs amène à la honte, au mépris de soi et pas à sa construction.”

Or pour faire “commun”, comme le disait Édouard Delruelle, il faut se sentir inclus et concerné par la société dans laquelle on vit. “Et c’est le rôle de l’institution, précise Thomas Gillet, de ne pas rappeler en permanence aux personnes dites “d’origine étrangère” qu’elles viendraient d’ailleurs et qu’elles ne seraient pas de la tendance majoritaire. Il y a là une véritable et urgente responsabilité institutionnelle et notamment de l’institution scolaire.”

Entre idéal universel et réalités locales

L’éducation tout comme la santé ou l’environnement sont des biens communs qui doivent concerner chacun et être accessibles à tous. Mais n’y aurait-il pas un risque d’universalisation forcée ? Imposer un bien commun sans tenir compte des spécificités culturelles peut être perçu comme une nouvelle forme de domination. Comment concilier des visions différentes du bien commun ? Le multiculturalisme favorise-t-il une société plus inclusive ou contribue-t-il à la création de communautés parallèles, menaçant l’idée d’un bien commun national ?

Il faudrait inciter les citoyens à produire ensemble des activités communes, dans lesquelles ils se reconnaîtraient, poursuit Thomas Gillet. Moi, j’ose espérer qu’aujourd’hui, il y a encore un élément qui peut faire commun. C’est la question des droits fondamentaux. Il convient de s’assurer que, tous, nous considérons légitime que ces droits soient maintenus pour nous et les autres. Est-ce qu’on a même jamais eu un point commun dans l’histoire de l’humanité ? Je ne pense pas. Notre travail, c’est d’arriver à le créer. La Déclaration universelle des droits humains, c’est un horizon, un objectif.” Et Andrea Rea d’ajouter : “Construire des luttes autour des biens communs comme la préservation de notre terre, c’est un élément essentiel pour moi. Puisque nous sommes aujourd’hui obsédés par la dette que nous allons laisser à nos enfants. Nous sommes des êtres humains sur une planète que nous mettons en danger.

Pour conclure, je voudrais préciser que la particularité de ces jeunes citoyens du monde, en réalité, c’est leur hyperconnectivité et la proximité géographique des pays d’origine. Il ne faut pas perdre de vue que beaucoup de jeunes femmes et hommes ont grandi avec un ici et un ailleurs“, complète Ahmed Medhoune. Le bien commun n’est donc pas une notion figée. Il doit être repensé en fonction des réalités culturelles mais aussi des inégalités sociales de chaque société. Qu’il s’agisse des ressources naturelles, du numérique, des politiques multiculturelles ou des dynamiques urbaines, il est primordial d’adopter une approche inclusive pour garantir un véritable partage des richesses et des opportunités.

Catherine Haxhe, journaliste


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, édition et iconographie | sources : edl.laicite.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © elus-rhonealpes.eelv.fr ; © aivs-soleil.re.


Plus d’engagement en Wallonie…

DADO : le musée de la poterie de Raeren (Burg Raeren)

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Fondé en 1963 dans la région germanophone de l’Est belge, à quelques kilomètres seulement d’Aix-la-Chapelle, le Musée de la Poterie de Raeren s’inscrit dans un cadre patrimonial singulier : un ancien château fort du XIVe siècle, le Burg Raeren, dont les douves et le donjon confèrent au lieu un caractère à la fois pittoresque et historiquement pertinent, nombre de potiers ayant jadis établi leur atelier à proximité immédiate.

Raeren fut, entre les XVe et XVIIe siècles, l’un des principaux foyers de production de grès cérame en Europe, aux côtés de centres rhénans tels que Siegburg, Frechen ou Cologne. Ces différentes villes ont en commun la fabrication d’un grès dit ‘de Rhénanie’, dont la qualité technique et esthétique était unanimement reconnue. Le grès de Raeren est issu d’une argile locale riche en silice (principalement du quartz) et en alumine, conférant à la pâte une excellente résistance au feu et une aptitude à la vitrification lors de cuissons à très haute température, généralement comprises entre 1200 et 1300 °C. Sous l’effet de la chaleur, les composants de l’argile fondent partiellement et se soudent, produisant un matériau dense, imperméable et extrêmement résistant, sans nécessité d’un émaillage préalable.

À la Renaissance, les potiers appliquaient toutefois une glaçure au sel : du chlorure de sodium était jeté dans le four à l’approche du point de fusion ; en réagissant avec la silice de l’argile, la vapeur saline formait une couche vitreuse, légèrement granuleuse et brillante, que l’on qualifie souvent de peau d’orange. Après cuisson, la couleur du grès variait du gris bleuté au brun, selon la composition exacte de l’argile et la maîtrise du feu. Chaque pièce portait ainsi l’empreinte de son environnement de cuisson, tant technique qu’humain.

Comme dans les autres centres rhénans, la production à Raeren reposait largement sur l’usage de moules et de décors par estampage, favorisant une certaine standardisation tout en conservant un degré élevé d’ornementation. Certains potiers, à l’instar de Jan Emens Mennicken, n’hésitaient pas à apposer leur marque ou à développer des motifs distinctifs, aujourd’hui précieusement recherchés par les collectionneurs et les historiens.

© Stéphane Dado

Le musée de Raeren documente avec précision l’évolution stylistique des pièces. Les plus anciennes se reconnaissent aux rainures grossières tracées sur la panse et le col des cruches, marques laissées par la pression des doigts sur l’argile tournée. Le pied, festonné, était réalisé par l’apposition d’un anneau d’argile appliqué à la base de la pièce. Certaines cruches dites à nez pointu représentent un visage stylisé où le nez, les yeux et la barbe sont modelés sur le flanc de l’ustensile au forme en forme de poire. Les joues sont représentées par des lignes et des points incisés et sont parfois décorées de rosaces estampées. Ces modèles datent des années 1470-1520.

Dès le XVIe siècle, apparaissent aussi des cruches aux formes plus raffinées : les parois et les pieds sont alors lissés, les rainures plus fines, les décorations plus précises.

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les potiers de Raeren mirent au point une nouvelle typologie : à la panse sphérique traditionnelle se substitue une forme architecturée, composée, du bas vers le haut, d’un pied, d’une partie centrale cylindrique, d’épaules et d’un col. Ce cylindre, plus régulier, permettait de recevoir des frises figurées, là où l’on plaçait auparavant médaillons et armoiries.

Ces frises en relief, imprimées dans l’argile encore humide, contribuèrent à la renommée de cette production. Elles représentaient aussi bien des scènes bibliques que des motifs grotesques, des portraits, des banquets ou encore des devises moralisatrices et satiriques. Les danses paysannes connaissent un succès retentissant. Il en existe une trentaine de variantes, dans un esprit très proche des gravures sur cuivre de Hans Sebald Beham, artiste de Nuremberg actif au début du XVIe siècle. Le modèle le plus fascinant reste la cruche de type Bartmann, au visage barbu, en vogue dans les années 1550-1610.

Certaines pièces, notamment les célèbres cruches à losanges, témoignent d’un savoir-faire plus rare : leur décor n’était pas moulé mais gravé à la main au couteau, trait par trait, ce qui en faisait des objets plus coûteux. D’autres, rehaussées de montures en étain ou en argent, entraient dans la catégorie des artefacts de prestige.

Ces objets luxueux reflètent aussi une évolution des mentalités. Ils attestent que le travail est devenu une valeur morale suprême, reléguant la paresse et la bêtise au rang des vices. Cette éthique est présente dans la pratique religieuse : l’accent s’est déplacé de la récompense céleste vers la réussite matérielle sur terre. Le christianisme a évolué vers un code de conduite terrestre qui se manifeste notamment dans les objets du quotidien, comme les grès de la Renaissance richement décorés, qui participaient à une nouvelle culture matérielle où l’on exposait sa richesse, notamment à travers les ustensiles de table. Cette évolution paraît avec le recul inévitable dans un pays comme les Pays-Bas où le commerce international florissant enrichit considérablement la bourgeoisie qui doit tenter ainsi de concilier ses gains avec les préceptes de la Bible, tout en justifiant et en assumant de nouveaux comportements édonistes, fruits de ce commerce colonial.

Les potiers de Raeren se sont à leur tour énormément enrichis. L’essentiel de leur production était constitué de cruches à boire et de pichets à vin ou à bière (Krüge), répandus dans la quasi-totalité des foyers d’Europe du Nord. Les peintures de l’époque reflètent d’ailleurs l’immense usages de ces ustensiles qui apparaissent dans les scènes de genre, banquets, intérieurs bourgeois, natures mortes ou tableaux à message moral des grands maîtres du XVe au XVIIe siècle : on les retrouve de Jérôme Bosch à Pieter Brueghel, de Pieter Aertsen à Clara Peeters, de Jan Steen à David Teniers le Jeune, en passant par Joachim Beuckelaer ou Adriaen Brouwer. Les productions de Raeren y deviennent des marqueurs silencieux du quotidien et de la convivialité à la Renaissance.

© Stéphane Dado

Outre ces contenants à boisson, les potiers fabriquaient également toute une gamme d’ustensiles domestiques : jarres pour la conservation, mesures à grains, lampes et cruchons à huile, écuelles, coupes, puisoirs, pots à lait et même des pots de chambre.

Au XVIe siècle, Raeren comptait environ cinquante fours. Les vapeurs et la lumière qu’ils dégageaient étaient visibles à grande distance. Les maîtres-potiers, experts dans la conduite du feu, savaient interpréter les nuances de couleur des flammes pour ajuster leur cuisson avec une précision remarquable — savoir-faire que partageront plus tard, de façon anecdotique, les chauffeurs de la Vennbahn.

Dès la fin du XVIe siècle, le grès rhénan se diffuse bien au-delà de l’Europe : jusqu’à 2000 charretées par an quittaient Raeren à l’apogée de sa production. Les Anglais, les Espagnols ou les Hollandais l’utilisaient pour conserver les denrées à bord de leurs navires, puis le revendaient dans leurs colonies d’Amérique du Nord, d’Asie du Sud-Est et d’Australie. Des fragments de grès de Raeren ont été retrouvés sur des épaves, dans les fonds marins ou lors de fouilles archéologiques sur des sites coloniaux.

Le XVIIe siècle marque cependant le début du déclin, lent mais irréversible, de la poterie à Raeren. La guerre de Trente Ans, les conflits menés par Louis XIV et la concurrence de la porcelaine européenne — inventée à Meissen en 1709 par Johann Friedrich Böttger — précipitèrent la désaffection pour le grès d’apparat. Au fil du temps, les potiers se recentrèrent sur des productions utilitaires. Sous l’occupation française (1794–1814), la réglementation de l’exploitation des ressources naturelles, notamment l’argile et le bois, accentua encore cette chute. Le dernier four de Raeren s’éteignit en 1850.

© Stéphane Dado

Il fallut attendre le XIXe siècle pour que le grès de Raeren suscite un regain d’intérêt. Dans le sillage du romantisme, de riches industriels — fascinés par le passé médiéval et en quête d’authenticité — entreprirent de restaurer châteaux et demeures anciennes, qu’ils meublèrent d’objets d’art d’époque ou d’inspiration historiciste. Le grès de Raeren, perçu comme un témoin majeur de cette Europe artisanale disparue, devint dès lors objet de collection. L’un des pionniers de ce renouveau fut l’avocat gantois Joan d’Huyvetter (1770–1833), dont la collection attira jusqu’au roi Guillaume Ier d’Orange. Le mouvement de redécouverte était amorcé : Raeren entrait dans l’histoire des arts décoratifs.

Stéphane DADO


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | auteur : Stéphane Dado | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Stéphane Dado.


Plus d’arts visuels en Wallonie…

VIENNE : Fantômes (2022)

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Souvent nous arpentions les couloirs, les salles désertes. Nous imaginions que les lieux puissent être hantés, tant de cris ou de douleurs muettes, d’âmes retenues par ces murs, ces plafonds en train de s’effondrer. Peut-être allaient-elles enfin pouvoir s’échapper. Nous n’y croyions pas vraiment mais cela nous plaisait de forcer le trait, d’accentuer cette atmosphère gothique. Je prenais des photos, je figeais ces instants. Quand je développais les pellicules, je guettais toujours une apparition fantomatique qui ne se révéla jamais.

Toi, tu avais un jour décidé d’amener ta guitare. Tu avais repéré une pièce dont l’acoustique donnait de l’ampleur à tes compositions. Nous en avons passé des heures dans cet hôpital délabré, croisant quelquefois d’autres explorateurs, mais aussi des sdf, des junkies. Nous nous croisions, comme ailleurs, sans jamais vraiment nous rencontrer.

Aujourd’hui, je marche distraitement dans un terrain vague, butant parfois sur un amas de briques. Les ruines ne sont même plus ruines, les ruines ne sont plus rien. Comme nos rêves de jeunesse, sans doute. C’est ce que tu as voulu éviter à tout prix – celui de la vie. Ne pas devenir le quinqua désabusé que je suis. Too old to rock’n’roll to young to die. Dans le silence, entre les murs qui n’existent plus, j’entends jouer ta guitare.

Philippe VIENNE

Ce texte a été écrit et enregistré dans le cadre du projet “Allô Bavière”, présenté lors des Rencontres internationales de la bande dessinée (Liège, 23-24 avril 2022)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Hôpital de Bavière, Liège © Urbex Session | remerciements à Olivier Patris et Maxime Laurent


Plus de littérature…

THONART : Robert GARCET, sa vie, son oeuvre et sa… philosophie

Temps de lecture : 10 minutes >

[MUSEE-DU-SILEX.BE] D’un caractère insolite et inattendu, la Tour d’Eben-Ezer renferme une symbolique mûrement réfléchie, rien dans sa construction n’est laissé au hasard. Tels la tour de Babel, les Ziggourats ou encore les donjons du Moyen-âge, les tours ont toujours symbolisé le lien entre les hommes et les dieux. En effet, ces constructions fixent leur ancrage dans les profondeurs de la terre et s’élèvent vers le ciel.

Elles réalisent ainsi la liaison symbolique entre le Monde Souterrain, la Surface et le domaine des dieux. Par analogie, la Tour d’Eben-Ezer est le moyen donné aux hommes d’atteindre d’autres sphères par le biais de la connaissance. La tour d’Eben-Ezer représente l’Humanité telle que symbolisée dans la Bible par la Jérusalem Céleste, ville mythique de 12.000 stades de côté (2160 km).

La Jérusalem céleste (tapisserie du XIVe) © DP

Disposant d’un espace autrement plus réduit, Robert GARCET conserva néanmoins cette proportion dans son œuvre ; la Tour d’Eben-Ezer fait 12 mètres de côté. Le nom même Eben-Ezer fut donné à cette colline par Robert Garcet. Ce nom est porteur de sens. En effet, c’est selon la Bible l’endroit où Samuel érigea, en 1038 avant JC, une pierre afin de symboliser la paix enfin retrouvée. La tour d’Eben-Ezer construite à la fin de la seconde guerre mondiale s’érige contre la guerre et toutes les formes de violence. C’est pourquoi, chaque année lors du solstice de printemps y flotte une bannière sur laquelle on lit : “…et l’on n’apprendra plus la guerre…


Robert GARCET, sa vie, son oeuvre et sa… philosophie

Cet article est extrait d’un texte plus long : Robert Garcet’s Eben-Ezer Flint Tower (Bassenge, Belgium): From Stone Masonry to Stone Mythology écrit par Eric Goemaere, Patrick Thonart et Bernard Mottequin. Il a été publié dans la revue Geoheritage en 2025 [cliquez ici…]. L’extrait ci-dessous est traduit et adapté en français par Patrick Thonart, un des trois auteurs.

© discoveringbelgium.com

[…] Robert GARCET (1912–2001) est né à Ghlin, dans la province du Hainaut ; il est arrivé dans vallée du Geer au début des années trente, pour travailler l’extraction et la taille du silex. Des témoins de première main évoquent souvent sa personnalité complexe et l’ambiguïté de ses choix : si, d’une part, on ne peut nier l’inspiration profondément religieuse de l’imagerie mise en oeuvre à Eben-Ezer, l’engagement politique de Garcet était aussi inspiré par la personnalité de son grand-père, militant socialiste.

A la fin des années 1950, Garcet devient un ardent défenseur de la liberté de conscience : il sera d’ailleurs un des premiers ‘objecteurs de conscience’ en Belgique, au point d’être arrêté et brièvement emprisonné. En 1964, la Belgique reconnaîtra officiellement le droit à l’objection de conscience. Alors que son mysticisme chrétien aurait pu le mener à la pure contemplation, Garcet a opté pour un engagement pragmatique et il s’est investi dans des actions concrètes en faveur de la liberté de conscience qui l’ont donc mené (peu de temps) derrière les barreaux.

Garcet est en outre un auteur belge assez prolifique : il a écrit en français 14 ouvrages d’histoire et de géologie, deux recueils de pensées poétiques et 5 romans.

Profondément marqué par les horrreurs de la guerre, il a bâti une tour de silex comme un symbole, un appel aux peuples à se réunir dans la paix. La construction de l’édifice lui a pris (à lui et à son équipe) quelque 15 années, de 1948 à 1963.

© Musée du silex

Garcet n’était pas un intellectuel dans le sens traditionnel du terme et ses créations n’étaient pas loin de relever de l’Art brut, où prévaut la naïveté. L’homme était une figure assez charismatique et il savait convaincre son audience avec énergie. Malgré cela, il n’a pas réussi à développer un cercle d’émules qui, dans le monde entier, auraient défendu ces vues sur les débuts de l’humanité. Quand on le compare à Ferdinand Cheval (le Palais idéal du Facteur Cheval) ou Raymond Isidore (la Maison Picassiette), on note une différence majeure : le concepteur de la tour d’Eben-Ezer était un homme de métier. Garcet est tailleur de pierre et il a réussi à construire une tour de six étages haute de quelques trente mètres… considérée par les services d’incendie de la région comme propre à accueillir des visiteurs !

Il aura fallu des compétences techniques réelles, une grande créativité, un réel entêtement, du charisme et un engagement solide en faveur de la paix universelle – le tout mâtiné d’un mysticisme assez naïf : autant d’éléments assurément nécessaires pour édifier la tour qui domine aujourd’hui la vallée du Geer “où les vrais chapeaux de Panama étaient fabriqués, avec de la paille locale.”

Ni Isidore, ni Cheval ne prétendaient avoir construit leur Grand Oeuvre en réponse à une ‘révélation divine’. Et, malgré le vocabulaire profondément mystique qu’il emploie à Eben-Ezer, cela semble également vrai pour Garcet. On dit qu’il avait la Bible de Segond dans ses bagages, quand il a quitté Ghlin pour la province de Liège. Il avait juste 18 ans… Est-ce que cela inviterait à penser que Robert Garcet a passé 15 ans de sa vie à remplir une ‘mission reçue de l’au-delà’, en plus de toutes ses autres activités plus prosaïques ? Rien n’est moins vrai, semblerait-il. D’ailleurs, les brochures ‘officielles’ distribuées aux visiteurs d’Eben-Ezer sont claires sur ce point : “La Tour n’est pas un édifice d’inspiration religeuse.

La conclusion devient alors que Garcet aurait mis en oeuvre l’imagerie de l’Apocalypse chrétienne (pour les Anglo-Saxons, le Livre de la Révélation, Evangile de Jean), comme il a fait appel à sa propre créativité dans le registre de l’Art Brut et à ses compétences techniques réelles, pour traduire une vision très personnelle au travers d’un artefact aussi puissant que la tour d’Eben-Ezer. Il devient alors intéressant d’explorer les caractéristiques de l’artefact lui-même en termes (a) de la conception technique, (b) du vocabulaire artistique et (c) de leur pertinence dans l’expression d’une vision personnelle.

Samuel et/à Eben-Ezer © DP

La dénomination Eben-Ezer (ou Ebenezer) apparaît dans le premier livre de Samuel où elle renvoie, soit à un lieu géographique, soit à la pierre commémorative qui s’y trouve : dans les deux cas, la ‘pierre de salut’ est étrangement associée à… la guerre ; plus précisément, aux guerres bibliques entre Israélites et Philistins qui se disputaient l’Arche d’Alliance. Dans l’Ancien Testament, on trouve l’histoire de Samuel qui, après une victoire des Israélites, “prit une pierre et la redressa […] Il la nomma Ebenezer, ce qui veut dire ‘Dieu nous a aidés jusque là’.” Ceci explique assurément que Garcet a repris le nom d’Eben-Ezer dans le sens de balise de la paix.

Eben-Ezer est une ‘tour’ : c’est là un symbole non négligeable dans la plupart des religions ou des traditions ésotériques. Garcet est allé chercher l’image dans la Bible, où l’apôtre Jean décrit la seule tour qui ait manifestement inspiré le créateur d’Eben-Ezer : Robert Garcet a lui-même déclaré que sa tour était une représentation de l’humanité en tant que Jérusalem Céleste (Révélation, 21–22). La plupart des caractéristiques de la tour d’Eben-Ezer tiennent leur signification de cet archétype : la tour est le lien entre l’Esprit (saint) et la matière (terrestre), entre l’au-delà et l’ici-bas. Un exemple : un puits de près de 30m de profondeur relie l’angle de la tour avec la nappe phréatique, reproduisant ce lien symbolique entre la terre et le ciel.

Lieu vertical par excellence, la Jérusalem céleste du livre de l’Apocalypse (ou de la Révélation) représente le monde nouveau qui apparaît après la victoire du Dieu sur Satan et le Jugement dernier qui lui fait suite. Ne peut y habiter que le seul ‘peuple de Dieu’, qui va y connaître une paix éternelle : en d’autres termes, un nouvel Eden. On remarquera ici combien le symbole de la tour rencontre la vision personnelle de Garcet. Outre la dimension verticale (le ciel et la terre ; l’essentiel et l’acccidentel), la dimension horizontale intervient également dans la conception du bâtiment : à l’intérieur, les élus, ceux qui sont acceptés, à l’extérieur, ceux qui n’ont pas mérité l’accès.

© Eric Goemaere

Qui plus est, comment Garcet pouvait-il mieux utiliser l’espace qu’en cantonnant ‘les affreux, les sales et les méchants’ hors de la construction, sous la forme de gargouilles ? Les quatre façades de la tour sont faites de blocs de silex irréguliers mais, sur la face orientale du bâtiment, quatre gargouilles finement sculptées sont fichées dans la paroi, l’une au-dessus de l’autre, pour montrer les ‘instincts reptiliens de l’homme’, c’est-à-dire les différents travers de l’humanité. Détail amusant, les gargouilles sont baptisées de noms qui sonnent comme des noms de… dinosaures :

      • la gargouille du bas, le Finassaurus, comme les trois autres sculptures saillantes, représente les pulsions qui s’emparent de l’homme quand il abandonne la raison. En l’espèce, c’est la cupidité financière qui est évoquée par une forme de crocodile ;
      • juste au-dessus, le Generalosaurus illustre la violence militaire, desctructrice de vies humaines ;
      • vient ensuite le Tribunalodon, un juge qui dit le droit selon la volonté du pouvoir en place ;
      • et, finalement, le Conciliodocus, un évêque qui “crache des absurdités, des mensonges, des indulgences et des prières pour l’or qu’il reçoit en échange.”

Les valeurs de Garcet étaient tout à l’opposé de ces vices : il pensait que le vrai progrès viendrait des penseurs, des inventeurs et des philosophes, ceux qui cultivent les liens fraternels qui relient les êtres humains. D’où la devise de la tour –  Aimer, Penser, Créer  – couplée avec Liberté, Égalité, Fraternité et gravée sur les piédroits des portes.

Selon Jean (21-22), la Jérusalem céleste est tangible et mesurable ; c’est de toute manière le cas pour la tour d’Eben-Ezer à Bassenge : les deux tours ont quatre façades, une base carrée (caractéristique que l’on retrouve symboliquement dans le Temple de Salomon, qui n’est autre que le contrepoint terrestre de la Jérusalem céleste). Sans rentrer dans trop de détails, on notera l’usage appuyé des nombres dans le langage symbolique de Garcet : le nombre 12 pour les dimensions de la tour ; le 4 pour le nombre de chérubins et de gargouilles ; le 3 (3 × 4 = 12) et le 7 pour les escaliers, les niveaux ou les peintures sur la terrasse.

© Musée du silex

Un escalier majestueux fait de blocs de silex irréguliers mène à l’entrée principale, logée au deuxième étage. La tour est constituée de sept étages : cinq d’entre eux (plus la terrasse supérieure) sont accessible via un escalier en colimaçon assez raide. A l’intérieur, les visiteurs peuvent découvrir les créations personnelles de Robert Garcet : des sculptures, comme cette statue en forme de dragon entourée de symboles de guerre et de mort tels que des chars de guerre, des tanks floqués de la devise de Mussolini ; des références à la religion comme une tiare papale ; la Bête de l’Apocalypse qui représente les folies humaines ; des peintures comme les Quatre cavaliers de l’Apocalypse pour lesquels Garcet a pris les figures de Cyrus le Grand, d’Alexandre le Grand, de César-Auguste et de l’empereur Constantin qui a fait de la religion catholique une religion d’état ; des écrits, des vidéos ainsi que des ‘pensées’ ou des figurines de pierre taillées dans le silex.

© belgiqueinsolite.com

Parmi les pièces exposées, on trouvera également les nombreuses publications de Garcet, ses méditations autobiographiques et quelques unes de ses découvertes, au nombre desquelles des fossiles, des pièces archéologiques, artefacts ou minéraux provenant principalement de sites proches. En vedette : des tortues marines et des oursins datant du Maastrichtien et la machoire d’un Mosasaure ! Garcet affirmait qu’il avait déterré des squelettes de Mosasaures dans les carrières de la région mais qu’ils lui avaient été volés. Il faut noter par ailleurs que les conceptions de Garcet à propos des origines de l’homme diffèrent fortement des vues des paléontologues modernes.

Au sommet, sur des piédestals placés aux angles de la plateforme, quatre sculptures de béton aux couleurs vives représentent des chérubins ouvrant leurs ailes. En saillie, au-dessus du vide, chacune des têtes est tournée vers l’extérieur, signe de vigilance sur le monde. Les créneaux sont décorés avec des dessins, des symboles, des pensées et des inscriptions ésotériques. Un fusil rouillé est fiché dans le béton, comme pour marquer la fin de la guerre.

Robert Garcet, tailleur de silex, peintre sculpteur et écrivain, a inscrit ses idéaux de paix et d’amour universel dans cette création monumentale : la tour d’Eben-Ezer, qui se dresse comme un témoignage d’harmonie entre les peuples.

De la plateforme supérieure, les visiteurs peuvent encore admirer la carrière de Romont où, aujourd’hui encore, on extrait du calcaire du Crétacé, de la calcarenite et du silex, sous une couche de gravier sédimentaire déposé par la Meuse et les limes éoliennes du quaternaire. Au pied de la tour, le long du Geer, se trouve le Moulin du Broukay où le silex était concassé pour être livré aux fabricants de faience, de verreries ou d’autres industries consommatrices de silice pure. Les sables broyés étaient également prisés pour leur propriétés abrasives, notamment pour le sablage des pièces métalliques. De nos jours, le site est exploité par GMV Loisirs (Geer – Meuse – Vesdre Loisirs), un projet d’économie sociale mis en place par l’Association Interrégionale de Guidance et Santé de Vottem, et il a été redéfini comme  un centre culturel et récréatif, apte à accueillir des manifestations publiques. L’exposition permanente Géologium permet de découvrir l’histoire géologique du Broukay, les utilisations industrielles des silex et des tuffeaux, la recolonisation naturelle et la valorisation du site. […]

Garcet et son Mosasaure © Musiée du silex

Pour la petite histoire : c’est en 1764 qu’un crâne de Mosasaure, le premier fossile connu de cette espèce, a été découvert dans une carrière de tuffeau près de Maastricht (NL). Le crâne a été cédé à Johann Leonard Hoffmann, chirurgien et géologue amateur, qui a pu l’ajouter à sa collection de fossiles, l’étudier et le décrire dans une publication parue en 1774. Nommé d’après le fleuve tout proche (la Meuse, mosa en latin), le crâne du Mosasaure a été un des premiers fossiles convenablement documentés et il a trouvé sa place dans le patrimoine du Teylers Museum de Haarlem (NL). Un autre Mosasaure remarquable,  découvert peu après, a été confisqué par les Français en 1794, pendant leur seconde annexion des ‘Etats belges’ : il est aujourd’hui visible au Museum national d’Histoire naturelle à Paris.[…]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : traduction, rédaction, adaptation, édition et iconographie | source : Robert Garcet’s Eben-Ezer Flint Tower (Bassenge, Belgium): From Stone Masonry to Stone Mythology écrit par Eric Goemaere, Patrick Thonart et Bernard Mottequin | auteur-traducteur : Patrick THONART | crédits illustrations : © Musée du silex ; © discoveringbelgium.com ; © Eric Goemaere ; © belgiqueinsolite.com ; © Domaine public.


Plus de symbolique en Wallonie…

EXPO | Less Extra Ordinary (photographies, CWAC)

La Châtaigneraie invite à découvrir le travail de deux photographes, Lola Reynaerts et Michel Beine. Deux photographes, deux générations, deux sensibilités qui chacun.e, à sa manière, interroge et raconte les États-Unis. Leurs travaux se déploient comme deux récits parallèles, portés par une même envie : celle de partager une vision personnelle, sensible et singulière de l’Amérique du Nord. Entre instants suspendus et pulsions de vie, leurs images oscillent entre l’essentiel et le superflu. Elles reflètent, sans artifices, l’extraordinaire du quotidien. Une invitation à voir, à ressentir, à (re)découvrir un territoire à travers leurs yeux, à travers leurs choix. Un dialogue photographique, entre distance et intimité.

Lola REYNAERTS : le doux présent du présent

L.R. : “Dans ce travail, je n’ai pas cherché à rendre beau ce qui, aux yeux des habitants, ne l’est pas. Ce qui ailleurs pourrait sembler hors du temps (des décors un peu fanés, figés, presque irréels), demeure ici, dans le sud, profondément contemporain. Les choses ont évolué, bien sûr mais à leur rythme. Au fil de mes rencontres et au gré des témoignages recueillis, j’ai ressenti une volonté commune chez les gens que je découvrais : celle de dépasser l’Histoire, leur histoire. Pour certains, la musique les y aidait. Il ne s’agit pas pour autant d’une quête de l’oubli. Ce qui a été, a été. It is what it is. Lorsque j’ai entamé ce voyage, mon regard était celui d’une Européenne.

© Lola Reynaerts

Je pensais et voyait les choses différemment. Mais petit à petit au gré des moments partagés avec des habitants ou des musiciens mon regard a changé. Ils m’ont alors accueillie comme l’une des leurs. J’ai été intégrée dans leur communauté et j’ai cessé d’être considérée comme “l’étrangère”. C’est à partir de ce moment-là que les portes se sont ouvertes, que les barrières se sont levées et que j’ai pu capturer dans mes clichés une part intime de leur histoire. Ce travail n’a pas pour but de dénoncer ou de souligner certaines fêlures mais bien de trouver de la beauté dans le quotidien, dans la banalité.

Ce projet m’a permis de m’imprégner d’une culture qui n’est pas la mienne afin d’en livrer une vision artistique et sensible. Afin de concrétiser cette approche, j’ai choisi d’allier deux techniques photographiques : le moyen format, pour son côté plus poétique et le numérique pour son ancrage dans la réalité et sa frontalité face aux sujets. Deux écritures complémentaires pour restituer un équilibre fragile entre réalité et impression. Une manière de fixer, humblement, le doux présent du présent.”

Michel BEINE : In the mood for vibe

M.B. : “Cinq films comme autant de balises dans ma pratique photographique : Point Blank de John Boorman (1967), Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni (1970), The Killing of a Chinese Bookie de John Cassavetes (1977), Paris, Texas de Wim Wenders (1984), Stranger Than Paradise de Jim Jarmusch (1984). Chacun m’a laissé une empreinte singulière : les décors et les couleurs du premier, la puissance évocatrice des paysages et de la musique du second, l’improvisation des acteurs chez Cassavetes, la narration linéaire chez Wenders, et enfin, l’absurdité chez Jarmusch.

© Michel Beine

Quant à l’impact de la littérature américaine sur mon travail, la liste serait interminable ! Deux noms, pourtant, se détachent : John Fante et Charles Bukowski. Tous deux pour cette manière de raconter le réel avec un humour. Ils ont, à leur manière, nourri mon regard sur l’Amérique. Je suis né en 1967 …déjà presque la fin du rêve américain… Néanmoins, j’ai été très tôt bercé, “biberonné”, par les séries télés venues des États-Unis (Columbo, restant ma préférée !). C’est dans ses souvenirs cathodiques que j’ai puisé les racines de ma démarche photographique.

Un travail en couleur, réalisé au Polaroïd, dans un style faussement documentaire, totalement subjectif. Vision frontale, cadrages serrés, lumière aveuglante, flous légers, teintes délavées, comme autant de signes d’un monde en train de s’effacer. Motels surannés, enseignes de fast-food, stations-services hors d’âge, vieilles carrosseries oubliées, caravanes Airstream, typographies passées…

J’ai ainsi créé mon bestiaire vernaculaire du rêve américain, collecté au fil des kilomètres. Les clichés sélectionnés pour cette exposition emportent le visiteur dans un voyage à travers la Californie, le Nevada, l’Utah, l’Arizona, le Nouveau-Mexique et le Texas. Autant d’images d’une Amérique fantasmée, d’une Amérique décalée mais souvent mélancolique. Une Amérique que l’on croit connaître, mais qui ne cesse de nous échapper.”

Michel Beine est présent dans wallonica, parmi les oeuvres empruntables à l’Artothèque. En savoir plus…

      • Vernissage le vendredi 16 mai 2025 à 18h30.
      • Visite guidée en présence des artistes le dimanche 25 mai 2025 à 15h.
      • Exposition accessible du mercredi au dimanche, de 14h à 18h ou sur rendez-vous. Fermée lundi, mardi et jours fériés.

DEGUISLAGE : Poison (2015, Artothèque, Lg)

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DEGUISLAGE Delphine, Poison

(moulage en plâtre, 20 x 36 x 10 cm, 2015)

Née en 1980 à Namur, Delphine DEGUISLAGE est une plasticienne qui vit et travaille à Bruxelles. En 2005, elle a obtenu un Master en Métiers des Arts et Expositions à l’ENSAV de La Cambre, complété en 2021 par un Master spécialisé en études de genre (formation unique sur les questions liées au genre et à la sexualité).

Depuis 2007, elle expose plusieurs fois par an, principalement en Belgique et en France.

L’artiste exprime son art via tous les moyens mis à sa disposition : peinture, sérigraphie, sculpture, gravure, photographies, collages numériques, créations textiles

“Delphine Desguilage met en scène des morceaux de corps de femme en parallèle avec des objets utilitaires ou domestiques réinterprétés, souvent choisis pour leur fonction et/ou leur symbolique […] C’est le corps qui s’empare de l’art plutôt que l’art qui s’empare du corps. Le formalisme est physique, l’anthropomorphisme féminin, l’objet corporalisé, l’espace habité […]” (Fabienne Audéoud, in Fight, Fore, Free, To, One, 2017)

Les questions de genre, de représentation des corps, de pratiques sociales et des désirs sont abordés dans l’œuvre de cette artiste.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Delphine Deguislage ; radiopanik.org | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

DADO : L’exposition Bertholet FLEMAL (1614-1675) au trésor de la cathédrale de Liège (25 avril – 15 juin 2025)

Temps de lecture : 4 minutes >

Nul n’est prophète en son pays. Bertholet Flémal (1614–1675), figure éminente de la peinture liégeoise du XVIIe siècle — également architecte et chantre à la cathédrale Saint-Lambert en qualité de ténor —, n’échappe guère à cet adage. Présent dans les collections du Prado, du Louvre, mais aussi à Vienne, Munich, Liverpool, Saint-Pétersbourg ou aux États-Unis, il demeure pourtant un inconnu dans sa ville natale, où il ne bénéficie même plus d’une rue portant son nom. Au XIXe siècle, une rue Bertholet reliait encore la rue Saint-Remy au boulevard d’Avroy — toponyme né d’un malentendu : les autorités françaises, ignorant la nature liégeoise de son prénom, l’avaient pris pour un patronyme. L’année 2025, marquant les 350 ans de sa disparition, constitue une occasion idéale pour rendre justice à cette figure oubliée. Le Trésor de la cathédrale de Liège, en étroite collaboration avec l’Institut archéologique liégeois, consacre à Flémal une exposition d’une belle tenue, à découvrir du 25 avril au 15 juin 2025.

Cette rétrospective propose un dialogue fécond entre les grandes compositions religieuses bien connues, conservées au second étage du Trésor de la cathédrale, et quelques œuvres païennes et mythologiques issues de la collection de feu l’antiquaire Albert Vandervelden. Ces petites peintures de cabinets, d’un format modeste mais d’une richesse remarquable, étaient destinées à une clientèle de collectionneurs éclairés. L’exposition révèle ainsi toute l’étendue du génie de Flémal, maître aussi bien du sacré que du profane, du monumental que de l’intime.

Ce pan méconnu de son œuvre — la peinture de cabinets — a été brillamment étudié par l’historien de l’art liégeois Pierre-Yves Kairis, chef de travaux principal honoraire à l’Institut royal du Patrimoine artistique et président de l’Institut archéologique liégeois. Que ces scènes mythologiques aient longtemps été négligées ne surprend guère : on imagine sans peine qu’évoquer des bacchanales pouvait sembler déplacé dans la carrière d’un artiste devenu chanoine à Saint-Paul, à l’époque simple collégiale. Ce genre aurait pu nuire à sa réputation, il était alors jugé incompatible avec le rang d’un homme d’Église.

Les scènes mythologiques et païennes de Flémal s’inscrivent dans la plus pure tradition du classicisme français du Grand Siècle, marquées par l’influence manifeste de Nicolas Poussin, dont il découvrit l’œuvre au cours de son séjour romain. On y retrouve une construction rigoureuse : une organisation géométrique de l’espace, une hiérarchisation claire des plans (la scène centrale servant de point de convergence du regard). L’arrière-plan, souvent occupé par une architecture antique faite de portiques, de frontons ou de colonnades, instaure un cadre solennel, hors du temps. Les personnages, disposés en frise ou en groupes mesurés, obéissent aux lois de la tragédie classique, leur gestuelle mesurée traduisant l’influence conjuguée de l’art et de la tragédie antiques.

La maîtrise anatomique des corps, la sobriété des gestes, la noblesse des poses et l’inhumanité dès expressions trahissent une héroïsation discrète des personnages. Les passions y sont stylisées, filtrées par la raison, comme chez Poussin, dans une intellectualisation de l’émotion qui privilégie la posture au visage. La palette, bien que classique, avec des arrières-fonds sombres, évite les lumières tranchées, les clairs-obscurs extrêmes chers aux caravagesques, jugés trop spectaculaires et baroques pour le tempérament mesuré de Flémal. La lumière, frontale ou zénithale, éclaire les formes avec franchise mais sans violence, servant davantage le dessin que la profondeur atmosphérique. Ici, bien que sobres et peu nombreuses, ce sont les couleurs qui dictent leur loi : des déclinaisons d’ocre, des rouges vifs, des oranges chatoyants, des jaunes lumineux ou des bleus profonds. Souvent, ces couleurs sont rehaussées de blanc, dans une orchestration chromatique d’une rare élégance où la répartition harmonieuse des teintes et les rappels de tons révèlent une maîtrise parfaite.

Les tableaux de Flémal ne visent pas seulement la délectation esthétique. Ils sont porteurs de sens, de morale, d’histoire. Inspirées d’épisodes antiques ou mythologiques — la mort de Lucrèce, l’histoire de Didon et Énée, les hommages rendus à Hercule ou des scènes de sacrifice —, ces compositions offrent au spectateur une méditation visuelle, un enseignement philosophique, voire politique. Chaque scène, choisie pour sa portée symbolique, est conçue comme une leçon. La solennité des corps, l’harmonie de la composition, la retenue expressive : tout concourt à une forme d’idéal classique. Ici, nulle surcharge, nulle effusion. La sobriété devient intensité, et la clarté de la pensée, beauté picturale.

Flémal ne cherche pas l’effet immédiat, mais la persuasion durable. Son art incarne une vision réfléchie et intellectuelle de la peinture, où l’ordre, la mesure et la raison prévalent sur l’épanchement. À l’instar de Poussin, il conçoit son art comme un discours visuel, une architecture mentale, une méditation plastique sur l’humanité. Ce classicisme exigeant, fait de retenue et d’équilibre, confère à son œuvre une dignité intemporelle. Si l’on a parfois qualifié Flémal de ‘Raphaël des Pays-Bas’, c’est pourtant davantage en Poussin septentrional qu’il s’impose à nos yeux — un rapprochement qui se fit pourtant plutôt avec son élève Gérard de Lairesse, dont le génie pictural mériterait à son tour une rétrospective d’envergure.

Stéphane Dado


Bertholet Flémal (1614-1675). Un tiers de l’œuvre peint du Raphaël des Pays-Bas au Trésor de Liège. Une confrontation interne.

En partenariat avec l’Institut archéologique liégeois à l’occasion de son 175e anniversaire, le Trésor de la cathédrale de Liège a mis sur pied l’exposition intitulée Bertholet Flémal (1614-1675). Un tiers de l’œuvre peint du Raphaël des Pays-Bas au Trésor de Liège. Une confrontation interne pour commémorer le 350e anniversaire du décès de ce grand peintre liégeois qui travailla, entre autres, pour Louis XIV au palais des Tuileries.

Au départ des deux plus grandes collections de tableaux de cet artiste, cette exposition se présente comme une sorte de confrontation interne à son œuvre peint avec, d’une part, les 9 tableaux religieux conservés à la cathédrale de Liège et, d’autre part, 11 tableaux pour l’essentiel profanes d’une importante collection privée de la région liégeoise. Le public pourra ainsi découvrir, à travers des toiles de grande qualité, le caractère protéiforme de l’art de celui que le peintre allemand Joachim von Sandrart – qui semble l’avoir rencontré à Rome – surnommait le Raphaël des Pays-Bas, rendant ainsi hommage à l’accent classicisant de ses tableaux, bien éloignés de la production rubénienne qui dominait alors les Pays-Bas méridionaux.

Exposition accessible du mardi au samedi de 10 à 17h, le dimanche de 13 à 17h, jusqu’au 15 juin 2025


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | contributeur : Stéphane Dado | crédits illustrations : © Stéphane Dado.


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PORET : Souvenirs Audresselles 2 (2022, Artothèque, Lg)

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PORET David, Souvenirs Audresselles 2

(impression sur porcelaine, 14.5 x  15.5 cm, 2022)

Né en 1987, David PORET vit et travaille à Liège. Après une formation en Illustration à l’ESA Saint-Luc Liège, il a développé une pratique de dessinateur durant plusieurs années. En 2021, il a obtenu un master en gravure aux Beaux-Arts de Liège (atelier de Maria Pace).

En 2021, il remporte le prix du jury dans le cadre du prix de la gravure au Centre de la gravure et de l’image imprimée (La Louvière). En 2022, il expose à L’espace jeune artiste du Musée de la Boverie (Liège)

Il est aujourd’hui professeur à Saint-Luc Liège.

“Le travail de David Poret témoigne d’une envie de conserver et de transmettre un souvenir – en dépit de son caractère irrévocablement éphémère – et de celle d’expérimenter l’érosion du temps et l’effacement qu’il provoque à travers la matière. […] des images imprimées au bleu de cobalt sur porcelaine, retraçant un voyage à la mer qui s’efface petit à petit. Référence aux scènes de genre et paysages illustrant les carreaux de Delft, l’œuvre tend, par son support, vers la persistance d’un instant volatil. […]”

(d’après Céline Eloy – Exposition à Espace jeune artiste, La Boverie, Liège)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : David Poret | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

Arpenter la forêt avec Anne Brouillard

Temps de lecture : 9 minutes >

[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°222] Entrer dans les livres d’Anne Brouillard, c’est pénétrer un univers palpable. Arpenter une forêt, faire un pique-nique au bord d’un lac quand il fait beau, ou boire son café dans un bon fauteuil quand il pleut dehors. C’est voyager, souvent en train, tenter l’aventure, mais pour mieux rentrer chez soi.

De ses illustrations, d’une grande délicatesse, se dégage une lumière unique, dont elle capte les variations, une profondeur poétique qu’elle fait évoluer avec cohérence d’un livre à l’autre.

Mise à l’honneur à Bologne

En avril 2024, en marge de la foire internationale de livres pour enfants de Bologne (Bologna Ragazzi), une double exposition mettait à l’honneur le travail d’Anne Brouillard dans la ville italienne. À la Fondazione del Monte, l’exposition monographique La terre tourne. Scivolare nel tempo di Anne Brouillard offrait une rétrospective de l’ensemble de son œuvre. Le public naviguait entre de très nombreux originaux et carnets de recherche, allant du début de sa carrière d’autrice-illustratrice pour enfants à ses travaux les plus récents. Ailleurs dans la ville, la fondation Hamelin, cachée dans le bâtiment d’une académie de musique, proposait pour sa part une plongée intimiste dans l’univers de Killiok, un personnage récurrent dans son œuvre. Ici, Anne Brouillard s’est amusée à reconstituer le décor de ses livres, soit en grandeur nature (fauteuil, cafetière, cadres, tablée de gouter automnal), soit en miniature (on y a admiré une minutieuse maquette de la maison de Killiok, parfaitement aménagée !).

Alors que l’Italie découvre depuis peu de temps les albums d’Anne Brouillard et la met aussitôt à l’honneur, il a semblé évident que la richesse autant graphique que narrative de son travail nécessitait une nouvelle mise en avant dans ces pages. En 2014, à l’occasion d’un article qu’elle lui consacrait dans cette même revue, Natacha Wallez soulignait “la consistance et la cohérence” de son œuvre. Depuis, de nouveaux livres d’Anne Brouillard ont paru, confirmant ces propos tant les thèmes et leur traitement reviennent, avec un talent pour capter l’intangible et l’infime, sans jamais se dire de la même manière.

© Michiel Devijver – iedereenleest.be

Anne Brouillard est née en 1967 à Louvain, d’une mère suédoise et d’un père belge. Si elle grandit ici, elle garde encore aujourd’hui de nombreux ancrages dans ses origines maternelles, et particulier les forêts de Suède qui, nous le verrons plus loin, influencent profondément son œuvre. Petite, comme bien des enfants, elle dessine et, contrairement à la plupart d’entre nous, ne s’arrête pas à l’adolescence. Tant et si bien qu’elle décide de se former comme illustratrice à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles. Et dès 1990, son premier livre, Trois chats, parait aux éditions du Sorbier. Un album sans texte, ou plutôt tout en images (elle en fera bien d’autres par la suite, maitrisant parfaitement cet exercice difficile de raconter sans le moindre mot), très pictural. Les parutions s’enchainent, et nous préférons, plutôt que de les citer, vous renvoyer à l’article mentionné plus haut, qui en parle avec beaucoup de justesse.

En 2015, Anne Brouillard a reçu le Grand prix triennal de littérature de jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles, saluant la qualité de son travail. Elle semble alors arrivée à une apogée de sa carrière. Et pourtant, elle réserve à ses lecteurs et lectrices encore bien des surprises…

Le pays des chintiens

Paru en 2016 aux éditions Pastel, La grande forêt marque un nouveau tournant dans l’œuvre d’Anne Brouillard. Graphiquement, narrativement, il confirme une nouvelle période créative, déjà perceptible dans de précédents albums. Elle confie d’ailleurs, dans une conférence organisée par le CNLJ, avoir eu le sentiment qu’il s’agissait de son premier livre.

© Pastel

La grande forêt est le premier album de la série Le pays des Chintiens, composé de trois tomes, avec Les îles et Les châteaux, et accompagné de deux albums plus courts, Pikkeli Mimou et Killiok. Une première particularité de ces trois grands albums est leur longueur, avec un nombre de pages plus conséquent qu’à l’habitude, et une place plus importante accordée au texte. Une deuxième particularité est l’aspect formel qu’ils prennent : ce sont des livres hybrides, entre album jeunesse et bande dessinée. Si certains des précédents ouvrages d’Anne Brouillard utilisaient déjà le système des cases pour décomposer une action, elle le développe ici davantage, recourant aussi aux phylactères pour faire dialoguer ses personnages. Dès qu’elle s’est lancée dans la création du premier de ces livres, La grande forêt, elle savait qu’il prendrait cette forme, bien en amont de sa réalisation propre. Elle avait également pensé à y insérer des cartes géographiques, que l’on retrouve au début de chaque tome. Loin d’être décoratives, elles permettent de s’orienter dans la Chintia, pays imaginaire composé de onze régions.

Cet ensemble de livres est un projet immense et ancien. “La grande forêt est un livre qui vient de loin et de longtemps. Il vient des choses de l’enfance, et de la vraie grande forêt en Suède. C’est plein de choses de ma vie et de mon imaginaire. Ça se passe dans un pays, la Chintia, où j’ai vécu quand j’étais enfant. Je parlais chintien, j’écrivain en chintien… J’ai envie de développer davantage des personnages que j’avais inventés dans d’autres histoires, et j’avais envie de leur créer un pays.” Cela lui a alors semblé tout naturel, lorsqu’il a fallu trouver un lieu où faire évoluer ses personnages, de choisir ce pays imaginé par ses sœurs, ce pays de l’enfance. Pendant des années, elle a assemblé des recherches dans des carnets. Elle y a mis des éléments de sa vie, de son imagination, toutes des choses accumulées au fil du temps. Ce livre semble être une condensation de tout ce qu’elle a pu faire auparavant. On y retrouve des lieux, des thèmes, mais aussi personnages qui étaient déjà apparus dans d’autres livres, et dont il sera question plus loin.

Un jour, j’ai décidé d’en faire un livre, mais il s’est passé presque dix ans entre le moment où j’ai commencé à essayer de rédiger une histoire et de mettre en place cet univers, et le moment ou le bouquin a pris forme comme il est. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ? Car je m’y plaisais bien, et que je n’avais pas envie que cela finisse. Évidemment, j’ai fait d’autres bouquins en parallèle.” L’autrice-illustratrice a un rapport au temps particulier, qui se ressent d’ailleurs dans ses histoires. Il y a le temps des recherches, mais aussi celui de la mise en image, selon des techniques qui demandent un long processus.

Peinture à l’œuf ou à l’eau

Pendant longtemps, les livres d’Anne Brouillard étaient caractérisés par des illustrations très picturales, aux contours diffus. “Pendant toute une période, je voulais plutôt rendre des atmosphères, la lumière, le temps qui passe, et j’ai trouvé la technique de la peinture à l’œuf, qui me convenait et que j’ai utilisée dans de nombreux livres. Elle a ce rendu flou, c’est une peinture qui n’est pas cernée au préalable par le dessin. Celui-ci apparait au fur et à mesure avec la peinture, par touches successives, couleur par couleur.” Cette technique de la peinture, fabriquée maison avec des œufs et des pigments, elle y est restée fidèle dans de nombreux livres. Elle l’a aussi utilisée pour peindre le grand décor forestier du Wolf, la Maison de la littérature jeunesse située à Bruxelles, à deux pas de la Grand Place. Dans Le voyage d’hiver, elle a utilisé de la peinture à l’huile sur une longue bande de tissu à faire défiler. Plus tard, Anne Leloup, l’éditrice d’Esperluète, lui a proposé d’en faire un magnifique livre accordéon.

© ecoledesloisirs.fr

Mais Anne Brouillard évolue, et sa technique aussi. Plus jeune, elle avait dessiné à la plume. Elle y est revenue, par envie de renforcer son dessin. De ses nombreux essais sont sortis des livres comme Le voyageur et les oiseaux ou Le pêcheur et l’oie, publiés en 2006 au Seuil Jeunesse. Petit à petit, elle s’est dirigée vers l’usage de l’encre et de l’aquarelle, “mais aussi un peu de crayon de couleur par endroit, par exemple pour le pelage du chien noir, ou de certains habits. Mais il y a toujours de l’encre par-dessus. Il y a des couches et des couches d’encre. Je commence assez légèrement puis j’augmente les tons petit à petit. Je travaille d’abord au crayonné, puis au trait à la plume, puis je travaille les couleurs et je retravaille parfois encore à la plume au-dessus. C’est un processus un peu lent.” On l’aura compris, les livres d’Anne Brouillard prennent leur temps. “Le style graphique se décide par tâtonnements. Il ne s’agit pas d’une décision en amont. Il y a ce qui se passe sur la feuille, on le voit et on va dans cette direction. Il faut essayer, et en tirer parti pour continuer.

De la Suède et autres lieux

Dans les livres d’Anne Brouillard, les lieux ne sont pas de simples décors, supports à ses histoires. Ils sont un sujet en soi. En témoigne son Voyage d’hiver, cité plus haut, qui déroule un paysage vu à travers la fenêtre d’un train. Ce long panorama, époustouflant de finesse, est inspiré d’un trajet entre Dinant et Namur, qu’il rend presque tangible. L’album Le chemin bleu, tout en sensations et souvenirs, a été réalisé lors d’une résidence en Auvergne. Inspiré des coins qu’elle a visités là-bas, le livre évoque un même lieu à travers le temps, où passé et présent se confondent.

Mais au-delà de la Belgique ou de la France, une grande partie de l’œuvre d’Anne Brouillard est campée dans des endroits qu’elle a arpentés en Suède. Ses origines maternelles nordiques l’ont amenée à y séjourner souvent, bien qu’elle réside en Belgique. Ainsi, la forêt que l’on retrouve dans ses livres ‘chintiens’, mais également dans Mystère, Petit somme ou De l’autre côté du lac, est inspiré d’une forêt précise, celle où elle retourne encore et encore, au nord, dans le Kroppefjäll : un massif rocheux de la Dalie, au milieu des arbres et des lacs. C’est au bord de ce même lac qu’est installée la maison de Killiok, personnage principal de La grande forêt. “C’est un lieu où on a l’impression que toutes les choses qui paraissent bizarres dans le livre existent pour de vrai. Toutes ces choses qui semblent insolites pourraient y exister, voire existent pour de vrai. Il suffisait de prendre des notes et de tout agencer.” Anne Brouillard s’inspire donc du réel, dessine les endroits qu’elle connait, mais prend plaisir à les réinventer, essayant d’en faire une synthèse, de restituer son ressenti par rapport à ces lieux. Dans un article du journal Le Monde, elle explique que la cabane de Pikelli Mimou, la caravane ou le grand rocher de Monsieur Hysope, avec des écritures gravées, existent réellement. Ainsi, réel et imaginaire se mêlent, la frontière entre les deux devient floue, laissant au lecteur une impression de justesse, de véracité, tant l’atmosphère des lieux nous touche. C’est sa vision du monde qui l’entoure qu’elle donne à voir. “C’est toujours un aller-retour entre ce que je vois, ce que je découvre autour de moi, et ce qui existe d’une autre façon dans les images“, explique-t-elle.

Si elle accorde une grande place à la nature dans ses livres, Anne Brouillard aime aussi les maisons et les cabanes. Lieux de refuge, elles apparaissent comme un endroit où ses personnages aiment revenir aprs avoir vécu de grandes et petites aventures, comme celles que Gaspard, son doudou Lapinus et son chat Mimi vivent dans le jardin, en début de soirée, avant de retrouver le foyer et une tablée familiale dans Les aventuriers du soir (Éditions des éléphants). La maison est aussi le lieu d’accueil, chaleureux, où l’on retrouve des amis autour d’un gâteau. L’autrice-illustratrice aime tellement les maisons de ses personnages qu’elle les réalise en maquette en trois dimensions. Elle les meuble, les décore. Les maisons semblent être une prolongation de ceux qui les habitent, et en disent long sur eux, ce qu’ils aiment, la façon dont ils vivent. Elles sont habitées, pleines d’atmosphère, et donnent envie d’y passer un moment, en bonne compagnie.

La maison semble indissociable du voyage, offrant une perspective rassurante de retour au foyer après s’être aventuré dehors. Anne Brouillard joue souvent sur le rapport extérieur/intérieur notamment grâce aux fenêtres qui, de l’extérieur, laissent passer une lumière, comme une invitation au réconfort, et, de l’intérieur, laissent apparaitre un monde à découvrir, comme une promesse. Ainsi, plusieurs couvertures de ses livres présentent le protagoniste penché à la fenêtre, comme pour Rêve de lune, Pikeli Mimou ou Killiok. La fenêtre leur permet d’être dans un entre-deux, à la fois à l’abri et déjà un peu dehors, attirés vers les petites et grandes péripéties à venir.

Killiok et cie

Le monde des livres d’Anne Brouillard est peuplé de quantité de personnages plus ou moins étranges ou familiers. Enfants, adultes, animaux, bébés mousses, doudous animés, nuisibles… Elle fait vivre ce microcosme d’êtres délicieux là où elle aime vivre. Certains d’entre eux reviennent de livre en livre. Ainsi, Mystère, chat que l’on a découvert dans l’album éponyme, refait apparition dans La grande forêt. L’autrice-illustratrice retrouve ses personnages avec plaisir contagieux, comme des amis de longue date.

© Pastel

Parmi ceux-ci, le principal est sans doute Killiok, chien noir bipède qui apparait, presque sous cette forme, dès ses premiers livres. Il a un petit air de Moomin le troll, le célèbre personnage inventé par la Finlandaise Tove Jansson, et adoré par Anne Brouillard. Petit à petit, il revient régulièrement, s’installe dans ses albums, s’impose. “Il lit les journaux, il boit du café, il mange du gâteau, comme nous. Mais il peut être un peu grognon, quand même. Il aime bien son petit chez-lui, ne pas être trop dérangé, son fauteuil, son poêle, ses petites habitudes. C’est comme dans la vraie vie : on est nombreux à être partagés entre le fait de partir, faire sa valise et découvrir le monde, et puis rester chez soi.

Killiok, Mystère, Pikkeli Mimou, Véronica et les autres invitent les lecteurs et lectrices à les accompagner dans leurs voyages ou à partager les choses infimes du quotidien. À travers eux, Anne Brouillard interroge l’existence, le rapport aux autres, aux lieux, à l’enfance, avec une précision et une délicatesse infinie.

Fanny Deschamps

Pour prolonger la lecture : LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°222


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | sources : Le carnet & les instants | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en en-tête, une planche de La grande forêt © Pastel ; © Michiel Devijver – iedereenleest.be ; © ecoledesloisirs.fr | Le carnet et les instants fait partie des magazines préférés pour notre revue de presse.


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Nous transportons avec nous le trouble de notre conception.

Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi

Tombée une première fois dans un hôpital, puis dans une rue, sombre, vint une enfance, la mienne. Enfance se poursuit, sous d’autres auspices, sur une terre qui crie et sous un ciel toujours changeant, et pourtant.

Hiver 2023, Phénomène, 60×40, Technique mixte

Klee soulignait l’impuissance des discours sur l’art, leurs bavardages savants, qui ne peuvent qu’épeler ana-ly-tiqu-e-ment ce qui se donne dans une unité insécable. Une sorte d’infirmité native du langage que les discours colmatent comme ils peuvent. Une mémoire incendiée par un temps sorti de ses gonds.

Il ne reste pas grand-chose. Quelques lambeaux rapiécés, hasardeuses reprises. Des fictions vraies qui s’envolent à la tombée de la nuit, des commotions qui insistent, et révèlent un recueil de notes.

La chair n’oublie rien. Le passé ne passe pas.
Ces chocs semblent plus proches – “comme si c’était hier” – que les événements les plus proches qui soient arrivés ; la ligne est brisée.

Soit : je me vois très précisément pleurer le pesant désespoir ressenti, tout à coup, à ne pas “savoir dessiner”, vers la septième année. Cette incapacité foncière à représenter quoique ce fût. A re-présenter des “choses concrètes”, “la réalité”, “le monde”, “les objets”, “les sujets”, “ce qui m’entourait” – sur une feuille de papier.

Ainsi de mon rapport avec les mots, qui ne semblaient jamais adéquats aux choses. Rien d’exceptionnel : c’était là signe d’idiotie simple, l’initiale fantasmée de la quête d’un idiome autre, d’une langue que je comprendrais et qui me semblerait plus intime avec les choses.

Fâché avec ce monstre froid et mécaniste qui contrevenait à mon expérience, à mes intuitions, à mes prémonitions. En désaccord avec ce monde de l’adéquation. Tout me semblait mensonge…

Du “raisonnable” comme d’une imposture…
De la “coïncidence” comme d’une machine morbide, par laquelle le même ne produit que du même.

***

Je suis seul dans le monde.
Je ne vois pas grand chose.
Je suis parmi. Je suis seul dans ce monde.
Aveuglé par dans un désert d’images molles et désincarnées.

Des images d’images, reproductibles, oubliables et oubliées. Contiguës, invasives, coloniales.
Des images industrielles comme vitrifiées, non habitées, lisses et consommées.

Il me fallait muer, faire muter cette rage de l’expression.
Cette terrible difficulté à articuler, à formaliser, à communiquer.
Je me pris de passion pour les langages cryptés, les paraboles, les codes, l’alchimie, le tarot, les langues sémitiques, l’iconographie, les graffitis, les symboles archétypaux, les glyphes ancestraux…

Le divin était une évidence, en ma relative aparlance (in-fantia).
Et les fées (fata) – les “mots” – extrêmement revêches, et farouches.

C’est l’histoire d’une incompréhension. Chance cruelle “face” à ce qu’on me (re)présentait comme réel. Ce contre quoi je me cognais n’avait pas sa place dans un cadre (quadrato), du moins dans le cadre qu’on semblait m’imposer, ou dans quelque mise en perspective dite objective.

Pour moi la géométrie n’existe pas, je suis un hors-la-loi. On ne voit que ce qu’on a déjà dans l’oeil. La symétrie est la sécurité, et cette dernière est très proche de la mort.

Eduardo Chillida

Il fallut que je fabrique une alternative, ou une fugue : j’ai fui, avec gourmandise, dans un monde plein comme un oeuf, empli de mots compliqués, et d’idées abstraites.

Tout contre la dite “réalité”, et les images qui la représentaient techniquement. Comme si un immense filet de camouflage avait été jeté sur le monde, sur les choses. Et un masque (persona) pontifiant sur le visage de l’Homme. Tenter de l’arracher ne peut se faire sans trouble, ni blessure. C’est à partir de là qu’il s’agissait de respirer.

Une sorte d’iconoclastie sauvage et inconsciente, une haine foncières des images a par la suite trouvé son acmé dans une adolescence “post-situ” fascinée par certains textes. Tout ce qui était directement vécu semblait s’être éloigné dans une représentation.

Tout était devenu Image, idoles, et marchandises. Image comme marchandise, marchandise comme image. Une vie spectrale, comme spectaculaire. Une Séparation à détruire, un dé-corps, un oubli de l’oubli, comme toute la métaphysique occidentale, abusivement assimilée à la Philosophie.

Survient ici, nettement, une question à mes parents, sur une route Andalouse : “Il fait quoi un philosophe ?”. La réponse était claire et distincte. Il pense, il réfléchit, il contemple. La réponse ne m’avait pas satisfait. Du tout. J’ai un tout petit peu compris ensuite d’où cela venait, tout cela, cette opposition sujet-objet, ce fétichisme de la représentation, ce réalisme morbide, cette haine de la matière, qui est aussi une haine de l’esprit, de la matière comme véhicule. Histoire barbare et torturée.

L’énigme de l’immatérialité de la matière, sa respiration et sa contemplation.

Joel Angel Valente

Un travail sur P. Sloterdijk fut réalisé. S’en sont suivis de nombreux articles “philosophiques” et des livres rangés en “poésie”, ainsi que de longs entretiens sonores dans lesquels et par lesquels il s’agissait d’oraliser la pensée, de tisser une matière sonore informée (Entre-là, La vie manifeste, Terrestres, Lundi matin…).

J’ai adoré cela. Puis il y eut un amour fatal, des enfants magnifiques, un exil périlleux dans les montagnes cévenoles, une catastrophe à fleur du mourir … et un retour liégeois, chez une artiste accueillante. Là, je me suis mis à peindre. Pulsion irrépressible, qui ne m’a plus lâché depuis. Elle se rejoue à chaque entrée dans mon minuscule atelier.

Irrépressiblement. Nécessairement.
Caverne, et précipice.

Provenirs et projections. Lieu de la dérobée.
Équilibre précaire entre du revenant et du devenant.
J’y retourne presque tous les jours.
L’exiguïté de la pièce surdétermine bien évidemment les gestes.
Je ne dirais pas les contraint, mais les circonscrit.

Les toiles sont mises par terre. Les matières de la toile sont mises à terre. L’immersion est forte. Plié, je tourne en rond. Là sont des surface, et déjà des volumes. Une trame. J’y rentre peu à peu, avec acharnement parfois, tremblé intense, toujours. Je n’avance pas tout droit, mais je tourne. Je tourne en rond et fais des pieds et des mains. Le sol est vraiment touché, hors-sujet, la terre est appuyée. Éprouver et pratiquer, intimement. Une peau, sensuelle, une peau frémissante, un monde, hypersensible, ma propre peau que je sens et que je vois partiellement, toujours partiellement. Elle est dehors et elle est dedans, elle est passage, elle est seuil. Relève le défi ! Accueille les accidents ! Toute une physique, des textures, une récolte du dehors. La matière décide, élucide, abrupte : pigments déposés à même la toile, médiums et liants, colles et sables mouvants, poudres et granules alimentaires apposés et accompagnés, dé-placés, agencés, laissés.

Se fabrique, peu à peu ou très rapidement, quelque espace intérieur, une consistance, jamais assurée, dans un rapport sans frein avec la catastrophe. Laquelle se joue de plus en plus dans l’épaisseur comme un nerf vital. Dans le plissement et la cassure, dans la coulée, l’étirement, l’amoncellement et le gonflement.

Être : au présent, c’est-à-dire au plus vulnérable. Laisser-être, surtout, ce qui prend. Sans concept ni visée stricte. Jamais préparé, guetter le surgissant. Strates insues, magma bouillonnant, forces impromptues… et le retrait. Ah ! Le retrait. Énergie vitale, et univers autonome. Comme temps suspendu. Spéculer- alors, être aux aguets.Intervenir… un peu.

Espace libre, l’unique, il était une fois ; à l’imparfait. L’espace blanc – noir de clichés encombrants. Et de bruit. Vie des ombres, maillées serré. Une énigme qui nous étrange. Comprendre l’espace, alors, l’entendre ? S’entendre avec lui. L’écoute du monde-de-tous-les-langages. Rivée à l’obscur. Aurais-je opposé les ombres aux images ? Et la voix à la lettre ?

***

Entendre, plutôt que vouloir dire. Tendre l’ouïe.
L’imprononçable. L’invisible. Les invisibles.
Mais l’air est rempli d’hommes. De clôtures, de murs, et de pivots.

Se faire tympan, et donner résonance à ce qui n’a pas de mot. Ma surdité. Je ne suis bien entendu pas à l’origine de moi-même. C’est le misérable miracle de la conception transportée. Absurdes, les corps sont toujours signés. La langue, elle, perle plus qu’elle ne parle. Et me raconter m’est compliqué.

Tout cela est un doigt qui le montre, mais le doigt qui le montre n’est pas le doigt qui le montre
(i.e. N’est pas le doigt, et n’est pas ce qu’a montré le doigt)

Kong-souen Long

Il s’agit davantage d’une manière d’exister – au sens le plus fort – que d’une manière de faire. Une décision vitale – bien malgré moi – plutôt qu’une attitude esthétique.

Ça n’a plus rien à voir avec le mental, mais avec le toucher, l’éprouvé le sentir, le respire, le tout du corpsychique. Et c’est vertigineux.

Ce quelque chose, ce quelque part qui permet d’être, dans toute sa force, et dans tout son besoin. De manifester quelque chose, dans une matière, par une matière, des matériaux. Et c’est déjà trop dire…

D’un presque-rien. Faire arriver -…, le lointain. Je ne sais avant de commencer. Et encore moins lorsqu’il s’agit de lâcher. Je ne “représente pas”, disons que ça questionne comme ça peut. Et la peinture n’est pas une solution…Ni une résolution (la soustraction fait partie de l’attaque). Quant à élaborer un discours-sur… Ce serait bien mal à-propos.
Un discours-dans ? A peu près.

Fort heureusement – et pour notre plus grand malheur – nos peaux sont parcourues de lettres, et trouées de langage. Le “sensible pour le sensible” laisse tranquille les coquilles vides, renforce le monde dit “réel” ou “objectif” d’une physique dite moderne, surannée, d’un partage du sensible à bout du souffle : des objets dans le monde et des idées dans des subjectivités.

Entre les deux ? Des machines à calculer. Et à suicider. Or, c’était bien entre qu’il s’agissait d’explorer, pour agir autrement. Pas forcément faire.

Avant la mort de l’art, il y a mort d’hommes qui auraient pu.

De plus en plus, ce sont les idéogrammes qui m’ont passionné, plutôt que l’éthérique des idées. Le dessin des lettres et ce qu’ils suggèrent, les étymons, l’ouverture des mots, les signes criants, la vie derrière et dans les mots.

Et les manières de taire, comme les façons alambiquées de les faire redescendre en apocryphes. Pour de nouveaux mouvements ascensionnels.

Sens, en ces trois acceptions. Sensation, signification, orientation. Tout cela est-il vraiment mort ? M’approcher de ce que j’ignore…

***

La lettre, vivifiée, charrie une certaine brutalité. Une densité brute du vivre. Du vivre comme expression. Voire une certaine sauvagerie (solus + vagus dit l’errance solitaire et l’imprévisibilité). Le sauvage défie l’idée même de “cause” dans l’extériorité. L’ancien n’est pas le passé : à nouveau, rien ne passe. Cause toujours.

Tempêtes, grâces et orages, cruautés et silences, des bonheurs et des promesses. Ça se peint ? Le bleu intense, le jaune dans le blanc, la confiance, et le vent violent ? La gravité, un suspens, un frémir, une fugue, un possible, le Soudain, un désir ? Le spasme, le sanglot, la rudesse, le vibré, le battement, l’Ouvert ?

Je n’oppose pas violence à enfance. Au contraire, l’enfance est le pays de la violence, abandonné par paresse et par discipline. Les gens ont peur de leur violence et, brusquement, vous faites surgir une violence non canalisée.

Georges Raillard

Je ne suis donc pas soucieux d’illustrer quoi que soit. Je ne sais pas ce que je fais, j’explore. C’est la fin de quelque chose, et le début d’une autre. Un début bien entamé. Un grondement de fond. Comme ce qui commence se quitte sans fin.

Enfance nouvelle, pour laquelle, à l’évidence, je manque de mots. Grandir enfin ? Un texte à paraître aux Éditions du Sapin se dénommera Enfance&toi.

Tout cela a résolument à faire avec la nuit, ou le nocturne. Le refuge, le terrier, l’obscur. Ob-scursus. Ce qui se tient là, toujours déjà : devant. Gratter la terre pour trouver la source, les sources, fouiller. Re-fuir pour trouver un centre. Refuser les complaisances. Rater, réussir, rater, rater mieux. [Beckett] Creuser le ciel – la terre est tissée de ciel – car c’est bien là que nous logeons. Dans cette autre lumière (le noir est non seulement une couleur, mais aussi une lumière).

Des cendres de la lumière, chacun.e part du manque d’amour. Ce que je cherche dans l’enfance, c’est de ne plus la faire rimer avec innocence. Le haut c’est le bas. Sans commencement. Désapprendre. Ensemencer, encommencer.

Quel est le trait qui dit : ”je t’aime” sans qu’on puisse en douter ?

Eluard

Le mot “abstrait” est ici très pratique. Il rassure tous les pouvoirs.

Tàpies

Trifouiller, frapper, gratter, perforer, balafrer, maculer, tracer, inciser, éponger, couler, caresser… est-ce abstrait ?

Tout cela est un voici.
(quelque part, dans l’inachevé)

Je redeviens un idiot, parce que je comprend de moins en moins, disait je ne sais plus qui. Il va falloir poursuivre l’enquête ou l’investigation. Ouverte, insatisfaite. Qu’est-ce que ferait un “tableau qui pense” ? Ou plutôt : comment agirait-il ? Et en deçà de la pensée, laisserait passer la rêvée : rêves de pierres et d’air, de lunes et d’ombres, d’aubes farouches, de terres ensevelies ou d’impressions éphémères…

Essai qui s’éloigne de la peinture-peinture, en expérimentant la peinture. Oui, encore et malgré tout.

Une expression plastique qui atteigne des zones plus émouvantes et profondes.

Miró

Matière-pensée, qui n’associe plus artificiellement ce qui fut d’abord séparé. Des porte-silences ? Et l’humain, non comme démiurge “créateur”, mais comme simple accompagnateur.

La peinture a peut-être bien, encore, quelque chose à montrer, dans son retrait même.

La peinture habitée par sa dévastation historique, comme une trace toujours neuve de ce qui émeut au plus profond nos grottes traversées. Nos superficies comme profondeurs.

Frayer la voie à la merveille.

Une force d’interruption. Pour l’unique question.
Inactuelle.

Une pensée opératoire, bricoleuse et généreuse, qui n’aie plus peur du noir,
ni des ruines.

Ou un naître faillible parmi les décombres…

Or c’est de cela qu’il est question : du poids qui continue à s’exercer à notre insu sur notre pensée, sur notre langage, et même sur notre perception – et qui nous oblige à voir, à penser et à dire le monde d’une certaine façon.

Jean-Marie Pontévia, Tout a peut-être commencé par la Beauté

Automne 2023, Sans titre, 80×60, Technique mixte

Irrépressiblement. Nécessairement.
Caverne, et précipice.

Provenirs et projections. Lieu de la dérobée.
Équilibre précaire entre du revenant et du devenant.

Hiver 2024, Percée, 80×80, Technique mixte

Entendre, plutôt que vouloir dire. Tendre l’ouïe.
L’imprononçable. L’invisible. Les invisibles.
Mais l’air est rempli d’hommes. De clôtures, de murs, et de pivots.
Se faire tympan, et donner résonance à ce qui n’a pas de mot.

Automne 2023, Sans titre, 60×80, Technique mixte

Ce ne sont pas tellement les peintures qui sont illusionnistes, c’est déjà la perception, qui s’abuse comme un trompe-l’oeil et qui attend de la peinture une confirmation tautologique ou spéculaire de ses propres projections.

Michel Thévoz, Dubuffet ou la révolution permanente

Hiver 2024, ils l’ont raconté, 80X80, Technique mixte

Au centre, je discernais quelque chose qui ressemblait à quatre êtres vivants
(Ez 1, 5)

Automne 2023, enfantine I, 40×60, Technique mixte

La vie ne passe pas de la naissance à la mort,
mais de l’enfance à l’enfant.

Nicolas Zurstrassen, Enfance&toi

Hiver 2024, Sans titre, 60×40, Technique mixte

Tout cela a résolument à faire avec la nuit, ou le nocturne. Le refuge, le terrier, l’obscur. Ob-scursus. Ce qui se tient là, toujours déjà : devant. Gratter la terre pour trouver la source, les sources, fouiller. Re-fuir pour trouver un centre. Refuser les complaisances. Rater, réussir, rater, rater mieux. Creuser le ciel – la terre est tissée de ciel – car c’est bien là que nous logeons. Dans cette autre lumière (le noir est non seulement une couleur, mais aussi une lumière.)

Automne 2023, Sans titre, 70×70, Acrylique

Le mot “abstrait” est ici très pratique. Il rassure tous les pouvoirs. (Tàpies) Trifouiller, frapper, gratter, perforer, balafrer, maculer, tracer, inciser, éponger, couler, caresser… est-ce abstrait ?

Printemps 2024, volcaniques I, 30×80, Huile sur toile

Être : au présent, c’est-à-dire au plus vulnérable. Laisser-être, surtout, ce qui prend. Sans concept ni visée stricte. Jamais préparé, guetter le surgissant. Strates insues, magma bouillonnant, forces impromptues… et le retrait. Ah ! Le retrait. Énergie vitale, et univers autonome. Comme temps suspendu. Spéculer ; alors : être aux aguets. Intervenir, … un peu.

Automne 2023, La maison brûle, 80×100, Technique mixte

Nous sommes devenus très pauvres en expériences de seuil (à distinguer soigneusement de la frontière) : le seuil devient un espace dans lequel peuvent survenir des changements, des passages et mêmes des phénomènes de flux et de reflux, comme pour les marées.

Giorgio Agamben, Quand la maison brûle

Printemps 2024, Sans titre, 80×80, Technique mixte

C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : le monde des Esprits s’ouvre pour nous.

Gérard de Nerval, Aurélia ou Le Rêve De La Vie

Printemps 2024, Sans titre, 60×50, Huile sur toile

La mutation des normes et leurs frontières ça se fait par le milieu, comme les traditions j’imagine. C’est aussi une affaire de zones de contact, de lisières de points de basculement, de diffusion lente comme l’huile de ricin au fond des cuisses, de transmissions partielles et impalpables, répétées, détournées, ratées, rempotées, déformées, re-formées, c’est des anti-discours.

Léa Rivière, L’odeur des pierres mouillées

Automne 2023, Sans titre, 17×30 et 13×22, Huile sur cuivre et bois

Tempêtes, grâces et orages, cruautés et silences, des bonheurs et des promesses. Ça se peint ? Le bleu intense, le jaune dans le blanc, la confiance, et le vent violent ? La gravité, un suspens, un frémir, le désir ? Le spasme, le sanglot, la rudesse, le vibré, le battement, l’Ouvert ?

Automne 2023, enfantine II, 70×70, Acrylique

Nous avons envers l’enfant mort qui est nous la même responsabilité qu’envers les espérances toujours en souffrance du passé. Manière de vivre selon le rappel des possibles, à même l’impossible. Opacités retranscrites. Menues ténèbres comme bouquet, réserves monstrueuses de beauté où puiser, offrir de l’ombre à l’abri du dit-à, du fait-pour, du voulu-par…

Nicolas Zurstrassen, Enfance&toi

Hiver 2022, Hâvel, 116×81, Huile sur toile

Buée de buées – dit Qohélet – buée de buées, tout n’est que buée ! Quel profit y-a-t-il pour l’homme dans toute la peine qu’il peine sous le soleil ? (Qo 1, 2-3)

Hiver 2022, Sans titre, 61×46, Huile sur toile

Des cendres de la lumière, chacun.e part du manque d’amour. Ce que je cherche dans l’enfance, c’est de ne plus la faire rimer avec innocence. Le haut c’est le bas. Sans commencement. Désapprendre. Ensemencer, encommencer.

Printemps 2024, ressac, Atelier du Pèrî

But tell me, where do the children play ?

Yusuf Islam

La mémoire que j’affectionne, loin d’être la dépositaire du disparu, est pour moi le lieu inépuisable des apparitions, d’un nouveau qui n’a pas d’âge.

Jean- Bertrand Pontalis, L’enfant des limbes


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : Nicolas Zurstrassen | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Nicolas Zurstrassen | Précisons que Nicolas Zurstrassen n’est pas l’autre Zurstrassen : son oncle Pirli est compositeur, pianiste et accordéoniste ; ils ne travaillent donc pas la même matière. En cela, Pirli Zurstrassen est à nos yeux le Mitsuko Ushida du piano (à bretelles). A découvrir sur son site officiel : pirlizurstrassen.be.


Plus d’arts visuels en Wallonie…

STEVENS : Un cache-misère impérial

Temps de lecture : 8 minutes >

[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR, 11 avril 2025Où l’on découvre comment un artiste est devenu le porte-parole des opprimés. Paris, 1855. Dans l’Exposition universelle, la foule se presse devant un tableau de l’artiste belge Alfred Stevens [1823-1906]. Sa dernière toile, loin des habituels portraits de bourgeois du temps, fait sensation ! Mais c’est surtout la venue de l’empereur Napoléon III que l’on attend avec impatience : tout le monde désire voir sa réaction face à l’œuvre…

Il faut dire que cette toile montre une réalité choquante : une mendiante en haillons est conduite en prison par des gendarmes, avec ses enfants. Au 19e siècle, en France, les vagabonds sont en effet surveillés de près et privés de nombreux droits. Errer dans les rues constitue même un délit pour lequel ils peuvent être arrêtés. C’est cette répression de la misère que Stevens cherche à dénoncer dans ce tableau engagé.

Pour cela, il prend clairement le parti de la pauvre mendiante. La tête baissée, résignée, celle-ci semble presque devoir se rendre à son exécution, ainsi entourée d’hommes en armes. Quant aux affiches derrière elle, elles font la réclame pour des “bals” et des “terrains à vendre”… autant de choses auxquelles la jeune mère n’aura jamais accès.

L’artiste en profite aussi pour mettre en avant la bonté des dames bien nées – celles qui constituent sa clientèle. On voit donc l’une d’entre elles tendre sa bourse à la mendiante, mais un gendarme la repousse sans pitié.

C’est précisément pour ce détail que le public épie l’arrivée de Napoléon III : en soulignant le manque de cœur des autorités, le tableau de Stevens semble faire une critique acerbe du régime de l’empereur, incapable de s’occuper des démunis ! Napoléon III finit bien par visiter l’Exposition et par s’arrêter devant le tableau de Stevens. Choqué, il aurait alors déclaré que “cela n’aurait plus lieu“. Et en effet, peu de temps après, il donne l’ordre que les vagabonds soient désormais… menés en prison avec discrétion : en voiture close et non plus à pied. Et Victor Hugo de déclarer :

Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée.

Adeline Pavie


STEVENS Alfred, Marine, Le Tréport (1890) © CP

Alfred STEVENS

[CINECLUBDECAEN.COM] Élève d’Ingres à École nationale supérieure des beaux-arts de Paris à partir de 1844, la carrière d’Alfred Stevens connait une ascension fulgurante tant en Belgique qu’en France où il passe la plus grande partie de sa vie. Très introduit dans les milieux artistiques et mondains de la capitale, il est l’ami d’Édouard Manet, Berthe Morisot, Alexandre Dumas tandis que son frère, Arthur Stevens, marchand d’art installé à Paris et à Bruxelles, œuvre pour faire connaître les peintres français. D’abord en retrait du courant impressionniste, aimé pour ses scènes de genre dont le sujet est en majorité de jeunes élégantes, ses tableaux se vendent à des prix très élevés. Mais à partir de 1883, saisi d’un doute devant la montée de l’impressionnisme, Stevens reconsidére sa peinture et réalise des paysages impressionnistes. Pour l’Exposition universelle de 1889, il reçoit la commande d’une fresque panoramique, aujourd’hui propriété des musées des beaux arts de Bruxelles : Le Panorama du siècle.

Alfred Stevens, naît le 11 mai 1823 à Bruxelles. Il est le fils de Léopold Stevens (mort en 1837) ancien officier passionné de peinture et collectionneur en particulier des œuvres de Théodore Géricault et Eugène Delacroix, Alfred Stevens est le frère du peintre animalier Joseph Stevens et du marchand de tableaux Arthur Stevens (1825-1890).

Après une formation dans l’atelier de François-Joseph Navez, il est très vite lancé à Paris où il s’installe en 1844 sur les conseils de Camille Roqueplan, dont il a fréquenté l’atelier. Il devient l’ami d’Édouard Manet, Charles Baudelaire, Aurélien Scholl. Il est admis à l’École nationale supérieure des beaux-arts, dans l’atelier d’Ingres. Stevens paraît dans le registre des copistes du Louvre en tant qu’élève du peintre d’histoire Joseph-Nicolas Robert-Fleury. Il fréquente ensuite l’atelier du peintre de genre Florent Willems, chez qui il trouve ses premiers modèles. Il retourne ensuite à à Bruxelles où il expose en 1851 des tableaux parmi lesquels Le Soldat blessé, première esquisse d’un genre qu’il approfondit avec des œuvres témoignant de la misère urbaine.

De retour à Paris, il présente à l’Exposition universelle de 1855 quatre tableaux : La Sieste, Le Premier jour du dévouement, La Mendiante, et aussi Les Chasseurs de Vincennes dit aussi Ce qu’on appelle le vagabondage, que Émilien de Nieuwerkerke voulait faire retirer car le sujet déconsidérait l’armée impériale, l’œuvre présentant des soldats arrêtant des vagabonds. Le tableau attire l’attention de Napoléon III, qui ordonne que les soldats ne soient plus employés à chasser les pauvres dans les rues, et que les pauvres soient transportés en voiture à la Conciergerie.

Le peintre abandonne bientôt les miséreux comme veine d’inspiration pour se consacrer aux représentations de la femme contemporaine, alternant encore avec des scènes militaires. Au Salon d’Anvers, la même année, l’artiste est décoré par le roi Léopold Ier pour son tableau Chez soi, représentant une jeune femme se chauffant. En 1858, il épouse Marie Blanc. Il a pour témoins Alexandre Dumas (fils), Eugène Delacroix et un grand nombre de personnalités des arts.

© Musées royaux des beaux-arts de Belgique (Bruxelles)

À partir de 1860, il connaît un énorme succès grâce à ses tableaux de jeunes femmes habillées à la dernière mode posant dans des intérieurs élégants, à la fois intimistes et mondains. Ceux exposés au Salon de peinture et de sculpture de 1861 lui valent un grand nombre d’admirateurs. Il présente entre autres : Tous les bonheurs ayant pour sujet une femme allaitant, Une Veuve et ses enfants, Mauvaise nouvelle, encore intitulée La Lettre de rupture, Le Bouquet surprise, Une mère, Le convalescent

En 1862, Édouard Manet peint dans l’atelier du peintre belge – 18, rue Taitbout – plus spacieux que le sien. L’huile sur toile Le ballet espagnol est exposée à Washington (The Phillips Collection).

Le 10 mai 1863, Stevens rencontre Whistler à Londres, quelques jours après l’ouverture du Salon de peinture et de sculpture de Paris où Stevens expose plusieurs toiles ; tandis que Whister présente sa Femme en blanc au salon des refusés, ouvert le 15 mai 1863.

Dans les années qui suivent, Alfred Stevens est non seulement un peintre reconnu, mais c’est aussi le plus parisien des Belges, qui tente avec son frère Arthur d’introduire les artistes français en Belgique. Arthur propose d’ailleurs un contrat à Edgar Degas pour 12 000 francs par an, Alfred pousse Manet à envoyer un tableau au Salon des beaux arts de Bruxelles de 1869, Clair de lune sur le port de Boulogne. Dans les années 1860, Arthur Stevens est le propagandiste de l’école de Barbizon dont le succès ne se révèlera pleinement qu’à partir de 1870 avec la présence à Bruxelles d’une succursale de la Galerie Durand-Ruel.

Il rencontre Baudelaire et Eugène Delacroix, qui le cite dans son Journal du 13 mars 1855 pour le prêt d’une tunique turque. Il influence James Whistler avec qui il partage un enthousiasme pour les estampes japonaises.

Dès 1867, Alfred Stevens triomphe à l’Exposition universelle où il présente 18 toiles, qui lui valent l’obtention de la médaille d’or et la promotion au grade d’officier de la Légion d’honneur, parmi lesquelles : Le Bain et L’Inde à Paris (dit aussi Le Bibelot exotique), que le critique d’art Robert de Montesquiou salue ainsi dans la Gazette des beaux-arts : “Le portrait est celui de Cachemire. Il l’a peint comme son maître Vermeer aurait fait d’une de ces cartes de géographie qu’il donnait pour fond à des femmes pensives.

Stevens devient un ami de Bazille et un habitué du café Guerbois et du café Tortoni. Avec la vogue du japonisme, il est aussi l’un des tout premiers peintres de l’époque, avec James Tissot, James Whistler ou Édouard Manet, à s’intéresser aux objets d’Extrême-Orient qu’il trouve notamment dans le magasin de La Porte chinoise, rue Vivienne à Paris, fréquenté aussi par ses amis Charles Baudelaire et Félix Bracquemond. Parmi ses premiers tableaux japonisants on trouve La Dame en rose de 1866, suivi par Le Bibelot exotique de 1867, La collectionneuse de porcelaines en 1868, puis une série de plusieurs toiles de jeunes femmes en kimono réalisées vers 1872. Confirmé par Claude Pichois, Adolphe Tabarant révèle aussi que sous le pseudonyme de J. Graham il a donné au journal Le Figaro plusieurs chroniques vantant le talent de Manet, dont Le Déjeuner sur l’herbe qui figure au Salon des refusés.

Sa carrière encouragée par Mathilde Bonaparte et la princesse de Metternich connait une ascension fulgurante. Mais en dépit du confort que procure la célébrité, Stevens demande à Étienne Arago, maire de Paris, l’autorisation de s’engager dans la Garde nationale pour combattre aux côtés de ses amis lors du Siège de Paris (1870). “Je suis à Paris depuis vingt ans, j’ai épousé une Parisienne, mes enfants sont nés à Paris, mon talent, si j’en ai, je le dois en grande partie à la France.

C’est encore par l’intermédiaire d’Alfred Stevens que Manet va faire la connaissance du marchand de tableaux Paul Durand-Ruel, et de son cercle de relations : Degas, Morisot. Tout-Paris fréquente désormais l’atelier de Stevens situé d’abord au 12, rue Laval qui deviendra, le 10 juin 1885, le second cabaret du Chat Noir de Rodolphe Salis dans les locaux du peintre, et où sont jouées des pièces pour un théâtre d’ombres imaginé par Henri Rivière, puis rue des Martyrs et, à partir de 1880, rue de Calais. Goncourt qui lui rend souvent visite décrit le luxe dans lequel il vit.

À cette même époque, Stevens crée un atelier de peinture pour femmes avenue Frochot, fréquenté par Sarah Bernhardt dont le peintre fait le portrait. Parmi les élèves les plus assidues de cette école, qui selon l’auteur belge Camille Lemonnier “avait été en son temps la plus belle école de Paris…” certaines se consacreront entièrement à la peinture et seront des artistes reconnues de leur temps comme Louise Desbordes, Alix d’Anethan, Georgette Meunier, Clémence Roth ou Berthe Art. Cette école de peinture pour femmes fut le seul lieu ou s’exerça à proprement dit le professorat de Stevens qui n’avait pas de collaborateurs et ne forma pas de continuateurs. Outre Sarah Bernhardt qui fut une de ses premières élèves et dont le peintre réalise plusieurs portraits, il est probable que certaines de ses élèves lui ont servi de modèle en même temps qu’il leur rendait hommage en les immortalisant sur la toile, telle Louise Desbordes pour le portrait en pied de la jeune artiste lyrique dans le tableau Un chant passionné ou Clémence Roth représentant la parisienne amatrice d’art vêtue de noir en allusion à son veuvage dans le tableau Dans l’atelier.

La mort de Manet, en 1883, va beaucoup l’affecter. Stevens traverse une période de doute devant l’arrivée de l’impressionnisme. Commence alors une période de recherche dans laquelle Berthe Morisot joue un rôle prépondérant dont La Jeune mère rappelle le style de la peintre. Ses peintures s’arrachent, le roi des Belges Léopold II lui commande Les Quatre saisons, les Vanderbilt lui achètent des toiles au prix fort, et pourtant, vers 1883, saisi à la fois d’une grande fatigue physique et d’un doute sur son travail, Stevens part à Menton sur les conseils de son médecin. Et là, il se livre à des expérimentations : des paysages impressionnistes.

Il peint aussi des marines et des scènes côtières dans un style plus libre, presque impressionniste, proche d’Eugène Boudin ou de Johan Barthold Jongkind. Vers la fin de sa vie, son style n’est pas sans similitude avec celui de son contemporain John Singer Sargent.Il publie en 1886 Impressions sur la peinture, qui connaît un grand succès.Il arrête de peindre à partir des années 1890 à la suite de problèmes de santé. C’est, en 1900, le premier artiste vivant à obtenir une exposition individuelle à l’École des beaux-arts de Paris. Il meurt au no 17 avenue Trudaine à Paris en 1906 et est est inhumé au cimetière du Père-Lachaise.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, adaptation, édition, correction et iconographie | sources : newsletters.artips.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : STEVENS Alfred, Ce que l’on appelle le vagabondage (détail, 1854) © Musée d’Orsay, Paris ; © CP.


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GERARD : Le théâtre royal de la Monnaie, jusqu’en 1950 (1988)

Temps de lecture : 10 minutes >

Et si on parlait culture ? En 1988, avec la plume qu’on lui connaît, le journaliste Jo Gérard consacrait un ouvrage à La Franc-Maçonnerie en Belgique (Bruxelles : Edition J.M. Collet), tout en précisant bien :

Dois-je le dire ? Je ne suis pas franc-maçon, aussi est-ce sans parti pris, en toute probité intellectuelle, que j’entrepris la rédaction de mon ouvrage.

Et pour lever toute équivoque, ledit ouvrage s’ouvre sur une fort belle (mais fort ambiguë) citation d’Erasme :

J’entends me conduire en dialecticien, non en juge, en critique et non en dogmatique, prêt à recevoir de n’importe qui une doctrine plus exacte ou mieux établie.

Un chapitre y est consacré au théâtre royal de La Monnaie (Bruxelles) et à un de ses directeurs emblématiques. Nous vous en livrons la transcription ci-dessous…


[…] Voltaire disait : “Je vais à l’opéra pour digérer.” Et Saint-Èvremond proclamait : “Une sottise chargée de musique, de danses, de machines, de décoration est une sottise magnifique, mais toujours une sottise.” Saint-Èvremond n’était qu’un snob grinçant, raisonneur, emperruqué et pomponné de l’occiput à l’âme. Capable de conseiller à des Grieux de mieux rétribuer les charmes de Manon, l’affreux ‘moraliste’ aurait estimé Carmen bien vulgaire et Werther plutôt ridicule. Saint-Èvremond n’est pas le public. Ce dernier veut des mythes, des houles de passion, des cieux infinis, des palais de marbre, et que les héros soient aussi grands que les maux dont ils gémissent en chants sublimes montant vers les ors et la pourpre des vieux rideaux drapés dans l’ombre et le temps.

L’opéra est un feuilleton musical avec des péripéties, une horlogerie d’événements, des coups de théâtre et un dénouement déchaînant, à la fois, l’orchestre, les amants, les meurtriers et les spectateurs.

La Monnaie, cette immense boîte à musique est aussi en 1949 une  ménagerie, un fabuleux bestiaire, dont les greniers abritent le cygne de Lohengrin, le sanglier de Tannhauser, les monstres de la Flûte enchantée. Plumes, hures, gueules d’enfer sont entretenues avec soin et régulièrement vaporisées d’antimite.

Mais les chevaux de Boris Godounov sont fournis par la gendarmerie, le petit âne de Sancho Pança vient du parc Josaphat et les deux poneys de l’Elixir d’amour, l’opéra de Donizetti, quittent, pour les feux de la rampe, les paisibles écuries d’une vieille boulangerie bruxelloise.

Le moindre malentendu peut tourner en apocalyspe. On avait dit à un nouvel accessoiriste : “Vous garnirez la boîte à pistolets de Werther.” Lorsqu’en scène, au moment le plus pathétique du drame, Charlotte l’ouvrit, cette boîte, elle y trouva… deux petits pains. Le public prit le fou-rire de la belle pour un ultime sanglot.

Tout n’est qu’illusion. Les meubles de scène par exemple, sont plus grands que ceux d’un salon bourgeois. Ne mobilise-t-on pas l’optique comme la voix, la lumière, le geste et les arabesques du ballet ?

D’étonnants artisans bâtissent ces rêves de toile et de bois. En 1949, les menuisiers de la Monnaie utilisent cinq mille mètres de lattes, par an, mille cinq cents kilos de clous et huit mille mètres carrés de toile pour les décors. “Il nous faut cinq grands seaux de colle pour peindre un ciel,” me confie un petit vieux aux besicles de magicien. Le théâtre possède trois mille paires de souliers, bottes, poulaines, guêtres, brodequins, escarpins, talons rouges, verts, bleus, cuirs fauves et cartons peints.

J’ai vu mille perruques, les scalps de toutes les gloires : Marguerite, Salomé, Lucrèce… En 1949, une perruque de figurant vaut six cent cinquante francs [quarante francs belges = un euro]. Celle d’un chanteur de mille deux cents à deux mille francs. Cléopâtre en porte une admirable pour séduire César dans l’opéra de Haendel. Cette fulgurante toison, longue, serpentine, aux reflets bleus comme un noeud de vipères coûta sept mille francs.

Je fais la grimace. On m’explique : “Il faut piquer les cheveux un à un dans un tulle spécial. Cette opération dure une semaine ; elle exige au moins deux cent soixante grammes de cheveux ; un cheveu pèse moins d’un milligramme.”

L’origine de ces voluptueuses crinières ? “Les couvents, monsieur, sont de gros fournisseurs. Ne coupe-t-on pas les boucles des novices lors de leur entrée dans les ordres ?” On ne m’épargne aucune précision : “Les cheveux de religieuses italiennes sont trop gros, nous préférons les scandinaves ou les hollandais, plus souples et plus fins.” La collection de perruques de la Monnaie est évaluée à un million et demi de francs.

© dhnet.be

Et les costumes ? Dans cette maison où l’on coupe les cheveux en quatre, on n’habille pas les grandes héroïnes n’importe comment. Il faut du taffetas pour la Traviata, du satin pour cette garce de Manon, du crêpe georgette pour les voiles de Salomé dans Hérodiade. Les ateliers de couture de la Monnaie découpent et assemblent six mille mètres de tissu par an, dix mille mètres de coton écru, des kilomètres de galons dorés ou argentés. Si le théâtre possède deux cent cinquante décors complets, il s’enorgueillit d’abriter vingt-cinq mille costumes dans ses garde-robes.

À ces impressionnantes statistiques, l’armurier de l’opéra oppose celles de son arsenal : quatre mille lances, fusils, arbalètes, boucliers, armures, poignards, arcs, épées, flèches, etc. Les électriciens ripostent en énumérant leurs trois mille lampes, le grand lustre qui pèse une tonne et demie, et le fameux projecteur qui dessine, avec indiscrétion, un cercle de lumière autour des duos d’amour. “Sans nous, pas d’opéra”, assurent les électriciens. Dans Fidelio, de Beethoven, il faut éclairer le cachot où trépasse le malheureux époux de Léonore. On entend alors le régisseur crier à l’homme du projecteur : “Vous me ferez un bleu sale, que cela donne gluant !” Aussitôt, de troubles lueurs moisissent sur les murailles de la prison.

Mais tout n’est point truquage et toc. Les cloches du Prince Igor et de Parsifal pèsent, respectivement, quatre cents et six cents kilos. En hiver, on brûle quatre tonnes de charbon par jour pour chauffer le théâtre, et le pompier de service m’a révélé que pour lutter contre l’incendie, la Monnaie disposait de trente-huit prises d’eau, de douze avertisseurs, de douze échelles et de vingt et une sortie de secours.

Le premier théâtre de la Monnaie, qui devait flamber en 1855, fut bâti à l’aube du XVIIIe siècle, à l’emplacement même qu’occupe celui d’aujourd’hui. C’était alors un immense terrain vague, où broutaient ânes et chèvres, entre les ruines d’un couvent de dominicains. La construction coûta dix-huit mille florins, qui étaient devenus un million deux cent quatre-vingt-cinq mille francs lorsque le feu détruisit l’édifice.

La Monnaie fut, dès ses origines, un opéra d’avant-garde. En 1707, elle monta Bellérophon, que décrit, en ces termes, un chroniqueur de l’époque : “Il y avait une grande trappe, une grande roue, qui sert à la lever, trois monstres qui se placent dessus , le temple de la Gloire, l’autel du sacrifice, la chimère et deux culottes de peau pour les hommes qui vont dedans, la victime en peau de veau, trois chars avec leurs cordages, les ponts sur lesquels passent Pallas et Bellérophon, sans omettre le cheval Pégasse qui traverse les airs grâce à un contrepoids.

On signait alors d’étonnants contrats. Jean-Baptiste Meeûs, propriétaire du theâtre, le louait à la troupe Jean-Richard Durant, moyennant des arrhes qui consistaient en : “Deux pièces de vin de Bourgogne, qui seront délivrées au propriétaire a son apaisement (sic) en nature ou en valeur.” Le 22 mars 1870, la Monnaie créait Lohengrin, dix-sept ans avant Paris, et c’est en 1880, devançant une fois de plus Paris de quatre années, qu’elle représenta Hérodiade.

© GOB

Après la guerre, sous la direction de Corneil de Thoran, l’opéra monta cent trente-neuf créations dont quarante-quatre oeuvres belges. Corneil de Thoran est un grand monsieur, très fin, au long nez émacié, humant, délicat. A peine gravées dans ce visage de bénédictin, des rides menues en accentuent le charme. Il a le geste calme et précieux, porte des cravates en soie et travaille tard dans la nuit. Ses projets pour la saison 1950 ? La Bovary d’Emmanuel Bondeville, Jeanne au bûcher de Honegger, Macbeth de Verdi, le Mariage de Télémaque de Jules Lemaître et The Rake’s Progress de Stravinsky. Corneil de Thoran est assisté par Robert Ledent, dont il convient de dire grand bien. Robert Ledent a une face triangulaire, mobile, piquetée d’yeux d’écureuil et surmontée d’une tignasse rebelle à toute discipline. Très jeune, très audacieux., il croit à l’avenir de l’opéra. Robert Ledent, embossé derrière des monceaux de paperasses, dans un bureau étroit comme une casemate, me mitraille de chiffres : “On prétend que les nouvelles générations boudent l’opéra ? – Faux, archi-faux : du premier octobre 1949 au premier février 1950, nous avons délivré dix mille cinq cents billets d’étudiants, soit trois mille cent de plus qu’en 1948-1949. Nous jouons trois cent trente jours sur trois cent soixante-quatre, et la moyenne des spectateurs est de neuf cents par représentation. Alors ?”

Le petit cigare noir de Corneil de Thoran monte et descend en signe d’approbation, tandis qu’à la fumée se mêlent des volutes de valses. Ne répète-t-on pas une opérette où Strauss père et fils font tourner de jolies Viennoises ? On s’imagine, parfois, que si la Monnaie demande des subsides, c’est uniquement pour jouer Faust, Mignon ou Lakmé. Le problème est plus complexe et plus ample. En fait, ce théâtre devrait être considéré telle une vaste et nécessaire académie d’art lyrique.

La culture musicale n’exige-t-elle pas la représentation d’oeuvres oubliées, aussi bien que celle de livrets et de partitions inédits ? A moins d’admettre que la Belgique devienne une quelconque Béotie standardisée et mécanisée, ne faut-il pas qu’artistes et public puissent voir et entendre de temps à autre le Mariage secret de Cimarosa, Céphale et Procris de Grétry, ou le César de Haendel, tout en suivant de près les opéras écrits les opéras écrits par les contemporains ? En dehors des quelque cinquante titres du répertoire, la Monnaie fait un effort admirable pour doser l’ancien et le neuf. Elle n’hésita pas à offrir à ses fidèles les plus audacieux opéras du siècle, en mettant à l’affiche les Benjamin Britten, les Honegger, les Alban Berg, les Gottfried Einem, les Richard Strauss. Aussi longtemps qu’on ne voudra pas admettre que la Monnaie est une indispensable école d’art, son sort demeurera précaire et sa cause ignorée ou mal comprise par l’opinion, la presse, les milieux politiques. Oublie-t-on qu’on forme à l’opéra, sur la scène ou dans les ateliers, des chanteurs, des danseurs, des chefs d’orchestre, des artisans spécialisés, des couturières, des électriciens, des metteurs en scène, des peintres de décors ?

© lesoir.be

On demande à tout ce personnel des efforts inouïs et aussi mal rétribués que possible. En avril 1950, par exemple, les artistes furent payés en trois fois, au fur et à mesure des recettes.

Les avatars, qui ne font pas honneur à la Belgique, méritent d’être comparés à la situation des opéras étrangers. Sait-on qu’en 1950, la Scala de Milan reçoit sept cent millions de subsides annuels récoltés grâce à une taxe de deux pour cent frappant tous les autres spectacles théâtraux, sportifs et cinématographiques ? L’opéra de Budapest, dont l’activité est rigoureusement semblable à celle de la Monnaie, dispose d’un personnel presque double : huit chefs d’orchestre, cent dix instrumentistes, soixante-deux solistes, un chœur de cent dix exécutants et un corps de ballet de cinquante-quatre sujets.

En 1950, nous écrivions : “Ce n’est évidemment pas à coups d’expédients que l’on renflouera la Monnaie. Lorsque, le 6 juin la concession accordée à M. Corneil de Thoran vint à expiration, un autre candidat se présenta. Il était directeur de casino et avait imaginé une formule mirobolante : ouvrir une salle de jeu au palais d’Egmont. Ses bénéfices auraient permis de subventionner la Monnaie. D’autres bons esprits suggérèrent de supprimer les Opéras de Verviers, de Gand, de Liège, pour concentrer tous les efforts sur ceux de Bruxelles et d’Anvers.

En 1946, M. Corneil de Thoran et ses collaborateurs s’étaient engagés à faire quatorze millions de recettes annuelles. Ils ont, en 1950, dépassé ce chiffre d’un gros million.

Le méthodes publicitaires de la Monnaie datent du temps des fiacres et des becs Auer. Jamais une affiche illustrée, rien que de mornes placards jaunâtres et aussi avenants que la première page du Moniteur.

Mais il ne suffit  pas d’attirer le public. Ce dernier n’est-il pas heurté par le caractère désuet et parfois impayable de certains décors et de maints artifices scéniques qui éblouissaient les foules… en 1875 ? Il faut donc poursuivre l’effort entrepris pour renouveler la présentation des œuvres du répertoire. La Monnaie n’a-t-elle pas modernisé en 1949, la mise en scène, les décors et les costumes des Noces de Figaro, de Lohengrin, de Tosca, de Carmen et de Lakmé ?

L’extérieur même du bâtiment devrait, lui aussi, subir quelques améliorations. Pourquoi ne pas décaper toute la façade pour remettre au jour la pierre naturelle combien plus jolie que le plâtre crémeux et crasseux qui la recouvre ? M. Corneil de Thoran, qui est propret comme pas un, voudrait même que soient supprimés les deux urinoirs encastrés dans le théâtre, l’un rue des Princes, l’autre, rue de la Reine. Le 17 octobre 1949, il écrivait à M. van de Meulebroeck : “La disparition  de ces édicules s’impose en vue d’éviter que des relents pestilentiels et des odeurs nauséabondes ne se dégagent aux abords immédiats du théâtre. De plus, la plus grande partie des usagers de ces déversoirs publics est composée d’individus interlopes qui se livrent à des exibitions.” M. de Thoran est un petit délicat, mais qui lui donnerait tort ?

Oserait-on traiter de mégalomane l’administration de la Monnaie, parce qu’elle voudrait acquérir deux machines à écrire ? Elle n’en possède qu’une, préhistorique, et elle loue une vieille machine additionneuse à main. En 1950, le theâtre n’est même pas équipé d’un appareil enregistreur sur bandes, et il doit en emprunter un lorsqu’il en a besoin. Les chaudières, également antédiluviennes, devraient être remplacées. Faut-il révéler que le menuisiers chargés de construire les décors font encore tout ce travail à la main, comme en 1830 ?

Pelleas et Mélisande © lamonnaiedemunt.be

Sous prétexte d’économies, voilà où vont se nicher de nombreuses et d’invisibles dépenses, qu’un rééquipement sérieux de théâtre permettrait de résorber. Ce n’est, par exemple, qu’en 1949 que la Monnaie put acheter un tracteur et des remorques pour le transport de ses décors. En 1947, une firme particulière accomplissait ce travail moyennant cent soixante deux mille francs. Grâce au matériel de la maison, ces frais tombère·nt à quatre-vingt-sept mille francs. On estimait en 1950 que pour permettre à la Monnaie de remplir son rôle avec éclat, il faudrait cinquante-cinq millions par an. […]

Jo Gérard


Ouvrage épuisé @ CP

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : transcription, partage, édition, correction et iconographie | sources : GERARD Jo, La franc-maçonnerie en Belgique (Bruxelles : Edition J.M. Collet, 1988) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : carte postale représentant la façade principale du théâtre de la Monnaie © Régie des bâtiments (BE) ; l’atelier de couture © dhnet.be ; Corneil de Thoran © GOB ; l’opéra est une académie © lesoir.be ; Pelleas et Mélisande © lamonnaiedemunt.be.


Plus de scènes en Wallonie…

LE BRUN : Sans titre (2002, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

LE BRUN Olivier, Sans titre

(photographie argentique, 40 x  50 cm, 2002)

L’activité photographique d’Olivier LE BRUN est menée en parallèle à une activité de consultant socio-économiste et d’enseignant chercheur dans les universités de Louvain (Belgique), du Sussex (UK) et de Nanterre (France).

Son travail l’a amené à effectuer de nombreux voyages durant lesquels ses temps libres étaient consacrés à la découverte du monde, accompagné de son fidèle Leica argentique. Olivier Le Brun a publié de nombreux ouvrages, notamment aux éditions Yellow Now et Esperluète.

“Comme un révélateur, c’est l’imaginaire de l’enfance qui nous accompagne, le plaisir du jeu gratuit que j’ai collecté sur une vingtaine d’années dans tous les coins de la planète.” (O. Le Brun)

“Nous sommes ici dans l’école primaire de Pouvourville. Pendant plusieurs années je suis venu y présenter des photographies d’Afrique invitant les enfants à les commenter par écrit. J’ai saisi ces occasions pour me mêler à la vie de l’école J’y ai capté la joie de ce groupe de copines dansant bras dessus bras dessous.” (O. Le Brun)

Cette photographie fait partie du livre Jouer ! (Esperluète éditions, 2020).

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Olivier Le Brun ; esperluete.be  | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

Découverte de la tombe de Thoutmosis II

Temps de lecture : 7 minutes >

[SCIENCE-ET-VIE.COM, 21 février 2025] Le vent soulève des tourbillons de sable sur le site de Deir el-Bahari, en Haute-Égypte. Sous ces dunes millénaires, un nom surgit des profondeurs du temps : Thoutmôsis II. Longtemps éclipsé par sa célèbre épouse, la reine Hatchepsout, ce pharaon méconnu refait surface grâce à une découverte archéologique majeure.

Les parois rocheuses de la montagne thébaine abritent encore des secrets vieux de 3 500 ans. À l’ombre des temples colossaux de Louxor, un tombeau scellé depuis des millénaires vient de livrer son identité : Thoutmôsis II. Son règne, court et effacé des annales officielles, semblait condamné à l’oubli. Aucun grand monument à son nom, aucune inscription célébrant ses victoires, et une sépulture que l’histoire semblait avoir effacée. Pourtant, la découverte de sa tombe bouleverse cette vision.

Un roi effacé par l’histoire

Thoutmôsis II, quatrième souverain de la XVIIIe dynastie, a régné entre 1493 et 1479 av. J.-C.. Fils de Thoutmôsis Ier et de la reine secondaire Moutnofret, il a accédé au trône en épousant Hatshepsout, sa demi-sœur, issue de l’union royale principale. Peu de monuments portent son empreinte : il a supervisé quelques constructions modestes à Karnak, Elephantine et en Nubie (Semna et Kumma), mais la plupart de ses réalisations ont été éclipsées par celles de sa femme et de son fils.

Militairement, il est crédité d’avoir réprimé des révoltes en Nubie et au Levant, mais les campagnes semblent avoir été menées par ses généraux plutôt que par lui-même, laissant planer le doute sur son réel pouvoir. Son état de santé dégradé, attesté par l’examen de sa momie (corpulence maigre, peau marquée de lésions), renforce l’idée d’un règne sous influence, où Hatshepsout aurait joué un rôle politique majeur dès le vivant de son époux.

La redécouverte de sa tombe remet en question cette image de souverain effacé. Les fragments d’albâtre retrouvés dans la sépulture portent son cartouche royal “Aakheperenre“, confirmant son statut de pharaon à part entière. La présence de passages du Livre de l’Amduat sur les parois prouve qu’il bénéficiait du rituel funéraire réservé aux rois du Nouvel Empire. Le plafond peint en bleu étoilé se trouve similaire à celui des sépultures de Thoutmôsis III et Ramsès VI. Il témoigne de son importance au sein du panthéon royal. Pourtant, son héritage a été largement effacé après sa mort. Hatshepsout, qui s’est proclamé pharaon, a fait modifier les inscriptions en remplaçant son nom par le sien, tandis que Thoutmôsis III, en quête de légitimité, a poursuivi ce travail d’effacement. Cette volonté de le faire disparaître des annales officielles explique pourquoi sa tombe est restée méconnue jusqu’à aujourd’hui.

Une sépulture énigmatique : un tombeau vidé, mais pas pillé

Lorsque les archéologues ont pénétré dans la tombe, une surprise de taille les attendait : la chambre funéraire était vide. Pas de sarcophage, pas d’or, pas de mobilier funéraire. Pourtant, elle n’avait pas été pillée, mais volontairement vidée. Selon les premières analyses, la tombe a subi une inondation catastrophique peu après l’enterrement de Thoutmôsis II. Située sous une ancienne chute d’eau, elle s’est remplie de boue et de gravats. Cela oblige les prêtres à déplacer son corps et ses offrandes vers un autre tombeau.

Cette hypothèse est corroborée par la découverte de fragments de vases funéraires portant son nom, brisés lors du transfert de la dépouille. Selon The Guardian, Piers Litherland, archéologue britannique, explique : Ce n’est que progressivement, à mesure que nous avons passé au crible tous les matériaux – des tonnes et des tonnes de calcaire brisé – que nous avons découverts ces petits fragments d’albâtre, qui ont donné leur nom à Thoutmosis II.”

Où repose donc réellement Thoutmôsis II ? Sa momie, retrouvée en 1881 dans la cachette de Deir el-Bahari aux côtés d’autres pharaons, pourrait ne pas être la sienne. Les nouvelles analyses suggèrent un second déplacement du corps. Si un deuxième tombeau intact existe, il pourrait receler des trésors inestimables et bouleverser notre compréhension des rites funéraires du Nouvel Empire. Mohsen Kamel, directeur adjoint des fouilles, s’enthousiasme : La possible existence d’une seconde sépulture encore inviolée est une perspective fascinante. Nous pourrions découvrir des objets d’une valeur inestimable et obtenir des indices sur la façon dont Thoutmôsis II a été perçu après sa mort”.

Une pièce manquante dans l’histoire des Thoutmosides

La dynastie des Thoutmosides est l’une des plus influentes de l’Égypte antique. Thoutmôsis II, souvent relégué au second plan, se retrouve aujourd’hui au centre d’une période de transition clé. Son fils, Thoutmôsis III, deviendra l’un des plus grands conquérants du pays. Mais des luttes internes marquent son ascension.

Les relations entre Thoutmôsis II, Hatshepsout et leur fils étaient complexes. Officiellement, Thoutmôsis III était l’héritier légitime, mais il était encore enfant à la mort de son père. Hatshepsout a donc pris le pouvoir, non comme régente, mais comme souveraine à part entière. Elle a écarté le jeune prince et a régné plus de vingt ans, bâtissant des temples grandioses et menant des expéditions commerciales florissantes.

Pourquoi Thoutmôsis II n’a-t-il pas laissé de trace plus marquante ? Était-il trop faible pour régner seul ? A-t-il été manipulé par son entourage ? La prise de pouvoir d’Hatshepsout interroge : était-elle prévue dès le vivant de Thoutmôsis II, ou imposée après sa mort ? Les vestiges de sa sépulture pourraient livrer des indices cruciaux sur son influence et l’équilibre des forces à la cour. La question de savoir dans quelle mesure Hatshepsout a remodelé l’histoire pour légitimer son règne reste l’un des grands mystères que cette découverte pourrait enfin éclairer. Piers Litherland souligne : Cette découverte nous permet d’explorer une période clé de l’histoire égyptienne. La question de la transmission du pouvoir entre Thoutmôsis II, Hatshepsout et Thoutmôsis III est plus complexe qu’on ne l’imaginait”.

Un fantôme qui refait surface

Ainsi, pendant des millénaires, Thoutmôsis II a été une ombre, un pharaon sans visage sans héritage visible. Un roi dont le nom ne résonnait qu’en marge des grandes figures de l’Égypte antique. Son règne, jugé trop bref pour marquer l’histoire, s’était dissous dans l’ombre de ceux qui l’ont suivi. Pourtant, la mise au jour de sa tombe vient renverser cette perception. Ce souverain, que l’on croyait relégué à un rôle de transition, retrouve aujourd’hui une place au cœur des débats historiques.

Mais cette redécouverte ne se limite pas à réhabiliter un pharaon oublié. Elle pose une question plus large. Combien d’autres rois, effacés par le temps ou par la volonté de leurs successeurs, attendent leur redécouverte ? L’histoire officielle de l’Égypte antique repose sur des récits écrits par ceux qui ont triomphé. Si une sépulture intacte de Thoutmôsis II venait à être retrouvée, elle pourrait remettre en cause notre compréhension de cette dynastie. Elle révèlerait une version alternative du passé, jusque-là dissimulée sous les sables de la Vallée des Rois.

Laurie Henry


Vestiges de jarres en albâtre portant le nom du défunt. ©Ministère égyptien du Tourisme et des Antiquités

[RTBF.BE, 20 février 2025] La tombe du roi Thoutmosis II a été mise au jour à l’ouest de la célèbre vallée des Rois. Selon les autorités égyptiennes, c’est une première depuis la découverte de la tombe de Toutankhamon, il y a un siècle. Dimitri LABOURY, Professeur d’histoire de l’art, archéologie, histoire et histoire des religions de l’Égypte pharaonique à l’Université de Liège explique la portée de cette découverte dans Le Monde en direct.

Dimitri Laboury s’est rendu à plusieurs reprises dans cette région d’Egypte. “Il y a peu de tombes de rois de l’Egypte ancienne que nous n’avons pas encore identifiées. Pour l’époque qui nous concerne – la deuxième moitié du deuxième millénaire avant notre ère – il en restait deux“, explique l’égyptologue.

Cela faisait un siècle qu’aucune tombe royale n’avait été découverte. Malgré son importance, cette trouvaille est jugée moins spectaculaire que celle de Toutankhamon, il y a 100 ans. “La tombe est relativement petite et a probablement été vidée à plusieurs reprises et saccagée par des intempéries“, précise Dimitri Laboury.

Les archéologues espèrent que la momie pourrait avoir été réenfouie pas loin. Une momie étiquetée au nom de Thoutmosis II existe cependant déjà. Il est donc probable qu’on ait déjà cette momie. Malgré tout, il y a une multitude de petites choses intéressantes d’un point de vue historique et archéologique dans cette tombe“, ajoute-t-il.

Thoutmosis II

Il était l’époux et demi-frère de la reine Hatchepsout, sans doute un peu plus connue que lui. “C’est un roi qui a régné très peu de temps, trois ou quatre ans. Il est très probablement décédé avant l’âge de 20 ans. Il a dû épouser sa demi-sœur pour des questions de succession et c’est elle qui s’est occupée de son inhumation. La reine Hatchepsout est devenue célèbre en raison de son statut unique de femme et de reine régnante, une rareté dans l’histoire des royautés“, précise Dimitri Laboury.

L’égyptologie “moderne”

En général, les égyptologues n’aiment pas qu’on leur demande s’il reste encore des trésors enfouis sous le sol égyptien. “C’est difficile de pronostiquer des résultats de fouilles à l’avance même si on cherche toujours avec des objectifs particuliers qui sont connus avant d’ouvrir le terrain. Cependant, l’Egypte ancienne est une civilisation qui, pendant trois millénaires, a essayé de laisser une trace pérenne et des monuments conçus pour l’éternité. La plupart des grands sites ont été découverts dès le début du 19e siècle mais force est de constater qu’il y a de nouvelles découvertes quasiment tous les trimestres. Les trouvailles sont peut-être moins spectaculaires qu’un grand temple caché, des pyramides ou le trésor de Toutankhamon, mais on trouve des choses très fréquemment“, explique Dimitri Laboury.

L’archéologue se pose de nouvelles questions aujourd’hui. Sur base du même matériel, l’analyse n’est plus faite de la même manière. “Toutes les sciences historiques évoluent avec la société qui les porte. Par exemple, en ce début de 21e siècle, on s’intéresse aux changements climatiques dans l’Antiquité. On se rend compte qu’ils ont joué un rôle important dans l’effondrement de la période de gloire de la civilisation pharaonique. On s’intéresse aussi beaucoup plus aux figures féminines qu’auparavant. […] On réinterroge les matériaux archéologiques à l’éclairage de nouvelles questions. On s’intéresse plus aux épidémies depuis le covid également“, ajoute-t-il.

Les autorités égyptiennes

Ce ne sont ni les archéologues ni les équipes britanniques qui ont annoncé la découverte de la tombe de Thoutmosis II. Aujourd’hui, ce sont les autorités égyptiennes qui décident du moment et de la manière de révéler une telle trouvaille. “Quand on signe des contrats de fouilles, il y a une clause qui précise que les découvertes majeures ne peuvent pas être médiatisées sans l’aval du Ministère qui distille ces informations à espaces réguliers. Ça permet d’entretenir l’intérêt du grand public pour l’égyptologie qui permet d’alimenter le secteur du tourisme en Egypte. […] En réalité, ça fait deux ans que cette tombe a été découverte“, conclut Dimitri Laboury.

Audric De Tuez


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LEMAIRE : La venue des barbares (2018-2023, Artothèque, Lg)

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LEMAIRE Guy, La venue des barbares

(photographie retouchée, 40 x 40 cm, 2018-2023)

Autodidacte malgré un bref passage à l’ESA Saint-Luc de Liège, Guy LEMAIRE (né en 1954) est un peintre, photographe, sculpteur et vidéaste, qui a été baigné très jeune dans l’univers artistique. Son travail est influencé par des photographes comme Witkin, Mapplethorpe, Gatewood. Il s’intéresse aux mondes undergrounds, aux gens qui vivent en marge de la société, ainsi qu’aux arts primitifs (principalement l’art aborigène). Sa peinture s’apparente au néo-expressionisme allemand, avec de nombreuses références tribales.

Il a fait de nombreuses expositions, en Belgique et à l’étranger (Tokyo, Cologne, Milan, Amsterdam…) et est présent dans différentes collections (Cabinet des Estampes de la BNF à Paris, Collection Paul Harden (Saatchi & Saatchi) et Musée Ken Damy à Milan).

Défenseur des libertés individuelles, opposé à toute censure, et désireux de montrer toutes les facettes du monde dans lequel on vit, Guy Lemaire photographie des personnes qui ont des modes de vie “différents” de la société bien-pensante. Par ailleurs très intéressé par les rites tribaux, il s’est intéressé à l’art du shibari qui, avant de devenir une pratique à connotation sexuelle dans notre société occidentale, est un art martial japonais. Ces photographies constituent une grande partie de son travail.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Guy Lemaire ; youtube.com  | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

KLINKENBERG : Culture libératrice ou culture libertarienne ? (2025)

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[LALIBRE.BE/DEBATS, 12 mars 2025] La rubrique Débats de La Libre vient de publier un texte intitulé “La culture ne devrait pas grimper par subsides, mais s’élever par plébiscite” (8 mars 2025). La culture a sauvé sa vie, nous explique son auteur, en lui permettant de comprendre le monde. Comment ne pas applaudir ? Nous sommes nombreux à avoir fait les mêmes expériences, et j’ai eu le plaisir tout personnel de constater que j’ai vibré aux mêmes textes que lui. Mais on est bien étonné quand il nous explique ce qui relie secrètement ceux-ci : serait-ce la passion du style ? la pénétration psychologique ? le coup d’œil sociologique ? Non : “Ces œuvres n’ont pas eu besoin d’un gouvernement ou d’un ministre de la culture pour exister.

© tract-linguistes.org

À partir de ce constat, l’ode à la culture se mue en une véritable charge contre la “culture subventionnée” : une culture élitiste “arrosée par l’argent public” ; une culture dont les acteurs vivraient “dans un entre-soi confortable“, “se félicitant mutuellement d’être financé par l’État plutôt que d’être acclamé par le public.” Et se profile ainsi un monde où l’artiste doit pour percer “ajuster son œuvre à des critères politiques et idéologiques“, séduire “un comité ministériel” et obéir à un “cahier des charges bureaucratique.” Je dois commencer par rassurer l’auteur. Ce qu’il décrit n’existe tout bonnement pas dans le pays où nous vivons, lui et moi : la Belgique francophone.

Je ne puis certes témoigner que de quelques modestes expériences de la “culture subventionnée” de ce pays : dix années à la Commission d’aide à l’édition, vingt autres à la Commission des lettres, quarante au Conseil de la langue française. Toutes charges exercées bénévolement, à titre de service à la communauté, en marge de ma carrière de chercheur.

Prenons pour seul exemple la Commission des lettres. Son travail consiste principalement à attribuer des bourses permettant à des écrivains et écrivaines d’être soulagés, un mois ou deux et quelque fois davantage, de leurs charges quotidiennes de façon à leur permettre de mener à bien leur œuvre dans les meilleures conditions ; à sélectionner les textes qui représenteront la littérature de notre Communauté dans les pays où l’on s’intéresse à nous ; à évaluer des projets éditoriaux risqués.

Sont-ces des “fonctionnaires” qui opèrent ces choix ? Non : on ne trouve dans cette Commission que des citoyens comme moi, représentant un éventail de profils et de sensibilités très diversifié : des auteurs et autrices ; des représentants des associations professionnelles (d’écrivains, de l’édition), des universitaires ayant fait de la culture leur objet de recherche et offrent leur expertise à la collectivité… À elle seule, cette diversité interdit que la créativité encouragée puisse être orientée par quelque critère idéologique. Au contraire, elle rend les membres de la Commission et celles et ceux qu’elle soutient témoins et acteurs des tensions inhérentes à la création. Elle les préserve de l’encroûtement et les pousse à être sensibles aux “attentes culturelles de l’époque“, qui seraient parait-il boudées par la culture subsidiée. Et, loin de les inciter à vivre dans un entre-soi, tend à les rendre pleinement acteurs de la société. Et jamais — je dis bien : jamais — un ou une ministre de la culture n’a interféré dans notre travail pour imposer ses vues.

On devrait donc sourire devant le tableau brossé, en l’attribuant généreusement à un enthousiasme frôlant la naïveté. Comme on devrait sourire devant une certaine conception romantique de la création, où l’artiste est génial parce que maudit, innovant parce que misérable : “L’histoire nous enseigne que c’est la contrainte et la nécessité qui forcent la créativité.

Mais non : nous ne pouvons pas sourire.

Derrière les critiques adressées à une culture vivant de subventions se profile en effet une conception politique de la culture. On se souviendra qu’un président de parti belge a récemment fait savoir qu’il verrait bien disparaitre chez nous le Ministère de la culture (il n’y a pas de tel Ministère aux États-Unis, et la culture étasunienne domine pourtant le monde, nous expliquait-il…). Dans cette conception, on verrait la culture débarrassée de la “tutelle étatique“, ses ressources pouvant à la rigueur provenir du mécénat privé, mais on verrait surtout ses critères de qualité désormais définis par le seul audimat.

Non, nous ne pouvons pas sourire. Car une révolution culturelle a lieu, des deux côtés de l’Atlantique. Elle correspond à un plan cohérent, où les secteurs publics se voient dénier toute légitimité, que ce soit dans la culture ou dans la science. Des deux côtés de l’Atlantique, on oppose les prétendus privilèges d’une “poignée d’initiés” au vrai peuple. Ce peuple à qui les oligarques prétendent rendre sa dignité, mais en lui vendant ce temps de cerveau disponible qui lui permettra d’audimater à qui mieux mieux.

His dark Materials (2019) d’après Philip Pullman © imdb.com

Bien sûr, c’est du côté occidental de l’Atlantique que cette révolution culturelle se manifeste aujourd’hui de la manière la plus spectaculaire. Nous y voyons, éberlués, un gouvernement sabrer chaque jour dans les programmes culturels, mais aussi dans les programmes de recherche, les programmes d’éducation, les programmes alimentaires ; on l’y voit mettre en place une chasse à la science, sœur de la culture, et à l’esprit scientifique tout court. Et tout cela toujours au nom de la liberté, cette liberté qu’invoquait J.D. Vance pour critiquer une Europe ne s’ouvrant pas assez aux partis liberticides. Et s’il est trop facile d’évoquer 1984, cette terrifiante parabole où les mots sont pervertis, on ne peut être que frappé par le fait que la trumpienne traque aux sorcières (“Prendre les mesures appropriées pour corriger les fautes passées du gouvernement fédéral“) est programmée dans un décret prétendant “Rétablir la liberté d’expression et mettre fin à la censure fédérale.” On frémit donc quand on voit la notion de culture être associée à celle de liberté, quand on sait comment ce mot est aujourd’hui détourné de son sens noble, dans un tour de passe-passe orwellien.

Car si c’est du côté américain que cette révolution culturelle-là se fait le mieux voir, elle a commencé aussi chez nous, et l’opposition que d’aucuns établissent entre la culture qui sait se vendre et une culture élitiste déconnectée du réel participe de cette acclimatation. Au moment où le président des États-Unis demande à la nouvelle ministre de l’Éducation, Linda McMahon, de démanteler son ministère — ce qui pourrait donner des idées plus grandioses encore à ceux qui entendent démanteler chez nous celui de la culture —, il est temps de nous opposer, à notre niveau, à un mouvement dont l’aboutissement, l’histoire nous l’a appris, est l’abolition du savoir, de la culture et, in fine, de la vraie liberté : non celle de quelques-uns, mais celle de toutes et tous.

Jean-Marie Klinkenberg, Membre de l’Académie royale de Belgique


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RENARDY : Sans titre (2022, Artothèque, Lg)

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RENARDY Lisbeth, Sans titre

(digigraphie, 40 x  30 cm, 2022)

Née à Liège en 1980, Lisbeth RENARDY a effectué ses études d’illustration à l’ESA Saint-Luc, dans sa ville d’origine. En 2010, lauréate du concours de la FWB, elle effectue un séjour de recherche graphique au Canada.

Dès 2003, elle publie son premier album pour la jeunesse chez Alice Éditions. Elle compte aujourd’hui une dizaine de livres à son actif et est reconnue comme une valeur montante de l’illustration jeunesse en Belgique.

Cette illustration est issue de la série “La collection”.

L’univers de Lisbeth Renardy est marqué par la rêverie et la nature. L’artiste met volontiers en scène des animaux, anthropomorphisés ou non, exposés à des univers sauvages a priori inconnus, à différentes émotions et à des situations inédites dont ils doivent se dépêtrer. 

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Lisbeth Renardy ; poissonsoluble.com | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

AI Slop : ce phénomène créé par l’intelligence artificielle nous amène-t-il vers un “internet zombie” ?

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[RTBF.BE, 21 février 2025] L’intelligence artificielle envahit de plus en plus notre monde et brouille les frontières entre réel et imaginaire. Un phénomène relativement nouveau inonde internet : l’AI Slop. Pour le moment sans contrôle, il menace notre confort numérique. Explications dans Matin Première. 

L’AI Slop se manifeste sur de nombreux sites que vous consultez peut-être tous les jours comme Pinterest. Cette plateforme d’inspiration fait défiler sous vos yeux des images selon vos centres d’intérêt – cuisine, mode, dessin, photo, coiffure, déco – et vous épinglez celles qui vous plaisent dans des tableaux dédiés qui ne sont qu’à vous, qui sont publics ou privés, sortes de vision boards de votre vie rêvée : que ce soient des idées de vêtements “vintage pour l’hiver”, ou des idées pour décorer vos toilettes avec du papier-peint. Bref, Pinterest c’est une petite bulle tout à fait superficielle et confortable dans laquelle se lover quand le monde va mal. Mais cette bulle ne protège plus sur Pinterest : la plateforme est en train de muter sous nos yeux. Les photos de déco se ressemblent de plus en plus, les modèles maquillage ou coiffure ont la peau et la beauté trop lisse. Même les recettes : les assiettes remplies de pâtes sont désormais irréelles.

Internet gangréné par les images produites par l’IA

En effet, Pinterest est gangrené par les images générées par l’IA. 70% des contenus sur la plateforme sont faux aujourd’hui. C’est la directrice créative d’une agence de pub qui l’affirme dans une enquête menée par le Figaro. Elle le sait car au sein de son agence elle-même, on fournit de plus en plus d’images produites par IA. C’est tellement moins cher et plus facile que d’organiser une séance photo avec des comédiens.

Des milliers d’utilisateurs se plaignent du même problème sur plusieurs forums Reddit. Une dame parle même des modèles de crochet qui sont maintenant générés par IA. Et donc impossibles à reproduire dans la vraie vie. Les internautes sont en colère, demandent à la plateforme d’instaurer un outil de filtre pour signaler et éviter ces fausses images. Peine perdue semble-t-il pour le moment.

Mais c’est quoi exactement l’AI Slop ?

‘AI’ c’est pour ‘Artificial Intelligence’. ‘Slop’ en anglais désigne la bouillie industrielle que l’on donne aux cochons… L’AI Slop c’est donc l’expression pour nommer cette bouillie d’IA que l’on nous sert sur tous les supports numériques.

© radiofrance.fr

On l’a dit, Pinterest n’est pas le seul site concerné : vous trouverez des vidéos sur YouTube ou TikTok générées par l’IA, souvent pleine d’erreurs et doublée d’une fausse voix, vous tomberez sur de faux sites de recettes, avec des images fake et des instructions où il manque des ingrédients ou qui ne veulent rien dire, on parle même de livres générés par IA, auto-édités puis vendus sur Amazon.

Bref, l’AI Slop, c’est une masse numérique jetable, sans aucune valeur ajoutée, qui est produite à grande échelle avec, derrière, l’intention de faire du profit. L’objectif de ce foisonnement d’images fausses, c’est de nous faire regarder des vidéos ou de nous rediriger vers des sites ‘zéro contenu qualitatif’ mais sur lesquels nous sommes exposés à de la publicité.

Des enjeux financiers pour des créateurs d’images à partir d’IA en Asie

Puisqu’il faut faire du clic, ces faux contenus vont suivre les logiques algorithmiques. Il faut que ça provoque de l’engagement. Les célébrités, les cryptomonnaies, les enfants, les animaux, sont des sujets qui fonctionnent bien. Et d’où viennent ces contenus ? Le site 404 Media a par exemple remonté le fil jusqu’à des internautes en Inde ou d’en d’autres pays d’Asie qui produisent ces images pour se voir rétribuer par le programme Performance Bonus de Facebook. Ils reçoivent quelques dizaines de dollars par image ayant percé et cela peut grimper quand celle-ci devient virale. Et peu importe si l’image et les informations sont fausses.

Le Figaro explique par exemple que le 31 octobre dernier, des milliers de personnes ont afflué dans les rues de Dublin pour une parade d’Halloween… c’était faux. C’est un site créé par IA et sourcé au Pakistan qui avait perçu que c’était un thème qui générait du trafic. Même chose pour un soi-disant feu d’artifice à Birmingham pour le Nouvel An.

Une perte de confiance et un internet à deux vitesses

Face à cet afflux d’images incontrôlées et incontrôlables, il faudra voir si les plateformes vont réagir, imposer un filtre, trier ces images et ces infos. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il faut dire que les internautes postent de moins en moins sur les réseaux et cet afflux d’images artificielles vient donc compenser pour l’instant.

Car les effets pourraient être dévastateurs pour des plateformes abondamment utilisées. Si le slop continue d’enfler, on va d’abord perdre confiance, se méfier de tout et se lasser. Une artiste interrogée par le Figaro explique notamment que pour elle, Pinterest n’est déjà plus un vrai moteur de recherche, fiable, essentiel.

Sur le long terme, deux options s’offrent à nous, engendrant une refonte structurelle d’internet :

      • On naviguerait sur un internet zombie, envahi de contenus irréels dont la masse exponentielle sera alimentée par des IA qui échangeront entre elles et auront leur propre compte sur les RS. On pourrait imaginer alors un internet à deux vitesses, cet internet zombie low cost pour les pauvres, et des espaces de contenus de qualité mais qui nécessitent le temps, les compétences et l’argent pour être trouvés. Autant dire réservé à une classe mieux armée socioéconomiquement ;
      • On connaîtrait un sursaut, un grand ‘non’ généralisé à ces contenus, et des plateformes qui instaurent des filtres. Un retour vers les contenus de référence, comme les médias traditionnels ou les contenus labellisés humains. Une nouvelle ère des blogs et des sites persos, sans algorithmes.

La saturation du slop serait-elle peut-être le sursaut dont on a besoin pour repenser nos usages numériques ?

Marie Vancutsem


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © pplware.sapo.pt ; © radiofrance.fr.


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COLLIGNON, Georges (1923-2002)

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[MUSEEPLA.ULIEGE.BE] Georges COLLIGNON (Flémalle-Haute, 26 août 1923 – Liège, 5 février 2002). Formé à Liège, à l’Ecole du Livre et dans une imprimerie, Collignon est d’abord ouvrier typographe. Il entre aux cristalleries du Val Saint-Lambert comme dessinateur exécutant et, parallèlement, suit les cours de dessin à l’Académie de Liège en soirée. Afin d’échapper au travail obligatoire en Allemagne, il s’inscrit aux cours de jour de 1942 à 1945. C’est grâce à Auguste Mambour, son professeur, qu’il sent naître sa vocation d’artiste. Dès l’immédiat Après-guerre, il est actif dans des groupes d’avant-garde : Réalité-Cobra (1949), la Jeune Peinture Belge (1945-1948) et Art abstrait (1952-1956). Il obtient le Prix de la Jeune Peinture Belge (1950) et le Prix Hélène Jacquet (1952). Collignon participe à la plupart des expositions de l’APIAW, de 1946 à 1964, il présente aussi des expositions personnelles et collectives tant en Belgique qu’à l’étranger dont les Biennales de Sao Paulo (1961) et de Venise (1962, 1970).

Georges Collignon séjourne lontemps à Paris. En 1948, grâce à la bourse du Gouvernement français, il y reste 6 mois. Puis il y habite de 1950 à 1969 et fréquente régulièrement les abstraits Hartung, Jacobsen, Magnelli et Vasarely. Malgré cet éloignement, Collignon reste en contact avec Liège et la Belgique : il est sollicité à plusieurs reprises pour diverses interventions à Liège (immeuble à Droixhe, restaurant de la gare des Guillemins – l’oeuvre est aujourd’hui disparue – Service des Constructions de l’ULg au Sart-Tilman), à Ougrée (hôtel de ville) et à Bruxelles (halls de la RTB-BRT au boulevard Reyers).

Il est difficile de définir la manière de Collignon tant la diversité de l’expression est grande. Le meilleur dénominateur commun à toutes ses expériences serait sans doute la qualité proprement picturale du travail. Qu’il s’agisse d’abstraction ou de figuration à laquelle il revient au milieu des années 1960, ses recherches témoignent d’une sensibilité de la ligne, du rythme et de la couleur qui le place parmi les peintres belges les plus remarquables de son temps.


[HOMMAGE A GEORGES COLLIGNON] Avec Georges Collignon un évènement qui allait être historique s’est déroulé à Flémalle (Liège, Belgique). Nous étions fin des années 40. Dans le monde, une révolution picturale se préparait, mais il était difficile d’en prendre conscience et d’en mesurer toute l’étendue de façon objective. Une sorte de pulsion animait intellectuellement certains artistes en quête de recherche en matière d’art plastique, et elle semblait nécessaire dans le contexte de notre évolution.

Plus rien ne s’était affirmé depuis les obscurs moments de guerre que l’humanité venait de traverser et un manque de contenu intellectuel et spirituel se faisait sentir.

Les plus lucides des artistes cherchèrent une voie nouvelle dans des concepts d’ordre plastique où ils pourraient s’exprimer, tout en restant dans une lignée historique qui faisait suite à l’évolution de l’art moderne.

Par raisonnement et par esprit de synthèse, l’art abstrait, qui avait déjà connu quelques obscurs pionniers (devenus célèbres aujourd’hui) allait s’étendre à travers le monde, telle une vague de fond.

Jamais une telle révolution picturale s’étendant d’un continent à l’autre ne s’était vue auparavant. Georges Collignon était de ceux-là, qui dans son atelier de Flémalle allait produire les premières oeuvres abstraites de notre communauté avant de partir pour Paris. De ce mouvement d’après guerre, Georges Collignon allait être l’égal des plus grands peintres abstraits de ce siècle.

Né créateur, son imagination en a les pleins pouvoirs, il su de rien imaginer un univers de forme et de couleur d’une grande valeur plastique ; il su aussi inventer son langage pictural avec grande clarté. Ses dons de coloriste lui firent découvrir des harmonies chromatiques d’une richesse exceptionnelle qui lui est personnelle.

L’abstraction est sans doute une des plus nobles conquêtes de l’art, elle est, peut-être, la démarche extrême de l’aventure spirituelle, non pour autant vue de manière exclusive, métaphysique ou prophétique, mais pleinement humaine.

Cette réflexion sur l’art abstrait est de monsieur Philippe Roberts-Jones, Secrétaire Perpétuel de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. Je tenais à la citer car elle est toute à l’honneur de Georges Collignon. Il fallait un certain courage intellectuel dans la recherche, fin des années 40, et une intuition particulièrement sensible pour aller à la découverte d’une esthétique nouvelle et surtout d’une nouvelle façon de penser la peinture. Je me souviens d’une phrase qu’il me disait à l’époque et qui semblait l’inquiéter : “L’on peut être sincère et se tromper.” Il fut sincère et ne se trompa pas.

Depuis quelques années déjà, Georges Collignon a changé de voie ; il est revenu à la peinture figurative l’enrichissant de ses expériences dues à l’art abstrait.

Son oeuvre est imposante et ne peut s’oublier; elle tient une place de première importace dans l’évolution historique de l’art de peindre. Le contenu humaniste de cette oeuvre ne peut s’effacer dans le temps.

Léopold Plomteux, Centre Wallon d’ Art Contemporain
de la communauté Française de Belgique


Georges Collignon né en 1923 à Flémalle-Haute (LIEGE) en Belgique. Elève de l’Académie des Beaux-Arts de Liège de 1939 à 1945. Première exposition à la galerie Apollo à Bruxelles en 1946. Membre de l’association Jeune Apollo à Bruxelles en 1946. Membre de l’association Jeune peinture belge et du mouvement CoBrA fondé en 1948. Partage en 1950 avec Alechinsky et Dubosc le prix de la jeune peinture belge décerné pour la première fois, il fait partie du groupe des mains éblouies, à la galerie Maeght de Paris, dans lequel se trouvaient : Alechinsky, Corneille et Doucet.

Georges Collignon créa avec Pol Bury le groupe Réalité CoBrA qui était la première tentative pour défendre et promouvoir l’art abstrait en Belgique. En 1951 il participa à la première exposition du groupe CoBrA à Paris, organisée par Ch. Dotremont et M. Ragon. En 1952, il obtint le prix Hélène Jacquet. En 1955, il fut sélectionné pour le prix Lisbonne et en 1960 pour le prix Marzotto.

Au milieu des années soixante, délivré de l’obscurité et du mystère, Collignon va se déployer dans un luxe de couleurs qu’il n’abandonnera plus ; sûr de lui, il va suivre sa voie avec conviction. Le monde des images qu’il a découvert personnellement, son savoir-faire technique, sa connaissance des couleurs, son sens et son expérience de l’ordonnance spatiale, sont devenus des valeurs sûres, les jalons qui vont baliser son itinéraire.

A partir de 1967, Georges Collignon est revenu à une peinture figurative, cette figuration continuera de s’imposer et débouchera sur une peinture quelque peu mystérieuse, sensuelle, richement décorée de couleurs profondes, d’argent et de feuilles d’or, une peinture au caractère byzantin et surréaliste, la période abstraite (1946-1966) avait pris fin.

La reconnaissance internationale de sa peinture suivait avec sa désignation pour la Biennale de Sâo-Paulo, en 1958 et celle de Venise en 1970. Il a été élu membre de l’académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique en 1975. En 1977, il entre au Grand Orient de Belgique. Il est décédé à Liège le 5 février 2002, à 78 ans.


QUI ÊTES-VOUS GEORGES COLLIGNON ?

Un fort belle histoire… de l’Art qui a commencé en 1939 à l’Académie des beaux-Arts de Liège et qui se poursuit inlassablement. Comment évoquer l’œuvre d’un de nos plus grands peintres belges, alors que les plumes les plus distinguées l’ont fouillée, analysée, aimée – ce qui constitue par ailleurs une bibliographie très intéressante ? En rappelant le plus simplement possible les temps forts de sa carrière. La rencontre avec Paul KLEE, lors d’une visite à la biennale de Venise en 1948, paraît avoir été décisive dans l’engagement du peintre vers l’art non figuratif. Dès ce moment, il commence une oeuvre importante où son exceptionnel don de coloriste est mis en évidence. Sa probité et son amour du beau travail ne l’abandonneront jamais. Sa participation au mouvement CoBrA va le confirmer dans cette discipline et le faire connaître dans le circuit international de l’art. En 1951, Il part pour Paris ety séjournera jusqu’en 1969. Il va tout naturellement avoir sa place dans les plus importants salons d’art abstrait de l’époque, aux côté d’un MAGNELLI, d’un ALECHINSKY, d’un DELAHAUT, d’un BURY… c’est une époque importante.


Du 9 février au 1er mars 1951, se tiendra à Paris, dans la librairie 73, boulevard Saint Michel, une exposition qui groupera des dessins, gouaches et sculptures de Gilbert, Alechinsky, Bury, Claus, Collignon, Jacobsen, Corneille, Osterlin et Tajiri. C’est la première manifestation de CoBrA à Paris ; ce n’est pas la dernière.

Le Petit Cobra N °4 Hiver 50/51

Bazaine pourtant dans son petit livre sur l’art abstrait, a pu, avec une intelligence tres nuancée, situer quelques uns des points de repère de la peinture aujourd’hui.
Aussi bien, si nous avons à CoBrA choisi l’étiquette expérimentale est-ce parce qu’elle ne suppose aucun programme, pas plus qu’elle ne nous en remet simplement à l’aventure. “L’essentiel, dit encore Ragon, c’est d’aller.” Nous sommes allés, nous allons, nous n’avons pas attendu d’êtres arrivés pour partir. Et l’exposition des Mains éblouies a révélé que nous avions ensemble, déja gagné un pas. Ragon ne s’y est pas trompé qui saluait la participation de quatre peintres de CoBrA : Pierre Alechinsky (qui a fait pour Derriere le Miroir des lithographies significatives) ; Georges Collignon, Corneille, Doucet. Ces quatre peintres étaient rassemblés là par hasard : la galerie Maeght s’était adressée à chacun d’eux ; mais ce n’est pas un hasard qu’ils soient rassemblés dans CoBrA, et qu’ils formaient dans une exposition parfois heurtée, un ensemble frappant (notamment dans la salle de la librairie). Nous voulons rappeler l’intérêt que présentaient les envois de Laurent de Brunhojf, Pierre Humbert et Néjad.

C.D., CoBrA n°7, page 26

Il a eu des activités abstrait-constructivistes et aussi des activités CoBrA. Dotremont songe certainement au petit livre Le Crayon et l’Objet, qu’il ne trouva pas sans qualités et dont le texte repris dans le dernier numéro de CoBrA, est signé par Brian Martinoir. Cet auteur wallon traite dans un élan lyrique de l’art abstrait. Faut-il relever l’influence de Bachelard dans ces raisonnements ? La plaquette est rehaussée de gravures de Collignon ; on relève également la présence d’une gouache du même artiste dans le numéro 10 de CoBrA.
Après avoir débuté comme figuratif abstrait, Georges Collignon (né en 1923) opte à partir de la fin des anées quarante pour une abstraction que l’on pourrait qualifier d’esthétique et de poétique. Il est le seul membre du groupe Réalité à s’être manifesté à quelques reprises au sein de CoBrA. Ainsi est-il présent à l’exposition de Liège avec deux peintures, deux gouaches et un monotype. Selon Geirlandt, l’aventure CoBrA aurait permis à l’art abstrait de mieux s’enraciner en Belgique, on assiste par exemple en 1952 à la fondation du groupe Art abstrait que rejoignirent nombre d’anciens membres de la Jeune Peinture belge, dont Collignon.

IIe EXPOSITION INTERNATIONALE D’ART EXPERIMENTAL
Palais des Beaux-Arts de Liège du 6 octobre au 6 novembre 1951
ORGANISÉE PAR LA SOCIÉTÉ ROYALE DES BEAUX-ARTS DE LIÈGE
ET PAR
L’INTERNATIONALE DES ARTISTES EXPÉRIMENTAUX (CoBrA)

Georges Collignon fils a publié un mini-florilège de l’oeuvre de son père et l’intégrale du document est disponible dans notre DOCUMENTA. Cliquez sur l’image pour le télécharger…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : Hommage à Georges Collignon (collection privée) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Georges Collignon fils.


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BELOOUSSOVITCH, Léa (née en 1989)

Temps de lecture : 7 minutes >

[CARREFOURDESARTS.BE, 2022] Léa Belooussovitch (Paris, 1989) s’intéresse au pouvoir des images, qu’elle puise dans le vaste univers de la presse et qui lui dictent ses sujets d’inspiration. Au départ d’images et de documents d’archive qui composent l’histoire collective et sauvegardent la mémoire d’évènements souvent tragiques, elle réalise des dessins aux crayons de couleurs sur un support inhabituel, le feutre de laine. Les caractéristiques de ce matériau influencent inéluctablement le rendu des scènes de guerre, de deuils, de fusillades, d’attentats ou de processions dont elle ne retient que les teintes et la symbolique lourde de sens. Les titres de ses œuvres demeurent tels des reliquats de ces sujets dont le spectateur ne reconnaîtra que formes et couleurs. À chaque dessin son agencement de tons inspirés du réel mais revisité pour basculer dans l’abstraction. Léa joue du contraste entre ces scènes de souffrance et le caractère séduisant et envoûtant de ses dessins.

Une opposition également présente entre la violence des sujets et la douceur du médium textile, traditionnellement associé à la sphère domestique et féminine. C’est particulièrement vrai lorsque la plasticienne utilise des supports comme le velours, la soie ou le satin, dont la brillance et la finesse ne dissimulent pourtant pas les scènes percutantes représentées. La série Facepalm montre des femmes accusées de crimes ou de complicité lors de la prohibition dans les années 1930 à Chicago, dont le geste connu sous le nom de Face (visage) Palm (paume de la main) incarne leur humiliation face aux journalistes à la sortie de leurs procès. Ici encore, Léa gomme le contexte historique et la temporalité des événements par un recadrage en close-up et des retouches. Car l’artiste aime laisser au spectateur un espace pour convier son imaginaire et redonner à ces images leur humanité. Elle porte néanmoins un regard critique sur le voyeurisme des médias et des réseaux sociaux, qui amplifient la position de vulnérabilité des victimes. Elle questionne dans le même temps notre rapport de répulsion/attraction à ces images et vis-à-vis de la violence. Si c’est généralement le vécu d’autrui qui intéresse Léa, au Carrefour des Arts elle avait au contraire réinterprété des images d’archives familiales révélant, comme à son habitude, sa vision personnelle du monde.


[MAMC.SAINT-ETIENNE.FR,2020] Les dessins de Léa Belooussovitch répondent à un même protocole. Elle commence par sélectionner dans la presse ou sur Internet des images qui nous assaillent quotidiennement, liées à des faits d’actualités dramatiques : attentats au Pakistan, scènes de guerre en Syrie… L’artiste se concentre sur la représentation de victimes anonymes blessées ou vulnérables. Léa Belooussovitch soumet ces images-sources à diverses manipulations (recadrage, agrandissement) avant d’entamer leur transfert sur le support du feutre. Ce travail lent et répétitif d’accumulation des traits du crayon de couleur altère l’aspect lisse de la matière et lui confère un volume duveteux.

Les formes qui émergent sont des halos colorés brouillant la reconnaissance de la scène. Dans ce passage du pixel au pigment, la netteté de l’image initiale se mue ainsi en un dessin flou qui semble contenir et atténuer sous sa surface la douleur de la représentation. Le titre de chaque œuvre ancre néanmoins le dessin dans le réel en situant la ville, le pays et la date de l’événement tragique. La bande blanche de feutre laissée vierge en haut du dessin suggère, quant à elle, le recadrage effectué à partir de la photographie d’origine.

Par ce brouillage des repères et cette mise à distance de la violence, Léa Belooussovitch nous interpelle autant sur notre rapport à l’information que sur le voyeurisme, tout en activant notre imaginaire. Le caractère esthétique et sensible, voire sensuel, de ses dessins dissimule sous un voile pudique de douceur la présence/absence de l’humain confronté aux atrocités et aux soubresauts du monde contemporain. Cette démarche vise à démontrer combien, selon les mots de l’artiste, “la violence de l’information a pris le dessus sur l’humanité que l’événement contient”.


Léa Belooussovitch, “Jodhpur, Inde, 23 mai 2018” (2019) © Gilles Ribero

[DANSLESYEUXDELSA.COM, 26 avril 2020] Léa Belooussovitch (…), une artiste dont le travail s’empare d’images médiatiques qui envahissent notre quotidien: celles de faits divers, d’images tragiques ou touchantes. Léa sélectionne des événements où l’humain est vulnérable, central et photographié sur le vif. Elle cherche à questionner notre rapport avec la violence, souvent banalisé par les médias. Son processus de création est fondé sur la recherche et la documentation d’images, qu’elle déconstruit ensuite par une multitude de techniques picturales associées à des supports textiles inattendus. Feutre, velours marbré, satin duchesse autant de matériaux qui accueillent et donnent corps à l’image tout en la modifiant chacune à leur manière. Le sujet cru et violent de ces images s’efface au profit de silhouettes humaines qui frôlent l’abstraction. Un véritable jeu du visible et de l’invisible se crée dans notre regard. Tout au long de la semaine, Léa Belooussovitch nous décrypte ce processus artistique à travers une sélection de ses œuvres !

Pourriez-vous nous faire une petite présentation de vous ?
Je suis née à Paris en 1989. J’ai commencé des ateliers de dessin et peinture vers l’âge de 8 ans, et après mon bac, j’ai fait deux années de prépa artistique (Ecole Estienne et Atelier de Sèvres), à l’issues desquelles j’ai réussi le concours de l’école de La Cambre à Bruxelles. J’y ai étudié dans l’option Dessin pendant 5 ans, et suis sortie avec mon master en 2014. En sortant de l’école, j’ai eu la chance d’être sélectionnée pour plusieurs résidences annuelles d’artiste à Bruxelles : La fondation Moonens, la Fondation Carrefour des Arts, la MAAC. Cela m’a permis de développer mon travail et mon réseau d’une manière très professionnelle. J’ai exposé dans plusieurs lieux d’art en Belgique et en France, et je suis représentée à Paris par la Galerie Paris-Beijing depuis 2017.
Pourriez-vous nous parler de votre travail ?
Je travaille sur la relation que nous entretenons avec les images, par le lien entre violence, humain et imagerie, à travers des questions ou faits sociétaux, des événements. Je travaille principalement avec le dessin, la photographie, la vidéo.
Dans mes dessins au crayons de couleur sur feutre, les images utilisées comme source sont des photographies où l’humain est capturé contre son gré, vulnérable, en situation de souffrance. Scènes de guerres, d’attaques, de sauvetages, d’embrassades… autant d’images où l’émotion est mise en avant dans les médias, pour documenter certains événements.
La recherche d’images et la documentation semblent être un travail conséquent avant l’élaboration de vos œuvres. Comment procédez-vous à ce travail ? Le processus est-il toujours le même ?
Il y a cet attrait pour l’image qui serait allée “trop loin”. Trop loin dans le voyeurisme ou dans la cruauté… Mais aussi dans le rapport physique du photographe au photographié. Car les images que je choisis, dans l’actualité, respectent une certaine logique : il y a toujours une proximité avec le sujet. Ce sont des images de l’ordre du vulnérable, des images volées – les personnes sont photographiées sous la contrainte, elles n’ont pas choisi d’être photographiées. Ce sont des images de l’ordre de la douleur. Je choisis des images qui franchissent un seuil que je définis selon un certain nombre de critères et les transposer sur le feutre, c’est les transposer sur une matière sensible qui est organique, physique. Il s’agit de textile, donc quelque chose proche de nos corps. Et puis, dans le sens où ce sont des images de victimes, de personnes blessées, vulnérables, il y a cette idée de les transposer sur un support qui recevrait cette image de manière protectrice, qui envelopperait la nature de l’image. Enfin, il y a le processus de flou. Le flou est à la fois mental et en même temps il vient d’une technique : le crayon sur le feutre ne fait pas un trait précis et net comme sur du papier.
Le dessin sur textile (feutre, velours) prend une part importante dans vos oeuvres. D’où vient cette envie de travailler ce support, ce textile et qu’apporte-t-il à votre travail ? Comment le travaillez-vous ?
En effet je choisis souvent des matières textiles, en fibres non tissées principalement. Je récolte à l’atelier beaucoup de serpillières, des essuies, des tissus divers, des serviettes en coton, des échantillons de feutrine, des torchons, des lavettes très bas de gamme, que je trouve un peu partout. Il y a l’aspect “nettoyage” que je trouve intéressant, tout comme le fait que ce sont des textiles le plus souvent à usage unique, destinés à être salis puis jetés. J’aime en particulier les fibres non tissées car ce sont des fibres accumulées les unes avec les autres, qui s’agglomèrent, qui proviennent parfois d’un animal, parfois de restes d’autres tissus que l’on jette, et qui ont des propriétés d’absorption intéressantes. L’encre pénètre bien dedans, et quant au crayon de couleur sur le feutre, la réaction est immédiate et plastiquement fascinante.
J’ai aussi travaillé avec du satin et du velours, qui sont choisis pour leurs aspect “noble”. À un niveau plus conceptuel, les tissus que j’utilise sont à envisager comme des récepteurs d’une image ou d’une donnée : ils les reçoivent et leur confère un caractère sensible, sensuel, que l’on a envie de toucher dans certains cas. Ils leurs donnent un “corps”. Il y a aussi cet aspect d’étouffement, d’enveloppement, dans les pièces qui parlent de victimes : les tissus leurs confèrent une sensibilité, un silence et une fragilité. Lorsque je choisis un papier, c’est le même fonctionnement, il doit avoir une raison de servir de support à telle ou telle idée, jusqu’au choix du format, du grammage, du grain, du blanc du papier.
Donnez-nous 5 mots qui définissent votre travail.
Suspend, feutre, couleur, humain, dessin.
Quelles sont vos inspirations ?
Je suis plutôt inspirée par des matières, des tissus, des papiers, les livres que je lis, des écrits ou essais sur le statut de l’image, les rapports à la violence, les sujets qui m’intéressent. Je suis inspirée par toutes les recherches que je fais dans les médias et l’actualité, les articles que je lis, ce que j’entends, ce qu’il se passe dans le monde. Je suis aussi bien sûr inspirée par des artistes et des expositions, parfois des films, des spectacles de danse.
Qu’est-ce qui vous a poussé dans cette voie ?
J’ai naturellement été vers des études artistiques, et je pense que ma formation à La Cambre a été très bonne.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Léa Belooussevitch, Perp Walk (Hair) – detail (2019) © Gilles Ribero | Pour consulter le site de Léa Belooussovitch


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

CONTI : Genesi (2016, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

CONTI Sara, Genesi

(sérigraphie, 44 x cm, 2016) 

Artiste belge d’origine italienne, Sara Conti (née en 1971) est diplômée de l’Ecole supérieure des Arts plastiques et visuels, à Mons.

Elle s’est fait connaître par ses collages urbains de matriochka, distribués de façon métronomique. Titanesque travail esthétique que celui qui va l’occuper plus de dix années durant. L’artiste, méticuleusement, prépare en atelier, réalisés au dessin vectoriel puis découpés avec soin, plusieurs centaines de collages-papier, qu’elle affiche chaque semaine avec une régularité sans défaut, souvent le dimanche matin.

Ses œuvres nous parlent principalement de la condition féminine. (d’après SARACONTI.NET)

Les œuvres de Sara Conti vont à l’essentiel. Elles se caractérisent par l’emploi de la ligne claire et l’esprit de synthèse, c’est-à-dire un fait et une idée par dessin.

Cette œuvre fait partie d’une exposition collective Dendromorphies – Créer avec l’arbre, organisée en 2016-2017 à Paris sous la direction de Paul Ardenne. Sara Conti avait choisi de revisiter le concept de l’arbre de vie, en représentant une femme accouchant d’un arbre.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © saraconti.net | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

Salade liégeoise végane (recette)

Temps de lecture : < 1 minute >

INGRÉDIENTS

      • 300 g de dés de tofu MildChili
      • 250 g de mélange de salade
      • 250 g de haricots verts
      • 20 g de tomates cerises
      • l botte de jeunes oignons
      • l citron
      • l plant de persil plat
      • 5 branches d’estragon frais
      • 400 g de grenailles
      • 1 c. à café de moutarde de Dijon
      • 5 c. à soupe d’huile d’olive
      • poivre noir
      • sel

PRÉPARATION – 35 min

      1. Lavez soigneusement les grenailles non pelées à l’eau froide. Faites-les cuire 18 à 20 min dans de l’eau bouillante légèrement salée.  Egouttez.
      2. Entre-temps, faites cuire les haricots verts 5 à 6 min à découvert dans de l’eau bouillante légèrement salée. Égouttez et rincez-les à l’eau froide.
      3. Ciselez l’estragon et le persil plat et incorporez-les au mélange de salade.
      4. Émincez les jeunes oignons et détaillez les tomates cerises en quartiers.
      5. Pressez le citron (vous avez besoin d’1 c. à soupe de jus pour 4 personnes).
      6. Mélangez la moutarde avec le jus de citron et ajoutez l c. à soupe d’huile d’olive par personne. Salez et poivrez.
      7. Faites chauffer le reste de l’huile d’olive dans une poêle et faites dorer les dés de tofu 2 à 3 min jusqu’à ce qu’ils soient croquants.
      8. Mélangez les grenailles, les tomates cerises, les haricots verts et les jeunes oignons avec la salade. Incorporez-y le dressing.
      9. Répartissez la salade sur 4 assiettes et parsemez de tofu.

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : colruyt.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © francevegetalienne.fr.


Manger encore (et encore) en Wallonie…

MALADITA : Les fleurs du mal (2021, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

MALADITA, Les fleurs du mal

(émulsion photosensible sur pierre bleue, 40 x  19 cm, 2021)

MALADITA est un duo d’artistes formé par Aurélie Bay et Nathalie Hannecart. Aurélie Bay est une artiste plasticienne, son travail s’articule essentiellement autour de la sculpture et de la performance. Elle conçoit des installations dans des espaces donnés qui témoignent d’actes physiques impulsifs et pulsionnels. Nathalie Hannecart travaille la photographie argentique, les procédés photographiques alternatifs et anciens tels que le cyanotype, l’émulsion photosensible et le sténopé.

De la production de fanzines aux collages dans l’espace public, de la photographie argentique à l’émulsion photosensible sur pierre bleue, de l’installation à l’intervention, leur travail interroge les normes et les limites répressives. (d’après PLACE-O-ARTS.BE)

Aurélie Bay propose des installations directes, sans filtre ni convenance, à l’image d’un geste physique fort, intuitif et spontané.

Les images de Nathalie Hannecart voyagent au gré des sujets sous des formes et des matières multiples (tissus, collage urbain, pierre bleue…). Elle explore également la question du féminin et du corps, en rapport à la mémoire, la temporalité et la finitude.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Maladita | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

TOUSSAINT : L’affaire Rushdie, dernière carte de Khomeiny ? (Journal des procès n°147, 24 mars 1989)

Temps de lecture : 8 minutes >

Edito…

Force est de déplorer – par les temps qui courent, où court également l’obscurantisme, jusque dans les couloirs de nos pouvoirs – que le journalisme n’exerce pas pleinement ce dernier, fut-ce en quatrième position. Car “Premier ou quatrième pouvoir, ou encore contre-pouvoir, le journalisme est mis en question en ce début de XXIe siècle. La multiplication des réseaux d’information et de communication, la mainmise de puissances économiques sur les médias, le contournement ou la stigmatisation des journalistes par des politiques, la défiance des publics envers les paroles d’experts, tout se conjugue pour considérer que le journalisme tel qu’on le connaît depuis le XIXe siècle est en passe de disparaître. Qu’en est-il ?” [Eveno, 2018]

Partant, n’est-ce-pas le juste moment pour arrêter les larmoiements sidérés : indignez-vous et entrez en résistance, préconisait Stéphane Hessel ! Pour nous, il ne faut pas lire cet appel à la dignité comme un raidissement suranné, une élégance de fin de civilisation : en temps de guerre comme en temps de disette morale, un résistant, c’est un homme ou une femme qui marche debout et qui ne considère pas l’adversité régnante (qu’il s’agisse de l’occupation nazie, du marketing politique américain ou de la droitisation de l’Europe et… de la Belgique) comme une fatalité, globale et pérenne.

A moins de croire en un Dieu incompétent ou pervers, on voit qu’il n’est de fatalité que par le fait d’hommes et de femmes, qui se lèvent le matin, se grattent la tête avant leur café, qui se couchent le soir avec leur mal de dos et qui, entre les deux, ont posé des actes avec plus ou moins d’aveuglement.

Globale, la situation ne peut être, puisque déjà elle ne passe pas par vous et moi. Soljenitsyne martelait : “Non, le mensonge ne passera pas par moi. De tous les nœuds, c’est le plus simple à défaire. De tous les gestes, le plus dévastateur. C’est le battement d’ailes du papillon gros de toutes les tempêtes à venir. La clef de notre libération est là : le refus de participer personnellement au mensonge ! Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas par moi !” Il appelait ainsi à rompre “le cercle imaginaire de notre inaction.”

La pensée totalitaire, dans ses plus belles érections mentales, présuppose la pérennité. Hélas pour les fantoches aux cheveux oranges (qui n’aiment pas les filles aux cheveux bleus), hélas pour les prédicateurs en robe longue, hélas pour les chefs de guerre qui ne vivent bien qu’en temps de guerre, jamais une situation forcée, contre-nature, ne s’est imposée durablement dans notre histoire. A travers les temps les plus troublés – par la peste brune ou la peste tout court – jamais une crispation fasciste, jamais une tentative de figer au quotidien les mouvements des hommes et des femmes, jamais une volonté de faire durer un polaroïd pris le premier jour de la révolution n’a pu durer : le dictateur monte à la tribune “pour mille ans” et finit quelques années plus tard, en chaise roulante, à faire le guignol sur le tarmac d’un aéroport. Ciao Augusto.

Voilà peut-être un parcours de rédemption ouvert à ceux de nos journalistes qui souffrent intimement d’avoir trop pratiqué le copier-coller avec les dépêches de Belga, de l’AFP ou, la chose est courante, les articles de leurs confrères. Ce n’est pas nouveau mais c’est plus visible aujourd’hui : il est grand temps que les hommes et les femmes reprennent leurs esprits et entrent en résistance contre la marée sombre. Cela demande une liberté absolue de conscience mais également un accès ouvert à cette conscience, un peu plus libre des aveuglements actuels, sans “écailles sur les yeux” dirait Proust. N’est-il pas de plus belle motivation pour un quatrième pouvoir en quête d’un renouveau ?

Lors, l’élégance ironique et le sérieux pimenté du chroniqueur judiciaire Philippe Toussaint fait date, lui qui a porté à bout de bras – et pendant des années – un périodique de qualité comme le Journal des Procès (dont nous dématérialisons les archives dans notre DOCUMENTA). Sa plume est belle et… vigilante !

Patrick Thonart


[Journal des Procès n°147, 24 mars 1989] Le moins qu’on puisse dire est que l’ordre d’assassinat de Salman Rushdie fulminé par Khomeiny a pris le monde occidental de court. Très vite, on a pu lire sous des plumes dites autorisées (expression irritante s’il en est !) des avis ou même des opinions plus structurées selon quoi il faudrait tenir compte de la légitime susceptibilité d’un milliard de musulmans – légitime parce qu’ils sont un milliard ? respectable s’ils étaient deux milliards ? et sacrée s’ils étaient trois milliards ? Il faudrait comprendre, entendons et lisons-nous que Salman Rushdie n’aurait pas dû… N’aurait pas dû quoi ? Ecrire les Versets sataniques, ou même songer, songer seulement à écrire ce livre ? Ou qu’on aurait pas dû le publier, donc qu’il fallait censurer ?

Philippe Toussaint @ Journal des Procès

La provocation n’a, et nous l’espérons bien, ne sera jamais notre fort au Journal des procès, même si tolérance ne rime point pour nous avec indifférence. Le pis est, en quelque manière que ce soit, de ne jamais prétendre s’engager, tout au moins de ne pas le tenter, fût-ce avec les gémissements dont parle Pascal. S’il est vrai que les choses sont souvent, ou même le plus souvent en gris, il arrive aussi que ce soit noir ou blanc. Le crime des crimes paraît pourtant être aujourd’hui, pour l’intelligentsia, de ne pas entrer immédiatement en discussion, de ne pas, comme un déclic, faire intervenir l’argumentation dont les ressources sont délicieuses et infinies.

Cette tendance, devenue incoercible, obnubile peutêtre, dans l’affaire Rushdie, quelques éléments remarquables. Khomeiny est ou se prétend un mystique, c’est-à-dire un de ces imams qui seraient en communication directe avec Dieu et indiquent donc d’une voix sûre le sens de vérités révélées contenues dans le Coran. La discussion est certes difficile entre un athée ou un agnostique et un mystique. Elle engendre presque nécessairement l’ahurissement chez l’un et une colère sacrée chez l’autre, ce qui n’est point propice à la compréhension mutuelle. Toutefois, lorsque Khomeiny condamne Salam Rushdie à mort pour avoir écrit les Versets sataniques, mais fait accompagner cette condamnation d’une prime, allégoriquement en dollars, on se prend à lui retirer la moindre estime. Voilà que le Dieu d’Abraham aurait brusquement besoin, pour conforter l’alliance, de payer les fidèles ! A moins, comme le supputait récemment à la R.T.B. un des invités de Jacques Baudouin, que cela ne démontre qu’en réalité les fulminations de Khomeiny ne suscitent pas, dans le monde musulman, et même en Iran, un enthousiasme suffisant pour se passer de récompenses terrestres ?

La quasi certitude, un peu honteuse, où nous sommes que Salman Rushdie sera, non point exécuté mais abattu – les mots ont leur sens – prend dès lors autre figure puisqu’il existe, en Iran comme dans le reste du monde, des personnes capables de tuer n’importe qui pour de l’argent. Ce ne seraient plus d’ardents shiîtes qui abattraient pieusement Salman Rushdie mais d’ordinaires tueurs à gages.

Cette réflexion, si simple et, nous semble-t-il, si convaincante – sauf à croire qu’on peut être à la fois un soldat de Dieu et Son stipendié -, n’élude pas une des dimensions de la mort programmée de Rushdie, à savoir la provocation dont il aurait fait preuve avec les Versets sataniques, et plus précisément un souci de commercialisation. En choisissant un sujet dont il savait, par avance, qu’il susciterait une réaction indignée, il aurait tablé sur une publicité de mauvais aloi.

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C’est un domaine où on ne s’aventurera que prudemment. Plusieurs films, comme par exemple La dernière tentation du Christ, ont ainsi heurté (il serait
dérisoire de dire : ‘à tort ou à raison’) des sensibilités chrétiennes, notamment catholiques, ce qui amène à faire réflexion sur la liberté dans la création, d’une part, qui est le propre de l’artiste et, d’autre part, l’obligation où est celui-ci de suivre son inspiration, chose très différente assurément de son compte en banque ou même de sa notoriété.

A cet égard, Salman Rushdie n’est pas n’importe qui. Ceux qui s’intéressent à la littérature savent que c’est un grand écrivain dont, avant l’affaire, on citait le nom pour le prix Nobel. C’est un de ces auteurs dont on peut se persuader a priori qu’il ne choisissent  ni le sujet ni le développement de leurs livres mais que ceux-ci s’imposent à eux.

Cette liberté dans la création (l’expression est de Virginia Woolf) est en réalité l’alternative aux vérités révélées et l’on conçoit dès lors aisément que Khomeiny fasse de Salman Rushdie l’ennemi numéro 1, exactement comme dans Le nom de la Rose, le seul ennemi réel est un livre consacré au rire.

L’affaire Rushdie n’est-elle pas à cet égard, si l’on parvenait à se désintéresser de la vie de Salman Rushdie, une excellente chose ? Elle constitue en effet une fuite en avant de l’intégrisme shiîte incarné par Khomeiny et va contraindre l’Islam tout entier à choisir entre cet ayatollah et des conceptions, non pas plus rationnelles, mais plus inquiètes et plus soumises à la pensée de bien d’autres gloires de la philosophie iranienne islamique, d’Averroës à Ali Gilâni ou Jamshîd Nûri en passant par Sadrâ Shirâzi et tant d’autres que Khomeiny voudrait oblitérer.

Qu’il ait ou non reçu un coup de téléphone de Dieu, Khomeiny essaie, oserait-on dire banalement ? de prendre le leadership de l’Islam dont le réveil, depuis si longtemps annoncé et qui, bien que compromis par les richesses pétrolières entretenant en fait le sous-développment, paraît s’annoncer ailleurs qu’en Iran.

Le quitte ou double lancé avec la mort programmée et stipendée de Salman Rushdie, aura peut-être son cadavre mais ce serait aussi celui d’un Islam humilié et donc désespéré.

Philippe Toussaint


© blick.ch

[d’après MARIANNE.NET, 4 février 2025] Liberté d’expression. “C’est donc toi” : le procès de l’auteur de l’attentat contre Salman Rushdie s’ouvre, près de trois ans après les faits. […]

Le procès de l’homme accusé d’avoir failli tuer Salman Rushdie dans une attaque au couteau s’ouvre mardi au nord de New York, aux États-Unis. L’écrivain est visé depuis 1989 par une fatwa de l’Iran réclamant sa mort pour son roman, Les Versets sataniques. Le procès doit démarrer par la sélection du jury devant un tribunal du comté de Chautauqua. Cette localité bucolique de l’État de New York, au bord du lac Erié, à la frontière avec le Canada, avait été secouée à l’été 2022 par cette agression qui avait coûté un œil à l’auteur américano-britannique, né en Inde. […]

Cette agression avait choqué le monde entier, de la communauté littéraire aux capitales occidentales qui avaient apporté leur soutien à Salman Rushdie, symbole mondial de liberté d’expression. Le jeune homme a plaidé non coupable devant la justice de l’État de New York. Il est aussi poursuivi devant la justice fédérale pour “acte de terrorisme au nom du Hezbollah“, le mouvement libanais chiite soutenu par l’Iran. Téhéran avait nié toute implication dans l’attaque.

“Surpris” qu’il ne soit pas mort

C’est donc toi“, avait confié avoir pensé l’auteur à la vue de l’assaillant. Apparu en public avec un cache-œil après son rétablissement, Salman Rushdie, 77 ans, a livré son récit de l’attaque dans son livre Le Couteau (Gallimard) paru en 2024…

La rédaction de marianne.net


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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, partage, édition et iconographie | sources : auteur ; Journal des Procès ; marianne.net | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Die Presse ; © blick.ch.


Plus d’expression libre en Wallonie…

VILLERS : Expo – Le langage du silence

Du 19 octobre 2024 au 20 avril 2025, l’Abbaye de Villers accueille Le Langage du Silence, une exposition collective de sculptures monumentales. Dans un jeu de textures et de couleurs, les œuvres – forgées dans le métal – composent une symphonie visuelle avec les pierres séculaires.

Un parcours d’artistes

L’Abbaye propose un parcours jalonné de 21 œuvres contemporaines réalisées par 10 sculpteurs, en dialogue avec l’architecture majestueuse de l’Abbaye. Chaque sculpture s’intègre harmonieusement dans les espaces chargés d’histoire, qu’ils soient jardins ou anciennes pièces de vie de ses anciens occupants.

Les artistes

      • Noushin BAGHERZADEH
      • Jean BOGHOSSIAN
      • Louise BRODSKY
      • François CANART
      • Halinka JAKUBOWSKA
      • Antoine LECLERCQ
      • Gilles LIBERT
      • Damien MOREAU
      • Vincent ROUSSEAU
      • Philippe STEVENART

Le Langage du Silence

Comme les moines cisterciens, les œuvres exposées font vœu de silence : elles s’expriment à travers les formes, les matières et le vide qui les entourent. L’exposition invite le visiteur à se mettre au diapason de ce langage silencieux et à contempler l’essence même de la sculpture.

En pratique

      • Exposition temporaire Le Langage du Silence
      • Dates : du samedi 19 octobre 2024 au dimanche 20 avril 2025.
      • Horaires : accessible durant les heures d’ouverture de l’Abbaye.
      • Tarif : compris dans le tarif d’entrée (pas de supplément).
      • Un carnet du visiteur est en vente sur place.

AWAP : Découverte du patrimoine. Guide facile à lire et à comprendre (Journées du patrimoine 2024)

Temps de lecture : 8 minutes >

[AGENCEWALLONNEDUPATRIMOINE.BE] L’Agence wallonne du Patrimoine – Pour transmettre le patrimoine wallon aux générations futures. Le patrimoine de Wallonie est un héritage commun. Il concerne tout le monde. Depuis 1988, la gestion du patrimoine culturel immobilier est réalisée par le Service public de Wallonie. Au nom de la collectivité, les agents du SPW assurent la pérennité de ce patrimoine et veillent à son maintien dans un environnement bâti et naturel de qualité. En Wallonie, on dénombre près de 4 000 biens classés au titre de monument, de site, de site archéologique ou d’ensemble architectural. La gestion du patrimoine repose sur les principes de la conservation intégrée qui visent une politique globale de sauvegarde et de réhabilitation du patrimoine culturel prenant en compte la valeur et le rôle de ce patrimoine pour la société. Ce concept a influencé l’élaboration des politiques partout en Europe et a considérablement élargi la notion même de patrimoine. La formation aux différents métiers liés au patrimoine, ainsi que la promotion du patrimoine au plus large public possible font aussi partie des missions de l’Agence wallonne du Patrimoine (AWaP). [En savoir plus sur le site de l’AWAP…]


Journées du patrimoine

[JOURNEESDUPATRIMOINE.BE] C’est en 1989 que la Wallonie et dix-neuf communes bruxelloises accueillent la première Journée du Patrimoine. L’année 1993 constitue un double tournant. Mises au pluriel, les Journées du Patrimoine en Wallonie occupent désormais tout un week-end et c’est l’année de l’instauration des thèmes. En 1994, la gratuité d’accessibilité aux monuments, aux ensembles architecturaux et aux sites inscrits au programme est demandée à tous les organisateurs. Le libre accès généralisé est un des éléments qui fait le succès des thèmes successifs déclinés par les Journées de 1994 à 2012, ceux-ci s’avérant par ailleurs très porteurs : Patrimoine industriel et social, Patrimoine rural, Patrimoine archéologique, Patrimoine militaire, Patrimoine médiéval, Patrimoine insolite… Des centaines de milliers de visiteurs ont ainsi participé à ces Journées depuis leur création. Un pic de fréquentation a été réalisé en 2003 grâce au choix d’un sujet très accrocheur, Châteaux et demeures privées. Le record du nombre d’activités a été, quant à lui, atteint en 2016, avec la thématique Patrimoine religieux et philosophique. Parmi les centaines de sites ouverts chaque année, on compte des lieux généralement inaccessibles au public qui décident d’ouvrir exceptionnellement leurs portes à cette occasion. […] Chaque année, les Journées du Patrimoine proposent, le 2e week-end de septembre, de découvrir gratuitement le patrimoine wallon.


Cliquez sur la vignette…

 

En 2024, l’AWAP a édité une brochure didactique à l’attention des plus jeunes, un Guide facile à lire et à comprendre (FALC) dont nous transcrivons des extraits ci-dessous, pour vous en donner un avant-goût. La version complète et illustrée est téléchargeable sur le site des Journées du patrimoine

 

 

Découverte du Patrimoine. Guide facile à lire et à comprendre (FALC)

Avant-propos

Le patrimoine, ce sont les choses laissées par les personnes qui ont vécu avant nous : des bâtiments ; des beaux paysages ; des objets anciens ; des traditions, comme des fêtes. La brochure est divisée en 3 parties :

      1. qu’est-ce que le patrimoine ?
      2. qui s’en occupe ?
      3. comment on s’en occupe ?

Tu trouveras aussi des informations sur les métiers du patrimoine.

Le patrimoine, c’est quoi ?

Le patrimoine est un héritage, transmis de génération en génération. Ce sont des choses que les personnes du passé nous ont laissées. Voici quelques exemples de patrimoine : des bâtiments anciens (châteaux, églises, maisons…) ; des sites archéologiques (ruines…) ; des objets d’art (peintures, sculptures, meubles…) ; des traditions (histoires, chansons, danses, fêtes…) ; des ressources naturelles (parcs, paysages particuliers, jardins botaniques…).

Certains bâtiments, qui sont construits aujourd’hui, deviendront peut-être du patrimoine. Les personnes pourront encore y vivre ou les visiter après nous.

Patrimoine est un mot masculin. Depuis peu, on utilise aussi un mot féminin :  Matrimoine. Le mot Matrimoine est utilisé pour parler des choses laissées par les femmes : les traditions, leurs métiers, leurs inventions, leurs peintures et leurs livres…

Les 3 types de patrimoine
      1. patrimoine naturel >< patrimoine culturel
      2. patrimoine matériel >< patrimoine immatériel
      3. patrimoine immobilier >< patrimoine mobilier
© AWAP
Le patrimoine naturel ou culturel, c’est quoi ?

Le patrimoine naturel, ce sont : les jardins de châteaux, les milieux marins, les forêts anciennes…

Le patrimoine culturel, ce sont : les bâtiments, les objets, les fêtes…

Le patrimoine culturel matériel ou immatériel, c’est quoi ?

Le patrimoine culturel matériel, c’est tout ce qu’on peut toucher : les objets, les bâtiments…

Le patrimoine culturel immatériel, c’est tout ce qu’on ne peut pas toucher : les fêtes, les danses, les chansons…

Le patrimoine culturel immobilier ou mobilier, c’est quoi ?

Le patrimoine culturel immobilier, c’est tout ce qu’on ne peut pas bouger : les bâtiments, les immeubles…

Le patrimoine culturel mobilier, c’est tout ce qu’on peut déplacer : les objets, les peintures, les statues…

Le patrimoine culturel immobilier, c’est quoi ?

Ce sont les monuments et les vestiges archéologiques. Les vestiges archéologiques, ce sont des ruines, des vieux objets trouvés dans la terre.

Les monuments

Un monument, c’est un bâtiment qui permet de se souvenir du passé. Des spécialistes étudient les bâtiments anciens. Ce sont des historiens, des archéologues. Ils examinent les bâtiments pour comprendre leur histoire, savoir comment les protéger.

Il y a plusieurs sortes de monuments. Les monuments sont classés par :

      • Fonction : à quoi sert le bâtiment ? Un bâtiment peut servir à plusieurs choses. Exemple : un château peut aussi devenir un restaurant.
      • Style : c’est la mode de l’époque. Chaque style a un nom différent. Exemples : l’Art nouveau, l’Art déco…
      • Époque : c’est le moment de la construction.

Dans le patrimoine, on trouve aussi un héritage industriel. Cela veut dire : des usines, des ateliers, des mines…

Dans le patrimoine, on trouve aussi le petit patrimoine. Cela veut dire : des fontaines, des lampes, des cloches…

Les vestiges archéologiques

Les vestiges archéologiques sont des vieux objets trouvés dans la terre. Un archéologue est une personne qui fouille la terre. La personne cherche des vieux objets et des traces du passé. Ce sont les objets de nos ancêtres. Les ancêtres, c’est quoi ? Les ancêtres sont les personnes qui ont vécu avant nous. Les objets trouvés sont souvent cassés.

QUI ? LES ACTEURS DU PATRIMOINE

Les acteurs du patrimoine sont les personnes qui travaillent pour le patrimoine : archéologues (personnes qui fouillent la terre), restaurateurs d’art (personnes qui réparent les objets), tailleurs de pierre (personnes qui remplacent les pierres abîmées)…

La Belgique est divisée en 3 grandes parties qui s’appellent les régions (la Flandre, la Wallonie, Bruxelles).

La Région wallonne (la Wallonie)

Chaque région a son chef qui s’occupe du patrimoine. Ce chef s’appelle un ministre. Ce ministre a ses règles pour s’occuper des choses importantes. Il doit protéger les biens du patrimoine (des châteaux, des églises, des maisons anciennes…).

L’Agence wallonne du Patrimoine (AWaP)

Le ministre du patrimoine se fait aider par une grande équipe. L’équipe s’appelle : l’Agence wallonne du Patrimoine (AWaP) :

      1. Protéger
        L’équipe protège notre patrimoine en créant des lois.
      2. Restaurer
        L’équipe répare les bâtiments.
      3. Valoriser
        L’équipe travaille pour que le patrimoine serve encore aujourd’hui.
      4. Fouiller
        L’équipe fouille la terre pour trouver des objets et des restes du passé.
      5. Former
        L’équipe apprend aux travailleurs à s’occuper des bâtiments.
      6. Sensibiliser
        L’équipe explique aux gens que le patrimoine est important.
La Commission royale des monuments, sites et fouilles (CRMSF)

La Commission est une assemblée. Ce sont des personnes qui travaillent ensemble pour : conseiller le ministre sur les travaux à faire ; dire au ministre quand un bâtiment doit être protégé.

Les propriétaires, associations, architectes, artisans et entreprises

Il y a d’autres personnes qui s’occupent du patrimoine en Wallonie :

      1. Les associations. Ce sont des personnes qui travaillent pour faire connaître le patrimoine.
      2. Les artisans. Ce sont des personnes qui travaillent pour réparer les bâtiments.

COMMENT ? LES OUTILS POUR GÉRER LE PATRIMOINE

Recensements et mesures de protection
Les inventaires

Pour protéger le patrimoine, on fait des listes et des classements. On fait des listes avec toutes les choses qui font partie du patrimoine. Ces listes s’appellent des inventaires. On fait des inventaires par : bâtiments ; objets trouvés dans le sol et restes du passé ; donjons ; anciennes églises ; anciennes usines ; parcs et jardins…

On fait aussi des inventaires des petites choses du patrimoine : des lavoirs, des fours à pain, des moulins…

Le patrimoine classé

Certains bâtiments et paysages sont tellement beaux et importants qu’ils sont classés. Cela veut dire que ces bâtiments et paysages sont protégés par une loi. Il est interdit de modifier les bâtiments sans autorisation du ministre. Les bâtiments classés sont les plus importants et les plus rares.

On a beaucoup de bâtiments importants et de paysages classés en Wallonie :

      • bâtiments importants (châteaux, églises…),
      • paysages (parcs, jardins…).
© awap

Quand un bâtiment ou un parc est classé, on met un blason bleu à l’entrée. Cela veut dire qu’il est protégé. On ne peut pas le réparer ou le modifier sans autorisation.

En plus des bâtiments et paysages, on classe aussi les objets importants et les fêtes : les tableaux, les sculptures, les vieux meubles, les carnavals, les chansons… Ce sont d’autres personnes qui s’en occupent.

Le patrimoine exceptionnel de Wallonie

Le patrimoine exceptionnel, c’est quoi ? Ce sont les plus beaux bâtiments : des châteaux magnifiques, des ruines qui racontent notre passé…

La liste du patrimoine mondial

En plus du patrimoine de notre pays, il existe un patrimoine mondial. C’est l’UNESCO qui s’en occupe. L’UNESCO est un groupe de personnes qui travaillent pour le patrimoine mondial. L’UNESCO a créé une liste des plus beaux bâtiments et sites du monde. Chez nous, 8 sites sont dans la liste :

      1. Les 4 ascenseurs du canal du Centre et leur site (La Louvière et Le Roeulx),
      2. Les 7 beffrois (Binche, Charleroi, Gembloux, Mons, Namur, Thuin et Tournai),
      3. La cathédrale Notre-Dame de Tournai,
      4. Les minières néolithiques de silex de Spiennes (Mons),
      5. 4 sites miniers majeurs (le Grand-Hornu, Bois-du-Luc, le Bois du  Cazier et Blegny-Mine),
      6. La ville de Spa,
      7. Des sites funéraires et mémoriels de la Première Guerre mondiale (front Ouest),
      8. Des portions de la forêt de Soignes.
Conservation, restauration et réaffectation

Il faut prendre soin du patrimoine. Pour cela, il faut faire attention à 3 choses :

      1. conserver : c’est très important, il faut éviter que les bâtiments s’abîment.
      2. restaurer : c’est réparer les bâtiments qui sont cassés.
      3. réaffecter : c’est donner une nouvelle fonction aux bâtiments qui ne sont plus utilisés. Par exemple, un château devient une salle des fêtes.

Parfois, un bâtiment classé ne peut plus être utilisé comme il l’était avant. Il est devenu : trop vieux, trop petit… Alors on va faire autre chose dedans : une ancienne ferme peut devenir un lieu de fêtes ; une vieille usine peut devenir un musée ; une église peut devenir une bibliothèque.

Les bâtiments classés sont très importants. Il faut protéger les bâtiments classés. Protéger un bâtiment veut dire qu’on doit pouvoir continuer à y vivre, à l’utiliser ou le visiter sans le modifier. Parfois, un bâtiment s’abîme avec le temps. On doit alors faire des travaux. C’est le ministre qui donne de l’argent.

Sur chantier : focus sur les métiers du patrimoine

Lorsqu’il faut faire des travaux, il faut un chef qui décide. Le chef est un architecte. L’architecte va dire aux autres personnes ce qu’il faut faire. Ces autres personnes sont : un maçon (il répare les murs en pierre et en brique), un couvreur (il répare le toit), un peintre (il peint les murs), un plafonneur (il répare les murs à l’intérieur du bâtiment), un jardinier (il s’occupe des parcs et des jardins)…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : awap | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © awap.


Plus d’initiatives en Wallonie…

TRADUCTION : Néologie traductive – Vade Mecum pour traducteurs (1995)

Temps de lecture : 28 minutes >

La traduction (humaine) est un métier exigeant et un domaine technique qui reste vivant face aux technologies soutenues par l’intelligence artificielle (un oxymore !). Nous partageons avec vous la transcription partielle d’une plaquette réalisée en 1995 par le Centre de terminologie de Bruxelles (CTB, Bruxelles). Elle avait été réalisée avec le soutien du Service de la langue française de la Direction générale de la Culture et de la Communication.

N.B. Le document transcrit ici est assez technique : si vous n’avez pas d’affinités particulières avec le domaine linguistique, visitez plutôt notre BIBLIOTECA et choisissez un livre selon votre bon plaisir…


TABLE DES MATIERES

PRESENTATION

Ce vademecum est un élément d’une initiative appelée Néologie traductive, réalisée avec le soutien du Service de la langue française de la Direction générale de la Culture et de la Communication. Il s’adresse aux traducteurs, dont l’activité quotidienne est une source importante de néologismes. Cette action a trois objectifs :

    1. l’assistance en matière de néographie,
    2. le recensement et la diffusion des néologismes créés ou rencontrés par les traducteurs, et
    3. l’étude de la pratique néographique des traducteurs.

Ces objectifs sont poursuivis par les initiatives suivantes :

      • formation d’un réseau de traducteurs qui désirent signaler, par  l’intermédiaire du CTB, les néologismes créés par eux-mêmes ou rencontrés au cours de leur travail ;
      • distribution de ce vademecum rédigé à l’intention des traducteurs ;
      • assistance directe, par téléphone, à la création néologique ; rappel des matrices lexicogéniques de telle ou telle discipline, propositions de néologismes, recherche dans les banques de terminologie et autres sources ;
      • collecte et échange, par domaine de spécialité, des néologismes créés par les traducteurs qui participent à l’action ;
      • étude philologique, terminologique et socio-culturelle des néologismes ainsi récoltés.

Cette initiative s’intègre également dans un projet du RINT (Réseau International de Néologie et de Terminologie), qui a l’intention de mettre sur pied un réseau francophone d’échange de néologismes.

INTRODUCTION

Dans les différents domaines de la vie sociale, les usagers créent leurs termes au fur et à mesure de leurs besoins. Le lexique s’enrichit ainsi continuellement, notamment pour dénommer ou désigner de nouvelles réalités. Le traducteur sera donc souvent confronté à des problèmes terminologiques qu’il devra résoudre, le plus souvent par lui-même. Il rencontrera des termes dans la langue-source (LS) pour lesquels il n’existe pas encore d’équivalent dans la langue-cible (LC). Si l’on définit la néologie comme l’ensemble des techniques de formation de nouveaux termes, il s’occupera donc, si nécessaire, de néologie.

Néologie primaire et néologie traductive

On peut distinguer deux types de néologie : celle où la formation d’un nouveau terme, dans une langue précise, accompagne la formation d’un nouveau concept et celle où le terme existe déjà dans une langue et où un nouveau terme est créé dans une autre langue. La situation typique dans laquelle se déroule le premier processus est la situation de travail (le laboratoire de recherche, la fabrication de nouveaux produits, etc.). La situation typique de la deuxième forme de néologie est la traduction. Appelons la première forme néologie primaire et la deuxième néologie traductive.

La néologie traductive peut être le fait, sporadique ou plus ou moins systématique, d’instances chargées de terminologie. Ces instances proposent des équivalents pour des termes qui souvent circulent déjà dans la langue d’arrivée sous forme d’emprunts, de calques ou de termes jugés mal formés.

Cependant, la forme la plus ancienne et la plus naturelle de néologie traductive, c’est-à-dire la formation et l’introduction de nouveaux termes qui ont déjà un précédent linguistique, est la traduction, activité quotidienne des traducteurs de textes techniques et scientifiques. Ils sont les premiers à être confrontés aux nouveaux termes en LS et aux nouveaux concepts, pour lesquels lem métier les contraint à proposer un équivalent dans la LC.

Nous appelons donc “néologie” la création d’un nouveau terme par un traducteur et, pour la facilité de notre propos, “néologisme” un nouveau terme, proposé dans une traduction, tout en sachant qu’un néologisme n’existe réellement que si le terme entre dans tm certain usage, qui ne se réduit pas à une communication unique entre l’auteur du terme créé et ceux qui prennent connaissance du nouveau terme.

Les principes de la néologie traductive

La néologie traductive obéit en premier lieu aux principes mêmes de la traduction.

Un premier principe peut être formulé ainsi : on ne traduit pas une langue dans une autre langue (Ll>L2), mais une traduction rend un message exprimé dans la langue-source. Ceci a des conséquences pour la néologie traductive.

Le traducteur ne cherche pas systématiquement des équivalents pour tous les termes du texte à traduire (il ne traduit jamais mot à mot) ; il ne crée donc pas systématiquement des équivalents pour tous les termes qu’il rencontre et pour lesquels il n’existe pas d’équivalent dans la langue-cible. Il crée de nouveaux termes s’ils sont utiles pour la transmission correcte du message. Sa première obligation n’est pas l’équivalence des tennes, mais l’équivalence du message.

Dans le cas de la traduction par équivalence des termes, qui joue un rôle plus important dans la traduction spécialisée que dans la traduction de textes plus littéraires, le traducteur ne cherche pas d’emblée à traduire le terme. Il identifie la notion exprimée par le terme du texte de départ et réexprime ensuite la notion dans le texte traduit. La question qu’il se posera est donc celle-ci : quel est le terme dans la langue-cible dont le sens correspond exactement à la notion exprimée par le terme dans la langue-source ? L’adéquation, c’est-à-dire la qualité qu’a un terme de bien convenir à la notion qu’il exprime, dans le contexte précis du texte à traduire, est donc l’exigence principale.

Le traducteur aura la même attitude lorsque, dans le cas d’équivalents manquants, il doit combler les lacunes et proposer de nouveaux termes. Avant de passer par le prisme du système de la langue, le néologisme passe par le prisme du système notionnel, ce qui est d’ailleurs la meilleure façon de s’affranchir du terme utilisé dans la langue-source.

En s’attachant avant tout au référent, le traducteur sait qu’une réalité peut souvent être considérée et dénommée selon plusieurs facettes ou points de vue. Cette attitude lui permettra de créer de bons équivalents, des termes qui donnent une image aussi nette que possible du référent. La connaissance de l’univers notionnel du domaine, grâce à laquelle le traducteur appartient à la même conummauté de pensée que l’auteur et le lecteur, lui permettra de reconnaître plus facilement la fonction du néologisme dans la LS.

Un deuxième principe, d’ordre terminologique cette fois, valable pour toute traduction, est le respect des traditions pour la formation des termes dans le domaine de spécialité considéré. Chaque science, chaque discipline, chaque technique se définit par une terminologie particulière, structurée et conditionnée par la spécificité de son objet, de son point de vue et de ses finalités. Chaque discipline ne possède pas seulement son système notionnel propre, mais également ses matrices terminogéniques, qui lui font choisir de préférence certaines lois de construction des termes. Un nouveau terme n’est pas un objet isolé mais un élément d’un système plus ou moins structuré. Le traducteur professionnel expérimenté distingue ce qui est linguistique de ce qui est terminologique. Il sait qu’en terminologie, il y a peu d’équivalents établis. Les équivalents présentés dans les dictionnaires ne sont en fait que des possibilités auxquelles le traducteur est libre ou non de donner vie. On pourrait dire, paradoxalement, que le seul véritable terminologue est le traducteur.

Le troisième principe, enfin, relève du respect de la langue-cible. Dans ses créations de termes, le traducteur sera conservateur et suivra les voies tracées par la langue.

Les termes français se rattachent généralement à des éléments préexistants de la langue, permettant d’en saisir, ne fût-ce que superficiellement, la signification. Les termes sont souvent motivés : les raisons du choix de leur forme sont transparentes et au moins une partie des termes est immédiatement intelligible.

Les nouveaux termes doivent, à leur tour, offrir la possibilité d’engendrer des dérivés dans leur catégorie lexicale ou dans d’autres catégories lexicales. Ils doivent pouvoir s’intégrer dans des formations syntagmatiques futures.

Les différents procédés de formation des termes présentés dans ce vademecum permettent de créer des termes qui s’intègrent naturellement dans la langue.

Le vocabulaire de spécialité est formé sur la base des mêmes principes que les mots de la langue commune. Il est rare que des mots entièrement neufs voient le jour. Les nouveaux mots, et dans une proportion encore plus grande, les nouveaux termes, sont, généralement, des assemblages d’éléments existants.

Ainsi, ce guide répertorie-t-il les différents procédés de combinaison de matériaux lexicaux permettant la constitution de nouvelles unités lexicales. Ces procédés sont au nombre de neuf : la dérivation, la confixation, la composition, la formation syntagmatique, l’emprunt, l’abrègement, la néologie de sens, la création ex nihilo et l’éponymie.

1. DERIVATION

Les termes peuvent être dérivés d’autres termes par adjonction d’affixes, par conversion grammaticale ou, plus rarement, par suppression d’affixes.

1.1 Affixation

L’affixation consiste en l’agglutination d’éléments lexicaux, dont un au moins n’est pas susceptible d’emploi indépendant, en une forme unique. Les éléments d’un terme dérivé sont la racine et les affixes. La racine est la base à partir de laquelle sont dérivées les formes pourvues d’affixes (égal– pour le terme égalité, detect– pour le terme détecteur). Les affixes sont les éléments adjoints au radical. Ils sont appelés préfixes s’ils précèdent le radical (ex. renommer) et suffixes s’ils le suivent (ex. changement).

Voici quelques préfixes: a- (moral> amoral) ; an-, (ovulatoire > anovulatoire) ; dé- (calquage > décalquage) ; co- (efficient > coefficient) ; dis- (capacité > discapacité) ; é- (changer > échanger) ; in- (égalité > inégalité) ; mé-  content > mécontent), avec la variante mes- (entente > mésentente) ; pré- (établir > préétablir) ; re- (combiner > recombiner).

Un même préfixe peut avoir des significations différentes. Par exemple, le préfixe in- a un sens différent dans les termes insubmersible (qui ne peut pas être submergé) et infiltrer (pénétrer peu à peu). Les préfixes ne changent pas la catégorie lexicale du radical, contrairement aux suffixes.

On peut grouper les suffixes suivant les transformations lexicales qu’ils font subir aux mots auxquels ils s’attachent.

      1. Suffixes qui transforment les verbes en noms :
        Ils peuvent marquer l’action ou son résultat. Les principaux suffixes de cette catégorie sont les suivants : -ion (oxyder > oxydation) ; -age (empoter > empotage) ; -ment (dénombrer > dénombrement) ; -ure (couper > coupure) ; -is (semer > semis) ; -(a)nce (résonner > résonance) ; -ing (camper > camping) ; -at (alcool > alcoolat) ; -aison (incliner > inclinaison) ; -erie (pêcher > pêcherie). Ils peuvent désigner l’agent, humain ou non animé : -eur/-euse (employer > employeur/employeuse) ; -(at)eurl-atr)ice (calculer > calculateur/calculatrice) ; -oir (semer > semoir). Ce dernier suffixe peut désigner également un lieu ou un objet (présenter > présentoir) -oire (nager > nageoire).
      2. Suffixes qui transforment les adjectifs en noms :
        En voici quelques-uns : -eur (gros > grosseur) ; -ie (malade > maladie) ; -esse (gros > grossesse) ; -itude (exact > exactitude) ; -ise (franc > franchise) ; -té (sonore > sonorité) ; -(a)nce (résistant > résistance) ; -isme (bilingue > bilinguisme) ; -cité (critique > criticité).
      3. Suffixes qui transforment les noms ou les adjectifs en verbes :
        Le suffixe le plus utilisé est -er/-iser (gaz > gazer ; fertile > fertiliser). Cependant certains verbes créés par analogie ou non adoptent un autre suffixe (alunir, suivant l’exemple d’atterrir; blanc > blanchir, théâtral > théâtraliser). Une transformation du nom ou de l’adjectif en un verbe s’accompagne souvent de l’ajout d’un préfixe (froid > refroidir, mer > amerrir).
      4. Suffixes qui transforment des noms en adjectifs :
        -é (accident > accidenté) ; -u (feuille > feuillu) ; -(a)ble (carrosse > carrossable) ; -aire, forme savante du suffixe -ier (cession > cessionnaire) ; -el (institution > institutionnel) ; -uel (texte > textuel) ; -eux (granit > graniteux) ; -ien, utilisé pour créer des termes par antonomase (Freud > freudien) ; -if, utilisé surtout avec des noms en -tion (information > informatif) ; -in (cheval > chevalin) ; -ier (betterave -> betteravier) ; -ique, qui s’emploie surtout avec des noms qui finissent en -ie, ou en -tion (écologie > écologique) ; -iste (anarchie > anarchiste) ; -ais, sert à former des adjectifs toponymiques (Ecosse > écossais) ; -ois, qui crée aussi des toponymiques (Dole > dolois) ; de même que -ain (Amérique > américain) ; -an (Perse > persan) ; -éen (Méditerranée > méditerranéen).
      5. Suffixes qui transforment des verbes en adjectifs :
        On trouve dans cette catégorie les suffixes -(a)ble (programmer > programmable) ; ce suffixe présente la variante -ible (nuir > nuisible) ; -eur (détecter > détecteur).
      6. Suffixe qui transforme des verbes en adverbes :
        Le suffixe -ment (isoler > isolément).
      7. Suffixes qui ne changent pas la catégorie lexicale du terme source :
        Un certain nombre de suffixes ne changent pas la catégorie lexicale du radical : -(ijer, utilisé surtout pour dénommer des métiers (plomb > plombier), mais aussi pour former d’autres types de termes (chèque > chéquier) ; -ière (café > cafetière) ; -aire (disque > disquaire) ; -erie (chancelier > chancellerie) ; -iste, sert à désigner des “acteurs” (document > documentaliste) ; -ien, sert à dénommer des métiers, des activités (chirurgie > chirurgien) ; -ade (colonne > colonnade ) ; -at (professeur > professorat) ; -ure ( cheveu > chevelure) ; -aine (cent > centaine) ; -ance (induction > inductance) ; -ée (cactus > cactée), -eté (citoyen > citoyenneté), etc.

Un autre groupe important est celui des suffixes qui servent à changer le genre du nom, généralement du masculin au féminin. Dans le cas des noms de métiers, ils sont actuellement très productifs.

Les autres suffixes qui s’unissent à des adjectifs et à des verbes sans changer leur catégorie lexicale (augmentatifs, diminutifs, etc.) ont plutôt une valeur connotative, ce qui fait qu’ils ne sont pas productifs dans les langues de spécialité (LSP).

Un terme peut avoir plusieurs préfixes et/ou suffixes à la fois (ex. prédébourrement). Dans le cas des termes préfixés et suffixés on parle de dérivation parasynthétique.

1.2 Conversion grammaticale

La conversion grammaticale ou dérivation impropre (aussi appelée hypostase) est le processus par lequel une fonne peut passer d’une catégorie grammaticale à une autre sans modification formelle. Le terme ainsi créé est donc homonymique par rapport au terme d’origine, mais il acquiert des nuances sémantiques différentes de celui-ci.

Les différents types de conversion grammaticale sont :

      1. Passage d’un adjectif à un substantif :
        L’adjectif substantivé garde le genre du terme de base du syntagme (ex. en informatique, on dit un périphérique pour un élément périphérique). Il s’agit en fait d’une ellipse du noyau du syntagme (dans ce cas-ci élément) qui reste sous-entendu.
      2. Passage d’un substantif à un adjectif :
        Dans certains mots de type N+N, le noyau du syntagme est modifié par un autre nom qui agit comme adjectif (ex. dans le terme navire-hôpital, on peut considérer le nom hôpital comme un adjectif qualificatif du mot navire). Certains substantifs se transforment parfois en adjectifs à travers des procédés métaphoriques (un atout maître). Dans les créations récentes on peut citer les termes ARN satellite ou cellule hôte.
      3. Passage d’un verbe à un substantif :
        Ce type de dérivation consiste en la substantivation d’un infinitif. Elle permet de traduire le procès sous la forme la plus abstraite, sans détermination de l’agent du procès. On établit une opposition entre l’infinitif substantivé et la forme nominale, le premier terme étant réservé à la forme abstraite du procès et le deuxième à la forme plus concrète (le penser/ la pensée ; le parler/ la parole).
      4. Passage d’un verbe à un adjectif :
        Un participe présent est utilisé comme adjectif. Il s’agit d’une alternative à la dérivation, qui peut produire également le changement de catégorie grammaticale. En fait, -ant est devenu un véritable suffixe, qui peut servir à fabriquer des adjectifs ou des substantifs sans la médiation d’un verbe. Les adjectifs verbaux en -ant peuvent se substantiver.
      5. Passage d’un adjectif à un adverbe :
        L’adjectif perd sa faculté de variation en genre et en nombre et devient un adverbe (ex. parler net, filer doux…). Ce procédé est très utilisé dans le langage de la publicité mais peu dans la création néologique en terminologie.
      6. Changements verbaux :
        Un verbe peut acquérir une constrnction pronominale (s’accidenter) ; il peut devenir transitif ou intransitif (démarrer ; il a été démissionné) ; il peut prendre la catégorie de verbe auxiliaire (voir), etc. Ce phénomène est peu fréquent.
      7. Passage d’un nom propre à un nom commun :
        Ce type de changement affecte surtout les noms déposés qui, par le principe de la synecdoque (relation partie/tout), finissent par dénommer tous les objets d’une même catégorie : l’exemple le plus célèbre est celui du mot bic utilisé pour désigner tous les stylos à bille. Ce procédé est aussi très courant dans le jargon de certaines sciences et techniques : le terme aspirine, par exemple, est fréquemment employé pour tout médicament à base d’acide acétylsalicylique. Il arrive également qu’un nom déposé finisse par supplanter un terme plus complexe : téflon utlisé au lieu de polytétrafluoroéthylène et fréon au lieu de dichlorodifluorométhane.
1.3 Suppression d’affixes (Dérivation régressive)

La dérivation régressive consiste en la création d’une unité lexicale par réduction à la racine par la suppression d’affixes. Il s’agit d’un procédé peu utilisé. On le trouve dans le terme terminologue qui procède du terme terminologie.

Pour qu’il y ait une dérivation de ce type, il faut que le terme affixé ait été créé avant le terme non affixé. (ex. le terme évaluation n’a pas été créé par dérivation régressive à partir du terme réévaluation ; le second a été créé par dérivation à partir du premier).

La suppression d’affixes de catégorie grammaticale se produit dans le cas du passage d’un verbe à un nom (ajouter-> ajout ; apporter-> apport, etc.) Ce processus est apparenté à la dérivation impropre.

Conseil :

La dérivation est un procédé très productif dans les LSP. Les termes dérivés sont à la fois brefs, précis et constituent une hiérarchie motivée. Utilisez l’affixation pour la restriction du sens d’un mot. Il est plus facile de dériver un terme à partir d’un substantif que d’un adjectif ou un verbe.

Attention :

Les différentes langues ne connaissent pas les mêmes suffixes et il arrive que les mêmes suffixes ne désignent pas la même notion. ( ex. Mycosis est le terme générique employé en anglais pour dénommer toutes les affections parasitaires provoquées par des champignons, tandis que mycose en français désigne les maladies à excroissances ou tumeurs fongueuses de la peau).

Les terminaisons adjectivales doivent souvent être traduites différemment. Exemple: Le suffixe anglais -al peut être traduit en français par une dizaine de formes différentes :

      • -ai-aire > embryonal / embryonnaire
      • -al(e) > renal / rénal ; cervical / cervical(e)
      • -ienïne) > retinal / rétinien
      • -ifère > seminal / séminifère
      • -atif -ative > germinal / germinatif
      • -e > mediastinal / médiastine
      • -éïe) > sacral / sacré
      • -éal > subungual / sous-unguéal
      • -inïe) > palatal / palatin
      • -eux, -euse > scarlatinal / scarlatineux
      • -ue > vagal / vague
      • -onnier > mental/ mentonnier
      • -ulaire > appendical / appendiculaire
      • -ique >limbal / limbique

On dit artère coronaire mais maladie coronarienne ; calcul urinaire mais abcès urineux. Donnez votre préférence à des affixes plus longs (-iser au lieu de -er).

2. CONFIXATION

La confixation consiste en la composition de termes à partir de radicaux liés (appelés confixes ou formants), constitués de racines grecques ou latines liées n’ayant pas à proprement parler le statut de mot. Ces formants se soudent pour donner, avec ou sans affixes, des mots confixés (hydrogène, gyroscope, biosphère, agronomie). La confixation est un processus productif, comme en témoigne la liste des termes normalisés : hectographie, hexachlorobenzène, hostogramme, homopolymère, etc.

2.1 Caractéristiques

Voici quelques caractéristiques des mots confixés :

      • Le formant qui détermine doit précéder le formant déterminé : dans le terme épigraphie, le formant modificateur épi– est placé devant le formant régissant –graphie.
      • On ne peut généralement pas renverser l’ordre des éléments de composition quand il existe un rapport de détermination entre les éléments (philatéliste, bibliophile, philologue-logophile).
      • Un terme peut être composé de plusieurs fonnants à la fois (ex. lévoangiocardiogramme).
      • Un même formant peut être antérieur, postérieur ou être placé au milieu du terme (anthropologie, philanthropie, misanthrope).
      • Les formants antérieurs se terminent par une voyelle si le confixe postérieur commence par une consonne. Autrement, on élide la voyelle du premier (amphithéâtre, mais amphotère).
      • La voyelle de liaison est généralement o dans le cas des formants d’origine grecque (électromotricité) et i dans le cas des formants d’origine latine (fébrifuge).
      • On ne met pas de voyelle de liaison quand le premier élément est une préposition dans la langue d’origine (permutation).
      • Un formant peut avoir des variantes graphiques autres que celle de la voyelle de liaison (neurone, mais névralgie). Ils peuvent présenter, par exemple une alternance vocalique, c’est-à-dire une variation de voyelle (capacité, récupérer, municipalité).
      • Pour une même notion, on trouve parfois en concurrence un formant latin et une formant grec (anthropomorphe, hominidé).
      • De même, il peut y avoir plusieurs fonnants pour dénommer un même concept ( ex. vagin se dit en grec kolpos, elutron et koléos qui ont donné respectivement en français colpocèle, élytrotomie et koléoptose).
      • Un terme peut présenter deux fois le même formant (mélomèle).
2.2 Combinaisons hybrides

Les terminologues et les comités de normalisation préfèrent recourir à des confixes homogènes et refusent en général les combinaisons hybrides du type latin + grec (ex. sérologie, altimètre, ovoïdal, spectroscope), grec + latin (hexadécimal, hydrocarbure, automation, aéroducteur) ou classique + moderne (bicyclette, hydronef, aéronavigable).

Conseil :

La confixation est un procédé très productif dans la plupart des langues occidentales. Elle contribue aussi à l’unification internationale de la terminologie. Les termes formés par confixation sont courts et faciles à mémoriser. Si la signification du formant est connue, ce qui est souvent le cas, les termes sont motivés. La majorité des néologismes en médecine et en
biologie sont des confixes.

Attention :

Les formants grecs sont souvent assortis de suffixes latins : polytechnique, pétrification, désoxyribonucléique, ou vice-versa, un formant latin peut être suivi d’autres formants grecs : alvéolite, chimiothérapie, lacrymogène, cellulite. On trouve également des combinaisons avec des composants modernes : visiophonie, extensomètre, télécopie, kleptomanie, syntoniseur, électrochoc, radiodiffusion.

Certains formants ont des variantes, qui ne sont pas toujours équivalentes :

      • CEREBRO :
        cérébro- cérébro-spinal, hémisphères cérébraux ;
        céphalo- céphalo-rachidien ; céphalopodes
        encéphalo- encéphalographie
      • CHEMO :
        chémo- chémosensibilité
        chimio- chimiothérapie
      • NEURO :
        neur( o )- neuroleptique
        névr( o )- névroptères
      • OOPHORO :
        oophor(o)- oophoropexie
        ovari( o )- ovariopathie
      • PROCTO :
        procto- proctologie
        recto- rectoscopie

Les formants n’ont pas toujours la même forme :

      1. Changements orthographiques : apocope, addition ou suppression d’une voyelle ou d’une consonne d’appui.
        Exemple :
        cupri- / cupro
        olé(i)- / olé( o )-
        phreno- / phrénico
        zygomato- / zygomatico
      2. Permutation des éléments quand l’ordre déterminant-déterminé ne correspond pas avec celui de la langue source (si l’on veut éviter un calque non-nécessaire) :
        Exemple :
        nasolacryntal / lacrymonasal
        cardioneural / neuro-cardiaque
        tibiofibular / péronéo-tibial
        vesicouterine / utéro-vésical
      3. Modulation d’un élément :
        Exemple :
        brachial / huméral
        pharyngo / glosso
        femoral / crural

Un même préfixe peut être traduit différemment et engendrer des doublets :

circum- > circon- / péri
contra- > contra-/ contro- / contre
dis- > dis-/ dés-/ ex
hyper- > hyper- /ana-/ oxy- / poly- /super-/ sur
hypo- > hypo- / infra- / sous- / sub- / a
intra- > intra- / endo- / inter-

Les préfixes ou suffixes sont sujets à des changements phonétiques / orthographiques pour des raisons d’euphonie. Ainsi, la voyelle o disparaît parfois devant une autre voyelle : megaloencephalon > mégalencéphalie. On peut insérer des lettres d’appui pour faciliter la prononciation : méga(l)opsie.

Certains préfixes subissent une apocope ou une contraction : meg(a)- par(a)-

3. COMPOSITION

La composition consiste en l’union de deux ou plusieurs mots constitutifs qui conservent leur forme complète pour donner une unité lexicale neuve (donnée-image, sous-armé, eau-de-vie, hautbois…). Le mot composé peut être soudé (alcoolépilepsie) ou bien lié par un trait d’union entre les constituants (bulbo-cavemeux).

Une voyelle de liaison, généralement le o a pour fonction d’unir les composantes de l’adjectif composé qui se présentent normalement en relation de coordination (technico-industriel, euro-américain, socio-culturel). Les termes ainsi construits constituent un cas intermédiaire entre confixation et composition.

3.1 Structure

La structure d’un terme composé est normalement celle d’un élément déterminé par un ou plusieurs éléments déterminants (dans le terme bloc-cylindres, par exemple, le mot bloc est déterminé par le mot cylindres). La relation entre les éléments (notamment dans le cas des substantifs) peut être également une relation de coordination (déclencheur-limiteur, contacteur-disjoncteur). Les substantifs s’accordent alors en nombre et sont souvent joints par un trait d’union. Le premier élément peut être considéré comme prédominant, puisqu’il donne son genre à l’ensemble, mais cette prédominance est très réduite du point de vue sémantique, notamment dans le cas de la désignation d’une réalité “hybride” (par exemple, le terme bar-hôtel, qui n’est vraiment ni un bar ni un hôtel).

Une construction syntaxique peut recouvrir différents rapports notionnels. Ressort-soupape pourrait signifier aussi bien ressort pour soupape que ressort avec soupape. De même, tm même rapport notionnel peut s’exprimer sous des formes syntaxiques différentes.

L’ordre déterminé + déterminant est propre au français bien qu’on puisse trouver également l’ordre inverse notamment dans des formations d’origine étrangère (doparéaction, radium-thérapie, lysat-vaccin), dans les confixes et les calques.

Le groupe déterminé + déterminant est créé par substitution d’un trait d’union ou d’une voyelle de liaison au joncteur.

Le groupe déterminant + déterminé, quoique non naturel au français, connaît un certain succès à cause de l’influence de l’anglais. Le déterminant a une valeur quasi adjectivale. Ainsi, le terme auto-école, peut être interprété comme une école “qui a rapport à l’automobile”.

3.2 Combinaisons courantes

Les combinaisons les plus courantes sont :

      • N + N (transmission-radio, bloc-cylindres, wagon-citerne). Ce type de formation établit des rapports soit de coordination (ex. président-directeur), soit de subordination (image-radar) ;
      • V + N (pose-tube, essuie-glace, lance-torpilles). Le nom a souvent la fonction de complément direct. Ce type de composition peut être utilisé comme adjectif (ex. une galerie paraneiges) ou comme substantif (ex. un cache-radiateur) ;
      • Adj + Adj (sourd-muet, gris-bleu, aigre-doux). Ces composés sont produits par ellipse du joncteur ;
      • Adj + N (gros-porteur, haut-parleur) ; (l’adjectif s’accorde en genre et en nombre avec le terme de base) ;
      • N + Prép + N (rez-de-chaussée, main-d’oeuvre). Ce type de formation est à mi-chemin entre la composition et la formation syntagmatique, car ces unités peuvent être considérées comme un syntagme soudé.
3.3 Variantes

Il existe un type de formation intermédiaire entre la dérivation et la composition : la formation à l’aide de morphèmes grammaticaux autonomes antérieurs tels qu’après, demi, non et sous dont la forme et la fonction les situent entre mot et préfixe (sous-ensemble).

Il existe également un type de formation intermédiaire entre la confixation et la composition. On peut réunir en un faux composé un confixe (lié) et un mot (libre). ex. téléguidage, télépéage. Ce type de formation est assez courant.

Conseil :

Les termes composés sont en général assez brefs (souvent deux mots), motivés et sans précision excessive.

Attention :

Respectez la syntaxe du français : le nom déterminé vient avant le complément ou l’adjectif déterminant :

image-ratio (ratio image)
image-satellite (satellite picture)
chèque-voyage (traveller’s check)
couvre-bec (mouthpiece cap)

Utilisez le trait d’union (couper-coller, presse-papier, audio-prothèse, aide-ouïe intra-auriculaire).

4. FORMATION SYNTAGMATIQUE

Un syntagme est un groupe d’éléments formant une unité de sens dans une organisation hiérarchisée. Ce nouveau terme a des propriétés dénominatives différentes de celles des éléments qui le composent.

Le degré de lexicalisation d’un syntagme se situe dans un continuum dont les deux pôles sont la lexicalisation complète et le syntagme libre. Le terme-syntagme a un répertoire restreint de mots faibles (conjonctions, articles, pronoms, verbes auxiliaires). Son étendue est plus limitée que celle des syntagmes libres. A cet égard un syntagme lexicalisé ne peut pas franchir un certain seuil s’il veut rester fonctionnel dans la communication. De même, il doit pouvoir s’intégrer sans difficulté dans des textes spécialisés.

Les critères de lexicalisation sont : l’existence d’une définition spécialisée, la position dans le système terminologique donné, la maniabilité, la récurrence et la cohésion syntaxique. Il n’est, par exemple, pas possible d’étendre le complément en ajoutant un nouvel élément sans briser le sens du syntagme original (gaz très inerte n’aurait pas le même sens que gaz inerte).

4.1 Structure

La structure des termes-syntagmes est toujours la même : le noyau, qui peut être un substantif, un verbe, un adjectif ou un adverbe, est modifié par un ou plusieurs éléments (le complément) : de(s) nom(s), adjectif(s) ou un ou plusieurs syntagmes prépositionnels ou nominaux.

4.2 Combinaisons courantes

Les formules les plus productives sont les suivantes :

      • N + Adj, appelé syntagme épythétique (hélice carénée, chaine pyrotechnique, charge utile) ;
      • N + N, appelé aussi syntagme asyndétique (plan média, point zéro, fréquence vidéo) ;
      • N + Prép + N (chambre de combustion, arrêt d’urgence, barre de contrôle, fermeture à glissière) ;
      • N + Adj + Adj (couverture fertile interne, séquences répétées directes, munition chimique binaire) ;
      • N + Adj + Prép + N (épaisseur réduite d’ozone, distance proximale au sol, plasmide hybride de résistance).

Il y a une nette prépondérance des termes-syntagmes nominaux.

Dans les syntagmes verbaux, le verbe est normalement suivi d’un objet direct ou d’un complément circonstanciel, l’un et l’autre pourvus d’un article (fondre au noir).

En français, on construit surtout des syntagmes épithétiques et des syntagmes avec joncteur, aussi appelés synapses, du type réacteur à eau lourde.

A l’intérieur d’un terme-syntagme, on peut établir des rapports hiérarchiques de type syntaxique. Par exemple, dans un syntagme nominal subordinatif, le noyau est constitué d’un nom modifié par un adjectif, un syntagme prépositionnel, un syntagme nominal ou une combinaison des précédents. Ainsi, dans le terme réacteur à neutrons rapides, le noyau réacteur se voit modifié par le syntagme prépositionnel à neutrons rapides.

L’extrême flexibilité paradigmatique fait du syntagme nominal un excellent
instrument en terminologie. Un grand nombre de néologismes est construit de cette manière (cellule à haute pression à enclumes de diamants, angioplastie transluminale, archéologie sociale, polymérisation par transfert de groupe).

Conseil :

Procédé très productif en sciences et en techniques. Les termes-syntagmes sont faciles à comprendre.

Attention :

Les termes-syntagmes ne doivent pas être trop longs. Utilisez éventuellement l’abrègement.

Les termes-syntagmes de la langue-source peuvent souvent être traduits comme tels, mais tenez compte des règles grammaticales de la langue d’arrivée :

coal-fired fumace > chaudière à charbon
air-operated ejector > éjecteur à air
pressure type terminais > bornes à pression

Ou bien cherchez des termes équivalents dans la langue d’arrivée :

growth of germs > prolifération microbienne
retaining wall > mur de soutènement
crossing sweeper > balayeur de rues

5. EMPRUNT

Il y a emprunt quand une langue A utilise et finit par intégrer une unité linguistique qui existait précédemment dans une langue B et que A ne possédait pas ; l’unité empruntée est elle-même appelée emprunt. Le terme peut être emprunté avec ou sans adaptation phonique ou graphique. On distingue l’emprunt direct, l’emprunt intégré et le calque.

5.1 Emprunt direct

L’emprunt direct consiste en l’introduction d’un mot d’une autre langue sans modification. Un terme emprunté ne garde pas toujours sa signification originelle. Drugstore, par exemple, ne recouvre pas les mêmes réalités aux Etats-Unis et en France.

L’emprunt peut avoir des synonymes : cabine de pilotage / cockpit ; liste de vérification / check-list ; aérofrein / spoiler ; volet de bord d’attaque / slat.

Dans le cas de termes-syntagmes ou de mots composés, il peut exister des emprunts partiels (ex. bande-vidéo).

5.2 Emprunt intégré

L’intégration d’un emprunt se fait par adaptation lexico-morphologique, graphique ou phonique complète ou partielle (le radical du terme ne change généralement pas tandis que les affixes sont adaptés (containeur, listage). Le suffixe anglais -ing est très souvent substitué par le suffixe -age, (dopage, doping), -er est substitué par -eur (hydrocraker > hydrocraqueur).

5.3 Calque

Le calque est un type d’emprunt particulier : ce n’est pas le terme de la langue-source qui est conservé, mais bien sa signification qui est transférée, sous forme traduite et à l’aide de mots existants, dans la langue-cible (ex. steam engine, machine à vapeur).

Conseil :

L’emprunt se justifie quand le terme est précis dans la langue-source, quand il est court, quand il est en usage dans une communauté internationale. Le fait qu’il soit facile à prononcer est un atout. Quand il s’agit d’une terminologie spécialisée, l’intégration graphique n’est pas nécessaire.

Attention :

Vous pouvez expliquer ou paraphraser un emprunt. Tout dépend de votre public-cible. Il convient d’éviter l’abus des calques, tel que, par exemple, thérapie occupationnelle pour traduire occupational therapy, alors qu’il existe en français le mot confixé ergothérapie.

6. ABREGEMENT

L’abrègement consiste en la suppression d’un certain nombre d’éléments (quelques lettres, des syllabes, quelques mots…) d’un terme. Le procédé est fort répandu dans les sciences et les techniques. Il existe trois types essentiels d’abrègement : la troncation, l’acronymie et la siglaison.

6.1 Troncation

La troncation consiste en la formation de nouveaux termes par la réduction à une syllabe de plus de deux phonèmes d’un mot source. Il existe trois types de troncation: l’aphérèse, la syncope et l’apocope.

L’aphérèse est la suppression de la partie initiale d’un mot (autobus -> bus). Ce procédé est rare dans les langues de spécialité. La syncope est la suppression d’une ou plusieurs lettres de la partie médiane d’un mot. Elle se rapporte le plus souvent à des mots composés contenant plusieurs radicaux qui font que le mot est trop long. (alcoolomètre >alcoomètre). L’apocope est la suppression de la partie finale d’un mot. C’est une méthode souvent utilisée pour abréger les unités de mesure (ex. radiation -> rad, kilo(gramme)). Les apocopes étant employées au pluriel reçoivent la terminaison correspondante, ce qui démontre leur fonctionnement autonome.

6.2 Acronymie

L’acronymie consiste en la formation de termes à partir de plusieurs autres termes, dont on utilise des éléments (transpondeur > transmetteur +répondeur). Les éléments peuvent être :

      1. une apocope et une aphérèse : gravicélération (gravitation + accélération), aldol (aldéhyde+ alcool) ;
      2. deux apocopes : modem (modulateur + démodulateur), aldéhyde (alcool + dehydrogenatum) ;
      3. deux aphérèses : nylon (vinyl + coton) ;
      4. une apocope : publipostage (publicité + postage), musicassette (musique + cassette) ;
      5. une aphérèse : bureautique (bureau + informatique), vidéophone (vidéo + téléphone) ;
      6. une apocope et une syncope : amatol (ammonium nitrate + trinitoluène).
6.3 Siglaison

La siglaison consiste en la création d’un nouveau terme à partir de certaines lettres d’un terme de base (souvent un syntagme). Les sigles peuvent faire partie d’un syntagme lexical (ADN hyperhélicoïdal). Les sigles sont souvent polysémiques. Par exemple, dans le domaine de l’environnement, le sigle TOMS peut se référer à Total Ozone Monitoring Spectrometer, Total Ozone Monitoring System, Total Ozone Mapping Spectrometer et Total Ozone Mapping System.

Si on consulte un dictionnaire de sigles, on s’aperçoit rapidement qu’il n’y a pas de règles de formation précises en ce qui concerne la siglaison :

      • On peut prendre seulement les mots forts du syntagme (Organisation des Nations Unies -> ONU) ou les mots forts et les mots faibles (Société à Responsabilité Limitée-> SARL) ;
      • On peut prendre seulement la première lettre des mots qui composent le syntagme (Habitation à Loyer Modéré-> HLM) ou quelques lettres (Association Française de Normalisation -> AFNOR) ou les syllabes initiales de chaque mot (Belgique-Nederland-Luxembourg -> BENELUX).
      • Les nouveaux termes peuvent se référer à des termes syntagmes (Aliments végétaux imitant la viande -> AVIV) ou à des termes composés (magnétohydrodynamique -> MHD, électrosplanchnographie -> ESG).
      • Souvent, les termes à plusieurs composants se trouvent réduits en des sigles qui ne représentent pas la totalité de leurs composants (Action dynamique spécifique des aliments -> ADS).

Les sigles peuvent paraître dans le texte avec ou sans points. L’absence de ponctuation peut être indicative du degré de lexicalisation. Le genre des tennes créés par siglaison est, en général, celui de la base générique du syntagme principal sous-jacent (on dit une LSP parce que la base générique est langue). Un grand nombre de sigles, symbolisant des concepts spécialisés, sont commandés par l’ordre syntaxique anglo-américain. Les sigles qui se prononcent comme s’il s’agissait d’un mot sont bien intégrés dans le système phonique. Ce phénomène favorise la création de dérivés et, par conséquent, la lexicalisation.

Conseil :

La brièveté est, cela va de soi, l’atout principal de ces termes. Les sigles peuvent se combiner avec des termes-syntagmes : ADN polymérase, ARN nucléaire de grande taille.

Certains sigles internationaux ne sont pas traduits :

ASCII (American Standard Code for Information Interchange)
DOS (Disk Operating System)
SONAR (Sound NAvigation Ranging)

Traduisez de préférence un sigle par un sigle (quitte à l’expliquer), mais respectez la syntaxe de la langue d’arrivée. Ne dépassez pas 5 lettres. Le terme produit doit pouvoir être prononcé facilement.

7. NEOLOGIE DE SENS

La néologie de sens consiste à employer un signifiant existant déjà dans la langue considérée et à lui conférer un contenu qu’il n’avait pas jusqu’alors. La relation établie entre le terme existant et le terme nouveau est normalement de type métaphorique, qu’il s’agisse d’un trope proprement dit ou d’un emprunt de sens.

7.1 Tropes

Ce procédé de formation consiste à donner un nouveau sens à un terme existant à travers l’établissement de rapports d’analogie : on fait abstraction de certains traits significatifs du terme existant et on les “transporte“, en ajoutant les nouveaux traits qui fourniront un nouveau signifié tout en neutralisant les traits qui ne conviennent pas à la nouvelle dénomination. La métaphorisation peut être appliquée à un terme simple ou à un terme-syntagme.

La différence entre la métaphore et la métonymie réside dans le fait qu’il s’agit d’un rapport de contiguïté dans le cas de la métonymie ou la synecdoque et qu’un rapport de similitude dans le cas de la métaphore. Le terme famille de gènes, par exemple, qui désigne l'”ensemble de gènes ayant de grandes ressemblances fonctionnelles et structurelles,” a été créé par métaphore à partir du mot famille dont un des traits sémantiques est celui de la ressemblance entre les personnes qui la forment. C’est un rapport de similitude. Dans le cas du terme antenne appliqué à une émission de radio, on a un rapport de contiguïté avec l’appareil qui sert à diffuser les ondes. On
parle de métonymie quand on établit des relations de type :

      • cause-effet (le mot émission désigne l’action de diffuser à distance et le résultat de cette action),
      • contenant-contenu (le terme aérosol peut désigner le liquide projeté sous pression, le jet lui-même, l’appareil servant à produire ce jet encore le liquide présent dans le récipient diffuseur),
      • activité-résultat (le terme terminologie peut faire référence aussi bien à l’activité de recherche et d’étude du vocabulaire scientifique et technique qu’aux produits résultant de cette activité : les dictionnaires spécialisés ou les bases de données terminologiques),
      • abstrait-concret (le terme tribune désigne à la fois le lieu physique où l’on exprime des idées et un genre d’émission où le public peut exprimer ses vues par téléphone).

Ce processus de création est lié à un autre trope: la synecdoque, qui consiste à établir un rapport partie/tout (ou relation d’inclusion) entre le néologisme et le mot de base.

7.2 Emprunt de sens

L’emprunt de sens est un calque sémantique: le sens du mot dans la langue A est repris dans le mot de la langue B. Un néologisme créé par métaphore, métonymie ou synecdoque peut être traduit en utilisant le même processus.

7.3 Changement de sens

Il arrive aussi qu’un mot reçoive une signification entièrement nouvelle lors du passage d’une LSP à une autre ou lors du passage de la langue commune à une LSP. Le passage d’un terme d’une LSP à une autre LSP se produit fréquemment dans le cas de domaines apparentés. Il s’agit généralement d’une modification partielle du sens premier et non pas d’un changement complet. Le vocabulaire des mathématiques a, par exemple, prêté de nombreux termes aux informaticiens : aléatoire, algorithme, interpolation, matrice… Dans tous ces cas, le terme conserve dans sa nouvelle acception des traits sémantiques de son champ lexical d’origine et en acquiert d’autres de celui où il entre.

Quand les domaines ne sont pas apparentés, la signification du terme peut changer entièrement. Le mot divergence est employé en mathématiques ou en physique pour décrire une situation où deux lignes ou deux rayons vont en s’écartant. La divergence nucléaire est l’établissement de la réaction en chaîne dans un réacteur. Le passage d’un mot de la langue commune à une LSP se produit surtout à travers les tropes. Le mot prend alors un sens plus restreint. Ainsi le mot autonome a plusieurs significations mais en informatique, il signifie “matériel fonctionnant de façon indépendante“.

Conseil :

Procédé productif en LSP. Les termes sont souvent motivés. Les métaphores, qui prédominent par rapport aux autres tropes, introduisent parfois un élément ludique et sont de ce fait accueillies favorablement.

Attention :

L’emprunt de sens ou le calque sémantique est condamné par certains, bien que les linguistes nous assurent qu’il ne porte pas atteinte à la langue. Pour les tropes: utilisez la même métaphore ou cherchez une métaphore analogue.

8. CREATION EX NIHILO

La création ex nihilo consiste en la combinaison libre d’unités phonétiques choisies de façon arbitraire. Toute combinaison de phonèmes est théoriquement susceptible d’acquérir une signification. Le terme babar, qui dénomme dans le vocabulaire de la technique nucléaire un moniteur, a été créé ainsi. Dans l’industrie certains noms de marques déposées ont été créés de cette façon.

Une variante de ce type de formation est la création ludique. Le terme anglais cotarnine (ou cotarnin) est l’anagramme de narcotine (la cotarnine étant obterme par oxydation de la narcotine) ; l’acide contenu dans la noix de galle est connu sous le nom d’acide ellagique (adjectif ayant été formé sur la base de l’inversion).

Une autre variante est celle des termes formés par onomatopée (le bang des avions à réaction, qui dénomme la percussion du mur du son, ou de l’emprunt anglais big bang, qui dénomme l’explosion qui donna lieu à l’univers connu).

Conseil :

Procédé rare en traduction. Importez directement les néologismes ainsi créés et ajoutez une explication, si nécessaire.

9. EPONYMIE

L’éponymie est la création néologique qui consiste à dénommer un nouveau concept par un nom propre, un éponyme (le nom d’un inventeur, un toponyme, etc.) En chimie, un certain nombre d’éléments portent le nom de dieux classiques (plutonium, neptunium, uranium…) ou bien font référence à des personnes ou à des institutions connues (l’élément 99 est aussi connu sous le nom d’einsteinium, en souvenir d’Einstein, et l’élément 98 est appelé également californium en hommage à l’Université de Californie où en avait fait la découverte).

L’éponyme est parfois utilisé pour remplacer une expression descriptive d’une longueur incommode. On dit plus facilement maladie de Pick-Herxheimer que pachydermie plicaturée avec pachypériostose de la face et des extrémités.  L’éponyme est parfois en concurrence synonymique avec un autre terme. Ainsi, l’espace de Kauth-Thotnas est aussi appelé espace indiciel, l’indice de Tucker est également connu sous le nom d’indice de végétation, etc. Les éponymes varient d’un pays à l’autre : les auteurs anglais appellent syndrome de Homer le syndrome Claude Bernard-Homer des Français, mais dénomment syndrome de Claude Bernard le syndrome d’excitation du même sympathique appelé en France syndrome de Pourfour du Petit. Les éponymes peuvent être polysémiques. Le terme syndrome d’Albright dénomme soit une tubulopathie congénitale (l’acidose tubulaire chronique idiopathique avec hypercalciurie et hypocitraurie) soit une dysplasie fibreuse des os avec pigmentation cutanée et puberté précoce.

Les noms propres sont parfois employés comme adjectifs. (agathonique, kafkaïen, cartésien…) ou pour dénommer les membres d’une école de pensée ou d’un mouvement politique (épicurien, kantien, gaulliste…). Ce type de création néologique est aussi appelé antonomase. Un nom propre peut également s’unir à un formant savant (ex. chlorobrightisme, nom formé à partir de l’éponyme Bright ou curiethérapie, formé à partir du nom propre Curie).

Conseil :

Ce n’est pas aux traducteurs d’inventer des éponymes. Demandez conseil aux spécialistes du domaine. Ils vous donneront, en l’absence d’un éponyme correspondant, un synonyme.

Attention :

Un même éponyme peut parfois désigner des notions différentes : syndrome d’Albright dénomme soit une tubulopathie congénitale, l’acidose tubulaire chronique idiopathique avec hypercalciurie et hypocitraturie, soit une dysplasie fibreuse des os avec pigmentation cutanée et puberté précoce. Même si l’éponyme semble identique dans deux langues, il peut correspondre à des concepts tout à fait différents.


Quelques affixes et radicaux

a-, an- : non, sans
ab-, abs- : de, hors
ad-: vers
aéro-: air
agro-, agri- : champ
amb- : les deux
anté- : avant
anti- : contre
apo- : loin de, à partir de
haro- : poids
bary- : lourd
bathy- : profond
bi-, bis: deux fois
bio-: vie
calci-, calcio: chaux
calori- : chaleur
centi- : cent
circon-, circum- : autour de
co-, con- : avec
cryo- : froid, glace
cyclo- : cercle
déci-: dix
di- : deux fois
dia- : à travers
dis-: éloigné
dynamo- : force
épi- : sur
ex-: hors de
exa-: six
exo-, ex- : au dehors
géo-: terre
giga- : géant
gonio- : angle
gyro- : cercle
hecto- : cent
hém(at)o- : sang
hepta- : sept
holo- : entier
homéo- : semblable
homo- : le même
hydro-: eau
hygro- : humide
hyper- : au-dessus
hypo- : dessous
hypso- : hauteur
in-: dans
infra- : au-dessous
inter- : entre
intra-: à l’intérieur
isc-: égal
kilo-: mille
macro- : grand
maxi-: maximum
méga- : grand
méro- : partie
méta- : au-delà
micro- : petit
milli-: mille
mini-: minimum
mono-: seul
moto- : moteur
multi- : nombreux
nano- : nain, petit
octo-, octa-, oct- : huit
ornni-: tout
ortho- : droit
pan-, panto- : tout
para- : à côté de
para- : protégeant
penta- : cinq
per- : à travers
péri- : autour de, au dessus
pétro- : pierre
phono- : voix , son
photo- : lumière
pico- : un millième de
milliardième de
pluri- : plusieurs
poly- : nombreux
post- : après
pro- : pour, en avant de
proto-, prot- : premier
pseudo- : menteur
pyro-: feu
quadri-, quadr- : quatre
radio- : rayon
rétro- : en arrière
servo- : qui sert
sidér-, sidéro- : fer
stéréo- : compact, solide
sub-: sous
super- : sur, au-dessus
supra- : au-dessus, au-delà
syn-, sy-, sym- : avec
techno- : art
télé- : loin, à distance
téra- : monstre
tetra, tétr- : quatre
thermo- : chaud
topo-: lieu
trans- : par-delà
tri- : trois
ultra- : au-delà
uni-, un-: un
-chrome : couleur
-chrone : temps
– cide: tuer
-cole : cultiver
-colore : couleur
-culteur : cultivateur
-ergie : travail
-fère : qui porte
-fuge : fuire
-gène : produire
-gone : angle, côté
-gramme : écriture
-graphie : écrire
-ide(s) : apparence, forme
-logie : discours, théorie
-rnétr: mesure
-morphe : forme
-nôme: nom
-nome: loi
-ode : chemin
-oïde : apparence, forme
-onyme: nom
-phile : ami, aimer
-phobe : craindre
-phone : voix, parler
-scope : observer
-sphère : sphère
-stat : fixer
-techn : art, savoir-faire
-thèque : ranger


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Traduire plus en Wallonie…

DADO : 80ème anniversaire de la libération des camps de concentration

Temps de lecture : 3 minutes >

À l’occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration, une question se pose avec acuité : que deviendra la transmission de cette mémoire lorsque les derniers témoins directs auront disparu ? La mémoire vivante des déportés est en train de nous filer entre les doigts, et ce lundi, ils ne seront plus que quelques-uns à prendre la parole à Birkenau. Ces derniers témoins ne manqueront pas de souligner la montée inquiétante de la haine et de l’antisémitisme à travers le monde, exprimant leurs craintes de voir l’Histoire se répéter.

Mon étude sur les musiques et les musiciens des camps m’a permis de rencontrer quelques survivants de l’Holocauste et de collecter une matière qui, bien que n’étant qu’un infime grain de sable dans l’immense édifice du savoir concentrationnaire, m’a néanmoins offert la possibilité de faire preuve d’empathie — de “vibrer par sympathie“, comme dirait tout théoricien de la musique qui se respecte — avec ces témoins.

Ce phénomène s’étend également à tous les écrits de ceux qui sont partis avant nous, à commencer par Primo Levi, Simon Laks, Eugen Kogon, Germaine Tillion et Léon Halkin. Ces récits possèdent un pouvoir de persuasion si profond qu’ils nous transforment, presque malgré nous, en dépositaires de ces événements et de ces témoignages. Bien sûr, aucun historien qui parle aujourd’hui de la Shoah n’a vécu dans sa chair l’immense douleur de la perte des siens dans une chambre à gaz, la peur d’un avenir incertain, les tourments infligés par le froid, la faim et la maladie, l’agression incessante des kapos et leur domination sadique, ni l’effroyable odeur persistante des corps réduits en cendres.

Malgré ce savoir dont nous sommes dispensés, une conscience des faits s’installe en nous et nous aide à estimer la gravité de l’horreur, en même temps qu’elle nous permet de mesurer l’immense courage (et la formidable pulsion de vie) qui a maintenu debout ceux qui ont lutté, elle nous permet de sentir ces ressources insoupçonnées que certain(e)s hommes et femmes eurent au plus profond d’eux-mêmes, fussent-ils plongés dans les situations d’horreur les plus insoutenables. Le jour où les derniers survivants auront disparu, leur mémoire sera à jamais la nôtre si l’on accepte de dédier une partie de sa vie à cet indispensable travail de transmission que l’on nomme maladroitement le devoir de mémoire.

À mon sens, il n’y a aucun devoir qui tienne. Les humains sont libres de ne pas transmettre, de ne pas écouter, d’ignorer les faits. La mémoire n’est pas un devoir qui s’impose – toute obligation ou contrainte ne ferait rien d’autre que trahir partiellement l’histoire – mais un droit que l’on s’octroie. Il s’agit même d’une vocation qui répond à ce que nous avons de plus profondément d’humain et d’éthique en nous. D’une certaine façon, ce droit à la mémoire est un sacerdoce qui nous transforme en gardien(ne) du Temple, en nous dotant d’une force de conviction telle qu’elle nous permettra un jour de prendre le relais de ceux qui ne seront plus. Cette appropriation de l’expérience d’autrui nous donne la capacité de convaincre (j’allais presque écrire convertir) les générations futures qui n’auront plus accès aux témoignages de première main.

Il m’est arrivé de rencontrer dans certains camps (notamment à Auschwitz, Belzec ou à Mauthausen) de jeunes historiens incroyablement bien informés sur les crimes nazis et qui avaient digéré à la perfection les témoignages des anciens déportés. Ces passeurs étaient capables d’évoquer et d’assimiler dans les moindres détails les mécanismes psychologiques et le ressenti de ceux qui les avaient exprimés. Cette énergie de la transmission, si elle s’effectue à partir de sources d’une extrême qualité (je pense par exemple aux témoignages filmés par l’ULB dans les années 90, qui constituent souvent entre deux et quatre heures de récits individuels, ou encore les films de Claude Lanzmann), pourra entretenir la flamme du souvenir, intacte, et être à l’origine de récits capables de se transmettre de génération en génération. Lorsque les derniers déportés auront disparu, le patrimoine qu’ils auront légué sera si considérable qu’il paraîtra impossible d’effacer la puissance de leur expérience individuelle, tout comme il semblera impensable d’oublier la nature abjecte des crimes nazis.

Stéphane DADO


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Plus de parole en Wallonie-Bruxelles…

MERTENS, Pierre (1939-2025) : textes

Temps de lecture : 7 minutes >
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[BIBLIOTECA] Pierre Mertens est juriste et spécialiste en droit international ; à ce titre il a joué depuis 1967 un rôle d ‘observateur aux points chauds du monde. Il est également chroniqueur au journal Le Soir. Dans ses romans (L’Inde ou l’Amérique, 1969 ; La Fête des anciens, 1971 ; Les Bons Offices, 1974 ; Terre d’asile, 1978 et surtout Les Éblouissements, Prix Médicis 1987), il poursuit une réflexion sur les différents types d’exils auxquels condamnent les idéologies contemporaines comme sur les douloureux rapports entre humains. À la fois engagée et désabusée, l’œuvre est une de celles qui a le plus incité les écrivains et intellectuels francophones de Belgique à rechercher une nouvelle définition de leur rapport à la société. On doit aussi à Mertens, qui joue sur un clavier très large, des nouvelles, des dramatiques de télévision, une pièce de théâtre et un livret d’opéra.


Les pierres

Le poète et médecin Gottfried Benn erre dans le Berlin de 1946.

Un soir qu’il rentre chez lui, à Schoneberg, mais qu’à cause d’une insolite, d’une inédite douceur de l’air, il s’attarde un peu du côté de la Westfalischestrasse, il entend des voix, toutes proches, s’élever des ruines. Il s’arrête un instant. Un homme et une femme débattent mezza voce un problème domestique : l’emploi du temps de celui-là, l’usage que fait l’autre de l’argent du ménage, l’éducation qu’il conviendra de donner à leur enfant. Le badaud voudrait se remettre en marche, pour s’éloigner de ce couple qu’il a surpris dans son intimité. Mais quelque chose le retient, qui le déconcerte. Que, pour entendre cette conversation, il n’ait pas dû forcer ni même ouvrir une porte… Que cela se soit passé à ciel ouvert. Il lève la tête.

Au premier étage d’un immeuble dont la façade a été soufflée, un homme et une femme sont bien assis l’un en face de l’autre. Comme si de rien n’était. Ils sont seuls au monde. Ils ne se sont pas encore aperçus que le mur qui les séparait de la rue a disparu. Ou bien ils en ont depuis très longtemps fait leur deuil. Cela pourrait se passer en Sicile, un jour où le volcan menaçait d’entrer en éruption : les gens seraient bien forcés de poursuivre en plein air, sur la piazzetta sonore, les querelles engagées dans l’ombre des maisons…

Du reste, observe le promeneur, même ici l’été reviendra. Mais voici qu’il panique : de quel été s’agira-t-il, en quelle année ? Un vertige le saisit. Souvenirs et saisons s’intervertissent, ou se confondent, puisque tous, désormais, s’inscrivent dans ce même décor de ruines inamovibles qu’on ne
fait plus coulisser sous les yeux, ni dans la mémoire.

Mais ce paysage immuable, la lumière de l’été le fait trémuler. Dans cette même rue, des soldats marchèrent, dansèrent au pas de l’oie. Et, non loin d’ici, les corps de ceux qu’on exécutait tressautaient, dansaient sous l’impact des balles. Depuis quelque temps, tout, dans ce pays, s’est mis à danser. La réalité même des choses. Ou leur irréalité. Les maisons se sont mises en marche. Les boulevards furent agités de convulsions. Il suffit que la lumière d’un été imminent caresse et lèche ces églises décapitées, ces statues mutilées, ces portails écartelés, cette bouillie de pierres, cette purée de béton, pour qu’on doute d’avoir bien vu. Que le soleil se lève à nouveau sur un pareil panorama constitue tout un événement, pense le miraculé.

On se balade dans l’univers du trompe-l’œil. Qu’est-ce qui est porte, et qu’est-ce qui est fenêtre ? Les meubles sur les trottoirs, ces tas d’ordures sous les toits. Le dehors est à l’intérieur, et à l’extérieur le dedans. La ville a été retournée comme un gant. On l’a mise cul par-dessus tête. On a mis ses tripes à l’air. On l’a couchée à ses pieds. À présent, elle est aussi horizontale que verticale. On l’a fondue. On l’a remodelée. On dirait qu’un géant cambrioleur a tout culbuté sur son passage, dans sa rage de ne pas découvrir ce qu’il était venu chercher. Les illusions d’optique qui assaillent le promeneur donnent en lui l’élan à une noire hilarité. Il lui vient des idées bouffonnes. Ce champ de décombres que la mort a labouré et ensemencé, où elle a pondu ses œufs de fer, peut-être n’est-ce que le décor coûteux d’une ultime représentation de théâtre aux armées, mise en scène par Dieu lui-même, avec d’énormes moyens, pour ridiculiser Richard Wagner ? Le Créateur s’est fait Fra Diavolo, il a manipulé comme des maisons de poupées ces résidences d’adultes incendiaires, plaçant le faîte de l’une sur la charpente d’une autre. Ici, un plafond tient tout seul au-dessus de l’abîme. Là, une cheminée part à la recherche d’une toiture. Et enfin, on contemple ce qui se passe, en même temps, à tous les étages des immeubles comme dans une mise en scène d’avant-garde : on ne perdrait plus rien des activités de chacun, de la cave au grenier. Tout se déroulerait dorénavant dans la transparence. Personne n’aurait plus de secrets pour quiconque.  L’Histoire a déshabillé les hommes, elle ne les rhabillerait pas de sitôt. On échangerait, au marché noir, du vide contre du trop-plein. Ce que le poète n’a qu’à peine osé rêver, la guerre l’a accompli, en réunissant le revolver du meurtre et le parapluie de la survie sur la machine à coudre le temps. On dirait qu’ici des aveugles se sont entre-tués. Pour une fois, le cauchemar durerait plus longtemps que la nuit.

Nous regardons les ruines, pense le piéton des ruines. Mais surtout les ruines nous regardent. Anthropomorphisme des pierres. Chaque ruine est un visage détruit, aux yeux écarquillés. Chaque ruine nous tend un miroir. Nous nous reconnaissons tellement mieux en elle que du temps où il y avait là une construction – le temps où une construction usurpait la place d’une future ruine. Nous découvrons enfin que nous sommes à nous-mêmes notre propre ruine.

Goethe, se rappelle le poète ambulant, disait que “bâtir une maison, planter un arbre, mettre au monde un enfant, c’est faire acte d’homme.” Les dernières semaines de la guerre, à Landsberg, le poète ne pouvait plus lire que cela : les écrits intimes de Goethe, ses lettres à Bettina et d’autres interlocuteurs privilégiés. Étrange comme nous, Allemands, de quelque bord que nous soyions, et quelle que soit notre vision du monde, nos empathies, nos détestations, nous nous réconcilions presque toujours sur le nom du chancelier aulique. Pourquoi le lire à Landsberg, en 1944 ? À la recherche de quelle clé pour les événements d’alors ? En quête de quelle consolation ? Alors, que penser d’une formule telle que : “Bâtir une maison, planter un arbre – l’arbre de Goethe, sans doute, le majestueux chêne de Goethe à Buchenwald ! -, mettre au monde un enfant… ?” Moi qui n’ai contribué que par hasard à mettre au monde une fille, et ne m’en suis plus guère occupé depuis lors ; moi qui n’ai, en ce bas monde, pas même planté une pousse de pois de senteur, quelle leçon attendais-je donc, ou quel baume, du chancelier aulique ? Quant à l’invite qu’il nous adresse à devenir le bâtisseur de notre propre demeure, je me demande ce qu’il penserait en considérant ce qu’il est advenu des cités allemandes ? Et s’il répéterait son enthousiasme de Valmy ?

Le poète lève à nouveau la tête vers le premier étage de l’immeuble de la Westfälischestrasse, sur le seuil duquel il s’est arrêté tout à l’heure, et son regard grimpe le long des autres étages, jusqu’au dernier, puis, de là, enjambe un balcon à demi démantelé, et redescend, étage par étage, jusqu’au rez-de-chaussée de l’immeuble voisin : n’en déplaise à Monsieur de Goethe, songe-t-il, nous ne devrions plus, comme de son temps, raconter de la même façon, comme si rien ne s’était passé, l’histoire de ces gens-là. Oh ! bien sûr, on pourra toujours tenter de le faire, et d’aucuns n’y manqueront pas, et ne nous faisons pas de souci pour eux : ils auront encore des millions de lecteurs. Et ils produiront, parfois même, de beaux livres, qui relateront quelque chose comme l’histoire d’un professeur entiché, pour son malheur, d’une chanteuse de cabaret, ou celle du tuberculeux épris d’une radiographie de sa bien-aimée, ou, encore, la chronique des mauvais garçons, des souteneurs et des petites gens du quartier de la place Alexandre, voire, dans la meilleure des hypothèses, les souffrances d’un jeune homme en proie à un impossible amour, ou les tourments de ce confrère à moi qui n’eut pas peur d’échanger son âme contre un peu de vraie vie… À présent, on ne troque plus son âme que contre un mégot de cigarette, et, si l’on perd son ombre, c’est que le corps, au cœur du grand saccage, fut soudain las de la porter encore, et s’en est débarrassé dans sa fuite éperdue au bord d’une route incendiée ! Depuis que toutes les fictions ont brûlé dans
l’un ou l’autre autodafé, ou en même temps que les villes qui les inspirèrent, ce devrait en être fini des belles histoires allemandes ! Puisque l’affreuse fiction de l’Histoire s’est faite réalité, il serait décent de ne plus rien imaginer d’autre avant longtemps !

Mais, pour dire le désastre, les mots, eux aussi, vont manquer. Pour exprimer la béance, il y aura pénurie encore. Rationnement de la parole. Certes, comme pour le reste, gageons que les trafiquants, quant à eux, feront encore de bonnes affaires. Jusqu’au cœur du chaos, ils écouleront sans peine l’ersatz d’un beau style néo-weimarien…

Le poète rêve d’un langage qui se mettrait de lui-même en berne, et qui, pour renaître de ses cendres, se résoudrait à déposer d’abord le bilan de sa propre banqueroute.

Les journaux enseignaient qu’au tribunal de Nuremberg on avait dû, à titre rétroactif, qualifier les crimes commis d’épithètes inédites. Comment, pour évoquer les ruines, ne forgerait-on pas aussi une écriture des ruines ? Pour faire écho au dénuement, des phrases dénudées jusqu’à l’os ? La paix des cimetières appelait un verbe déterré vif. Contre ceux qui, se lamentant sur le sort des pierres, faisaient de leur cœur une pierre de plus.

Le soir tombe. Avant de se remettre en marche, l’homme ferme les yeux. Il écoute. Souvent, ces temps-ci, il croit percevoir la rumeur d’une sourde avalanche. D’un lointain éboulement.

Les Éblouissements (1987)


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Lire encore en Wallonie…

LEMAIRE : La Société libre d’Émulation, une histoire riche et vivante (CHiCC, 2003)

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Au fil des générations, dans la mémoire des Liégeois, l’Emulation est restée synonyme de séances d’Exploration du Monde, du Touring Club, de concerts ou pièces de théâtre dans l’écrin confortable qu’était la salle de spectacles.

Toute l’aventure partit d’une bonne idée, celle qui, à la fin du 18e siècle, rassembla plusieurs citoyens soucieux de pourvoir leur ville d’un centre de réunions et d’actions culturelles, dirions-nous aujourd’hui. Créée en 1779 sous la protection éclairée du prince-évêque François-Charles de Velbrück, la Société d’Emulation, constituée sur le modèle des académies qui florissaient alors en France, oeuvrait dans une ambiance de sociabilité érudite ; elle était également chargée de la surveillance de la plupart des établissements scolaires fondés à Liège par ce prince-évêque : la Société pour l’Encouragement des Beaux-Arts, l’Académie de peinture, de sculpture et de gravure, l’Ecole de dessin appliqué aux Arts mécaniques, le Cours de Droit civil et économique, l’Ecole d’accoucheuse,…

Grâce à un don de Velbrück, ses activités avaient pour cadre un petit mais bel édifice de 1762, appelé “Salle des Redoutes”. Elle était située place du Grand Collège dont les constructions seront incorporées plus tard dans l’Université. On y trouvait une bibliothèque, les journaux liégeois et aussi parisiens, un cabinet de physique expérimentale et une salle de réunion où se donnaient des concerts, des conférences et des expositions.

La chute de l’Ancien Régime a entraîné la fermeture des salons de l’Emulation et on peut considérer qu’elle n’a rouvert ses portes qu’en 1809, sous le régime français. L’épithète “libre” a alors été adjointe à son nom. Il y avait eu occupation de troupes dans les locaux et il a fallu reconstituer les collections et le mobilier, faire deuil du cabinet de physique expérimentale dont le matériel avait disparu.

Le 19e siècle fut un siècle d’or pour la Société avec le développement de l’Université car la plupart des professeurs étaient aussi membres de l’Emulation. Les étudiants y avaient entrée libre. On put alors assister à l’audition de conférenciers (dont un des plus acrobatiques fut assurément Paul Verlaine, plutôt éméché), de littérateurs et critiques, d’œuvres musicales, dont certaines dirigées par leurs compositeurs, tels Franz Liszt et des représentants de l’Ecole de Musique russe venus sous l’égide de la Comtesse de Mercy-Argenteau.

Le bâtiment bénéficiera au cours du 19e siècle de modifications importantes, par l’adjonction d’un deuxième étage surmonté d’un fronton triangulaire, et par la rénovation, vers 1850, de la salle néo-gothique par l’architecte Jean-Charles Delsaux. Ulysse Capitaine a établi, en 1862, un catalogue de la bibliothèque qui recensait 2 262 manuscrits. Comme nous le renseigne le Liber memorialis de Renier Malherbe (publié pour le centenaire de l’association), l’Emulation établit très vite des relations avec des sociétés savantes étrangères et compta parmi ses membres résidants, correspondants et honoraires de nombreuses sommités scientifiques nationales et internationales.

Ruines du bâtiment de l’Émulation © histoiresdeliege.wordpress.com

Le siècle suivant débuta par une catastrophe : le soir du 20 août 1914, au début de la première guerre mondiale, une soldatesque, avinée pour la circonstance, fusilla 28 personnes et mit le feu à de nombreuses maisons de la place de l’Université. L’Emulation brûla de fond en comble, avec perte totale de sa bibliothèque, de ses archives, de ses collections et des orgues. Seul vestige conservé de son passé foisonnant : une feuille de titre des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand !

En mars 1918, Emile Digneffe, Président du Conseil, et son collègue Auguste Laloux entamèrent la reconstitution de la Société. La Ville mit à disposition de l’Emulation un ensemble de parcelles expropriées. Dans le projet de l’architecte Julien Koenig, le nouvel immeuble aura une façade, sur la place du Vingt-Août, de 31 mètres de large, avec une surface près de six fois supérieure à celle de l’ancienne. Inspirée du style Louis XVI, elle sera revêtue de petit granit et de brique avec des bas-reliefs sculptés en calcaire de Larochette. En comptant la galerie et la loge royale, la salle pouvait asseoir quelque 600 participants. Dans son prolongement se trouvait la salle d’expositions dont les cimaises ont accueilli des manifestations de l’Union liégeoise du Livre et de l’Estampe (alors filiale de l’Emulation), de l’A.P.I.A.W., de l’Oeuvre des Artistes

Le 17 mai 1939 eut lieu, en grande pompe, l’inauguration de ce nouveau bâtiment qui allait, cette même année, contribuer aux fastes de l’Exposition Universelle de l’Eau, dont le Commissaire du Gouvernement se trouvait être le baron de Launoit, Président de la Société. Hélas, moins d’un an après, la deuxième Guerre mondiale et l’Occupation allaient entraîner, pour l’Emulation, l’indisponibilité de ses locaux. De 1940 à 1948, ils sont réquisitionnés par le Département de la Justice. Ensuite, les trois derniers étages seront loués à la Radio, à l’Université, au Grand Liège ainsi qu’à des services-clubs.

Maison Renaissance © Ph.Vienne

Depuis 1985, le bâtiment de la place du Vingt-Août est loué à la Communauté française pour y abriter la Section des Arts de la Parole du Conservatoire Royal de Musique de Liège. La Société libre d’Emulation est réinstallée depuis 1986 dans la Maison Renaissance, dans une courette de la rue Charles Magnette. Ce petit édifice à tourelle d’angle, vestige subsistant du couvent des Sœurs de Hasque (classé, entièrement restauré en 1931 puis, extérieurement, en 1990) est à la fois son siège administratif, le lieu de certaines activités et le creuset de ses initiatives culturelles.