Qu’est-ce que la gueule de bois, et y a-t-il des remèdes ?

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[THECONVERSATION.COM, 10 juin 2025] Les vendeurs de remèdes miracles contre la gueule de bois nous assurent qu’ils nous permettront de boire sans payer l’addition. Mais ces promesses séduisantes ne reposent sur aucune preuve scientifique solide. Et lorsque ces produits sont vendus en pharmacie, cela entretient une illusion de légitimité qui brouille les repères en matière de santé publique.

La gueule de bois – ce malaise du “lendemain de fête” – est souvent banalisée, moquée, voire érigée en rite de passage. Mais il s’agit aussi désormais d’un phénomène médicalement reconnu, puisque codifié par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans la dernière version de la Classification internationale des maladies (CIM-11).

Que nous apprennent les recherches scientifiques sur les causes de ce désagréable état et ses conséquences ? Existe-t-il des prédispositions ? Des remèdes qui fonctionnent ? Que change le fait que la gueule de bois soit aujourd’hui reconnue comme une entité médicale à part entière ? Voici les réponses.

Qu’est-ce que la gueule de bois ?

La gueule de bois (en anglais “alcohol hangover“) désigne l’ensemble des symptômes qui apparaissent lorsque le taux d’alcool dans le sang est redescendu à zéro, généralement plusieurs heures après une consommation excessive. Cet état dure de 6 à 24 heures. Selon le Hangover Research Group, un collectif international de chercheurs spécialisé dans l’étude scientifique de la gueule de bois et la littérature scientifique récente, les symptômes sont de trois types :

      1. physiques : maux de tête, nausées, vomissements, fatigue, sécheresse buccale, tremblements, tachycardie, troubles du sommeil ;
      2. psychologiques et cognitifs : anxiété (illustrée par le mot-valise anglais “hangxiety“), irritabilité, humeur dépressive, troubles de l’attention, de la mémoire, lenteur cognitive ;
      3. physiologiques : inflammation systémique, stress oxydant, déséquilibre électrolytique (les électrolytes présents dans le sang, comme le sodium ou le potassium par exemple, interviennent dans plusieurs processus biologiques, notamment les fonctions nerveuses et musculaires), hypoglycémie (diminution du taux de sucre sanguin), dérèglement du rythme circadien (l’”horloge interne” qui régule notre corps), perturbation de neurotransmetteurs (les messagers chimiques qui permettent aux neurones de communiquer entre eux) comme le glutamate et la dopamine.
© theconversation.com

Peut-on prédire qui aura une gueule de bois ?

Si la gueule de bois peut survenir à partir d’une alcoolisation modérée (de l’ordre, par exemple, de quatre verres en une soirée), la dose minimale varie fortement selon les individus. Divers facteurs modérateurs ont été bien identifiés. C’est notamment le cas de la vitesse d’ingestion : plus l’alcool est consommé rapidement, plus le pic d’alcoolémie est élevé, ce qui augmente le risque de gueule de bois.

La biologie joue également un rôle, qu’il s’agisse du sexe (on sait, par exemple, que les femmes éliminent plus lentement l’alcool que les hommes), du poids, de l’état de santé, ou encore de la génétique, qui influe sur les processus enzymatiques (notamment ceux impliquant les enzymes qui interviennent dans la détoxification de l’alcool, telle que l’alcool déshydrogénase et les aldéhydes déshydrogénases).

L’âge joue également un rôle : les jeunes adultes sont plus sujets à la gueule de bois que les personnes âgées. Les jeunes adultes ont tendance à consommer plus rapidement et en plus grande quantité lors d’occasions festives (“binge drinking“), ce qui augmente fortement le risque de gueule de bois.

Les personnes plus âgées consomment souvent de façon plus modérée et régulière. Avec l’âge, certaines personnes réduisent naturellement leur consommation et apprennent à éviter les excès et à anticiper les effets. Elles répondent moins aux effets inflammatoires de l’alcool et rapportent moins les symptômes de la gueule de bois.

Enfin, l’état physique (niveau d’hydratation, sommeil, alimentation préalable) influe aussi sur les symptômes. Boire à jeun, sans ingérer d’eau ni dormir suffisamment, majore les symptômes.

Gueule de bois et “blackouts” : un lien inquiétant

Les “blackouts” alcooliques, ou amnésies périévénementielles, traduisent une perturbation aiguë de l’hippocampe, une structure du cerveau qui joue un rôle essentiel dans la mémoire. En interagissant avec certains récepteurs présents au niveau des neurones, l’alcool bloque les mécanismes moléculaires qui permettent la mémorisation ; le cerveau n’imprime alors plus les souvenirs…

Bien que ces blackouts ne soient pas synonymes de gueule de bois, ils y souvent associés. En effet, une telle perte de mémoire indique une intoxication sévère, donc un risque plus élevé de gueule de bois… et d’atteintes cérébrales à long terme !

Un facteur de risque pour l’addiction ?

Plusieurs études suggèrent un paradoxe du lien entre gueule de bois et addiction. Ainsi, bien que la gueule de bois soit une expérience désagréable, elle ne dissuaderait pas nécessairement la consommation future d’alcool et pourrait même être associée à un risque accru d’addiction à l’alcool. Une étude a par exemple suggéré que la gueule de bois fréquente chez les jeunes constitue un marqueur prédictif spécifique et indépendant du risque de développer une addiction à l’alcool plus tard dans la vie. Ce lien semble refléter une vulnérabilité particulière aux effets aversifs de l’alcool.

Chez les buveurs “sociaux” qui se caractérisent par une consommation d’alcool festive, sans présenter une addiction à l’alcool, une gueule de bois sévère est souvent dissuasive. Cependant, chez certains profils à risque (individus jeunes, impulsifs, ou présentant des antécédents familiaux), la gueule de bois n’induit pas de réduction de consommation. Pis : elle est perçue comme un désagrément tolérable renforçant l’habitude de consommation et cette réponse aux effets subjectifs de la gueule de bois constitue ainsi un facteur de vulnérabilité à l’addiction à l’alcool, notamment si l’individu cherche à soulager la gueule de bois… en buvant de nouveau (cercle vicieux).

Pas de remède miracle

Eau pétillante, bouillon, vitamine C, aspirine, bacon grillé, sauna, jus de cornichon, “hair of the dog” (“poils du chien“, ce qui signifie en réalité reprendre un verre)… La littérature populaire est riche en remèdes de grand-mère censés soulager la gueule de bois.

Selon les dires des uns et des autres, pour éviter ou limiter les désagréments liés à une consommation excessive d’alcool, il faudrait se réhydrater (eau, bouillons), soutenir le foie (chardon-Marie, cystéine), réduire l’inflammation (antioxydants, ibuprofène), relancer la dopamine (café, chocolat) ou encore restaurer les électrolytes (boissons pour sportifs)… Pourtant, à ce jour, l’efficacité de ces différents remèdes n’a été étayée par aucune preuve scientifique solide.

En 2020, une revue systématique de la littérature a conclu à l’absence d’efficacité démontrée des interventions analysées, les résultats en matière d’efficacité étant jugés “de très faible qualité”. Ce travail a inclus 21 essais contrôlés randomisés, analyse 23 traitements différents, et conclut que la qualité globale des preuves est très faible, selon le système GRADE (Grading of Recommendations Assessment, Development and Evaluation). Précédemment, d’autres travaux étaient également arrivés à la même conclusion. La meilleure prévention reste donc de boire modérément, lentement, et de s’hydrater.

Un enjeu éthique : faut-il traiter la gueule de bois ?

Le fait que la gueule de bois soit maintenant reconnue comme une entité médicale interroge. Ce glissement sémantique est risqué : il pourrait banaliser l’alcoolisation excessive, et même favoriser la consommation. Risque-t-on de voir un jour des médecins prescrire un “traitement” préventif pour permettre de boire plus sans souffrir ? La médicalisation de la gueule de bois pourrait aussi avoir un effet pervers : considérer qu’il est possible de “boire sans conséquence”, à condition de bien se soigner après coup… Il ne faut pas oublier que la gueule de bois n’est pas un simple désagrément : cet état est le reflet d’un stress intense infligé au cerveau et au reste du corps. La comprendre, c’est mieux se protéger – et, peut-être aussi, réfléchir à ses habitudes de consommation.

À ce sujet, si vous le souhaitez, vous pouvez autoévaluer vos symptômes de gueules de bois en utilisant cette traduction française de la Hangover Symptom Scale (HSS) [voir article original pour le lien vers le test]

Mickael Naassila, Université de Picardie Jules Verne (FR)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Charles Bukowski © Emmanuel García Velázquez – slate.fr.


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COUCHARD : Sotyse S.C.A.R. (2019-2020, Artothèque, Lg)

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COUCHARD Roman, Sotyse S.C.A.R.

(pointe sèche sur plexiglas,  63 x 96 cm, 2019-2020)

Après une formation de bachelier en art plastique et de l’espace, section peinture, à l’institut supérieur Saint-Luc de Liège, Roman COUCHARD (né en 1994) poursuit sa formation à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles par un master en gravure à finalité didactique.

En 2020, il obtient le prix de la gravure et de l’image imprimée (La Louvière) avec mention du jury, et l’année suivante il est lauréat de la triennale internationale de la gravure de la Boverie (Liège) et de la Fondation Boghossian (Bruxelles).

“Dans un monde à bout de souffle, où l’illusion de l’invention est présente pour toujours plus de consommation. Où tout est jetable et périssable rapidement, pour les hommes comme pour les objets. Je suis un produit de la génération Y […].

Dans ce contexte en tant que plasticien, j’ai d’abord choisi de réaliser une série d’estampes sur le patrimoine architectural.

Actuellement, mes recherches s’orientent plus vers le patrimoine industriel. En utilisant du plastique comme support pour mes matrices. Je change la perception que nous avons de ce matériau. Celui-ci ne devient plus un rebus prématuré mais est réutilisé, classé et archivé” (Roman Couchard)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Roman Couchard | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

MURAT : Toutes les époques sont dégueulasses (2025)

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[ACTUALITTE.COM, 30 mai 2025] La littérature a toujours été le reflet de notre société, les réactions qu’elle suscite révèle les attentes, les rejets ou l’enthousiasme du public et témoigne des changements de mentalités. Si les changements déclenchent parfois des polémique, un courant, apparu depuis quelques années, remet en cause les classiques. Laure Murat reprend à son compte la formule d’Antonin Artaud pour le titre d’un court essai sur le “wokisme” en littérature : Toutes les époques sont dégueulasses.

EAN 9782378562533

Professeure de littérature à l’université de Los Angeles, l’écrivaine qui, il y a deux ans, avait obtenu le Prix Médicis essai pour Proust, un roman familial, n’hésite pas à reformuler la question du débat qui, pour elle, est mal posée. L’autrice s’accorde sur le fait que chez Ian Fleming, les propos de James Bond choquent par un sexisme déplacé, par exemple dans L’espion qui m’aimait, une femme lance au héros : “Toutes les femmes aiment être plus ou moins violées. Elles aiment être prises. C’est la douce brutalité contre mon corps meurtri qui a rendu son acte d’amour si merveilleusement pénétrant.” Propos difficilement acceptables à notre époque, qui méritent attention. Plus discutable est la remise en cause des textes pour enfants de Roald Dahl. Dans James et la pêche géante : “Tante éponge était spectaculairement grosse/Et terriblement flasque de surcroît” a été remplacé pour ne pas ne pas stigmatiser les enfants en surpoids par : “Tante éponge était une méchante vieille brute/Et mériterait d’être écrasée par les fruits.

Laure Murat expose la différence entre réécriture et récriture, une différence fondamentale à comprendre pour que le débat soit le plus clair possible : “la réécriture relève de l’art et de l’acte de création, la récriture de la correction et de l’altération.” La réécriture a toujours existé, prenons les tragédies grecques, elles ont toutes été réécrites, Racine par exemple avec Andromaque ou Phèdre, et remises au goût du jour pour le public. Cette réécriture est un acte de création alors que la récriture est un acte de modification.

La revendication actuelle pointe du doigt des propos ou des personnages offensants. Le risque de modification serait de déformer trop le personnage et ses propos et rendre ainsi le récit incompréhensible. Retoucher les propos d’un personnage sans changer sa manière de penser et sa vision du monde, rend d’une part le texte inintelligible et trahit les intentions de l’auteur.

Récrire c’est prendre le risque d’effacer ce qui a été et qui reste un témoignage sur la pensée de l’époque : “Éliminer ce qui gêne aujourd’hui au motif que cela nous offense, c’est priver les opprimés de leur oppression.” En éliminant ce qui gêne, la récriture falsifie l’Histoire pour la rendre plus acceptable, ce qui pourrait s’apparenter à une censure.

Pour replacer le texte dans la période, Laure Murat propose de le contextualiser à l’aide d’une préface ou postface de l’éditeur afin de le restituer dans l’époque et le rendre accessible, un travail d’historien littéraire en sorte. Attention cependant aux intentions de l’éditeur qui derrière la notion nécessaire de pédagogie, cache bien évidemment une nécessité tout autre, celle de la rentabilité économique.

© lemonde.fr

Une initiative qui fait couler beaucoup d’encre, est celle du Sensitivity Reader, pratique qui consiste à retoucher le texte en amont par des juristes par exemple, afin d’évacuer toute source de polémique. On se souvient de la virulence d’un débat entre deux écrivains à ce sujet (Nicolas Mathieu-Kev Lambert) : l’un défendait le droit à la création et à l’imperfection tandis que l’autre, plaidait pour le droit à la précision.

La solution est une lecture éclairée des œuvres dites “litigieuses” qu’on souhaite lire, le lecteur a le droit aussi de ne pas lire ces œuvres qui dérangent. L’avantage des œuvres réécrites est celle d’avoir le choix de lire encore les œuvres originales qui pourront toujours témoigner de ce qui a été.

Le wokisme n’est finalement que la feuille de vigne qui recouvrait les sexes sur les tableaux de la renaissance, un acte de pudibonderie qui n’a jamais empêché la curiosité.

Christian Dorsan


[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 5 juin 2025] Dans un essai paru chez Verdier, l’écrivaine Laure Murat entend poser calmement des termes clairs au débat sur la réécriture des classiques.

Intitulé Toutes les époques sont dégueulasses, citation d’Antonin Artaud, l’essai de Laure Murat, écrivaine et professeur aux États-Unis, entend faire le bilan provisoire et dépassionné d’un grand débat de notre temps : la question de la réécriture des œuvres classiques. Un débat dans lequel volent en escadrille des tas de mots pièges, souvent anglais : la Cancel culture, le wokisme, les sensibility readers, la pensée décoloniale, l’intersectionnalité, le totalitarisme d’atmosphère, bref des tas de termes minés et passionnels, que Laure Murat dispose avec sang-froid et pragmatisme, non sans, peut-être, les simplifier un peu trop.

Elle commence par expliquer que ce livre est une pause dans l’embrouillamini contemporain, et pour ce faire, elle s’applique à opérer une première distinction : entre la réécriture — processus artistique qui consiste à tirer d’une œuvre une autre œuvre, exemple Carmen de Bizet réécrit à partir du roman de Mérimée ; et la récriture, un processus pratique qui consiste à amender ou corriger une œuvre pour des raisons stratégiques, par exemple le remplacement de termes jugés blessants pour les personnes grosses dans Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl. Une mise au point théorique simple, qui lui permet rapidement de s’attarder sur le deuxième processus qu’elle juge un problème, voire une bêtise : il ne suffit pas de changer le titre de Dix petits nègres pour altérer véritablement l’esprit profondément réactionnaire et possiblement raciste du livre d’Agatha Christie. Une bêtise qui est aussi, “une affaire de gros sous”, puisque ses diverses “récritures” servent moins le progrès intellectuel et politique que l’industrie qui les conduit. Et Laure Murat de pointer l’opportunisme marchand de cette “pasteurisation des livres.

Qu’est-ce qu’une œuvre ?

Une pasteurisation qu’elle sépare de la “lecture sensible”, qui a fait si peur il y a quelque temps à Nicolas Mathieu et au sein duquel elle fait une autre bonne distinction : d’une part la lecture sensible des classiques, qui consistent à contextualiser un canon qu’il est bon de redéfinir constamment pour qu’il vive, avec, par exemple de bonnes préfaces critiques : d’autre part une forme de lecture/censure qui s’appliquerait aux livres contemporains, dont les auteurs seraient forcés de conformer leurs récits à une soi-disant doxa “wokiste“, jusqu’à parfois s’autocensurer eux-mêmes. Danger qu’elle minimise toutefois, en rappelant que si censure il existe aujourd’hui sur les livres aux États-Unis notamment, elle s’exerce sur tout un corpus de romans écrits par ou sur des personnes LGBT dans les bibliothèques et les établissements scolaires.

© Le fils de bulle

Il est difficile de ne pas être d’accord avec Laure Murat, tant ses arguments sont simples et nets, et ses exemples bons — mais je me suis demandée si c’était aussi simple que ça. J’ai repensé en fermant le livre à cette manière de dire en introduction : “j’écris ce livre pour faire une pause“, manière apparemment de refroidir le débat, mais aussi quelque chose d’un peu professoral, un léger surplomb qui exigerait sans doute plus de volume, plus d’arguments, et plus d’exemples. Si le débat est aussi compliqué, aussi déchirant, ce n’est pas parce que ceux qui le pratiquent sont tous des poulets sans tête qui courent en tous sens, c’est parce que les subtilités qui le régissent sont redoutables. Et cette distinction par exemple entre “réécriture” et “récriture” n’est pas si évidente si on y réfléchit bien. Cela m’est apparu au cours du livre, quand elle évoque l’infléchissement de certains contes pour des raisons morales ou de protection de l’enfance : faut-il considérer que les films Disney sont des réécritures ou des récritures des classiques ? Probablement les deux…

En bref, Laure Murat ne se situe probablement pas hors de la mêlée, mais dedans, et c’est très bien, car cette mêlée ne produit à mon avis pas que de vaines controverses, elle donne à penser continuellement à ce que c’est qu’une œuvre, un classique, et qu’est-ce que c’est que la pensée critique.

Lucile Commeaux


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : actualitte.com ; radiofrance.fr/franceculture | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Philippe Matsas ; © lemonde.fr ; © Le fils de bulle.


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La banalité du mal : ce que dit la recherche en psychologie sociale

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[THECONVERSATION.COM, 1er juin 2025] La recherche en psychologie sociale réfute la thèse de la banalité du mal. La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent par un élément : leur orientation autoritaire – et ainsi par un comportement particulièrement coercitif, inégalitaire et intolérant.

Le chercheur en psychologie sociale Stanley Milgram publie en 1964 la première recherche expérimentale sur la soumission à l’autorité. Son protocole consiste à demander à des personnes volontaires d’infliger des décharges électriques à un autre participant (en réalité un compère de Milgram) dans le cadre d’une recherche prétendument sur les effets de la punition sur l’apprentissage. Un échantillon de psychiatres prédit une désobéissance quasi unanime, à l’exception de quelques cas pathologiques qui pourraient aller jusqu’à infliger un choc de 450 volts.

Les résultats provoquent un coup de tonnerre : 62,5 % des participants obéissent, allant jusqu’à administrer plusieurs chocs de 450 volts à une victime ayant sombré dans le silence après avoir poussé d’intenses cris de douleur. Ce résultat est répliqué dans plus d’une dizaine de pays auprès de plus de 3 000 personnes.

Ces données illustrent la forte propension à l’obéissance au sein de la population générale. Elles montrent également des différences individuelles importantes puisqu’environ un tiers des participants désobéit. Les caractéristiques socio-démographiques des individus et le contexte culturel semblent n’avoir aucune influence sur le comportement dans le protocole de Milgram. Comment expliquer alors les différences individuelles observées ?

Nous avons conduit une nouvelle série d’expériences dans les années 2010. Nos résultats montrent un taux d’obéissance similaire ainsi qu’une influence notable de l’autoritarisme de droite : plus les participants ont un score élevé à l’échelle d’autoritarisme de droite, plus le nombre de chocs électriques administrés est important.

Recherche sur l’autoritarisme

La psychologie sociale traite la question de l’autoritarisme depuis plusieurs décennies. Cette branche de la psychologie expérimentale a notamment fait émerger dès les années 1930 une notion importante : celle d’attitude.

Une attitude désigne un ensemble d’émotions, de croyances, et d’intentions d’action à l’égard d’un objet particulier : un groupe, une catégorie sociale, un système politique, etc. Le racisme, le sexisme sont des exemples d’attitudes composées d’émotions négatives (peur, dégoût), de croyances stéréotypées (“les Noirs sont dangereux“, “les femmes sont irrationnelles“), et d’intentions d’action hostile (discrimination, agression).

Les attitudes sont mesurées à l’aide d’instruments psychométriques appelés échelles d’attitude. De nombreux travaux montrent que plus les personnes ont des attitudes politiques conservatrices, plus elles ont également des attitudes intergroupes négatives (e.g., racisme, sexisme, homophobie), et plus elles adoptent des comportements hostiles (discrimination, agression motivée par l’intolérance notamment). À l’inverse, plus les personnes ont des attitudes politiques progressistes, plus elles ont également des attitudes intergroupes positives, et plus elles adoptent des comportements prosociaux (soutien aux personnes défavorisées notamment).

Les attitudes politiques et les attitudes intergroupes sont donc corrélées. Une manière d’analyser une corrélation entre deux variables est de postuler l’existence d’une source de variation commune, c’est-à-dire d’une variable plus générale dont les changements s’accompagnent systématiquement d’un changement sur les autres variables. Dit autrement, si deux variables sont corrélées, c’est parce qu’elles dépendent d’une troisième variable. La recherche en psychologie sociale suggère que cette troisième variable puisse être les attitudes autoritaires. Cette notion regroupe des attitudes exprimant des orientations hiérarchiques complémentaires :

      • l’orientation à la dominance sociale, une attitude orientée vers l’établissement de relations hiérarchiques, inégalitaires entre les groupes humains ;
      • l’autoritarisme de droite, une attitude orientée vers l’appui conservateur aux individus dominants.

La recherche en psychologie expérimentale, en génétique comportementale et en neurosciences montre invariablement que ce sont les attitudes autoritaires, plus que toute autre variable (personnalité, éducation, culture notamment), qui déterminent les attitudes intergroupes, les attitudes politiques, et ainsi le comportement plus ou moins coercitif, inégalitaire, et intolérant des personnes.

Autoritarisme dans la police

Étudions le cas d’un groupe : la police. Plusieurs études montrent que les policiers nouvellement recrutés ont des scores significativement plus élevés à l’échelle d’autoritarisme de droite que la population générale.

Ce résultat important suggère que les personnes autoritaires sont plus susceptibles de choisir une carrière dans la police (autosélection) et/ou que la police a tendance à privilégier les personnes autoritaires pour le recrutement (sélection). Les personnes autoritaires et l’institution policière semblent réciproquement attirées, ce qui entraîne un biais de sélection orienté vers l’autoritarisme de droite qui, on l’a vu, est responsable d’attitudes politiques conservatrices et d’attitudes intergroupes négatives.

À des fins de recherche, des universitaires ont développé un jeu vidéo simulant la situation d’un policier confronté à une cible ambiguë et devant décider de tirer ou non. Des personnes noires ou blanches apparaissent sur un écran de manière inattendue, dans divers contextes (parc, rue, etc.) Elles tiennent soit un pistolet, soit un objet inoffensif comme un portefeuille. Dans une étude menée aux États-Unis, les chercheurs ont comparé la vitesse à laquelle les policiers décident de tirer, ou de ne pas tirer, dans quatre conditions :

      1. cible noire armée,
      2. cible blanche armée,
      3. cible noire non armée,
      4. cible blanche non armée.

Les résultats montrent que les policiers décidaient plus rapidement de tirer sur une cible noire armée, et de ne pas tirer sur une cible blanche non armée. Ils décidaient plus lentement de ne pas tirer sur une cible noire non armée, et de tirer sur une cible blanche armée. Ces résultats montrent un biais raciste dans la prise de décision des policiers. Ils réfutent l’hypothèse d’une violence policière exercée par seulement “quelques mauvaises pommes.

On observe dans toutes les régions du monde une sur-représentation des groupes subordonnés parmi les victimes de la police (e.g., minorités ethniques, personnes pauvres). Les chercheurs en psychologie sociale Jim Sidanius et Felicia Pratto proposent la notion de terreur systémique (systematic terror) pour désigner l’usage disproportionné de la violence contre les groupes subordonnés dans une stratégie de maintien de la hiérarchie sociale.

Soutien des personnes subordonnées au statu quo

On peut s’interroger sur la présence dans la police de membres de groupes subordonnés (e.g., minorités ethniques, femmes).

Une explication est l’importance des coalitions dans les hiérarchies sociales tant chez les humains que chez les primates non humains, comme les chimpanzés, une espèce étroitement apparentée à la nôtre. On reconnaît typiquement une coalition quand des individus menacent ou attaquent de manière coordonnée d’autres individus. Le primatologue Bernard Chapais a identifié plusieurs types de coalition, notamment :

      • les coalitions conservatrices (des individus dominants s’appuient mutuellement contre des individus subordonnés qui pourraient les renverser) ;
      • l’appui conservateur aux individus dominants (des individus subordonnés apportent un appui aux individus dominants contre d’autres individus subordonnés) ;
      • les coalitions xénophobes (des membres d’un groupe attaquent des membres d’un autre groupe pour la défense ou l’expansion du territoire).

La police regroupe des individus subordonnés motivés par l’appui conservateur aux individus dominants (tel que mesuré par l’échelle d’autoritarisme de droite) et la xénophobie (telle que mesurée par les échelles de racisme).

Dans son ensemble, la recherche en psychologie sociale réfute la thèse de la banalité du mal. La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent par leur orientation autoritaire, et ainsi par un comportement particulièrement coercitif, inégalitaire, et intolérant.

Le mauvais état de la démocratie dans le monde suggère une prévalence importante des traits autoritaires. Lutter contre l’actuelle récession démocratique implique, selon nous, la compréhension de ces traits.

Johan Lepage, Psychologie sociale UGA (FR)


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PICHAULT : Chili con carne (Le bon appétit, 2002)

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[C4, supplément au n° 101-102, novembre-décembre 2002] Le soleil s’est levé depuis belle lurette et je suis toujours couché. à côté de Lise, dans de beaux draps, je la regarde dormir sans me lasser, mais sans l’enlacer pour ne pas la réveiller, quoi que la tentation soit forte.

Je dois me lever et écrire ma recette pour le C4. J’ai promis que je me reconcentrerais sur mon sujet et que j’arrêterais de vous parler de Lise. Ce ne sera pas simple car elle occupe toutes les cases de mon cerveau, petit cervelet et hypothalamus compris. Chose prolise, chose dure… décidément je m’embrouille, elle m’ embrouille. Chose promise, chose due.

Voyons… “Sans chichi, pas conne du tout, notez-la dans un petit carnet, voici la recette du chili con carne.” Ca commencera comme ça… je vais me lever… ding-dong… on sonne à la porte. Un coup d’oeil par la fenêtre… le facteur. Pas timbré. Je m’enveloppe dans mon vieux peignoir car le facteur est une facteuse et on n’est jamais trop prude ni trop prudent.

      • Bonjour Monsieur.
      • Bonjour Madame.
      • J’ai un petit colis pour vous, ça vient de Suisse…
      • Merci.
      • Au revoir et bonne journée…

Et de fait la journée commence bien, j’adore recevoir des petits colis, c’est tellement gai de couper la ficelle et de déballer lentement le paquet, très lentement, pour jouir pleinement de ce temps suspendu, ces quelques secondes presque angoissantes qui précèdent la découverte.

Un colis de Suisse ? C’est sans doute de ma soeur Janine qui habite à Sion ; c’est trop petit pour être du chocolat ; dommage car je raffole du chocolat extra noir fait là, à Sion. J’ouvre… un flacon de Viagra, douze petits losanges bleus de 50 milligrammes. Et c’est bien ma soeur qui me l’envoie, elle a joint un petit mot. C’est pourtant pas son genre, qu’est-ce qui lui prend :

Mon cher frère, je n’ai pas l’habitude de te confier mes petits problèmes, -heureusement pour moi ! – mais en matière sexuelle – oh, ma soeur ! –(excuse mon écriture tremblotante mais j’ai l’impression de commettre un péché en écrivant ce mot, Dieu me pardonnera sans doute) – sans nul doute ! – tu es plus ferré que moi sur le sujet. – c’est pas difficile, Janine a toujours été un peu tarte – Mon Marcel m’honorait tous les trois mois et je m’en contentais (l’excès nuit en tout) mais depuis qu’il est branché sur Internet, voilà maintenant deux ans, il passe ses nuits à surfer sur le Net, pendant que je pleure sur ma couette. Sa souris. oui… ma chatte, non ! J’ai donc pensé, puisque le Viagra est ici en vente libre, lui en donner à son insu, mais avant je désirais connaitre ton avis d’expert – là , elle exagère ! – sur les effets du Viagra. J’attends ton rapport sexuel. Merci d’avance. Bises. Janine.

Ben ça alors, elle me prend pour un cobaye et pour un étalon. Si elle croit que je vais bouffer ses pilules, elle se fourre le doigt dans… l’oeil. Pour moi l’amour, c’est nature, c’est le trapèze sans filet, non mais ! Je vais lui répondre que ça marche bien pour ne pas la peiner et qu’elle se débrouille avec son Marcel viagré. Revenons à notre chili :

      • Faites tremper vos haricots rouges (500gr) la veille.
      • Le lendemain, égouttez-les, rincez-les et renoyez-les dans une casserole. Faites bouillir et écumez.
      • Ajoutez un gros oignon piqué de clous de girofle, quelques carottes, une branche de céleri, thym, laurier et une étamine contenant quelques piments rouges (chilis).
      • Faites mijoter deux heures et ne salez qu’une demie heure avant la fin de la cuisson.
      • Dans une poêle, faites revenir du hachis (500gr) de boeuf, de veau ou d’agneau (carne), ajoutez sel, cannelle et cumin et mélangez aux haricots. C’est prêt.

Ca pique un peu et c’est bien meilleur que la saloperie de Viagra de ma soeur Janine. Lise s’est réveillée, elle s’approche de moi et m’embrasse tendrement.

      • Dis, tu ne trouves pas que les poissons rouges ont un comportement bizarre ce matin.
      • Ah, oui ?

Etienne Pichault


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : Etienne Pichault | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © amourmaracasetsalami.com.


Passer à table en Wallonie…

EXPO | Brigitte CORBISIER : “pierres”

il jette la première pierre, il pleut des pierres, il pisse des pierres, il a un coeur de pierre, il a des pierres dans son sac, il lance des pierres aux pourceaux, il aime les pierres tobales pas celles qui roulent, il grave un mot sur la pierre, il contemple un jardin de pierres…
le silence des pierres

Brigitte CORBISIER (née en 1946) est diplômée de l’Académie de Liège (graphisme, illustration, peinture et gravure) et de la FLU de Belgrade (spécialisation en gravure). De nombreuses expositions personnelles lui ont été consacrées depuis 1982 (Liège, Antwerpen, Verviers, Theux, Aachen, Hasselt, Marchin, Wégimont, Saint-Vith, Bruxelles) et elle a également participé à de multiples expositions collectives en Belgique ou à l’étranger : Liège (e.a. Dialogue avec les enfants du Togo ; Voix de Femmes…), Seraing, Bruxelles (groupe FLUX ; Atelier Ste-Anne), Alt-Hoesselt, Amay, Wégimont, Marchin (Vyle-d’Art), Liège-Aachen-Knokke-New-York (Drapeaux d’Artistes), Paris (Centre Wallonie-Bruxelles : Du dessin à l’animation du dess(e)in), Huy (Voa, Voa), Louvain-la-Neuve, Porto (7 graveurs liégeois), Cracovie, Frechen, Beius (RO), Lodz, Belgrade, Uzice, Trois-Rivières (CA)…

En savoir plus dans WALLONICA :

  • Infos pratiques :
      • Vernissage le jeudi 5 juin 2025, de 18:00 à 20:30
      • ouvert jeudi, vendredi & samedi de 14:00 à 18:00
      • ouvert le dimanche de 11:00 à 14:00

Existe-t-il encore du commun entre les « communautés » ?

Temps de lecture : 6 minutes >

[EDL.LAICITE.BE, 26 mai 2025Dans un monde où les différentes formes d’interculturalités se mélangent ou s’affrontent, la notion de “bien commun” est interrogée. Comment définir ce qui appartient à tous dans nos sociétés marquées par la diversité ? Quels conflits surgissent lorsque différentes communautés revendiquent un accès équitable aux ressources communes ?

Le bien commun pose autant de défis que le nombre de fois que nous le mettons à l’épreuve. Mais en avons-nous encore besoin et existe-t-il vraiment ? Y a-t-il quelque chose qui nous relie, nous unit tous, malgré nos identités plurielles ? Central en philosophie politique et en éthique sociale, le bien commun désigne l’ensemble des ressources, des institutions et des conditions permettant à une communauté de prospérer et de garantir le bien-être de tous.

Le bien commun n’est pas si nouveau que ça. Historiquement, chez Aristote, il est lié à la cité et à l’idée que la politique doit viser le bonheur collectif. Selon Rousseau, il est au cœur du contrat social, où chaque individu accepte de limiter ses intérêts personnels pour le bien de tous. Quand chez John Rawls, il est réinterprété à travers la justice sociale et l’équité.

Justice et équité, c’est précisément là que le combat se joue. Les inégalités structurelles marginalisent depuis la nuit des temps certaines communautés. Mais l’État de droit et nos démocraties telles que nous les connaissons doivent, en théorie, se soucier d’une juste redistribution des ressources et des droits pour garantir un accès équitable au bien commun. Le philosophe canadien Charles Taylor souligne d’ailleurs que le bien commun doit inclure une politique de reconnaissance, respectant les identités culturelles. Or comment définir le plus justement possible un bien commun qui respecterait les particularismes culturels ? Un bien commun par et pour tous ?

Balle au centre

D’après le philosophe Édouard Delruelle, nous avons moins le sens du bien commun que jadis et c’est un danger : “Nous sommes dans une société anomique, comme disait Durkheim, soit égoïste, soit identitaire, une société où la désorganisation sociale résulte de l’absence de normes communes. Toute la sociologie est née des “modernes” et de leur observation de la montée des individualismes. Nous avons de plus en plus de mal à trouver un équilibre entre l’individualisme et un chef absolu. À un niveau plus moral, il s’agirait d’éviter les extrêmes par un sens plus fort du bien commun. Mais celui-ci est exigeant, c’est à contre-courant, cela suppose aussi de se sentir impliqué et concerné par la société dans laquelle on vit.

Alors devrait-on s’interroger sur ce qui pourrait faire barrage à ce sentiment ou au contraire le renforcer ? Un autre spécialiste de l’étude des politiques migratoires, d’intégration et des inégalités sociales, Andrea Rea, évoque, lui, la notion de “sentiment d’injustice”. Selon le professeur ordinaire de sociologie, fondateur du groupe de recherche GERME (Group for research on Ethnic Relations, Migration and Equality), “il faut dépasser la question de l’inégalité. On peut être égaux, mais traités de manière différenciée, cela crée un sentiment d’injustice. Avoir par exemple le même salaire mais pas la même reconnaissance.

Multiples et uniques

Or ce sentiment d’injustice est directement lié à la notion d’identité. D’après Thomas Gillet, philosophe et éthicien, nos identités sont multiples. Dans son dernier ouvrage, Identité.s : les démocraties à la croisée des chemins, il en redéfinit les termes : “L’identité est évolutive. Elle englobe des attributs, des caractéristiques, certaines que l’on choisit, que l’on va déterminer librement, d’autres que l’on ne choisit pas, qui sont déterminées, extérieurement ou biologiquement. Ensuite, c’est un processus par lequel on va chercher à se différencier ou à s’assimiler à des groupes. C’est toujours un double mouvement. À la fois, je tente de ressembler, je m’assimile à un groupe et, en même temps, à l’intérieur de ce groupe-là, je suis unique.

Andrea Rea ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que nous sommes l’addition de plusieurs identités. “Parfois inconsciemment, nous nous réclamons d’identités différenciées. Nous ne déclinons pas la même identité dans les diverses interactions que nous avons. En fonction des personnes qui sont présentes, nous avons tendance à nous présenter de manières différentes. Nous sommes multiples, il n’y a pas une identité.

Les identités, une cause de discriminations et d’inégalités

© aivs-soleil.re

Revenir sur la multiplicité de nos identités semble être véritablement important pour pointer et peut être “re-” définir ce qui peut nous être commun à tous.tes. “Je viens d’une immigration italienne, poursuit-il, jusqu’à 18 ans, on m’appelait André, parce qu’Andréa, c’était féminin. Et pendant toutes mes études primaires, on m’a enlevé des points d’orthographe, car je ne voulais pas mettre d’accent sur mon prénom. Ce sont des processus d’institution qui imputent une identité à autrui, mais qui génèrent de la colère et un sentiment d’injustice.

Jamal a 20 ans, et est issu de l’immigration marocaine, 3e génération ; il témoigne : “Nous sommes amenés à nous poser ces questions : qui sommes-nous et d’où venons-nous ? Beaucoup de Belges nous reprochent de garder nos coutumes et notre culture marocaines. En revanche, au Maroc, les Marocains nous reprochent d’être trop européanisés. En fin de compte, nous sommes tiraillés entre deux cultures. J’ai souvent l’impression que c’est la société belge qui nous met sur le dos le statut d’immigrés et qui nous parle d’intégration. C’est de la tarte à la crème. Comment peut-on parler d’intégration à un jeune né ici ? Pour moi, l’intégration, elle est d’abord économique.

C’est en quelque sorte la notion de “double conscience” apportée par le sociologue afro-américain W.E.B. Du Bois dès 1903, posant le défi de “toujours se regarder à travers les yeux d’une société blanche.Ahmed Medhoune, co-directeur de l’ouvrage Belgica Biladi. Une histoire belgo-marocaine, commente : “C’est ce qu’exprime Jamal dans son témoignage ; cette galerie de miroirs, dans laquelle lui et ses amis grandissent, renvoie des reflets négatifs du groupe auquel ils appartiennent et d’eux-mêmes. Avoir sa “double conscience” dans une galerie de miroirs négatifs amène à la honte, au mépris de soi et pas à sa construction.”

Or pour faire “commun”, comme le disait Édouard Delruelle, il faut se sentir inclus et concerné par la société dans laquelle on vit. “Et c’est le rôle de l’institution, précise Thomas Gillet, de ne pas rappeler en permanence aux personnes dites “d’origine étrangère” qu’elles viendraient d’ailleurs et qu’elles ne seraient pas de la tendance majoritaire. Il y a là une véritable et urgente responsabilité institutionnelle et notamment de l’institution scolaire.”

Entre idéal universel et réalités locales

L’éducation tout comme la santé ou l’environnement sont des biens communs qui doivent concerner chacun et être accessibles à tous. Mais n’y aurait-il pas un risque d’universalisation forcée ? Imposer un bien commun sans tenir compte des spécificités culturelles peut être perçu comme une nouvelle forme de domination. Comment concilier des visions différentes du bien commun ? Le multiculturalisme favorise-t-il une société plus inclusive ou contribue-t-il à la création de communautés parallèles, menaçant l’idée d’un bien commun national ?

Il faudrait inciter les citoyens à produire ensemble des activités communes, dans lesquelles ils se reconnaîtraient, poursuit Thomas Gillet. Moi, j’ose espérer qu’aujourd’hui, il y a encore un élément qui peut faire commun. C’est la question des droits fondamentaux. Il convient de s’assurer que, tous, nous considérons légitime que ces droits soient maintenus pour nous et les autres. Est-ce qu’on a même jamais eu un point commun dans l’histoire de l’humanité ? Je ne pense pas. Notre travail, c’est d’arriver à le créer. La Déclaration universelle des droits humains, c’est un horizon, un objectif.” Et Andrea Rea d’ajouter : “Construire des luttes autour des biens communs comme la préservation de notre terre, c’est un élément essentiel pour moi. Puisque nous sommes aujourd’hui obsédés par la dette que nous allons laisser à nos enfants. Nous sommes des êtres humains sur une planète que nous mettons en danger.

Pour conclure, je voudrais préciser que la particularité de ces jeunes citoyens du monde, en réalité, c’est leur hyperconnectivité et la proximité géographique des pays d’origine. Il ne faut pas perdre de vue que beaucoup de jeunes femmes et hommes ont grandi avec un ici et un ailleurs“, complète Ahmed Medhoune. Le bien commun n’est donc pas une notion figée. Il doit être repensé en fonction des réalités culturelles mais aussi des inégalités sociales de chaque société. Qu’il s’agisse des ressources naturelles, du numérique, des politiques multiculturelles ou des dynamiques urbaines, il est primordial d’adopter une approche inclusive pour garantir un véritable partage des richesses et des opportunités.

Catherine Haxhe, journaliste


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Plus d’engagement en Wallonie…

Relations entre voisins : la force des liens faibles

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 22 mai 2025] Souvent présentées sous l’angle du déclin ou des conflits, les relations de voisinage sont encore très vivantes. En témoigne la Fête des voisins qui célèbre son vingt-cinquième anniversaire cette année. Mais comment se côtoie-t-on selon les milieux sociaux ?

Les relations de voisinage n’ont pas bonne presse. Dans les discours communs et les débats publics, elles sont bien souvent présentées sous le registre du déclin – on ne voisinerait plus aujourd’hui comme avant – ou sous celui des conflits de voisinage. Ce constat fait écho à de grandes enquêtes répétées aux États-Unis qui documentent la montée de l’isolement dans ce pays.

Mais comment voisine-t-on aujourd’hui en France ?

Cette question est à l’origine de l’ouvrage sur les liens sociaux de proximité publié en mai 2025, à partir de l’enquête Mon quartier, mes voisins, réalisée en 2018-2019 avec le collectif Voisinages. Cette recherche s’est déroulée un peu plus de trente-cinq ans après l’enquête Contact entre les personnes (1982-1983), qui constituait le dernier travail de référence de grande ampleur sur la question. Dans notre recherche, 2 572 personnes, sélectionnées aléatoirement au sein de 14 quartiers (bourgeois, populaires, gentrifiés…) ou communes périurbaines (urbaines ou rurales) situés en région parisienne et en région lyonnaise, ont été interrogées.

Les relations de voisinage : un fait social stable

Contrairement aux idées reçues sur le sujet, les relations de voisinage n’ont pas décliné au cours des dernières décennies. Le constat est sans ambiguïté : sur l’ensemble des indicateurs comparés (conversations, visites au domicile, échanges de services…), les proportions obtenues dans les deux enquêtes sont extrêmement proches.

© DP

Ainsi, 75 % des personnes interrogées dans l’enquête de 2025 sont entrées chez un voisin dans les douze derniers mois (73 % dans l’enquête Contacts des années 1990) ; 63 % ont reçu un service dans leur voisinage (contre 62 % en 1982-1983).

L’isolement complet des relations de son quartier s’en trouve même légèrement réduit : la proportion d’individus exclus de toutes relations diminue de 9 à 6 %. Cette forte stabilité des relations de voisinage vaut aussi pour les conflits, qui ne sont pas significativement plus fréquents dans notre enquête que dans l’enquête Contacts….

Le voisinage n’est donc pas mort, loin de là, et il est loin de se réduire à la figure ultramédiatisée des conflits de voisinage.

Les liens de proximité, entre conversations et services

Ce lien social noué avec ceux qui nous entourent est cependant de nature et d’intensité extrêmement variées ; il peut revêtir une grande diversité de forces, fonctions et contenus.

Au niveau minimal, le lien de voisinage est un lien faible, fait de rencontres informelles et de conversations dans les espaces publics. Ce type de lien est le plus répandu (94 % des individus entretiennent régulièrement des conversations dans leur quartier), et il remplit une fonction sociale manifeste : en tant qu’inconnus familiers, ces personnes avec qui l’on noue des contacts plus ou moins éphémères participent d’un sentiment de sécurité ontologique en certifiant la familiarité avec le quartier ou la commune de résidence.

Mais des parts conséquentes de la population entretiennent des liens plus approfondis. Ainsi, plus des trois quarts des individus ont rendu ou reçu des services dans leur quartier dans la dernière année. Ces liens, dits instrumentaux, rassemblent un ensemble varié de services. Parmi les plus fréquents, on trouve l’entraide liée à l’absence du logement (garder les clés, arroser les plantes, nourrir les animaux, récupérer un colis) : si 58 % des individus participent à ce type service, il est d’autant plus fréquent que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale puisque 67 % des cadres le déclarent, contre 48 % des employés, ouvriers et inactifs.

Voisins aux fenêtres d’un immeuble

On retrouve ce poids de la hiérarchie sociale concernant les services liés au quotidien, comme le prêt d’objets, outils ou ingrédients (qui est déclaré par un individu sur deux), et l’aide pour le bricolage ou le jardinage (qui concerne une personne sur quatre).

© DP

D’autres services sont davantage liés à la configuration familiale (22 % des individus s’entraident pour la garde des enfants ou pour les accompagner ou récupérer à l’école ou à des activités). D’autres encore, plus rares et ayant ceci de particularité d’être généralement asymétriques, concernent quasi exclusivement les classes populaires : 4 % des individus se sont fait aider dans des démarches administratives et 4 % se font conduire ou accompagner quelque part.

Les relations conviviales, plus électives

Sept habitants sur dix entretiennent des liens conviviaux, qui prennent généralement la forme d’apéros ou repas partagés avec leurs voisins ou d’autres habitants de leur quartier. Ces liens concernent là encore davantage les classes moyennes et supérieures, que les employés, ouvriers ou inactifs. L’étude révèle en outre que ces relations sont davantage sélectives : les voisins que l’on invite à notre table sont davantage choisis au sein d’un large ensemble d’individus, pouvant habiter d’autres immeubles du même quartier et partageant souvent avec son invité, des caractéristiques sociodémographiques – classe d’âges, situation conjugale et familiale, classe sociale – proches, même si les liens de voisinage, pris dans leur ensemble, sont moins homophiles que dans la plupart des autres cercles sociaux des individus (relations professionnelles, relations amicales, etc.).

Du voisinage aux amitiés

Les liens sociaux de proximité comportent également des liens forts : toutefois, les individus avec qui ces liens privilégiés sont entretenus perdent généralement le qualificatif de voisins. Parmi les habitants des quartiers enquêtés dans Mon quartier, mes voisins, 16 % déclarent avoir un membre de leur famille et 38 % indiquent avoir des amis dans leur quartier.

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Ces liens forts, surtout lorsqu’ils sont amicaux, sont généralement associés à un investissement plus intensif dans la sociabilité de voisinage. Là encore se révèle le poids des gradients socioéconomiques : 42 % des cadres ont des amis dans leur quartier alors que ce n’est le cas que d’un tiers des membres des classes populaires.

Cette catégorisation de différents types de liens ne doit pas faire oublier qu’une même personne peut entretenir à la fois différents types de liens. Un même individu peut avoir, par exemple, à la fois des relations de forte intensité, nourries d’échanges et de partages, avec certains de ses voisins, des relations de bon voisinage, reposant sur des discussions et des petits échanges de services, avec d’autres, et des relations plus faibles, voire des contacts éphémères, ou des conflits, avec d’autres encore. Et ces liens peuvent évoluer au fil du temps : se renforcer, s’affaiblir ou disparaître.

Le voisinage comme ressource

Au-delà de la fête des voisins, à laquelle participe au moins de temps en temps environ un quart de la population, le voisinage occupe en France une place importante dans l’intégration sociale des individus. Il procure des ressources variées. Les relations de voisinage dites conviviales peuvent d’abord être analysées comme des ressources en soi, dans la mesure où ces liens sociaux apportent la protection et la reconnaissance nécessaires à l’existence sociale.

Les liens de proximité apportent également de l’aide explicite, pour organiser son quotidien ou partir de son logement en toute sérénité. Ils se révèlent particulièrement déterminants lorsqu’ils permettent à des franges de la population d’accéder à des services qu’ils ne pourraient supporter économiquement s’ils devaient y recourir par l’intermédiaire du secteur marchand (garde d’enfants, taxi, coupes de cheveux, réparations). Enfin, ces liens apportent des informations dans des domaines aussi différents que les stratégies scolaires, l’emploi, le logement, les bons plans, les aides à la parentalité, etc.

Joanie Cayouette-Remblière & Jean-Yves Authier, sociologues


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © nyon.ch ; © DP.


Plus de systèmes en Wallonie…

VIONNET, Corinne (née en 1969)

Temps de lecture : 7 minutes >

[FISHEYEMAGAZINE.FR, 29 mars 2025] Jusqu’au 4 mai 2025, le musée de Pont-Aven présente Écran total de Corinne Vionnet. L’exposition rassemble plusieurs séries de l’artiste franco-suisse. Toutes ont en commun d’interroger la répétition des images que nous générons ainsi que le tourisme de masse qui les favorisent.

Pourquoi avons-nous recours à la photographie ? Pourquoi connaissons-nous certains lieux sans jamais y être allés ? Pourquoi n’avons-nous de cesse de reprendre les mêmes tirages ? Est-ce là un rituel moderne auquel nous nous adonnons sans même en avoir conscience ? Toutes ces questions se trouvent au cœur de l’œuvre de Corinne VIONNET (née en 1969). Celle qui se décrit comme une faiseuse d’images” travaille avec les écrans depuis maintenant deux décennies. Sa pratique consiste à glaner des clichés diffusés par les internautes, par centaines, avant de les recadrer pour mieux les superposer. En résultent des compositions nimbées de flou qui nous emmènent dans un voyage autour du monde, allant de la Bretagne – où ont été réalisés deux créations inédites – vers des territoires plus lointains, comme les États-Unis ou l’Inde. La texture crémeuse des couleurs évoque le pastel ou le dessin et achève de nous faire prendre du recul sur ce sujet d’actualité qui intéressait tout particulièrement le musée de Pont-Aven.

De fait, le tourisme se révèle être l’une des préoccupations de cette petite ville bretonne qui est connue comme “la cité des peintres” en raison des grands noms qui y ont séjourné par le passé. En quarante ans d’existence, le musée n’avait jusqu’alors jamais exposé un artiste contemporain. Écran total fait à la fois écho à la crème solaire et à un ouvrage signé Jean Baudrillard, dans lequel le philosophe et sociologue menait une réflexion sur ce qui forge l’événement, au moment où tout le monde plonge dans le virtuel”, explique Sophie Kervran, la directrice du lieu. La rétrospective a ainsi valeur de question. Le voyage ne s’avère pas uniquement géographique. Il mène également et surtout vers cette mémoire commune à laquelle nous participons par l’entremise des innombrables témoignages que nous laissons derrière nous. Les impressions comme les émotions surgissent finalement de ces traces de notre passage avec poésie.

Le conditionnement des prises de vue

C’est un voyage à Pise, en 2005, qui a inspiré cette vaste démarche à Corinne Vionnet. Sur place, la tour emblématique s’impose comme la muse toute trouvée des touristes qui se plaisent à l’immortaliser seule ou à prendre la pose devant elle. À l’époque, les boîtiers numériques se démocratisent. Au contraire de l’argentique, ils garantissent des clichés réussis. Les surprises sont moindres. Face à ce constat, l’artiste songe alors que tous ces vestiges de vacances doivent se ressembler à peu de choses près. De retour chez elle, elle se rend sur Internet et cherche le monument. À l’époque, les réseaux sociaux n’avaient pas l’importance qu’ils ont aujourd’hui et le tourisme de masse n’était pas aussi visible. Pourtant, son hypothèse se vérifie déjà et la pousse à en collecter les preuves. Ce que nous souhaitons figer n’a rien d’anodin et les compositions de l’autrice permettent de mettre en lumière ce que nous photographions le plus. En creux, les représentations qui alimentent notre imaginaire collectif, une notion qui lui est chère, se dévoilent.

Il est vrai qu’avant de découvrir une nouvelle destination, nous nous projetons toujours. L’architecture de la ville ou le paysage naturel se dessine déjà dans nos esprits. Ces contours symboliques – que nous retrouvons au gré de notre déambulation de salle en salle – proviennent des visions éculées qui circulent dans les médias, quels qu’ils soient. À l’évocation de Paris, la tour Eiffel ou encore la cathédrale de Notre-Dame nous viennent volontiers en tête. Les États-Unis nous font penser aux gratte-ciel new-yorkais ou aux parcs nationaux, quand l’Inde semble indissociable du Taj Mahal. Lorsque nous visitons ces régions, revenir avec un tirage montrant ces éléments si caractéristiques devient un réflexe, si ce n’est un passage obligatoire. Tandis que le trait imprécis des tableaux de Corinne Vionnet matérialise des souvenirs déliquescents, l’altération de certains lieux – comme les montagnes qui perdent peu à peu leur manteau de glace – et le conditionnement des prises de vue, les silhouettes et les voitures apparaissent ou se devinent tels des spectres qui surgissent entre les strates du temps. Le public est ainsi confronté au tumulte des images, à leur flux incessant face à des édifices qui ont l’air immuables. Seules les variations climatiques modifient leurs nuances.

Un couloir du musée, recouvert de la même perspective du Grand Canyon, le démontre tout à fait. Le ciel oscille de l’azur au bleu nuit en passant par le gris perle selon les moments de la journée et les saisons. Ici, les photographies sont côte à côte. Corinne Vionnet déconstruit sa technique. En face se révèle le processus d’accumulation progressive de prises de vue de la pointe de Pen-Hir, qui se trouve non loin de Pont-Aven. Découvrir les dessous d’un tel procédé interroge d’autant plus celui ou celle qui contemple. L’abstraction laisse place à une profusion évidente qui nous rapproche des questionnements de l’artiste. Si, d’ordinaire, les images tendent à s’épuiser par leur abondance, dans ce travail, elles rendent compte que nous faisons partie d’un tout hétérogène, d’un ensemble où l’individualité véritable n’est sans doute qu’un leurre.

Apolline Coëffet

Corinne Vionnet, “Budapest” © C. Vionnet
Comment êtes-vous venu à la photographie ?

[GALERIE-PHOTO.COM, 2021] La photographie a toujours été très présente dans ma famille. J’ai reçu mon premier appareil photo quand je devais avoir 8 ans. Mon père dessinait et peignait aussi beaucoup. Architecte et passionné de géographie, il partageait volontiers ses connaissances. Si je cherche une explication, je peux certainement la trouver là. La décision de mon orientation pour la photographie vers l’âge de 35 ans est une décision du jour au lendemain.

Comment ont été constituées ces images ?

Avant d’expliquer la constitution de ces images, j’aimerais raconter l’origine de ce travail. Je pense que ça expliquera les raisons de leur réalisation. L’idée de cette série Photo Opportunities fait suite à un voyage à Pise avec mon mari en 2005. Durant cette visite dans cette ville, nous sommes allés voir bien sûr la tour de Pise où il y avait déjà beaucoup de touristes. Nombre d’entre nous étions dans le parc pour faire une photo de la Tour ; le choix de cet emplacement était certainement dû à l’inclinaison de la Tour mais aussi à l’espace qui permettait de prendre la Tour facilement dans son entier. Je me demandais si ces photos faites par ces différentes personnes, durant l’heure que nous étions là, se ressemblaient. L’appareil photo numérique était déjà bien présent. De retour à la maison, j’ai regardé sur Internet les images que je pouvais trouver par simples mots clefs comme “Tour de Pise”. Tout en faisant dérouler sur l’écran une quantité d’images, je me demandais si l’on essayait de reproduire une image que l’on connaissait déjà ; à quel point notre regard est-il influencé, que ce soit par des films, publicités, cartes postales, Internet… Essayons-nous de reproduire l’image d’une image ?

Afin de retraduire mes diverses questions, j’ai superposé une multitude de clichés d’un même lieu trouvés sur Internet par effet de transparence. Pour une image, je visualise plus d’un millier d’images du même lieu pour comprendre la similarité et la répétition de la forme d’un monument et d’un lieu. Je collectionne plusieurs de ces images, de jour, de nuit, selon différentes saisons, différents cieux, etc. J’utilise un seul segment que je trouve important en tant que point de rencontre pour aligner toutes ces images. Pour le reste, vient ce qu’il vient.

Le choix des lieux sont d’abord basés sur des statistiques touristiques, puis j’ai également examiné les brochures de agences de tourismes afin de connaitre les images qui symbolisait une destination. J’ai bien sûr aussi été influencée par ma propre culture visuelle.

Votre travail rappelle l’esthétique des photographies d’architecture de Sugimoto, et les fameuses cathédrales de Rouen de Monet. Aviez-vous ces références en tête en constituant la série ?

En ce qui concerne les photographies de Sugimoto, non, je n’y avais pas pensé. Par contre, la peinture oui. Je voulais également que ce travail ait un lien avec la peinture étant donné qu’elle a contribué à notre connaissance des monuments et paysages. Elle a eu une influence certaine sur mon travail.

Diriez-vous que votre travail est d’abord un travail esthétique ou d’abord un travail sociologique ? Pourquoi ?

Je pense que pour le visiteur ou “regardeur”, l’esthétique est juste le premier filtre qui devrait faire suite à une réflexion ou une émotion. Pour l’artiste, c’est le contraire qui se produit, l’esthétique n’est que le résultat visuel d’un long cheminement.

Je ne suis pas intéressée par la manipulation digitale, mais la façon dont ces images sont disséminées sur Internet. L’évolution du numérique ces 10 dernières années amène à une consommation d’images et une modification de notre comportement. Je balance entre l’inquiétude et la fascination à propos de ce phénomène.

En rassemblant cette multitude de clichés d’un même lieu, Photo Opportunities essaie de parler de notre mémoire collective et l’influence de l’image sur notre regard. Ce travail essaie aussi de soulever les questions de nos motivations à faire une photo du lieu où nous sommes allés et de notre expérience touristique. Il essaie de montrer l’omniprésence des images et leur consommation.

Lors de l’assemblage de ces images multiples, qu’est-ce qui vous amène à la pensée que l’image est suffisamment constituée et qu’il ne faut plus y toucher, que l’accumulation est suffisante ?

Photo Opportunities reste une interprétation personnelle. Cette série a aussi à voir avec ma propre relation aux images. Je n’ai pas travaillé de façon systématique pour le nombre total de photographies pour une image par exemple, mais j’ai utilisé ces photos en tant que palette pour réaliser ces images impressionnistes. La sélection des photographies sur Internet puis le travail par couches successives de tous ces clichés, ont une influence sur le résultat d’une image. Lors de sa fabrication, des moments se fusionnent, des gens se rencontrent, des cieux se forment, des histoires se créent. Tous ces éléments font l’image. De travailler sur chacun de ces lieux a été fantastique. Chaque image me prend beaucoup de temps, mais il en ressort des moments magiques lors de sa transformation.

Diriez-vous pour vous-même que l’image obtenue est la façon dont vous aussi vous voyez le lieu ou le monument en question ?

Oui vous avez certainement raison. La réalisation de chaque image est en lien avec ma propre culture visuelle. Elle parle aussi du souvenir et de mon propre souvenir aussi, un peu vague, de moments pas très précis. Une idée du lieu plus que le lieu lui-même. Et le sentiment du temps qui passe…

Ce travail a fait l’objet d’un livre récent [2012]. Voir ces photographies en livre ou en réel est assez différent. Est-ce important que ces images soient vues en grand, perdent-elles du sens à être offertes en plus petit dans un livre ?

Cette série existe en 3 différentes tailles. Elle est présentée de façon différente suivant le lieu. Des petits tirages seront plutôt présentés en série et auront un autre impact et une autre approche par la quantité que de grands tirages. Un livre a sa propre existence. L’expérience de tourner les pages, le toucher, l’odeur de l’encre… Sa lecture semble plus intime et intense. Peut-être même qu’il est plus facile d’approprier ainsi les images à notre propre histoire et expérience. Une exposition est un début d’histoire. Un livre peut devenir un récit…


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Corinne Vionnet, Chutes du Niagara © Corinne Vionnet | visiter le site de Corinne Vionnet…


Plus d’arts des médias en Wallonie et à Bruxelles…

Non, l’IA ne va pas faire disparaître l’écriture !

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[THECONVERSATION.COM, 26 février 2025] Si les IA sont plus performantes que les humains pour brasser des informations et produire un texte dans un laps de temps très court, elles ne maîtrisent ni la véracité des contenus ni l’adaptation des discours aux contextes. Quelques observations pour apprendre à travailler avec ces outils.

Il ne fait plus aucun doute que les IA changent nos vies et nos métiers. Certaines des compétences que nous avons toujours considérées comme spécifiquement humaines ne le sont plus. L’écriture va-t-elle disparaître ? Allons-nous revenir à une société de l’oral ? Responsable d’une formation en rédaction et traduction à l’Université Paris-Est Créteil, je suis confrontée à cette question en permanence. Faut-il encore apprendre aux étudiants à produire des synthèses si nous pouvons les confier à une IA ? Quelles sont les compétences rédactionnelles qui ne peuvent pas (encore) être remplacées par des machines ?

Mon expérience d’enseignante et de chercheuse me montre qu’apprendre à rédiger un texte selon des normes propres aux différents modes de circulation des écrits reste indispensable, aussi bien pour les rédacteurs amateurs que pour les rédacteurs professionnels.

Nul doute que les IA sont plus performantes que les humains si nous considérons des paramètres comme le brassage d’informations, la vitesse de rédaction, la correction orthographique, ou encore l’élimination par principe de nos tics d’écriture comme la répétition de connecteurs (“alors”, “certes”, “donc”, etc.). Il n’est donc pas étonnant que tout le monde s’y mette, d’autant que cela s’assortit d’un apparent gain économique en accélérant la vitesse de réalisation.

Cependant, à force de vouloir trop économiser, quelque chose au passage se perd : la véracité des contenus, la source des informations, l’adaptation aux discours ou encore le style d’écriture.

Vérifier les contenus

Premier problème posé par les IA : ces dispositifs n’encouragent pas à vérifier les contenus. Si les IA rédactionnelles brassent des quantités de données impossibles à exploiter dans le même ratio quantité/temps par un humain, la relation entre les données et les sources reste encore un point aveugle dans la production des textes.

© lemonde.fr

En effet, les données sont transposées à travers des espaces latents, c’est-à-dire des espaces de travail cachés, dont la complexité d’organisation dépasse largement nos capacités d’entendement. La production des données textuelles dépend de deux processus fondamentaux :

      • rassembler et réduire les informations ;
      • les traiter pour produire des résultats.

Or il peut y avoir des hiatus dans le passage de la première à la deuxième étape : l’apparence ou les actes d’une personne peuvent être attribués à une autre, un phénomène est assimilé à un autre pourtant très différent, etc. C’est ce que l’on retrouve dans les hallucinations souvent produites par les IA.

Comprendre la différence entre ce dont on parle (référent sémantique) et ce qu’on désigne (référent ontologique) est ce qui permet de faire le tri dans les contenus produits par les IA rédactionnelles. En effet, il faut savoir vérifier qu’il y a bien concordance entre les deux référents. Car, ce que produisent les IA n’a pas toujours un sens.

Identifier les sources fiables

Deuxième problème posé par l’IA : étant donné la complexité des processus de production des contenus, retrouver et vérifier la source des données textuelles est compliqué, et les IA rédactionnelles n’offrent pas toutes des outils pour le faire.

Or quand nous écrivons un texte scientifique, journalistique ou même commercial, la fiabilité et la vérification des sources sont une part fondamentale de la construction de l’argumentaire. En effet, les bons arguments dépendent souvent de la légitimité de la source. Si la source n’est pas légitime, il en va de l’autorité du discours et du propos tenus.

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Il s’agit de détecter des sources fiables, non des sources en général. Cette activité est reliée, d’un côté, à une pratique de l’écrit, et, de l’autre, à une éthique de l’écrit. Cela impacte notamment la construction du rapport au lecteur qui signe avec l’auteur un pacte (implicite) de confiance.

Comme le disait Umberto Eco dans Sulla letteratura (2002) :

Il n’y a qu’une seule chose que vous écrivez uniquement pour vous-même, c’est la liste des courses.

L’opacité des sources brise ce pacte de confiance et ramène le contenu de l’ordre de l’information à l’ordre de la rumeur.

Adapter les textes aux discours

Troisième problème posé par les IA : la difficulté à adapter les textes produits aux discours de référence. Les écrits sont toujours produits au sein de discours très différents : publicitaires, politiques, scientifiques, critiques, etc. Chaque discours a ses propres contraintes et attentes. Les écrits circulent au sein des discours à travers des formats d’écriture précis, c’est-à-dire des agencements de formes typiques qui servent d’interfaces entre les textes et les discours.

© ilmessaggero.it

Prenons un exemple. J’ai travaillé cette année avec les étudiants sur un genre d’écrit ordinaire : la recette de cuisine. L’enjeu était de comprendre les normes de rédaction, les respecter et les déjouer, jusqu’à rédiger une recette qui ne ressemble plus à une recette. Cette capacité à passer d’un genre d’écrit à l’autre est un atout des rédacteurs humains qui n’est pas (encore) bien géré par les IA.

Chercher son propre style

Les sites proposant des IA rédactionnelles pour tout genre de discours sont nombreux. Les consignes pour les utiliser également. Toutefois, les textes produits présentent souvent une sorte de neutralité passe-partout qui, à la longue, finit par desservir les usagers.

Pour différencier ses propres contenus, notamment dans un environnement numérique qui regorge d’écrits, il est souhaitable de développer son propre style. L’injonction d’écrire “à la manière de” que nous pouvons donner à une IA dans un “prompt”, c’est-à-dire les consignes de rédaction soumises, ne vise pas cet objectif. L’enjeu est de trouver notre propre manière d’écrire, ce qui fait toute la différence en tant que rédacteur.

Si les étudiants ne peuvent pas se passer d’utiliser les IA pour rédiger leurs écrits, notamment lors des stages en entreprise, il faudra alors les préparer à un usage critique de ces technologies : comprendre le fonctionnement, identifier les limites, personnaliser les pratiques. Pour cela, il faudra mettre en place des protocoles, formuler des recommandations, discuter les productions.

Cette année, nous sommes en pleine réflexion pour dessiner les nouveaux parcours de formation des étudiants. La question se pose : faut-il intégrer les IA dans nos formations ? Nous devons bien faire évoluer les parcours en suivant les transformations technologiques et sociales.

Il s’agit de réfléchir à de nouvelles compétences à développer comme la rédaction de prompts (prompt engineering), l’accompagnement à la pratique rédactionnelle (coaching), ou encore la révision des textes (post-edition) : encore du travail pour les rédacteurs ! Alors non, l’écriture ne va pas disparaître avec l’IA.

Rossana De Angelis, UPEC


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © letempsdecrire.com ; © lemonde.fr ; ilmessaggero.it.


Plus de systèmes en Wallonie…

REGO, Paula (1935-2022)

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[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 9 juin 2022] […] Née à Lisbonne en 1935, Paula Rego s’est installée à Londres au début des années 1960, où elle a poursuivi jusqu’à aujourd’hui son œuvre figurative tourmentée. Une grande artiste injustement méconnue en France, dont plusieurs grandes institutions ont mis en lumière le travail ces deux dernières années. C’est le cas de la Tate Britain (2021) à Londres, du Kunstmuseum (2021-2022) de La Haye et du Museo Picasso Málaga en Espagne qui présente jusqu’au 21 août la plus vaste rétrospective de son œuvre. Certains de ses travaux sont également montrés dans l’exposition internationale The Milk of Dreams à la 59e édition de la Biennale de Venise jusqu’au 27 novembre mais aussi Tout ce que je veux. Artistes portugaises de 1900 à 2020 au CCC OD de Tours jusqu’au 4 septembre à l’occasion de la saison France-Portugal. En 2015, Paula Rego nous a reçus dans son atelier à Londres. Pour lui rendre hommage, nous publions ci-dessous son portrait paru à cette occasion.

L’univers tourmenté de Paula Rego

D’inquiétants mannequins assis dans des fauteuils, des masques de carnaval, des poupées amoncelées sur un canapé, un singe en peluche abandonné dans l’angle de la pièce. Du mobilier de toutes les époques, un échafaudage, des accessoires, des portants où sont suspendus différents costumes. Autant d’éléments qui évoquent des coulisses, où seraient entreposés les éléments de décor d’une étrange pièce de théâtre. Mais ici, dans l’atelier de Paula Rego, le spectacle se déroule sur des toiles immenses, alignées sur des chevalets. De ces créatures, personnages ou animaux qu’elle crée, transforme ou déguise depuis les années 1970, naissent des scènes composées qui lui inspirent des tableaux d’une grande puissance, où se croisent la réalité et la fiction, les rêves et les cauchemars, l’enfance et la mort, entre passé et présent.

Un travail mystérieusement méconnu en France

Si l’artiste est célèbre dans son pays natal, le Portugal, où elle bénéficie de son propre musée, et en Angleterre où elle est installée depuis le début des années 1960 (la National Portrait Gallery de Londres conserve deux de ses tableaux), son travail demeure mystérieusement méconnu en France. Saluons donc l’initiative de la galerie Sophie Scheidecker, à Paris, qui lui a offert en 2012 sa première exposition monographique française (en parallèle à la superbe présentation d’œuvres du Centre Calouste Gulbenkian) et qui a présenté en 2015 un ensemble de dessins, de gravures rehaussées et de pastels récents.

L’occasion de découvrir cette œuvre figurative marquée par la littérature du XIXe siècle (les romans de José Maria de Eça de Queirós), la poésie d’Edgar Poe, les légendes portugaises (La soupe de pierres), le théâtre et, bien sûr, l’histoire de l’art. En regardant ses tableaux, comment ne pas penser à Goya et à Zurbarán, à Max Ernst et, surtout, à l’univers peuplé de figures macabres et grimaçantes de James Ensor ?

La vie telle qu’elle est

À bientôt 80 ans, l’artiste parle volontiers de sa vie et de tout ce qui a pu, consciemment ou non, venir nourrir et enrichir ses images. Au-delà de ses multiples influences littéraires ou artistiques, elle puise la matière de ses tableaux au plus profond d’elle-même, en exprimant sur la toile ce qu’elle a vécu, ce qu’elle vit et ce qu’elle voit. Avec sincérité et lucidité. « Ma peinture n’est pas un “ théâtre de la cruauté ”, c’est la vie telle qu’elle est, assure-t-elle. Le monde et les hommes sont comme ça, tout est vrai. »

Paula Rego a grandi dans une famille de la classe moyenne, durant l’une des périodes les plus sombres de l’histoire du Portugal. « La dictature de Salazar a duré très longtemps. Il était déjà dictateur quand je suis née, il l’était encore quand j’étais adolescente et l’était toujours quand j’ai eu mes propres enfants. Petite, mon père me disait que le Portugal n’était pas un pays fait pour une femme et qu’il allait me sortir de là. Il m’a envoyée à l’école en Angleterre à 16 ans. Mon père était très anglophile, tandis que ma mère adorait a France. Ils s’y rendaient chaque année, elle y achetait ses chapeaux… »

Londres, terre d’adoption

Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Paula Rego a toujours aimé dessiner et a su très tôt qu’elle serait artiste. Soutenue par des parents aimants et compréhensifs, elle étudie à la Slade School of Fine Art, à Londres, où elle remporte le Premier Prix pour son œuvre intitulée Under Milkwood. « C’est là que tout a vraiment commencé », précise-t-elle. Sa première exposition est organisée aux Belas Artes, à Lisbonne, en 1963. L’artiste présente alors une série de collages inspirés par la situation politique de son pays, notamment l’éloquent Salazar vomiting the Motherland qui, comme tous les autres, sera censuré. Entre-temps, Paula a épousé le peintre Victor Willing, à Londres, en 1959.

Nous avons acheté une maison dans Albert Street House, en 1961. En Angleterre, il était très difficile d’organiser une exposition. Les galeries n’imaginaient pas une seconde que le travail d’une jeune femme pouvait valoir la peine d’être montré. Mais je ne cessais de peindre, c’est tout ce que je savais faire.

Loin d’être découragée, elle fait de Londres sa terre d’adoption. Et c’est dans le quartier de Camden qu’elle vit et travaille toujours aujourd’hui. « Mon atelier est l’endroit où je me sens le plus à l’aise », confie Paula Rego en parlant de ce vaste espace composé de deux pièces aux murs d’un blanc immaculé. Travailler est pour elle un plaisir, mais aussi un besoin. Elle se rend à l’atelier tous les jours de la semaine, sauf le dimanche. « Ce jour-là, je mets une jupe et je reçois ma famille qui vient prendre le thé à la maison ! »

Depuis plusieurs années, elle œuvre en collaboration avec son assistante Lila Nunes, qui l’aide à déplacer son matériel, à agencer ses mises en scène complexes, et qui pose volontiers pour elle, parmi les marionnettes, les masques, les jouets et autres figurines en papier mâché. « Elle est mon amie et ma muse. Je lui décris l’histoire que j’ai envie de raconter et, comme le ferait une actrice, elle l’incarne. »

De la chair et des tripes

Rien n’intéresse plus Paula Rego que l’être humain. Pas de natures mortes chez elle, encore moins de paysages. « Les paysages, c’est ce que l’on voit depuis les fenêtres des hôtels, affirme-t-elle. Pour qu’une histoire commence, il faut qu’il y ait des personnages. » Elle aime la narration, les récits et l’Histoire, comme en témoigne sa récente série La Mort du roi, en hommage à Manuel II, dernier roi du Portugal, couronné en 1908 et exilé deux ans plus tard en Angleterre après le coup d’État et la proclamation de la République. En revanche, elle déteste la simple illustration. Un tableau doit avoir de la chair, des tripes, et faire naître des émotions. Il y a quelque chose de Lucian Freud dans le réalisme froid de ses visages, dans sa manière frontale et sans concession de montrer le corps de ses personnages.

À travers ses peintures, ses pastels (sa technique de prédilection) ou ses gravures, Paula Rego évoque notre monde. Il y est fréquemment question de guerres, de souffrance, de domination, d’avortement, de viol et même d’excision. Une vision noire de l’humanité que viennent adoucir, ici ou là, quelques traits d’humour (Pregnant Rabbit telling her Parents) ou une pointe de tendresse, lorsque l’artiste représente sa mère en chou dans Weeping Cabbage.

Une histoire évolutive

Pour chacune de ses œuvres, Paula procède de la même manière. Elle part d’une idée qu’elle esquisse sur le papier, produisant parfois plusieurs dizaines de dessins et de croquis préparatoires. Puis vient le temps de la mise en scène dans l’atelier, en reprenant à l’infini les poses et les agencements des figures, jusqu’à ce que le ‘tableau’ définitif lui convienne. « Évidemment, au fil de la réalisation, l’histoire va évoluer et tout va changer, dit-elle. Sans compter que je peux finir par avoir de la compassion pour certains de mes personnages, aussi détestables soient-ils. Et si je commence à avoir de la compassion pour Salazar, il vaut mieux que j’arrête immédiatement de le peindre et que je passe à autre chose ! »


Paula Rego, “The Dance” © P. Rego

[FESTIVALDELHISTOIREDELART.FR] Au cours de sa longue carrière, Paula Rego, la grande peintre portugaise, a produit une œuvre qui interpelle. Qualifiées de ‘réalisme onirique’, ses compositions frappent par leur mise en scène recherchée et la présence physique des personnages. Dans un style direct et percutant, elles traitent des thèmes existentiels tels que la douleur, la sexualité, ou la violence.

Alors qu’aujourd’hui ces mêmes sujets sont souvent abordés par les artistes sur un mode documentaire en s’appuyant sur des documents d’archives et des images photographiques, Paula Rego tranche avec cette approche en privilégiant la fiction au-dessus du reportage.  Cela ne signifie toutefois pas un désintéressement pour la grande histoire, ni ne fait d’elle une artiste moins engagée. L’histoire du Portugal, son pays natal qu’elle quitte pour Londres à 17 ans, affecte autant l’œuvre de Paula Rego que la production des artistes portugais de la nouvelle génération, telle que Angela Ferreira ou Grada Kilomba, dont les installations dénoncent ouvertement le passé colonial du Portugal. Les allusions à l’histoire politique de l’empire portugais sont présentes : par exemple, dans O tempo-passado e presente, où le bateau à voile et l’hippopotame miniature renvoient discrètement aux missions du vieux marin sur les côtes africaines ; ou cette fois, plus explicitement, avec l’emboîtement d’un tableau dans le tableau du peintre brésilien Vítor Meirelles dans First Mass in Brazil, une œuvre peinte en 1993 par Rego à l’occasion de la célébration contestée de l’arrivée de Christophe Colomb dans le Nouveau Monde.

La célèbre série de pastels et gravures sur le thème de l’avortement qu’elle dessine à la suite du refus du référendum sur la légalisation de l’IVG au Portugal, en 1998, montre de manière poignante comment son art révoque les injustices sociales qui continuent d’exister dans la société portugaise après la chute du régime dictatorial de Salazar. C’est d’ailleurs sous l’appellation d’artiste féministe engagée que le Kunstmuseum de La Haye, après la Tate Britain de Londres, lui dédie une grande rétrospective qui permettra au grand public de découvrir son œuvre du 15 janvier au 20 mars 2022.

Pour Rego, expériences et souvenirs personnels se greffent sur l’histoire collective. Contes populaires, légendes, faits réels et images se superposent et deviennent indissociables. Son œuvre majeure, The Dance, exemplifie peut-être plus que d’autres comment la ‘sédimentation’ structure le processus de création de l’artiste.  Destiné à devenir la pièce maîtresse de sa première rétrospective au Serpentine Gallery à Londres en octobre 1988, ce tableau aurait « tout lié ensemble, accroché au-dessus de tous les autres tableaux » selon les mots de Rego. Elle ne peut le finir que quelques mois plus tard, interrompue pas le décès de son mari, le peintre Victor Willing.  Une fois achevé, The Dance entre dans la collection de la Tate accompagné de onze dessins préparatoires au fusain et encre de chine.

Suivre l’évolution des premières études à la composition finale nous apprend beaucoup sur la pratique picturale de Paula Rego et l’extraordinaire maîtrise avec laquelle sa peinture fusionne histoire intime et histoire collective. Comme point de départ, elle choisit des scènes joyeuses. Un certain nombre de dessins représentent des familles de jeunes et plus âgés qui se sont donné rendez-vous en plein-air. Ils portent des paniers de vivres, le temps est dégagé, l’ambiance est gaie. D’autres esquisses évoquent les premiers pas d’une danse, des couples commencent à se former. D’autres encore expérimentent de manière étonnante la façon de rendre la force et l’énergie physique du saut de danse.

Ces images rappellent les illustrations de fêtes populaires, comme celles que Rego a connues dans son enfance ou qu’elle aime chercher dans des albums de folklore populaire. Elle dit aussi avoir puisé son inspiration dans une série de dessins sur le thème de Pulchinella (Polichinelle) du peintre italien Domenico Tiepolo, dont elle admire la dextérité et le mouvement. Plutôt que d’emprunter des motifs iconographiques, Rego compose des variations sur un thème. Puis peu à peu la composition se stabilise. Un paysage montagneux en bord de mer apparaît, avec en arrière-plan les contours pittoresques d’une ancienne forteresse militaire comme on en trouve fréquemment sur les côtes atlantiques portugaises près de Lisbonne où Rego est née.

Le contraste entre la légèreté initiale des dessins préparatoires et le ton grave de The Dance illustre la façon dont Rego cherche à condenser les formes jusqu’à trouver leur expression la plus forte. Transformée en paysage lunaire, la scène anecdotique s’est immobilisée.  Les silhouettes des deux couples et du trio de femmes et enfant jettent des ombres fantasques autour d’eux. Leurs pieds quittent à peine le sol, comme retenus par un pas de danse devenu à présent plus pesant. Dans un mouvement parallèle, la montagne surplombant le paysage et la forteresse sur son sommet sont prises dans une lumière sinistre. Le langage pictural a changé de registre. De scène narrative, la représentation a basculé en allégorie des trois âges. À gauche de la toile une figure féminine a fait son apparition. Sa valse n’est que danse macabre.  Sans partenaire, agitée, elle fixe son regard sur nous pour nous annoncer un message. L’expérience directe de la mort qui s’est produite dans la vie de l’artiste pendant qu’elle travaillait à The Dance est dorénavant inscrite dans l’œuvre.

The Dance raconte encore d’autres histoires qui ne se laissent pas immédiatement déchiffrer. Dans les dessins préparatoires, le motif de l’architecture militaire en arrière-plan ne semblait avoir d’autre rôle que de donner une touche locale au paysage. Or, la référence est plus précise. Identifié par l’historienne de l’art Maria Manuel Lisboa, le fort de Peniche, situé sur la côte d’Estoril, servait de lieu d’incarcération de militaires allemands pendant la Première Guerre mondiale, avant d’être transformé en prison politique de haute sécurité durant la dictature d’António de Oliveira Salazar. Il a ensuite accueilli les colons revenus au Portugal après la Révolution des œillets, qui venait mettre fin à l’empire portugais. Spectre de l’histoire, il plane sur la composition comme l’ombre d’un passé toujours présent.

Face aux événements de l’histoire, Paula Rego compose des fictions visuelles d’une densité picturale surprenante. Invention de scénarios, déguisement des personnages, jeux d’échelle, dramatisation de la couleur : Rego choisit résolument de déployer ses instruments de peintre.  L’artiste en tant qu’enquêteur : Paula Rego ne prend pas ce chemin. Son art revendique son propre langage.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article :  © arthive.com


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

VIENNE : Fantômes (2022)

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Souvent nous arpentions les couloirs, les salles désertes. Nous imaginions que les lieux puissent être hantés, tant de cris ou de douleurs muettes, d’âmes retenues par ces murs, ces plafonds en train de s’effondrer. Peut-être allaient-elles enfin pouvoir s’échapper. Nous n’y croyions pas vraiment mais cela nous plaisait de forcer le trait, d’accentuer cette atmosphère gothique. Je prenais des photos, je figeais ces instants. Quand je développais les pellicules, je guettais toujours une apparition fantomatique qui ne se révéla jamais.

Toi, tu avais un jour décidé d’amener ta guitare. Tu avais repéré une pièce dont l’acoustique donnait de l’ampleur à tes compositions. Nous en avons passé des heures dans cet hôpital délabré, croisant quelquefois d’autres explorateurs, mais aussi des sdf, des junkies. Nous nous croisions, comme ailleurs, sans jamais vraiment nous rencontrer.

Aujourd’hui, je marche distraitement dans un terrain vague, butant parfois sur un amas de briques. Les ruines ne sont même plus ruines, les ruines ne sont plus rien. Comme nos rêves de jeunesse, sans doute. C’est ce que tu as voulu éviter à tout prix – celui de la vie. Ne pas devenir le quinqua désabusé que je suis. Too old to rock’n’roll to young to die. Dans le silence, entre les murs qui n’existent plus, j’entends jouer ta guitare.

Philippe VIENNE

Ce texte a été écrit et enregistré dans le cadre du projet “Allô Bavière”, présenté lors des Rencontres internationales de la bande dessinée (Liège, 23-24 avril 2022)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Hôpital de Bavière, Liège © Urbex Session | remerciements à Olivier Patris et Maxime Laurent


Plus de littérature…

CORVAISIER : Sans titre (s.d., Artothèque, Lg)

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CORVAISIER Laurent, Sans titre

(sérigraphie, 70 x 50 cm, s.d.)

Originaire du Havre, Laurent CORVAISIER (né en 1964), qui dessine depuis sa tendre enfance, s’installe à Paris pour se former à l’ENSAD, l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, à Paris.

Intéressé par l’illustration jeunesse, Laurent démarche les éditeurs avec ses carnets de voyage. Son style séduit, un premier livre voit le jour, puis un autre… Depuis Laurent est peintre mais aussi illustrateur, avec près d’une centaine d’ouvrages à son actif.

Voyageur dans l’âme, Laurent a visité de nombreux pays qui ne cessent de nourrir sa peinture. Ce qui l’inspire plus que tout, c’est la vie qui l’entoure : les animaux, la nature, la ville, sa femme, ses enfants, les gens en général…

Laurent Corvaisier est surtout connu pour ses peintures qui, comme ses artistes de référence – Matisse, Basquiat, Léger… – nous emmènent dans des mondes multicolores et foisonnants. Il fait danser les couleurs sur tous les supports : papier, toile, bois, murs.

On retrouve dans cette gravure noir et blanc ce monde foisonnant, rempli d’animaux. (d’après Galerie Robillard, Paris)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Laurent Corvaisier ; babelio.com | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

DEGUISLAGE : Poison (2015, Artothèque, Lg)

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DEGUISLAGE Delphine, Poison

(moulage en plâtre, 20 x 36 x 10 cm, 2015)

Née en 1980 à Namur, Delphine DEGUISLAGE est une plasticienne qui vit et travaille à Bruxelles. En 2005, elle a obtenu un Master en Métiers des Arts et Expositions à l’ENSAV de La Cambre, complété en 2021 par un Master spécialisé en études de genre (formation unique sur les questions liées au genre et à la sexualité).

Depuis 2007, elle expose plusieurs fois par an, principalement en Belgique et en France.

L’artiste exprime son art via tous les moyens mis à sa disposition : peinture, sérigraphie, sculpture, gravure, photographies, collages numériques, créations textiles

“Delphine Desguilage met en scène des morceaux de corps de femme en parallèle avec des objets utilitaires ou domestiques réinterprétés, souvent choisis pour leur fonction et/ou leur symbolique […] C’est le corps qui s’empare de l’art plutôt que l’art qui s’empare du corps. Le formalisme est physique, l’anthropomorphisme féminin, l’objet corporalisé, l’espace habité […]” (Fabienne Audéoud, in Fight, Fore, Free, To, One, 2017)

Les questions de genre, de représentation des corps, de pratiques sociales et des désirs sont abordés dans l’œuvre de cette artiste.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Delphine Deguislage ; radiopanik.org | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

PORET : Souvenirs Audresselles 2 (2022, Artothèque, Lg)

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PORET David, Souvenirs Audresselles 2

(impression sur porcelaine, 14.5 x  15.5 cm, 2022)

Né en 1987, David PORET vit et travaille à Liège. Après une formation en Illustration à l’ESA Saint-Luc Liège, il a développé une pratique de dessinateur durant plusieurs années. En 2021, il a obtenu un master en gravure aux Beaux-Arts de Liège (atelier de Maria Pace).

En 2021, il remporte le prix du jury dans le cadre du prix de la gravure au Centre de la gravure et de l’image imprimée (La Louvière). En 2022, il expose à L’espace jeune artiste du Musée de la Boverie (Liège)

Il est aujourd’hui professeur à Saint-Luc Liège.

“Le travail de David Poret témoigne d’une envie de conserver et de transmettre un souvenir – en dépit de son caractère irrévocablement éphémère – et de celle d’expérimenter l’érosion du temps et l’effacement qu’il provoque à travers la matière. […] des images imprimées au bleu de cobalt sur porcelaine, retraçant un voyage à la mer qui s’efface petit à petit. Référence aux scènes de genre et paysages illustrant les carreaux de Delft, l’œuvre tend, par son support, vers la persistance d’un instant volatil. […]”

(d’après Céline Eloy – Exposition à Espace jeune artiste, La Boverie, Liège)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : David Poret | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

Habillage éthique ou le marketing de la vertu en trompe-l’œil

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[THECONVERSATION.COM, 22 avril 2025Responsables, inclusives, engagées… Nombreuses sont les marques revendiquant des valeurs fortes. Mais ces promesses restent parfois en surface. C’est ce que met en perspective le terme d’habillage éthique, la stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement de valeurs éthiques.

Recommandée par la Commission d’enrichissement de la langue française, l’expression “habillage éthique” repose sur une tension entre deux registres de sens. D’un côté, le mot “habillage” désigne ce qui recouvre, ce qui rend présentable, ce qui maquille parfois. De l’autre, l’”éthique” renvoie à une réflexion sur les principes qui guident nos actions, qu’ils relèvent de la morale et/ou de la déontologie. Associer les deux, c’est pointer une contradiction : celle d’un discours éthique qui reste en surface, sans ancrage réel dans les pratiques.

Une éthique caméléon : entre green, pink et blue washing

Défini par le Journal officiel du 16 juillet 2024, l’”habillage éthique” constitue “une stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement de valeurs éthiques.

La critique est dans la définition : il s’agit ici d’une mise en scène, d’un vernis vertueux appliqué sans transformation intrinsèque. L’habillage éthique désigne le recours à certaines valeurs comme éléments de langage, voire comme accessoires de communication. On s’affiche “responsable”, “engagé”, “solidaire”, sans que ces qualificatifs n’aient de véritable traduction dans les modes de production ou de gouvernance.

L’habillage éthique est la traduction, dans la langue de Molière, du terme de fairwashing. Il est ainsi dans la parfaite lignée des expressions d’habillage humanitaire (empathy washing) et d’habillage onusien (blue washing) mis en perspective dans le Journal officiel du 13 décembre 2017. Alors que l’habillage humanitaire désigne “la stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement de valeurs humanitaires“, l’habillage onusien, quant à lui, se réfère à une “stratégie de communication d’une entreprise ou d’une organisation qui cherche à améliorer son image de marque en se réclamant abusivement des valeurs promues par l’Organisation des Nations unies.

L’habillage éthique s’inscrit donc dans une série de stratégies désormais bien identifiées, comme le greenwashing (valorisation écologique fictive, dite verdissement d’image), le pinkwashing (récupération de la cause LGBTQ+ à des fins d’image), ou bien encore le femwashing (utilisation opportuniste de discours féministes). L’habillage éthique en est une sorte de synthèse : il absorbe tous les registres de vertu.

Quand l’éthique devient un argument… jusqu’à la dissonance

Face à l’exigence des consommateurs, à leur sensibilité aux enjeux sociaux et écologiques, les entreprises sont poussées à se positionner. Mais, entre contraintes de rentabilité, chaînes d’approvisionnement mondialisées et logiques de volume, changer les mots est souvent plus simple que de changer les modèles. Dans ce contexte, l’habillage éthique apparaît pour les marques comme une manière de redorer leur image, mais le vernis s’écaille… Des exemples concrets en témoignent, notamment en termes de greenwashing : lancée en 2010, la collection “Conscious” de H&M a été critiquée pour son manque de traçabilité et son faible impact réel.

Autre cas emblématique : sponsor des Jeux olympiques de Paris 2024, Coca-Cola a annoncé vouloir limiter l’usage du plastique à usage unique avec des fontaines à boissons et des gobelets réutilisables. Or, comme a pu le dénoncer l’association France nature environnement (FNE), la plupart des boissons provenaient de bouteilles en plastique. Le décalage entre promesse et réalité a ainsi déclenché une forte polémique. Quant à Mercedes-Benz, la marque a été accusée de pinkwashing après avoir affiché un logo arc-en-ciel sur ses réseaux sociaux pendant le mois des fiertés… tout en s’abstenant de le faire dans des pays où l’homosexualité est interdite.

Ce qui est en jeu dépasse le seul comportement des marques. C’est le langage de l’éthique lui-même qui se trouve profondément affaibli lorsqu’il est manipulé à des fins de réputation. La prolifération de pratiques dites d’habillage éthique fragilise la confiance : les consommateurs ne savent plus ce qu’il convient de croire.

Dans ce contexte, les initiatives sincères risquent d’être perçues comme suspectes, noyées dans un flot de promesses vagues. In fine, nommer l’habillage éthique, c’est poser un acte de lucidité. Ce n’est pas rejeter toute communication de valeurs, mais appeler à une cohérence entre les discours et les pratiques. L’éthique ne saurait ainsi être réduite à un outil de marketing. En matière de responsabilité des organisations comme ailleurs, les mots ne suffisent pas, seuls les actes comptent.

Sophie Renault, Université d’Orléans


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Plus de discours en Wallonie…

Arpenter la forêt avec Anne Brouillard

Temps de lecture : 9 minutes >

[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°222] Entrer dans les livres d’Anne Brouillard, c’est pénétrer un univers palpable. Arpenter une forêt, faire un pique-nique au bord d’un lac quand il fait beau, ou boire son café dans un bon fauteuil quand il pleut dehors. C’est voyager, souvent en train, tenter l’aventure, mais pour mieux rentrer chez soi.

De ses illustrations, d’une grande délicatesse, se dégage une lumière unique, dont elle capte les variations, une profondeur poétique qu’elle fait évoluer avec cohérence d’un livre à l’autre.

Mise à l’honneur à Bologne

En avril 2024, en marge de la foire internationale de livres pour enfants de Bologne (Bologna Ragazzi), une double exposition mettait à l’honneur le travail d’Anne Brouillard dans la ville italienne. À la Fondazione del Monte, l’exposition monographique La terre tourne. Scivolare nel tempo di Anne Brouillard offrait une rétrospective de l’ensemble de son œuvre. Le public naviguait entre de très nombreux originaux et carnets de recherche, allant du début de sa carrière d’autrice-illustratrice pour enfants à ses travaux les plus récents. Ailleurs dans la ville, la fondation Hamelin, cachée dans le bâtiment d’une académie de musique, proposait pour sa part une plongée intimiste dans l’univers de Killiok, un personnage récurrent dans son œuvre. Ici, Anne Brouillard s’est amusée à reconstituer le décor de ses livres, soit en grandeur nature (fauteuil, cafetière, cadres, tablée de gouter automnal), soit en miniature (on y a admiré une minutieuse maquette de la maison de Killiok, parfaitement aménagée !).

Alors que l’Italie découvre depuis peu de temps les albums d’Anne Brouillard et la met aussitôt à l’honneur, il a semblé évident que la richesse autant graphique que narrative de son travail nécessitait une nouvelle mise en avant dans ces pages. En 2014, à l’occasion d’un article qu’elle lui consacrait dans cette même revue, Natacha Wallez soulignait “la consistance et la cohérence” de son œuvre. Depuis, de nouveaux livres d’Anne Brouillard ont paru, confirmant ces propos tant les thèmes et leur traitement reviennent, avec un talent pour capter l’intangible et l’infime, sans jamais se dire de la même manière.

© Michiel Devijver – iedereenleest.be

Anne Brouillard est née en 1967 à Louvain, d’une mère suédoise et d’un père belge. Si elle grandit ici, elle garde encore aujourd’hui de nombreux ancrages dans ses origines maternelles, et particulier les forêts de Suède qui, nous le verrons plus loin, influencent profondément son œuvre. Petite, comme bien des enfants, elle dessine et, contrairement à la plupart d’entre nous, ne s’arrête pas à l’adolescence. Tant et si bien qu’elle décide de se former comme illustratrice à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles. Et dès 1990, son premier livre, Trois chats, parait aux éditions du Sorbier. Un album sans texte, ou plutôt tout en images (elle en fera bien d’autres par la suite, maitrisant parfaitement cet exercice difficile de raconter sans le moindre mot), très pictural. Les parutions s’enchainent, et nous préférons, plutôt que de les citer, vous renvoyer à l’article mentionné plus haut, qui en parle avec beaucoup de justesse.

En 2015, Anne Brouillard a reçu le Grand prix triennal de littérature de jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles, saluant la qualité de son travail. Elle semble alors arrivée à une apogée de sa carrière. Et pourtant, elle réserve à ses lecteurs et lectrices encore bien des surprises…

Le pays des chintiens

Paru en 2016 aux éditions Pastel, La grande forêt marque un nouveau tournant dans l’œuvre d’Anne Brouillard. Graphiquement, narrativement, il confirme une nouvelle période créative, déjà perceptible dans de précédents albums. Elle confie d’ailleurs, dans une conférence organisée par le CNLJ, avoir eu le sentiment qu’il s’agissait de son premier livre.

© Pastel

La grande forêt est le premier album de la série Le pays des Chintiens, composé de trois tomes, avec Les îles et Les châteaux, et accompagné de deux albums plus courts, Pikkeli Mimou et Killiok. Une première particularité de ces trois grands albums est leur longueur, avec un nombre de pages plus conséquent qu’à l’habitude, et une place plus importante accordée au texte. Une deuxième particularité est l’aspect formel qu’ils prennent : ce sont des livres hybrides, entre album jeunesse et bande dessinée. Si certains des précédents ouvrages d’Anne Brouillard utilisaient déjà le système des cases pour décomposer une action, elle le développe ici davantage, recourant aussi aux phylactères pour faire dialoguer ses personnages. Dès qu’elle s’est lancée dans la création du premier de ces livres, La grande forêt, elle savait qu’il prendrait cette forme, bien en amont de sa réalisation propre. Elle avait également pensé à y insérer des cartes géographiques, que l’on retrouve au début de chaque tome. Loin d’être décoratives, elles permettent de s’orienter dans la Chintia, pays imaginaire composé de onze régions.

Cet ensemble de livres est un projet immense et ancien. “La grande forêt est un livre qui vient de loin et de longtemps. Il vient des choses de l’enfance, et de la vraie grande forêt en Suède. C’est plein de choses de ma vie et de mon imaginaire. Ça se passe dans un pays, la Chintia, où j’ai vécu quand j’étais enfant. Je parlais chintien, j’écrivain en chintien… J’ai envie de développer davantage des personnages que j’avais inventés dans d’autres histoires, et j’avais envie de leur créer un pays.” Cela lui a alors semblé tout naturel, lorsqu’il a fallu trouver un lieu où faire évoluer ses personnages, de choisir ce pays imaginé par ses sœurs, ce pays de l’enfance. Pendant des années, elle a assemblé des recherches dans des carnets. Elle y a mis des éléments de sa vie, de son imagination, toutes des choses accumulées au fil du temps. Ce livre semble être une condensation de tout ce qu’elle a pu faire auparavant. On y retrouve des lieux, des thèmes, mais aussi personnages qui étaient déjà apparus dans d’autres livres, et dont il sera question plus loin.

Un jour, j’ai décidé d’en faire un livre, mais il s’est passé presque dix ans entre le moment où j’ai commencé à essayer de rédiger une histoire et de mettre en place cet univers, et le moment ou le bouquin a pris forme comme il est. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ? Car je m’y plaisais bien, et que je n’avais pas envie que cela finisse. Évidemment, j’ai fait d’autres bouquins en parallèle.” L’autrice-illustratrice a un rapport au temps particulier, qui se ressent d’ailleurs dans ses histoires. Il y a le temps des recherches, mais aussi celui de la mise en image, selon des techniques qui demandent un long processus.

Peinture à l’œuf ou à l’eau

Pendant longtemps, les livres d’Anne Brouillard étaient caractérisés par des illustrations très picturales, aux contours diffus. “Pendant toute une période, je voulais plutôt rendre des atmosphères, la lumière, le temps qui passe, et j’ai trouvé la technique de la peinture à l’œuf, qui me convenait et que j’ai utilisée dans de nombreux livres. Elle a ce rendu flou, c’est une peinture qui n’est pas cernée au préalable par le dessin. Celui-ci apparait au fur et à mesure avec la peinture, par touches successives, couleur par couleur.” Cette technique de la peinture, fabriquée maison avec des œufs et des pigments, elle y est restée fidèle dans de nombreux livres. Elle l’a aussi utilisée pour peindre le grand décor forestier du Wolf, la Maison de la littérature jeunesse située à Bruxelles, à deux pas de la Grand Place. Dans Le voyage d’hiver, elle a utilisé de la peinture à l’huile sur une longue bande de tissu à faire défiler. Plus tard, Anne Leloup, l’éditrice d’Esperluète, lui a proposé d’en faire un magnifique livre accordéon.

© ecoledesloisirs.fr

Mais Anne Brouillard évolue, et sa technique aussi. Plus jeune, elle avait dessiné à la plume. Elle y est revenue, par envie de renforcer son dessin. De ses nombreux essais sont sortis des livres comme Le voyageur et les oiseaux ou Le pêcheur et l’oie, publiés en 2006 au Seuil Jeunesse. Petit à petit, elle s’est dirigée vers l’usage de l’encre et de l’aquarelle, “mais aussi un peu de crayon de couleur par endroit, par exemple pour le pelage du chien noir, ou de certains habits. Mais il y a toujours de l’encre par-dessus. Il y a des couches et des couches d’encre. Je commence assez légèrement puis j’augmente les tons petit à petit. Je travaille d’abord au crayonné, puis au trait à la plume, puis je travaille les couleurs et je retravaille parfois encore à la plume au-dessus. C’est un processus un peu lent.” On l’aura compris, les livres d’Anne Brouillard prennent leur temps. “Le style graphique se décide par tâtonnements. Il ne s’agit pas d’une décision en amont. Il y a ce qui se passe sur la feuille, on le voit et on va dans cette direction. Il faut essayer, et en tirer parti pour continuer.

De la Suède et autres lieux

Dans les livres d’Anne Brouillard, les lieux ne sont pas de simples décors, supports à ses histoires. Ils sont un sujet en soi. En témoigne son Voyage d’hiver, cité plus haut, qui déroule un paysage vu à travers la fenêtre d’un train. Ce long panorama, époustouflant de finesse, est inspiré d’un trajet entre Dinant et Namur, qu’il rend presque tangible. L’album Le chemin bleu, tout en sensations et souvenirs, a été réalisé lors d’une résidence en Auvergne. Inspiré des coins qu’elle a visités là-bas, le livre évoque un même lieu à travers le temps, où passé et présent se confondent.

Mais au-delà de la Belgique ou de la France, une grande partie de l’œuvre d’Anne Brouillard est campée dans des endroits qu’elle a arpentés en Suède. Ses origines maternelles nordiques l’ont amenée à y séjourner souvent, bien qu’elle réside en Belgique. Ainsi, la forêt que l’on retrouve dans ses livres ‘chintiens’, mais également dans Mystère, Petit somme ou De l’autre côté du lac, est inspiré d’une forêt précise, celle où elle retourne encore et encore, au nord, dans le Kroppefjäll : un massif rocheux de la Dalie, au milieu des arbres et des lacs. C’est au bord de ce même lac qu’est installée la maison de Killiok, personnage principal de La grande forêt. “C’est un lieu où on a l’impression que toutes les choses qui paraissent bizarres dans le livre existent pour de vrai. Toutes ces choses qui semblent insolites pourraient y exister, voire existent pour de vrai. Il suffisait de prendre des notes et de tout agencer.” Anne Brouillard s’inspire donc du réel, dessine les endroits qu’elle connait, mais prend plaisir à les réinventer, essayant d’en faire une synthèse, de restituer son ressenti par rapport à ces lieux. Dans un article du journal Le Monde, elle explique que la cabane de Pikelli Mimou, la caravane ou le grand rocher de Monsieur Hysope, avec des écritures gravées, existent réellement. Ainsi, réel et imaginaire se mêlent, la frontière entre les deux devient floue, laissant au lecteur une impression de justesse, de véracité, tant l’atmosphère des lieux nous touche. C’est sa vision du monde qui l’entoure qu’elle donne à voir. “C’est toujours un aller-retour entre ce que je vois, ce que je découvre autour de moi, et ce qui existe d’une autre façon dans les images“, explique-t-elle.

Si elle accorde une grande place à la nature dans ses livres, Anne Brouillard aime aussi les maisons et les cabanes. Lieux de refuge, elles apparaissent comme un endroit où ses personnages aiment revenir aprs avoir vécu de grandes et petites aventures, comme celles que Gaspard, son doudou Lapinus et son chat Mimi vivent dans le jardin, en début de soirée, avant de retrouver le foyer et une tablée familiale dans Les aventuriers du soir (Éditions des éléphants). La maison est aussi le lieu d’accueil, chaleureux, où l’on retrouve des amis autour d’un gâteau. L’autrice-illustratrice aime tellement les maisons de ses personnages qu’elle les réalise en maquette en trois dimensions. Elle les meuble, les décore. Les maisons semblent être une prolongation de ceux qui les habitent, et en disent long sur eux, ce qu’ils aiment, la façon dont ils vivent. Elles sont habitées, pleines d’atmosphère, et donnent envie d’y passer un moment, en bonne compagnie.

La maison semble indissociable du voyage, offrant une perspective rassurante de retour au foyer après s’être aventuré dehors. Anne Brouillard joue souvent sur le rapport extérieur/intérieur notamment grâce aux fenêtres qui, de l’extérieur, laissent passer une lumière, comme une invitation au réconfort, et, de l’intérieur, laissent apparaitre un monde à découvrir, comme une promesse. Ainsi, plusieurs couvertures de ses livres présentent le protagoniste penché à la fenêtre, comme pour Rêve de lune, Pikeli Mimou ou Killiok. La fenêtre leur permet d’être dans un entre-deux, à la fois à l’abri et déjà un peu dehors, attirés vers les petites et grandes péripéties à venir.

Killiok et cie

Le monde des livres d’Anne Brouillard est peuplé de quantité de personnages plus ou moins étranges ou familiers. Enfants, adultes, animaux, bébés mousses, doudous animés, nuisibles… Elle fait vivre ce microcosme d’êtres délicieux là où elle aime vivre. Certains d’entre eux reviennent de livre en livre. Ainsi, Mystère, chat que l’on a découvert dans l’album éponyme, refait apparition dans La grande forêt. L’autrice-illustratrice retrouve ses personnages avec plaisir contagieux, comme des amis de longue date.

© Pastel

Parmi ceux-ci, le principal est sans doute Killiok, chien noir bipède qui apparait, presque sous cette forme, dès ses premiers livres. Il a un petit air de Moomin le troll, le célèbre personnage inventé par la Finlandaise Tove Jansson, et adoré par Anne Brouillard. Petit à petit, il revient régulièrement, s’installe dans ses albums, s’impose. “Il lit les journaux, il boit du café, il mange du gâteau, comme nous. Mais il peut être un peu grognon, quand même. Il aime bien son petit chez-lui, ne pas être trop dérangé, son fauteuil, son poêle, ses petites habitudes. C’est comme dans la vraie vie : on est nombreux à être partagés entre le fait de partir, faire sa valise et découvrir le monde, et puis rester chez soi.

Killiok, Mystère, Pikkeli Mimou, Véronica et les autres invitent les lecteurs et lectrices à les accompagner dans leurs voyages ou à partager les choses infimes du quotidien. À travers eux, Anne Brouillard interroge l’existence, le rapport aux autres, aux lieux, à l’enfance, avec une précision et une délicatesse infinie.

Fanny Deschamps

Pour prolonger la lecture : LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°222


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Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

YALTER, Nil (née en 1938)

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[ARTSHEBDOMEDIAS, 22 novembre 2019] (…) Née en 1938 au Caire, d’un père alors fonctionnaire et d’une mère professeur de langues, Nil Yalter a grandi et étudié à Istanbul. Attirée très jeune par la peinture, elle se forme toute seule en s’appuyant sur la lecture de livres et de revues d’art, s’inspirant notamment des expressionnistes abstraits de la première moitié du XXesiècle.

Elle va aussi pratiquer la danse et, avec son premier compagnon, apprend le mime, précise Fabienne Dumont, historienne de l’art qui suit son travail depuis près de 25 ans et est l’auteur du premier ouvrage monographique d’envergure publié en français à l’occasion de l’exposition [TRANS/HUMANCE]. En 1965, elle quitte la Turquie avec son second mari, qui est médecin, et arrive en France, où elle découvre que sa pratique est déjà datée et ancienne. Elle circule, regarde ce qui est en train de se faire et elle passe à une seconde phase picturale.” Débute une période influencée par les constructivistes russes et l’abstraction géométrique, tandis que les utopies inhérentes aux avant-gardes historiques nourrissent sa réflexion et ses recherches. Les évènements de Mai 1968, le Mouvement de libération des femmes, un nouveau séjour en Turquie en 1971, où elle est marquée par la sédentarisation forcée des nomades et la rencontre avec l’ethnologue Bernard Dupaigne, sont autant de sources d’inspiration pour son œuvre”, explique Fabienne Dumont. En 1971, également, la condamnation à mort, à Ankara, du militant marxiste-léniniste turc Deniz Gezmis amène Nil Yalter à réaliser un premier projet sociocritique (Deniz Gezmis, 1972), prenant la forme d’un ensemble de dessins, de photos et de textes, qui va engendrer un basculement de sa pratique.

La peinture devient un médium parmi d’autres, la vidéo – elle est l’une des premières artistes femmes à utiliser une caméra vidéo – occupant une place de plus en plus grande. En 1974, dans le cadre de l’exposition internationale Art vidéo : confrontation 74, proposée par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, elle présente La Femme sans tête, ou la danse du ventre. Dans cette œuvre devenue emblématique, Nil Yalter filme en plan rapproché son ventre sur lequel elle vient écrire de manière circulaire, à l’encre noire et sur fond de musique orientale, des mots dénonçant l’excision et la négation du plaisir féminin – La femme véritable est à la fois convexe et concave, mais encore faut-il qu’on ne l’ait point privée, moralement ou physiquement, du centre principal de sa convexité : le clitoris.” – empruntés à l’ouvrage du poète, philosophe et historien René Nelli (1906-1982), Erotique et civilisations. Un geste qui fait par ailleurs référence à un rite ancestral anatolien lors duquel un imam vient écrire, à la demande du mari et dans un geste “guérisseur”, des versets du Coran sur le ventre d’une femme infertile ou désobéissante…

Trente-cinq ans plus tard, en 2009, l’artiste adresse dans une autre vidéo, bouleversante, le thème de la lapidation dont elle tient à rappeler l’actualité dans des pays tels que l’Arabie saoudite, le Nigeria, l’Afghanistan ou encore le Pakistan, pour ne citer qu’eux. Nil Yalter y imbrique des images d’elle-même, vue de dos, pierre en main, d’autres créées informatiquement, d’autres encore retravaillées après avoir été extraites d’une vidéo diffusée sur Internet montrant la mise à mort, à Bagdad, d’une jeune fille chiite de 17 ans tombée amoureuse d’un garçon sunnite (Lapidation, 2009).

Le numérique, Nil Yalter s’y est mise toute seule”. Comme pour la plupart des autres techniques”, glisse-t-elle. Dès les années 1987-1988, elle réalise ses premières images de synthèse en deux dimensions, et intervient sur la vidéo. Pendant une dizaine d’années, je me suis aussi servi de logiciels pour développer des formes simples d’interactivité.” En témoigne Histoire de peau (2003), où l’artiste filme et numérise son épiderme vieillissant, zoomant sur les marques et cicatrices qui sont autant de révélateurs d’une histoire et d’une identité singulières. Le visiteur est invité à saisir la souris posée en contrebas de l’écran pour interagir avec l’une des trois formes chargées de symboles apparaissant à l’activation de l’œuvre : le triangle – évocation de la femme dans certaines sociétés traditionnelles, ou de la revendication et de la lutte contre les répressions et les discriminations subies par les lesbiennes durant la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle les nazis marquaient d’un triangle noir les gens jugés inaptes à la société –, le rond – qui fait écho à la maternité et symbolise tout autant le début cellulaire de quelque chose que sa progression – et la croix – évocation du corps enfermé, de la torture morale et, bien sûr, de signes religieux. Six thèmes permettent par ailleurs d’accéder à un environnement particulier : “peau”, “désir”, “abstraction”, “torture”, “feu”, “identité”.

Si les questions féministes sont centrales dans son travail, elles n’en forment pas moins un tout avec celles de la migration et des classes sociales, envisagées en même temps”, souligne Fabienne Dumont. On entend rarement les femmes évoquer leur situation d’immigrantes et la manière dont elles se sentent. Or dans ses vidéos, Nil Yalter interroge des hommes et des femmes, octroyant systématiquement à ces dernières une véritable place.” Son engagement, l’artiste le traduit non seulement par son propos, mais aussi par son action sur le terrain, s’immergeant dans des contextes urbains, sociaux et politiques inhérents à des communautés données, provoquant la rencontre, le témoignage, l’écoute, la collaboration à l’aide d’outils ethnologiques. En 1975, par exemple, Nil Yalter accompagnait Bernard Dupaigne dans les bidonvilles de Noisy-le-Grand et d’Aubervilliers, puis dans la cité d’urgence accueillant des Algériens à Nanterre. Des panneaux et installations rassemblant dessins, photographies et textes viendront rendre compte de ces diverses expériences (série Habitations provisoires, 1975). Il y a aussi toute la question des villes nouvelles qui est travaillée”, poursuit Fabienne Dumont. Avec une série d’éléments qui sont pour la première fois donnés à revoir parce qu’on voulait également avoir un point de vue sur l’histoire de la France et les migrations qui lui sont liées.  Chicago (1975), qui tient son titre du surnom donné par ses habitants à un quartier de Saint-Quentin-en-Yvelines, où étaient hébergés des ouvriers et leurs familles venus d’Algérie moyennant des loyers modérés, mais dans des conditions sanitaires lamentables, est une installation composée d’une vidéo, d’une cinquantaine de photos et de trois textes tamponnés, à travers laquelle l’artiste tente de percevoir, et de faire comprendre, comment les travailleurs et travailleuses dont l’Europe a besoin, mais qu’elle exploite, méprise et chasse à son gré vivent leur situation.

Dans le large couloir qu’emprunte le visiteur pour entrer et sortir de l’exposition, une immense œuvre murale : C’est un dur métier que l’exil. Jamais remontrée non plus en France depuis sa première présentation, en 1983, au Musée d’art moderne de Paris, la pièce n’a eu de cesse de se transformer selon le contexte et l’actualité de la ville et du pays l’ayant accueillie, le plus souvent sous forme d’affichages sauvages, au fil des trois dernières décennies. Nil Yalter y réunit notamment des témoignages de femmes et d’hommes employés dans des ateliers textiles clandestins du Faubourg Saint-Denis, à Paris. Son titre, extrait d’un poème du Turc Nâzim Hikmet (1902-1963), qui fut contraint à l’exil et déchu de sa nationalité – il est mort à Moscou après être devenu Polonais – du fait de son engagement communiste, résonne à travers toute l’exposition. Lui font écho, tel un point d’orgue, ces mots de Fabienne Dumont : Nil Yalter donne la parole à des individus qui expriment leur difficulté à vivre quotidiennement une situation d’exil dans un quartier, une ville, un pays, ou au sein de la société.” Une parole qu’il semble plus que jamais essentiel d’écouter.

Samantha Deman


Nil Yalter, “Histoire de peau” (2003) © radiofrance.fr

[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 29 novembre 2023] Rencontre avec une artiste pugnace dont le travail aborde les questions de l’exil, du féminisme ou encore de la culture.

Vous attendiez-vous à recevoir le Lion d’or de la Biennale de Venise ?

Non. Pas du tout. Je ne m’attendais même pas à être invitée à la Biennale de Venise [2024], où je n’avais encore jamais exposé. J’ai déjà eu l’occasion, cependant, de rencontrer Adriano Pedrosa, le commissaire général de la 60ème Biennale. Il m’avait invité à exposer, en 2014, dans une grande exposition qu’il avait organisée à Rio de Janeiro et une autre fois à Frieze masters. Le titre de cette édition 2024 de la Biennale étant “Foreigners Everywhere”, Adriano Pedrosa aurait dit, m’a-t-on rapporté, que cette édition ne pourrait pas se faire sans ma présence. À Venise, j’exposerai, à l’Arsenal dans l’espace le plus vaste situé à l’entrée des lieux.

J’y montrerai mon installation C’est un dur métier que l’exil dont le titre est emprunté à un vers du poète turc Nâzim Hikmet (1901-1963). C’est une œuvre que j’ai montrée pour la première fois, en 1983, à l’Arc-Musée d’art moderne de la Ville de Paris, à l’invitation de Suzanne Pagé, sa directrice. C’est la première fois que je la montrerai accompagnée des affichages de la phrase C’est un dur métier que l’exil” qui a été apposée, dans différentes langues, dans quinze villes, de par le monde.

Où avez-vous montré votre travail au cours de votre carrière ?

J’ai eu l’occasion d’exposer dans de nombreux musées et institutions culturelles. Mais, très peu dans des galeries d‘art. J’ai souvent été sollicitée par des collectivités locales qui me confiaient des travaux, sur le thème de l’immigration et de la situation de la femme notamment, pour les exposer dans des Maisons de la culture ou des Maisons des jeunes. C’est en 1973, à l’Arc que j’ai montré pour la première fois ma tente de nomade, une yourte : Topak Ev, la maison ronde en turque. Cette installation est inspirée d’une œuvre de Velimir Khlebnikov, le fondateur du mouvement futuriste russe. J’ai commencé, en 2012, à afficher dans les rues l’aphorisme, C’est un dur métier que l’exil”, accompagné d’images documentaires.

J’ai montré cette installation dans de nombreuses villes à travers le monde, à Mumbai en 2013 notamment. Et aussi dans des Biennales et des expositions, à la Biennale de Berlin en 2022 et au musée Ludwig, à Cologne en 2019, lors d’une grande rétrospective. Elle se présente sous la forme d’une installation composée de ma fameuse tente nomade, entourée, sur les panneaux extérieurs, de dessins et de textes expliquant les conditions de vie des populations nomades en Turquie. À l’occasion de la Biennale de Venise, sera publié un livre consacré à cette installation qui a voyagé dans quinze villes à travers le monde. Elle est, aujourd’hui, conservée au musée Arter à Istanbul.

Vous êtes une autodidacte. Par quel cheminement êtes-vous devenue artiste ?

Ma vocation est née très tôt (rires), à l’âge de cinq ans, en écoutant ma grand-mère paternelle, une circassienne très pieuse, qui me gardait souvent chez elle. Elle me racontait des histoires pour enfant. Un jour, elle a commencé à dessiner ses histoires, en les inscrivant dans des cases, un peu à la manière d’une bande dessinée. Elle m’a ensuite invitée à dessiner moi-même. Cela a été une révélation. Il n’y avait pas d’œuvres d’art dans mon environnement familial. Les représentations figurées d’êtres vivants étaient interdites dans le monde islamique. La Turquie moderne ne date que de 1923. Le pays sortait alors de sept siècles d’empire Ottoman. Ma famille appartenait à ce que l’on appellerait, aujourd’hui, la classe moyenne. Mon père était fonctionnaire, et ma mère professeure de langues étrangères. Je suis venue à Paris en 1965 parce que l’art contemporain était inexistant en Turquie. J’ai commencé par faire de la peinture abstraite. J’avais eu entre les mains un exemplaire du Dictionnaire de la peinture abstraite de Michel Seuphor. Le grand sculpteur Ilhan Koman (1921-1985), dont j’étais proche, m’avait fait connaître l’art constructiviste et le travail de Kasimir Malevitch. J’ai tout appris toute seule. Je n’ai pas fait d’école d’art.

Votre peinture était donc inspirée du constructivisme russe ?

Jusqu’en 1965 à Istanbul, j’ai peint avec beaucoup de matière, un peu à la manière de Poliakoff. À Paris, entre 1966 et 1970, j’ai réalisé des tableaux qui sont, aujourd’hui, très demandés. Ils étaient inspirés de la peinture américaine Hard Edge et de l’œuvre de Frank Stella et aussi, en effet, des constructivistes.

Nil Yalter, “Exile Is A Hard Job” © inferno-magazine.com

Votre installation à Paris s’est faite en 1965…

Oui, mais je suis venue, une première fois en France en 1956, à l’âge de 18 ans. J’étais bouleversée. J’ai visité le Louvre et rencontré Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre au Dôme. Ilhan Koman m’a amenée avec lui à la galerie Iris Clert. C’est là, que j’ai vu les premiers monochromes d’Yves Klein. Il m’a fallu quelque temps pour comprendre comment il en était arrivé là. J’ai pris conscience que c’était là, à Paris, qu’il fallait que je vienne m’installer. En Turquie, j’étais complètement coupée de tout, à l’écart de cette ébullition culturelle. Je me suis installée, en France en 1965, avec l’intention d’apprendre. J’étais devenue très amie avec Sarkis qui exposait, Quai des Grands Augustins, à la galerie Iléana Sonnabend. J’ai tout appris grâce à Iléana qui m’aimait beaucoup. C’est dans sa galerie que j’ai rencontré Rauschenberg. Puis Robert Morris chez Sarkis. J’ai fréquenté aussi Pierre Gaudibert, et vu toutes ses expositions à l’ARC, la section Animation Recherche Confrontation qu’il a créée, en 1967, au Musée d’Art Moderne.

Quand avez-vous commencé ce travail sur les migrants et les travailleurs immigrés, thématiques qui vous ont fait connaître à l’échelle internationale ?

Il m’a fallu sept ans pour digérer tout ce que j’ai appris à Paris dans ces années-là. En 1971, à Istanbul, j’ai assisté au procès de trois jeunes révolutionnaires qui ont été jugés puis pendus. J’ai fait un travail conceptuel qui évoque cet événement. C’est à ce moment-là, que j’ai rencontré l’ethnologue Bernard Dupaigne qui dirigera, par la suite, le Laboratoire d’ethnologie au Musée de l’Homme. Bernard m’avait dit que des yourtes étaient encore utilisées en Turquie, par des populations nomades, les Bektiks qui vivent dans les steppes d’Anatolie. Ces yourtes étaient construites par des jeunes femmes, dès l’âge de quinze ans, afin d’y vivre arrivées à l’âge adulte. En 1973, j’ai voulu faire ma propre yourte, créer moi-même une de ces maisons nomades en forme d’utérus. Par la suite, des membres de ces populations nomades sont parties s’installer dans des bidonvilles aux portes d’Istanbul et d’Ankara. Et d’autres vers la France et l’Allemagne, devenant ainsi des immigrés économiques. Suzanne Pagé, devenue directrice de l’Arc, a exposé ma tente, fin 1973, entourée de dessins expliquant ce qu’est le nomadisme. L’année suivante, j’ai exposé en Allemagne à Cologne dans une grande exposition collective.

Les thèmes de l’immigration et du déracinement ont toujours été présents, depuis lors, dans votre œuvre…

Je suis une citoyenne du monde. J’ai été interdite de séjour en Turquie pendant treize ans, de 1980, date du coup d’Etat militaire, à 1993. Je ne me sens, aujourd’hui, ni vraiment turque, ni française.

Comment êtes-vous parvenue à vous faire accepter par les travailleurs immigrés que vous montrez dans vos dessins, photographies argentiques et autres Polaroids ? À établir un climat de confiance avec eux, pour rendre compte de leurs conditions de vie ?

J’ai toujours travaillé avec des municipalités, avec celles de Corbeil-Essonnes, de Grigny et de Ris-Orangis notamment, avec des travailleurs sociaux et avec des sociologues, avec des gens qui prenaient en charge ces immigrés. Avant de les photographier ou de les filmer, il fallait les convaincre de l’intérêt du travail que j’allais faire.

Votre travail semble s’apparenter à celui d’un reporter…

Non. Je refuse ce terme. Ce n’est pas du reportage. C’est un travail d’archivage et de documentaire fait par une artiste.

Vous êtes connue et célébrée également pour vos vidéos. De laquelle êtes-vous la plus fière ?

De La Femme sans tête ou la Danse du ventre, une vidéo-performance de 24 minutes que j’ai réalisée, en une seule séquence, en 1974, en inscrivant sur mon ventre un texte de René Nelly extrait d’Érotique et civilisation, tout en me balançant au rythme d’une musique orientale. C’était une façon, pour moi, de revendiquer la réappropriation de ce corps dont les femmes ont été dessaisies. Le texte de René Nelly condamnait l’excision et célébrait la jouissance clitoridienne. En 1974, c’était un tabou de parler de clitoris. Les hommes étaient choqués. En fait, c’est toujours un tabou aujourd’hui.

C’est une vidéo que j’ai faite grâce à Dany Bloch, qui était en charge de la section vidéo de l’Arc-Musée d’art moderne de la ville de Paris. Elle a été montrée lors de la première manifestation dédiée à l’art vidéo en France, Art vidéo : confrontation 74 qui s’est tenue à l’Arc. Mes œuvres ont toujours été faites avec des bouts de ficelles. J’ai toujours tout fait moi-même. Je suis même arrivée, au début des années 2000, à me filmer moi-même dans des vidéos comme Lapidation. Mon engagement se traduisait aussi par des actions. Nous avions fondé, dans les années 1970, avec Mathilde et Esther Ferrer notamment, un groupe qui s’appelait Les femmes en lutte. Nous nous réunissons tous les quinze jours, en présence d’écrivaines, de peintres, d’intellectuelles, pour discuter de la situation de la femme artiste dans le milieu de l’art.

Continuez-vous de travailler aujourd’hui  ?

Aujourd’hui, je travaille beaucoup sur ordinateur. Je ne peins plus et ne dessine plus depuis cinq ans. Je vis une période difficile en ce moment. J’ai perdu, il y a un an, mon compagnon, l’homme avec lequel je vivais depuis 45 ans.

Eric Tariant


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article :  Topak Ev (1973) © artlyst.com


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

ZURSTRASSEN par Zurstrassen (né en 1985) : Quand ce n’est pas l’un, c’est l’autre…

Temps de lecture : 13 minutes >

Faire autre chose que des oeuvres d’art : des tempêtes, des grâces et des orages, des cruautés et des silences, des bonheurs et des promesses.

Lucien Raphmaj, Contre-nuit

Hiver 2024, dialogue, 80×80, Acrylique

peindre sur le bout de la langue

Nous transportons avec nous le trouble de notre conception.

Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi

Tombée une première fois dans un hôpital, puis dans une rue, sombre, vint une enfance, la mienne. Enfance se poursuit, sous d’autres auspices, sur une terre qui crie et sous un ciel toujours changeant, et pourtant.

Hiver 2023, Phénomène, 60×40, Technique mixte

Klee soulignait l’impuissance des discours sur l’art, leurs bavardages savants, qui ne peuvent qu’épeler ana-ly-tiqu-e-ment ce qui se donne dans une unité insécable. Une sorte d’infirmité native du langage que les discours colmatent comme ils peuvent. Une mémoire incendiée par un temps sorti de ses gonds.

Il ne reste pas grand-chose. Quelques lambeaux rapiécés, hasardeuses reprises. Des fictions vraies qui s’envolent à la tombée de la nuit, des commotions qui insistent, et révèlent un recueil de notes.

La chair n’oublie rien. Le passé ne passe pas.
Ces chocs semblent plus proches – “comme si c’était hier” – que les événements les plus proches qui soient arrivés ; la ligne est brisée.

Soit : je me vois très précisément pleurer le pesant désespoir ressenti, tout à coup, à ne pas “savoir dessiner”, vers la septième année. Cette incapacité foncière à représenter quoique ce fût. A re-présenter des “choses concrètes”, “la réalité”, “le monde”, “les objets”, “les sujets”, “ce qui m’entourait” – sur une feuille de papier.

Ainsi de mon rapport avec les mots, qui ne semblaient jamais adéquats aux choses. Rien d’exceptionnel : c’était là signe d’idiotie simple, l’initiale fantasmée de la quête d’un idiome autre, d’une langue que je comprendrais et qui me semblerait plus intime avec les choses.

Fâché avec ce monstre froid et mécaniste qui contrevenait à mon expérience, à mes intuitions, à mes prémonitions. En désaccord avec ce monde de l’adéquation. Tout me semblait mensonge…

Du “raisonnable” comme d’une imposture…
De la “coïncidence” comme d’une machine morbide, par laquelle le même ne produit que du même.

***

Je suis seul dans le monde.
Je ne vois pas grand chose.
Je suis parmi. Je suis seul dans ce monde.
Aveuglé par dans un désert d’images molles et désincarnées.

Des images d’images, reproductibles, oubliables et oubliées. Contiguës, invasives, coloniales.
Des images industrielles comme vitrifiées, non habitées, lisses et consommées.

Il me fallait muer, faire muter cette rage de l’expression.
Cette terrible difficulté à articuler, à formaliser, à communiquer.
Je me pris de passion pour les langages cryptés, les paraboles, les codes, l’alchimie, le tarot, les langues sémitiques, l’iconographie, les graffitis, les symboles archétypaux, les glyphes ancestraux…

Le divin était une évidence, en ma relative aparlance (in-fantia).
Et les fées (fata) – les “mots” – extrêmement revêches, et farouches.

C’est l’histoire d’une incompréhension. Chance cruelle “face” à ce qu’on me (re)présentait comme réel. Ce contre quoi je me cognais n’avait pas sa place dans un cadre (quadrato), du moins dans le cadre qu’on semblait m’imposer, ou dans quelque mise en perspective dite objective.

Pour moi la géométrie n’existe pas, je suis un hors-la-loi. On ne voit que ce qu’on a déjà dans l’oeil. La symétrie est la sécurité, et cette dernière est très proche de la mort.

Eduardo Chillida

Il fallut que je fabrique une alternative, ou une fugue : j’ai fui, avec gourmandise, dans un monde plein comme un oeuf, empli de mots compliqués, et d’idées abstraites.

Tout contre la dite “réalité”, et les images qui la représentaient techniquement. Comme si un immense filet de camouflage avait été jeté sur le monde, sur les choses. Et un masque (persona) pontifiant sur le visage de l’Homme. Tenter de l’arracher ne peut se faire sans trouble, ni blessure. C’est à partir de là qu’il s’agissait de respirer.

Une sorte d’iconoclastie sauvage et inconsciente, une haine foncières des images a par la suite trouvé son acmé dans une adolescence “post-situ” fascinée par certains textes. Tout ce qui était directement vécu semblait s’être éloigné dans une représentation.

Tout était devenu Image, idoles, et marchandises. Image comme marchandise, marchandise comme image. Une vie spectrale, comme spectaculaire. Une Séparation à détruire, un dé-corps, un oubli de l’oubli, comme toute la métaphysique occidentale, abusivement assimilée à la Philosophie.

Survient ici, nettement, une question à mes parents, sur une route Andalouse : “Il fait quoi un philosophe ?”. La réponse était claire et distincte. Il pense, il réfléchit, il contemple. La réponse ne m’avait pas satisfait. Du tout. J’ai un tout petit peu compris ensuite d’où cela venait, tout cela, cette opposition sujet-objet, ce fétichisme de la représentation, ce réalisme morbide, cette haine de la matière, qui est aussi une haine de l’esprit, de la matière comme véhicule. Histoire barbare et torturée.

L’énigme de l’immatérialité de la matière, sa respiration et sa contemplation.

Joel Angel Valente

Un travail sur P. Sloterdijk fut réalisé. S’en sont suivis de nombreux articles “philosophiques” et des livres rangés en “poésie”, ainsi que de longs entretiens sonores dans lesquels et par lesquels il s’agissait d’oraliser la pensée, de tisser une matière sonore informée (Entre-là, La vie manifeste, Terrestres, Lundi matin…).

J’ai adoré cela. Puis il y eut un amour fatal, des enfants magnifiques, un exil périlleux dans les montagnes cévenoles, une catastrophe à fleur du mourir … et un retour liégeois, chez une artiste accueillante. Là, je me suis mis à peindre. Pulsion irrépressible, qui ne m’a plus lâché depuis. Elle se rejoue à chaque entrée dans mon minuscule atelier.

Irrépressiblement. Nécessairement.
Caverne, et précipice.

Provenirs et projections. Lieu de la dérobée.
Équilibre précaire entre du revenant et du devenant.
J’y retourne presque tous les jours.
L’exiguïté de la pièce surdétermine bien évidemment les gestes.
Je ne dirais pas les contraint, mais les circonscrit.

Les toiles sont mises par terre. Les matières de la toile sont mises à terre. L’immersion est forte. Plié, je tourne en rond. Là sont des surface, et déjà des volumes. Une trame. J’y rentre peu à peu, avec acharnement parfois, tremblé intense, toujours. Je n’avance pas tout droit, mais je tourne. Je tourne en rond et fais des pieds et des mains. Le sol est vraiment touché, hors-sujet, la terre est appuyée. Éprouver et pratiquer, intimement. Une peau, sensuelle, une peau frémissante, un monde, hypersensible, ma propre peau que je sens et que je vois partiellement, toujours partiellement. Elle est dehors et elle est dedans, elle est passage, elle est seuil. Relève le défi ! Accueille les accidents ! Toute une physique, des textures, une récolte du dehors. La matière décide, élucide, abrupte : pigments déposés à même la toile, médiums et liants, colles et sables mouvants, poudres et granules alimentaires apposés et accompagnés, dé-placés, agencés, laissés.

Se fabrique, peu à peu ou très rapidement, quelque espace intérieur, une consistance, jamais assurée, dans un rapport sans frein avec la catastrophe. Laquelle se joue de plus en plus dans l’épaisseur comme un nerf vital. Dans le plissement et la cassure, dans la coulée, l’étirement, l’amoncellement et le gonflement.

Être : au présent, c’est-à-dire au plus vulnérable. Laisser-être, surtout, ce qui prend. Sans concept ni visée stricte. Jamais préparé, guetter le surgissant. Strates insues, magma bouillonnant, forces impromptues… et le retrait. Ah ! Le retrait. Énergie vitale, et univers autonome. Comme temps suspendu. Spéculer- alors, être aux aguets.Intervenir… un peu.

Espace libre, l’unique, il était une fois ; à l’imparfait. L’espace blanc – noir de clichés encombrants. Et de bruit. Vie des ombres, maillées serré. Une énigme qui nous étrange. Comprendre l’espace, alors, l’entendre ? S’entendre avec lui. L’écoute du monde-de-tous-les-langages. Rivée à l’obscur. Aurais-je opposé les ombres aux images ? Et la voix à la lettre ?

***

Entendre, plutôt que vouloir dire. Tendre l’ouïe.
L’imprononçable. L’invisible. Les invisibles.
Mais l’air est rempli d’hommes. De clôtures, de murs, et de pivots.

Se faire tympan, et donner résonance à ce qui n’a pas de mot. Ma surdité. Je ne suis bien entendu pas à l’origine de moi-même. C’est le misérable miracle de la conception transportée. Absurdes, les corps sont toujours signés. La langue, elle, perle plus qu’elle ne parle. Et me raconter m’est compliqué.

Tout cela est un doigt qui le montre, mais le doigt qui le montre n’est pas le doigt qui le montre
(i.e. N’est pas le doigt, et n’est pas ce qu’a montré le doigt)

Kong-souen Long

Il s’agit davantage d’une manière d’exister – au sens le plus fort – que d’une manière de faire. Une décision vitale – bien malgré moi – plutôt qu’une attitude esthétique.

Ça n’a plus rien à voir avec le mental, mais avec le toucher, l’éprouvé le sentir, le respire, le tout du corpsychique. Et c’est vertigineux.

Ce quelque chose, ce quelque part qui permet d’être, dans toute sa force, et dans tout son besoin. De manifester quelque chose, dans une matière, par une matière, des matériaux. Et c’est déjà trop dire…

D’un presque-rien. Faire arriver -…, le lointain. Je ne sais avant de commencer. Et encore moins lorsqu’il s’agit de lâcher. Je ne “représente pas”, disons que ça questionne comme ça peut. Et la peinture n’est pas une solution…Ni une résolution (la soustraction fait partie de l’attaque). Quant à élaborer un discours-sur… Ce serait bien mal à-propos.
Un discours-dans ? A peu près.

Fort heureusement – et pour notre plus grand malheur – nos peaux sont parcourues de lettres, et trouées de langage. Le “sensible pour le sensible” laisse tranquille les coquilles vides, renforce le monde dit “réel” ou “objectif” d’une physique dite moderne, surannée, d’un partage du sensible à bout du souffle : des objets dans le monde et des idées dans des subjectivités.

Entre les deux ? Des machines à calculer. Et à suicider. Or, c’était bien entre qu’il s’agissait d’explorer, pour agir autrement. Pas forcément faire.

Avant la mort de l’art, il y a mort d’hommes qui auraient pu.

De plus en plus, ce sont les idéogrammes qui m’ont passionné, plutôt que l’éthérique des idées. Le dessin des lettres et ce qu’ils suggèrent, les étymons, l’ouverture des mots, les signes criants, la vie derrière et dans les mots.

Et les manières de taire, comme les façons alambiquées de les faire redescendre en apocryphes. Pour de nouveaux mouvements ascensionnels.

Sens, en ces trois acceptions. Sensation, signification, orientation. Tout cela est-il vraiment mort ? M’approcher de ce que j’ignore…

***

La lettre, vivifiée, charrie une certaine brutalité. Une densité brute du vivre. Du vivre comme expression. Voire une certaine sauvagerie (solus + vagus dit l’errance solitaire et l’imprévisibilité). Le sauvage défie l’idée même de “cause” dans l’extériorité. L’ancien n’est pas le passé : à nouveau, rien ne passe. Cause toujours.

Tempêtes, grâces et orages, cruautés et silences, des bonheurs et des promesses. Ça se peint ? Le bleu intense, le jaune dans le blanc, la confiance, et le vent violent ? La gravité, un suspens, un frémir, une fugue, un possible, le Soudain, un désir ? Le spasme, le sanglot, la rudesse, le vibré, le battement, l’Ouvert ?

Je n’oppose pas violence à enfance. Au contraire, l’enfance est le pays de la violence, abandonné par paresse et par discipline. Les gens ont peur de leur violence et, brusquement, vous faites surgir une violence non canalisée.

Georges Raillard

Je ne suis donc pas soucieux d’illustrer quoi que soit. Je ne sais pas ce que je fais, j’explore. C’est la fin de quelque chose, et le début d’une autre. Un début bien entamé. Un grondement de fond. Comme ce qui commence se quitte sans fin.

Enfance nouvelle, pour laquelle, à l’évidence, je manque de mots. Grandir enfin ? Un texte à paraître aux Éditions du Sapin se dénommera Enfance&toi.

Tout cela a résolument à faire avec la nuit, ou le nocturne. Le refuge, le terrier, l’obscur. Ob-scursus. Ce qui se tient là, toujours déjà : devant. Gratter la terre pour trouver la source, les sources, fouiller. Re-fuir pour trouver un centre. Refuser les complaisances. Rater, réussir, rater, rater mieux. [Beckett] Creuser le ciel – la terre est tissée de ciel – car c’est bien là que nous logeons. Dans cette autre lumière (le noir est non seulement une couleur, mais aussi une lumière).

Des cendres de la lumière, chacun.e part du manque d’amour. Ce que je cherche dans l’enfance, c’est de ne plus la faire rimer avec innocence. Le haut c’est le bas. Sans commencement. Désapprendre. Ensemencer, encommencer.

Quel est le trait qui dit : ”je t’aime” sans qu’on puisse en douter ?

Eluard

Le mot “abstrait” est ici très pratique. Il rassure tous les pouvoirs.

Tàpies

Trifouiller, frapper, gratter, perforer, balafrer, maculer, tracer, inciser, éponger, couler, caresser… est-ce abstrait ?

Tout cela est un voici.
(quelque part, dans l’inachevé)

Je redeviens un idiot, parce que je comprend de moins en moins, disait je ne sais plus qui. Il va falloir poursuivre l’enquête ou l’investigation. Ouverte, insatisfaite. Qu’est-ce que ferait un “tableau qui pense” ? Ou plutôt : comment agirait-il ? Et en deçà de la pensée, laisserait passer la rêvée : rêves de pierres et d’air, de lunes et d’ombres, d’aubes farouches, de terres ensevelies ou d’impressions éphémères…

Essai qui s’éloigne de la peinture-peinture, en expérimentant la peinture. Oui, encore et malgré tout.

Une expression plastique qui atteigne des zones plus émouvantes et profondes.

Miró

Matière-pensée, qui n’associe plus artificiellement ce qui fut d’abord séparé. Des porte-silences ? Et l’humain, non comme démiurge “créateur”, mais comme simple accompagnateur.

La peinture a peut-être bien, encore, quelque chose à montrer, dans son retrait même.

La peinture habitée par sa dévastation historique, comme une trace toujours neuve de ce qui émeut au plus profond nos grottes traversées. Nos superficies comme profondeurs.

Frayer la voie à la merveille.

Une force d’interruption. Pour l’unique question.
Inactuelle.

Une pensée opératoire, bricoleuse et généreuse, qui n’aie plus peur du noir,
ni des ruines.

Ou un naître faillible parmi les décombres…

Or c’est de cela qu’il est question : du poids qui continue à s’exercer à notre insu sur notre pensée, sur notre langage, et même sur notre perception – et qui nous oblige à voir, à penser et à dire le monde d’une certaine façon.

Jean-Marie Pontévia, Tout a peut-être commencé par la Beauté

Automne 2023, Sans titre, 80×60, Technique mixte

Irrépressiblement. Nécessairement.
Caverne, et précipice.

Provenirs et projections. Lieu de la dérobée.
Équilibre précaire entre du revenant et du devenant.

Hiver 2024, Percée, 80×80, Technique mixte

Entendre, plutôt que vouloir dire. Tendre l’ouïe.
L’imprononçable. L’invisible. Les invisibles.
Mais l’air est rempli d’hommes. De clôtures, de murs, et de pivots.
Se faire tympan, et donner résonance à ce qui n’a pas de mot.

Automne 2023, Sans titre, 60×80, Technique mixte

Ce ne sont pas tellement les peintures qui sont illusionnistes, c’est déjà la perception, qui s’abuse comme un trompe-l’oeil et qui attend de la peinture une confirmation tautologique ou spéculaire de ses propres projections.

Michel Thévoz, Dubuffet ou la révolution permanente

Hiver 2024, ils l’ont raconté, 80X80, Technique mixte

Au centre, je discernais quelque chose qui ressemblait à quatre êtres vivants
(Ez 1, 5)

Automne 2023, enfantine I, 40×60, Technique mixte

La vie ne passe pas de la naissance à la mort,
mais de l’enfance à l’enfant.

Nicolas Zurstrassen, Enfance&toi

Hiver 2024, Sans titre, 60×40, Technique mixte

Tout cela a résolument à faire avec la nuit, ou le nocturne. Le refuge, le terrier, l’obscur. Ob-scursus. Ce qui se tient là, toujours déjà : devant. Gratter la terre pour trouver la source, les sources, fouiller. Re-fuir pour trouver un centre. Refuser les complaisances. Rater, réussir, rater, rater mieux. Creuser le ciel – la terre est tissée de ciel – car c’est bien là que nous logeons. Dans cette autre lumière (le noir est non seulement une couleur, mais aussi une lumière.)

Automne 2023, Sans titre, 70×70, Acrylique

Le mot “abstrait” est ici très pratique. Il rassure tous les pouvoirs. (Tàpies) Trifouiller, frapper, gratter, perforer, balafrer, maculer, tracer, inciser, éponger, couler, caresser… est-ce abstrait ?

Printemps 2024, volcaniques I, 30×80, Huile sur toile

Être : au présent, c’est-à-dire au plus vulnérable. Laisser-être, surtout, ce qui prend. Sans concept ni visée stricte. Jamais préparé, guetter le surgissant. Strates insues, magma bouillonnant, forces impromptues… et le retrait. Ah ! Le retrait. Énergie vitale, et univers autonome. Comme temps suspendu. Spéculer ; alors : être aux aguets. Intervenir, … un peu.

Automne 2023, La maison brûle, 80×100, Technique mixte

Nous sommes devenus très pauvres en expériences de seuil (à distinguer soigneusement de la frontière) : le seuil devient un espace dans lequel peuvent survenir des changements, des passages et mêmes des phénomènes de flux et de reflux, comme pour les marées.

Giorgio Agamben, Quand la maison brûle

Printemps 2024, Sans titre, 80×80, Technique mixte

C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : le monde des Esprits s’ouvre pour nous.

Gérard de Nerval, Aurélia ou Le Rêve De La Vie

Printemps 2024, Sans titre, 60×50, Huile sur toile

La mutation des normes et leurs frontières ça se fait par le milieu, comme les traditions j’imagine. C’est aussi une affaire de zones de contact, de lisières de points de basculement, de diffusion lente comme l’huile de ricin au fond des cuisses, de transmissions partielles et impalpables, répétées, détournées, ratées, rempotées, déformées, re-formées, c’est des anti-discours.

Léa Rivière, L’odeur des pierres mouillées

Automne 2023, Sans titre, 17×30 et 13×22, Huile sur cuivre et bois

Tempêtes, grâces et orages, cruautés et silences, des bonheurs et des promesses. Ça se peint ? Le bleu intense, le jaune dans le blanc, la confiance, et le vent violent ? La gravité, un suspens, un frémir, le désir ? Le spasme, le sanglot, la rudesse, le vibré, le battement, l’Ouvert ?

Automne 2023, enfantine II, 70×70, Acrylique

Nous avons envers l’enfant mort qui est nous la même responsabilité qu’envers les espérances toujours en souffrance du passé. Manière de vivre selon le rappel des possibles, à même l’impossible. Opacités retranscrites. Menues ténèbres comme bouquet, réserves monstrueuses de beauté où puiser, offrir de l’ombre à l’abri du dit-à, du fait-pour, du voulu-par…

Nicolas Zurstrassen, Enfance&toi

Hiver 2022, Hâvel, 116×81, Huile sur toile

Buée de buées – dit Qohélet – buée de buées, tout n’est que buée ! Quel profit y-a-t-il pour l’homme dans toute la peine qu’il peine sous le soleil ? (Qo 1, 2-3)

Hiver 2022, Sans titre, 61×46, Huile sur toile

Des cendres de la lumière, chacun.e part du manque d’amour. Ce que je cherche dans l’enfance, c’est de ne plus la faire rimer avec innocence. Le haut c’est le bas. Sans commencement. Désapprendre. Ensemencer, encommencer.

Printemps 2024, ressac, Atelier du Pèrî

But tell me, where do the children play ?

Yusuf Islam

La mémoire que j’affectionne, loin d’être la dépositaire du disparu, est pour moi le lieu inépuisable des apparitions, d’un nouveau qui n’a pas d’âge.

Jean- Bertrand Pontalis, L’enfant des limbes


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : Nicolas Zurstrassen | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Nicolas Zurstrassen | Précisons que Nicolas Zurstrassen n’est pas l’autre Zurstrassen : son oncle Pirli est compositeur, pianiste et accordéoniste ; ils ne travaillent donc pas la même matière. En cela, Pirli Zurstrassen est à nos yeux le Mitsuko Ushida du piano (à bretelles). A découvrir sur son site officiel : pirlizurstrassen.be.


Plus d’arts visuels en Wallonie…

STESSEL : Fusion (2020, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

STESSEL Lore, Fusion

(photographie, 20 x 26 cm, 2020)

Lore STESSEL est née en 1987 à Louvain, où elle vit et travaille. Après un master en Beaux-Arts, section peinture, à Saint-Luc à Bruxelles (2009), elle a suivi un master à l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie à Arles (2012). Dès 2009, elle participe à de nombreuses expositions personnelles et collectives.

Elle a reçu le prix Louis Rouder en 2012 ainsi qu’une bourse du gouvernement flamand en 2020 pour autoéditer sa première monographie The Body Will Thrive (Le corps prospérera).

Le travail de Lore Stessel traite souvent des gens, avec une attention particulière au corps. Elle aime les actions quotidiennes, les petits gestes, et surtout la grâce du mouvement. Une grande partie de son œuvre a comme sujet des danseurs.

Cette photographie figurait sur l’affiche de la Xème biennale de photographie en Condroz (Nouvelles vagues, 2021), où l’artiste exposait. Elle est également présente dans son livre The Body Will Thrive.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Lore Stessel ; paperblog.fr  | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

Le film « Barbie » est-il vraiment féministe ?

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[THECONVERSATION.COM, 9 mars 2025] Depuis la révélation le 27 avril 2022 des premières images du film Barbie, réalisé par Greta Gerwig, et de celles qui ont été diffusées jusqu’à sa sortie officielle, une vague de rose semble déferler sur les univers de la mode et de la décoration : la tendance Barbiecore. Une tendance qui devrait durer encore quelques mois si l’on en croit le succès du film, qui a généré 155 millions de dollars de recettes durant le week-end de sa sortie aux États-Unis, réalisant ainsi le meilleur lancement de l’année 2023. La poupée – qui n’est pourtant pas si jeune –, alimente de nouveau de vives passions et est érigée au rang d’icône féministe. Retour sur son histoire et sur le succès du film – et attention : spoilers !

La première Barbie a été commercialisée par l’entreprise Mattel en 1959 : elle est la création de Ruth Handler, femme de l’un de ses fondateurs – dont l’histoire est rappelée dans le film. Ce que ne dit toutefois pas le long-métrage, c’est que Barbie a été conçue d’après Lilli, un personnage de bédé du quotidien allemand Bild Zeitung, décliné en poupées de collection. Rapidement, Barbie a remporté un succès retentissant auprès des filles américaines, puis du monde entier – plus d’un milliard de poupées vendues à ce jour –, la physionomie adulte de la poupée rompant avec les traditionnels poupons jusque-là proposés aux enfants.

Barbie a dès le départ été critiquée pour son apparence, car elle incarne tous les stéréotypes de la beauté dite “occidentale” (peau claire, cheveux blonds…) et se distinguait au départ des autres poupées par ses mensurations hypertrophiées, notamment sa poitrine développée et sa taille trop fine.

Néanmoins, elle fut aussi rapidement présentée comme une “femme émancipée”, propriétaire de sa propre “maison de rêve” et d’une voiture de luxe assortie à ses tenues (une Corvette Stingray 1956 rose dans le film), exerçant aussi bien des métiers considérés comme “féminins” – top-modèle, hôtesse de l’air, baby-sitter… –, que d’autres dits “masculins” – chirurgienne, conductrice de train, astronaute…

La réalisatrice Greta Gerwig et Mattel introduisent d’ailleurs le film en martelant l’argument-clef de la franchise : Barbie can be anything ! Barbie réussit ainsi à concilier une apparence très féminine où le rose, couleur du féminin par excellence, est omniprésent, tout en offrant aux filles la possibilité de se projeter dans une diversité de professions qu’elles pourraient exercer une fois adultes.

Barbie est alors devenue un objet de débats sur la conception et la perception de la féminité, opposant les personnes qui l’estiment sexiste à celles qui la trouvent féministe. Cela ne l’a pas empêchée de devenir une icône populaire – au contraire – inspirant des maisons de couture (Moschino, Balmain…), ou des artistes, qui l’encensent (Arielle Dombasle, Andy Warhol…) ou la critiquent (Luisa Callegari, Lio…).

Barbie, de Barbie Land au monde réel

Dans le film de Gerwig, toutes les Barbie vivent libres et heureuses à Barbie Land, pays idyllique et rose, dans lequel elles occupent des postes importants (physiciennes, juges, présidentes…), tandis que les Ken passent leur temps à “plager” au bord de l’eau (c’est-à-dire à ne rien faire).

L’affiche du film met d’ailleurs en exergue l’opposition entre Barbie qui “peut tout faire” (She’s everything) et Ken qui se contente d’être lui-même, sans avoir d’activité particulière (He’s just Ken). La version française ajoute une critique ironique du rôle d’homme-objet de Ken en traduisant le slogan associé à Ken par “Lui, c’est juste Ken“, un jeu de mot sur “Ken“, qui est aussi le verlan de “niquer“, nous menant à entendre “Lui sait juste ken“.

Si la Barbie héroïne (incarnée par Margot Robbie) est le cliché parfait de la poupée (d’ailleurs qualifiée de “Barbie stéréotypée“), les autres Barbie sont toutes différentes en termes de taille, de poids, de race ou de handicap, faisant écho aux poupées de la gamme “Barbie Fashionistas“, commercialisée par Mattel en 2016.

Un jour, Barbie est assaillie de pensées mortifères et doit alors quitter sa vie parfaite à Barbie Land pour retrouver la fille qui joue avec elle dans le monde réel et qui semble souffrir. Sans cela, elle risquerait d’être malmenée et de finir en “Barbie Bizarre“.

Elle part seule dans sa voiture rose, mais Ken (Ryan Gosling) – dépeint comme stupide et ne pouvant vivre sans Barbie – s’incruste dans ce périple. Dans le monde réel, Barbie découvre les violences sexistes et sexuelles (VSS) et la réification de son corps au travers du regard masculin. Ken découvre de son côté un patriarcat qui le valorise en tant qu’homme, système qu’il décide d’instaurer à Barbie Land.

© Mattel

Aidée par Gloria (America Ferrera), sa propriétaire retrouvée, Barbie doit donc désormais apprendre à “jouer de ses charmes” et exploiter la “faiblesse des hommes” pour reconquérir Barbie Land, ce qu’elle fait en se jouant de Ken et ses acolytes, puis décide de devenir humaine pour vivre dans le monde réel.

Quand Barbie devient femme

L’argument “féministe” du film repose sur l’empouvoirement des Barbie, capables d’occuper n’importe quel poste sans renoncer à leur féminité, à la mode, au maquillage ou au rose, ce qui est déjà un argument employé pour promouvoir la poupée et contrer les critiques qui verraient en Barbie un modèle stéréotypé de féminité et un idéal corporel fantaisiste, source de complexe pour les filles.

Conciliant la féminité avec des compétences d’ordinaire associées au masculin, Barbie serait donc une alliée possible du féminisme. Toutefois, Mattel réaffirme aussi sans cesse la féminité de sa poupée, dont les instruments de travail ou les tenues sont presque toujours “féminisés” – ce qui passe notamment par l’ajout de rose – lorsqu’elles occupent des postes scientifiques ou techniques.

Être féminine apparaît ainsi comme la “compétence” première de Barbie, ce qui amenuise celles véritablement nécessaires dans l’exercice de sa profession, tout en rendant plus exceptionnelle la présence de femmes dans certaines carrières.

En soulignant ainsi la particularité féminine de Barbie, Mattel insiste sur son appartenance au groupe des “femmes”, distinct de et opposé à celui des “hommes” que représente Ken. Dans le monde réel, ces deux catégories sociales entretiennent des rapports de genre hiérarchisés (les hommes sont supérieurs aux femmes), qui reposeraient prétendument sur des différences “naturelles” liées au sexe. Une telle justification ne devrait pas exister dans le monde de Barbie : les poupées étant dépourvues d’appareils génitaux – ce qui fait l’objet de plusieurs scènes comiques dans le film –, il est impossible de faire reposer l’opposition entre femmes et hommes sur la différence des sexes.

C’était sans compter sur la réalisatrice, qui conclut son œuvre par un rendez-vous gynécologique de Barbie, devenue humaine. Si l’effet comique est évident, cette scène finale vient naturaliser la féminité de Barbie et réduire les relations sociales entre les Barbie et les Ken, calquées sur celles entre femmes et hommes, à une spécificité biologique. Or, comme l’explique la sociologue féministe Colette Guillaumin, les inégalités entre femmes et hommes ne sont pas déterminées par la biologie mais par les rapports sociaux subis ; elles sont donc un problème de société et de droits (lutte contre les VSS, égalité salariale…) indépendant du sexe.

Barbie Power ( ?)

Pour la sociologue anglaise, spécialiste des questions de genre Shelley Budgeon, considérer la féminité comme une source de pouvoir fait partie de la rhétorique post-féministe, sur laquelle s’appuie de toute évidence le film.

Phénomène médiatique et culturel plus que mouvement militant, le post-féminisme est incarné par la “troisième vague féministe” des années 1990, prônant l’autonomie individuelle des femmes et la conciliation entre féminité et pouvoir, qui se caractérise dans la culture populaire par l’apparition de films et de séries télévisées mettant en scènes des femmes fortes et féminines (Buffy contre les vampires, Alias…).

Mais si les Barbie sont puissantes, c’est que Barbie Land est un matriarcat qui n’a fait qu’inverser les rôles du patriarcat. Pourtant, Monique Wittig expliquait bien que de telles stratégies n’améliorent en rien la question des inégalités de rapports de genre : “seul le sexe de l’oppresseur change“. C’est pourquoi la penseuse féministe plaidait pour la construction d’un modèle social indépendant des normes de genre.

De plus, en exprimant leur puissance par la séduction des Ken qui veulent introduire le patriarcat à Barbie Land, les Barbie reconduisent l’hégémonie du couple hétérosexuel comme unique modèle d’épanouissement pour les femmes.

Barbie doit ainsi “faire avec” le patriarcat, condamnée à son destin de femme : lorsqu’elle décide de devenir humaine, le fantôme de sa créatrice Ruth Handler (Rhea Perlman) lui fait entrevoir une vie faite d’enfants, de mariages et de femmes enceintes. Si Barbie peut être qui elle veut, ce n’est donc qu’à condition de remplir ses rôles de femme : employée modèle, mais aussi épouse, mère et maîtresse de maison.

Rose comme… marketing

Après une première partie truffée de références aux modèles de Barbie dénonçant les biais sexistes du jouet comme ceux produits par Mattel, la seconde se veut pédagogique. Barbie prend ainsi conscience des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes, mais l’ambition féministe ne va pas plus loin.

Les Barbie parviennent en effet à sauver leur royaume non pas en combattant le patriarcat, mais en usant de la séduction, de l’empathie et de la résilience. L’héroïne en vient même à pardonner Ken son ambition de domination dont elle devrait porter la culpabilité, car elle ne lui aurait pas suffisamment prêté attention…

Ainsi, si Mattel – qui coproduit le film et dont on sent la grande participation à l’écriture du scénario – revient avec ironie sur ses échecs commerciaux, comme le couple Midge et Alan – comparses de Barbie et Ken, dont la commercialisation en 2002 d’une version enceinte de Midge a fait scandale car vue comme la promotion de la grossesse adolescente – son organisation dirigée par des hommes, ou sur le consumérisme de Barbie, le film de Gerwig n’est ni plus ni moins qu’une opération marketing de grande ampleur.

© lavanguardia.com

Le film s’inscrit donc dans une campagne de femvertising. Contraction des termes “feminism” et “advertising” (publicité), ce terme renvoie à la réappropriation de concepts (empouvoirement, diversité…) et de figures féministes pour améliorer une image de marque et/ou conquérir une nouvelle clientèle.

Face à la concurrence des poupées Bratz et American Girls qui lui ont fait perdre de lourdes parts de marché, Mattel tente de redorer l’image de Barbie en la rendant plus inclusive, avec en 2016 la collection “Barbie Fashionistas“, qui intègre depuis dans ses rangs un modèle en fauteuil roulant, un avec un appareil auditif et, cette année, un porteur du syndrome de Down (ou trisomie 21).

Le cast et la bande-son du film intégrant de nombreuses icônes pop-féministes (comme l’actrice franco-britannique Emma Mackey vue dans la série Sex Education, la chanteuse-star Dua Lipa, la rappeuse Nicki Minaj…) s’inscrit alors dans le prolongement de cette stratégie marketing.

Greta Gerwig ayant signé des films ouvertement féministes comme Lady Bird et Little Women, il semble néanmoins que la démarche féministe de la réalisatrice soit sincère, même si elle a certainement dû procéder à des arrangements trop nombreux pour convenir au cahier des charges de Mattel, vidant le film de son ambition politique.

Derrière les paillettes du “féminisme Barbie”

Alors que la tendance Barbiecore est présentée comme “féministe”, elle n’en a en réalité que le qualificatif, laissant miroiter aux femmes que porter des vêtements hyperféminins (jupes courtes, talons hauts…) ou manger un hamburger rose en référence à Barbie, comme le propose une célèbre chaîne de fast-food seraient une forme de revendication.

Redite plus flashy de la tendance millennial pink de 2016 – nommé d’après la génération de millennials (né·e·s entre les années 1980 et 2000) à laquelle elle s’adresse, et qui s’appuyait sur la même rhétorique post-féministe de féminité puissante –, elle consiste en réalité à reproduire des clichés sexistes et à réaffirmer une prétendue “différence sexuée” qui ne porte préjudice qu’aux femmes, en les invitant à porter des tenues contraignantes et à dépenser toujours plus d’argent dans des accessoires pour (ré)affirmer leur identité féminine.

Si le film Barbie se moque parfois de cette injonction consumériste à la féminité, il ne parvient que difficilement à en proposer une critique solide, et encourage même au contraire l’achat de nombreux produits dérivés issus du film, dont plusieurs poupées à l’effigie des acteurs et actrices, alors déshumanisés pour devenir à leur tour des hommes et des femmes-objets…

Kévin Bideaux, Université Paris 8


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©  Mattel ; © lavanguardia.com.


Plus de cinéma en Wallonie…

BARNEY, Tina (née en 1945)

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[PHOTOTREND.FR, 1er novembre 2024]  Tina Barney compte sans doute parmi les plus grandes portraitistes du 20e siècle. Née en 1945 d’une mère mannequin et décoratrice d’intérieur, et d’un père banquier et collectionneur d’art, c’est tout naturellement qu’un certain héritage se retrouve visuellement sur ses photographies d’une grande singularité. Des portraits pensés comme des tableaux, volontiers chorégraphiés et collectifs, dont l’art de la mise en scène témoigne d’une grande connaissance de l’histoire de l’art.

Portrait de la famille

Tina Barney est-elle une photographe de la haute société ? Au vu de ses images, la question pourrait se poser. Mais cette vision des choses s’avère assez réductrice. Pourtant il est vrai qu’elle dépeint uniquement ce milieu, son milieu. Ses mots disent beaucoup de l’artiste qu’elle est, de sa démarche et sans doute de ses contradictions :

Sans doute les gens pensent-ils [que je consacre mon travail] à la haute société ou aux riches, ce qui me contrarie. Ces photographies traitent de la famille, de personnes de la même famille qui se côtoient d’ordinaire au sein de leur propre maison. Je ne sais pas si le public se rend compte que c’est de ma famille qu’il s’agit.

Tina Barney

Oui, Tina Barney est une photographe de la famille, du collectif, c’est indéniable. Mais Tina Barney ne parle pas de n’importe quelle famille. Il s’agit de sa famille, dans tous les sens du terme. Issue d’une longue lignée de banquiers d’affaire et collectionneurs d’art, sa propre famille devient dès ses débuts son premier sujet – se plaçant parfois au sein même de ses mises en scène –, avant de s’intéresser aux riches familles américaines et européennes.

Tina Barney photographie ce qu’elle connaît, ni plus ni moins, et c’est probablement ce lien qui lui permet de dépeindre avec une grande acuité les classes sociales aisées – souvent, d’ailleurs, avec une certaine ironie. Au-delà des individus et de leur singularité, c’est leur appartenance sociale et tous les signes, les rites et les traditions qui les caractérisent qu’elle souhaite dépeindre.

Gestes, attitudes, décors, vêtements, interactions sociales… tout passe derrière son objectif, en grande observatrice (et sociologue) qu’elle est. Les cérémonies familiales tiennent une place importante, des préparatifs jusqu’aux rangements ; il est d’ailleurs frappant à quel point les hommes sont alors absents de ces photographies-là. Si Tina Barney est une grande photographe de la famille, elle est une photographe de la famille au féminin, se concentrant sur les mères, les filles, et les sœurs.

Tina Barney photographie ce qu’elle connaît, et en ce sens n’apparaît jamais derrière son objectif autre chose que la famille traditionnelle occidentale. Elle construit un paysage, une sociologie de la bourgeoisie blanche dans des situations d’oisiveté. À ce titre, sa démarche ne s’inscrit dans aucun regard critique de classe, sinon parfois dans ce qu’on peut considérer comme de l’humour.

Du pluriel au singulier : portrait et espace

Les années 1990 marquent un tournant dans la carrière de Tina Barney : elle abandonne peu à peu les groupes pour se consacrer au portrait individuel. Moins de monde à l’image : on (se) concentre, on se rapproche. Exit les interactions sociales – hormis entre le modèle et la photographe –, il s’agit désormais de capturer l’essence d’un moment et d’une personnalité.

C’est dans ces photographies-là que Tina Barney a su exploiter au maximum son sens de la composition et du cadrage. S’il est difficile de créer une composition dynamique avec plusieurs personnes dans le cadre, l’art du portrait individuel, paradoxalement, paraît encore plus complexe. Cadre dans le cadre, couleurs clivantes… Avec ses portraits au singulier, Tina Barney donne toute la place à ses modèles – et parfois à elle-même.

La question de l’espace est centrale dans son travail. Il ne s’agit jamais d’isoler ses modèles avec un fond neutre, des éclairages de studio travaillés. Comme dans ses portraits collectifs, le décor est toujours chargé, surchargé même, enfermé et encombré, constitué d’éléments plus ou moins signifiants. Comment créer de l’espace, alors, sur cette surface plane qu’est la photographie, et faire de la place là où il n’y en a pas ?

Cet enfermement de la photographie se justifie par la volonté de la photographe de faire figurer ses modèles dans leur intimité, et donc dans leurs intérieurs. Pour dynamiser ses compositions, structurer le cadre et réfléchir à la notion d’espace, Tina Barney s’est inspirée des plus grands peintres italiens de la Renaissance, ainsi que des peintres hollandais du 17e siècle : n’oublions pas qu’elle a grandi entourée de collectionneurs d’art !

Tina Barney, “Tim, Phil and I” (1989) © Tina Barney

L’esthétique picturale à son comble : jusqu’au moindre détail

Si le travail de Tina Barney est aussi important aujourd’hui, c’est particulièrement grâce à son esthétique. Il y réside une forte dimension théâtrale, voire burlesque, dans son sens de la mise en scène qui touche à la perfection. Il y a l’observation, longue et précise, de chaque scène, qui donne l’impression que les modèles posent depuis des heures – photographie, ou peinture au chevalet ?

Le sens de la rigueur laisse toute la place à l’improvisation, aussi, quand on voit parfois certains gestes qui deviennent des mouvements, des zones floues à l’image. On touche alors à quelque chose de presque cinématographique. Comme un certain naturel, finalement.

L’image est vivante bien qu’elle soit figée. Bien réelle et authentique bien qu’indéniablement fausse – disons plutôt fictionnelle – faite de toutes pièces. Elle rentre en dialogue constant avec la peinture classique, notamment par une attention particulière accordée au détail. Son emploi de la chambre photographique grand format est inévitable dans cette démarche, apparaît. Elle apparaît comme une nécessité pour de grands tirages bien nets, seuls capables de donner à voir une telle précision.

Chaque poil de barbe, chaque bouton de chemise apparaît comme agrandi devant nous. Si bien qu’il est facile de s’approcher pour porter notre attention sur un détail en particulier, de recadrer avec nos yeux – ou avec nos téléphones – une partie de l’image pour en créer une autre. On se focalise sur une partie de la photographie, subtilement mise en lumière ou d’une grande netteté, exacerbée par le regard de la photographe.

À ce titre, les tirages conçus par la photographe – exposés par le Jeu de Paume en cette fin d’année 2024 – sont tout aussi intéressants à étudier. La réflexion autour du format est constituante de sa pratique et de sa démarche, de sa manière de concevoir la photographie.

Les agrandissements, dépassant la plupart du temps le mètre de largeur, permettent d’appréhender chaque photographie dans toute sa grandeur – tout en modifiant la relation qu’on peut entretenir avec le médium. On s’éloigne, on se rapproche… avec des tirages de ce format on ne peut pas simplement passer devant, indifférent. On revit l’expérience de la photographe : on l’imagine, au sein de ces familles ou ces groupes de gens, on se projette avec elle au milieu de ces intérieurs, de ces scènes. Et c’est ainsi qu’elle va jusqu’à interroger la place du spectateur ; comme si on l’accompagnait, comme si elle nous accompagnait, aussi. Comme si l’on faisait la photographie ensemble.

Je veux qu’il soit possible d’approcher l’image. Je veux que chaque objet soit aussi clair et précis que possible afin que le regardeur puisse réellement l’examiner et avoir la sensation d’entrer dans la pièce. Je veux que mes images disent : “Vous pouvez entrer ici. Ce n’est pas un lieu interdit.” Je veux que vous soyez avec nous et que vous partagiez cette vie avec nous. Je veux que la moindre chose soit vue, que l’on voie la beauté de toute chose : les textures, les tissus, les couleurs, la porcelaine, les meubles, l’architecture.

Baptiste Thery-Guilbert


Tina Barney, “Family Commisson With Snake (Close Up)” (2007) © Tina Barney

[LEFIGARO.FR, 11 octobre 2024]  […] Née en 1945, Tina Isles, épouse Barney, s’est nourrie du rêve américain, mais pas exactement celui des diners et des Chevrolet Bel Air, trop prêt-à-porter, trop candy… Un grand-père photographe amateur et prosélyte, un grand-oncle donateur du Metropolitan Museum, une mère mannequin, flashée à la une du Harper’s Bazaar… l’univers familial la portait plutôt aux régates de Newport et aux neiges diamantines d’Aspen. Cette Amérique privilégiée, Tina Barney en a tenu la chronique du bout de l’objectif, tout au long des années 1980 et 1990.

L’artiste – car c’en est une, et une grande – s’est mise à la pratique assez tard, vers 1976, comme pour tromper l’ennui d’un exil loin du charnier natal, à Sun Valley, une station de ski alpin de l’Idaho, au pied de laquelle Hemingway a mis fin à ses jours. Elle prend des cours au Sun Valley Center for the Arts and Humanities et se frotte aux artistes de passage. Elle portraiture sa progéniture, son mari, d’autres encore, parce qu’il n’y avait rien à photographier”. Et rien qu’en noir et blanc, ce qui était pour elle “comme parler une autre langue”. Plutôt cela que de sombrer dans les névroses d’une desperate housewife. Son ménage n’en vacille pas moins. En 1983, elle rentre à New York et divorce.

Un langage propre

Le retour sur la Côte Est marque plus un envol qu’une rupture. Musées et galeries new-yorkais la repèrent ; ils ne tarderont pas à l’exposer. Des magazines d’art de vivre comme Connoisseur la sollicitent…. Au cœur des années Reagan, le monde de Tina croquerait la planète. Il peaufine ses codes loin des extravagances subversives de la Côte Ouest. Quand elle n’enflamme pas le marteau des commissaires-priseurs de la vieille Europe, cette élite tout de Ralph Lauren vêtue se grille des homards – et des chamallows – face aux crépuscules de Martha’s Vineyard. Elle gagne tout : les élections, les JO, la guerre froide et, pour quelques temps encore, les sommets du Dow Jones.

C’est elle, dans toute la banalité de son quotidien, que fixe Tina Barney, en couleur cette fois, à la chambre et, surtout, en grand format. Car la photographe a beaucoup appris ; elle a développé son propre langage qui n’est en fait que celui des siens. Elle utilise en effet son médium comme un instrument d’exploration, d’auscultation de ses propres mœurs mais aussi de celles de ses proches, de ses semblables. L’instantané familial n’y suffit plus. Avant même son retour à New York, elle a troqué son Pentax 35 mm, avec son méchant flash qui crame les chairs, contre une chambre Toyo et un objectif 90 mm. Le simple fait pour elle de plonger la tête sous le voile noir, la projette dans un processus de méditation” qui l’amène “à réfléchir”. Comme le résume Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, “la chambre formalise et ralentit l’acte de prise de vue.”

Dès lors l’instantané tient moins du rapt que du ballet. Car l’irruption de Tina et de son matériel professionnel parmi sœurs, filles, fils et neveux bouscule les rondes et les pavanes de l’intimité bourgeoise. Il faut aux modèles se déplacer, se replacer, rejouer le geste fugitif – mais lequel, for Christ’s sake ? – ou en inventer un autre… Selon l’aveu même de leur auteur, il résulte de ces images imposantes, 122 par 152 cm, d’authentiques tableaux chorégraphiés”. The Reception, par exemple, ne relève que partiellement du hasard. Dans cette diagonale tendue de trois profils, seul celui de Jill, la sœur de Tina, est capturé par surprise: happée par on ne sait quelle apparition, elle se lève et inscrit son impayable chapeau dans l’orbe d’un bouquet qui lui fait des cornettes. L’imprévu demeure, la chance, voilà pourquoi ces “tableaux” ne sombrent jamais dans le simulacre.

Mauvais reproches

Des commentateurs ont longtemps déploré son refus de toute approche critique. Ah ! Pourquoi faudrait-il nécessairement écorner les photos-souvenirs ? Lorsque, au crépuscule de la Belle Époque, Jacques Henri Lartigue capture les gamineries dorées sur tranche de ses compagnons de vacances, Zissou ou Bouboutte, on n’en retient pas le spectre de toute la misère du monde. On sourit. On sourit non sans un picotement nostalgique, si l’on veut bien songer que ces garnements au comble de leur bonheur égoïste n’ont pour horizon que les cratères de la Somme ou de Verdun.

Lorsque les gens disent qu’il y a une distance, une rigidité dans mes photographies, que les gens ont l’air de ne pas communiquer, je réponds que c’est le mieux que nous puissions faire

Or, on a encore reproché à Tina Barney un défaut de sentiments, une certaine froideur : ses modèles du quotidien ne s’étreignent pas ni ne se touchent (Tim, Phil and I, par exemple). Leur perfection sociale proscrit le moindre soupçon de sensualité (Jill and Polly in the Bathroom). Lorsque les gens disent qu’il y a une distance, une rigidité dans mes photographies, que les gens ont l’air de ne pas communiquer, je réponds que c’est le mieux que nous puissions faire. Cette incapacité à montrer de l’affection physique est dans notre héritage.” Et toc ! Voilà pour les tactiles et les pleureuses ! “Faut vous dire, Monsieur / Que chez ces gens-là / On ne vit pas, Monsieur / On ne vit pas, on triche“, chantait Brel. Eh bien non ! Ils ne trichent pas, ils contrôlent. À commencer par eux-mêmes.

Il peut arriver néanmoins que Tina et son bastringue interrompent un conciliabule et dérèglent son ballet millimétré. Alors c’est le repli, la débandade, même : on se détourne, on se masque le visage (The Young Men)… Mais la plupart du temps, presque invariablement, c’est dans l’acuité d’un regard perdu parmi d’autres, dans un geste minuscule, relégué au second plan, qu’il faut aller chercher l’âme et peut-être les angoisses de ces preppys gavés de corn flakes et de certitudes. “Approchons un peu“, comme nous y invitaient les films pédagogiques de l’enfance. La famille finit son petit déjeuner, l’aîné téléphone déjà, les cadets comptent les miettes. Et Maman est là, en retrait, qui rentre du tennis… Quelle menace pèserait-elle sur cette saynète idyllique (Graham Crackers Box) ? Il n’est pas 10 heures, et Maman se tape en douce un ballon de blanc.

Rites immuables

Car tout ne tourne pas parfaitement rond sur la planète Barney. Et notre regard rétrospectif charge davantage l’haleine du gouffre. De notre côté de l’Atlantique, on glisserait ainsi de Lartigue à Claude Sautet : la bourgeoisie toujours, mais alors saisie de la prémonition de son déclassement. À quoi se préparent-ils, les protagonistes de The Reunion ? À une cérémonie funèbre ? Ils sont vêtus de noir, et la statuette sur la table basse ferait une parfaite maquette de monument funéraire.

En revanche, ils ne pleurent pas (on vous l’a dit, ils ne pleurent jamais). Alors à quoi ? À une messe ? Il semble qu’ils prient, déjà. Mais pour qui ? Pour quoi ? Pour l’Amérique du doute, pressentant qu’elle devra laisser à d’autres les guides du char-monde ? N’est-ce pas ce sombre présage que chuchote le masque fardé de blanc, ce crâne flottant sur le noir d’une composition murale, juste au-dessus de l’impeccable mise en plis du personnage central ?

Rien ne manque à la fresque fin de siècle de Tina Barney. Les rites demeurent, et avec eux une certaine oisiveté, robes à smocks et bermudas à fleurs, et puis les bijoux, les tableaux aux murs, les meubles précieux, européens pour la plupart… Reste une impression de tristesse, un je-ne-sais-quoi de mollesse dans les chairs et les sourires. C’était notre âge d’or”, semblent proclamer ces clubbers tirés à quatre épingles. La bannière étoilée claque bien, mais à faux, atone, comme si elle flottait au-dessus du volcan. […]

Nicolas Chaudun


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Tina Barney, “The Daughters” (2002) © Tina Barney.  | Pour consulter le site de Tina Barney


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

GOUDAL, Noémie (née en 1984)

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[CENTREPOMPIDOU.FR, 25 septembre 2024] Au 20e siècle, le niveau de la mer Méditerranée est monté de près de vingt centimètres. En seulement deux ans, le sommet du mont Blanc a diminué de deux centimètres. Quant à la forêt de Fontainebleau, sa surface a augmenté de manière importante depuis le milieu du 19siècle : autant de changements géologiques recensés par des mesures précises qui restent cependant difficilement observables à l’œil nu. Pourrait-on alors passer par l’art pour représenter ces transformations de notre planète qui dépassent la temporalité humaine ?

Telle est l’ambition de Noémie Goudal pour le prix Marcel Duchamp 2024, dont elle est cette année l’une des quatre finalistes. À travers deux films inédits, l’artiste visuelle française née en 1984 mettra en scène la destruction autonome d’un paysage. Dans le premier, les roches d’une grotte sombre explosent en mille morceaux au ralenti pour révéler des trous de lumière. Dans le second, des arbres se liquéfient, dépouillant la forêt qu’ils constituaient jusqu’alors. En quelques minutes, la photographe et vidéaste déroute la perception du public, qui peu à peu comprend le subterfuge : ici, nous n’assistons pas au délitement de la nature elle-même, mais à celui de prises de vues à grande échelle, soumises à des phénomènes orchestrés par l’artiste – un nouvel exemple percutant de l’art du trompe-l’œil, qu’elle perfectionne depuis une dizaine d’années dans la photographie d’abord et, plus récemment, la vidéo.

Dans mes œuvres, on ne voit pas seulement des paysages, mais aussi l’expérience et l’effort qu’a demandé leur fabrication.

Noémie Goudal

Les prémisses de l’œuvre de Noémie Goudal remontent à ses études et plus précisément à un voyage en Écosse. Frustrée de ne pouvoir retranscrire avec son appareil photo la force du paysage qui l’entoure, l’artiste a l’idée d’imprimer en grand, dans son atelier, le cliché d’un chemin de la région. Dès lors, en plaçant des objets ou des personnes devant ce tirage, la photographe obtient l’effet d’immersion qu’elle recherche. Deux aspects deviennent alors rapidement fondamentaux dans son travail : la matérialité de l’image, à travers son impression et sa recomposition devant l’objectif, et la mise en abyme du paysage par ces décors frontaux montés de toutes pièces, qu’elle intègre la plupart du temps dans des environnements réels.

Là où nombre d’artistes de sa génération s’empareraient de Photoshop pour réaliser des montages similaires, la quadragénaire préfère sa méthode plus artisanale, décomposant les différentes strates de l’image pour les recomposer avec des jeux de perspective et d’anamorphose. Généralement, elle imprime ses photographies au format A3, les coupe et les recolle entre elles pour constituer ses fonds, avant de les fixer sur des structures en bois ou les suspendre grâce à des échafaudages. Tout part de la position de l’appareil photo, qui détermine le placement de son décor dans l’espace. Ainsi, dans la série Southern Light Stations (2015), des astres semblent flotter au-dessus d’étendues marines ou de vallées montagneuses. Remplie de nuages, de fumée ou de la couleur du ciel, leur surface – d’apparence sphérique, mais en réalité plane – se fait le reflet de leur environnement, conférant à l’ensemble une dimension surréaliste.

Mais en regardant plus attentivement ces images, les traces du montage apparaissent, entre les fils et pinces à linge qui maintiennent le collage, et les extrémités des feuilles de papier qui le composent. Simple oubli ou parti pris ? “Dans mes œuvres, on ne voit pas seulement des paysages, mais aussi l’expérience et l’effort qu’a demandé leur fabrication”, explique Noémie Goudal. “En laissant ces failles, je souhaite justement que le public comprenne que ces paysages sont factices et se demande où se situe le “vrai”. Est-il dans l’ensemble qui constitue la photographie ou simplement dans le décor réel où j’installe mes impressions ?” Aujourd’hui, Noémie Goudal n’hésite pas à dévoiler les coulisses de ce travail méticuleux sur son compte Instagram, montrant littéralement l’envers des décors bidimensionnels qui se fondent dans ses œuvres.

Telle l’héritière des peintres romantiques, Noémie Goudal n’a pas besoin de partir à l’autre bout du monde pour dépayser notre regard et inviter à la contemplation.

Au-delà d’une réflexion sur l’image, l’artiste installée à Paris développe surtout “une réflexion sur le paysage et comment celui-ci a été interprété différemment au fil des époques et des contextes, de l’Antiquité à l’ère industrielle, en passant par le Moyen Âge”. Telle l’héritière des peintres romantiques, elle n’a pas besoin de partir à l’autre bout du monde pour dépayser notre regard et inviter à la contemplation. Le plus souvent, elle déniche ses forêts, grottes et massifs rocheux en France, à quelques exceptions près, telles qu’une palmeraie en Espagne – qui ressemble davantage à une jungle tropicale – ou encore des bâtiments brutalistes indiens, que l’on situerait volontiers plutôt en Europe de l’Est. “Je cherche avant tout à ce que la localisation et la temporalité de ces décors soient difficilement identifiables, pour que chacun·e puisse s’y projeter“, souligne-t-elle.

Noémie Goudal s’intéresse aussi bien à Copernic et aux décryptages du ciel précédant l’invention du télescope qu’à la théorie de Buffon, qui retraçait l’histoire de la Terre au 18siècle. Mais c’est surtout la paléoclimatologie, soit l’étude des climats anciens, qui l’obsède depuis plusieurs années : à travers cette discipline, l’artiste cherche à retracer l’évolution du paysage sans l’humain. En 2022, elle commence à transcrire ces évolutions par la vidéo. Lors du festival Les Rencontres internationales de la photographie d’Arles, elle dévoile deux films dans l’église des Trinitaires : celui d’une jungle consumée par le feu, qui révèle derrière elle un autre décor, et celui d’une forêt se transformant à mesure que ses arbres s’immergent dans un ruisseau. Pour la première fois, l’artiste anime ses décors devant l’objectif tout en les livrant à l’aléatoire des actions qu’elle provoque. Désormais entourée d’une équipe de professionnels comme sur un plateau de cinéma, Noémie Goudal continue d’explorer de nouveaux territoires dans son projet pour le prix Marcel Duchamp, imprimant ses paysages sur du verre qu’elle fait exploser à l’aide de pétards ou sur du polystyrène que les flammes font couler avec une viscosité saisissante […].

Matthieu Jacquet


Noémie Goudal, “Les Amants (Cascade)” © saatchigallery.com

[FABRIQUEDESRECITS.COM, 28 novembre 2022] Des créations inspirées de la paléoclimatologie, c’est l’œuvre de Noémie Goudal, photographe et plasticienne, réalisant des installations immersives dans des espaces naturels, et dont la pratique nous invite à (re)trouver la mesure du temps long en opposition au “temps de l’Homme”.

Les vastes étendues, espaces industriels, océans, ou encore déserts sont ses sujets de prédilection. Inspirée par le travail de chorégraphes contemporains comme Sidi Larbi Cherkaoui et Pina Bausch mais aussi par des auteurs tels que Haruki Murakami et Yoko Ogawa, la pratique de l’artiste consiste en la construction d’installations et de mises en scène au sein même de paysages, véritables scénographies intégrant structures architecturales, films et photographies. Une certaine matérialité se dégage de ses créations. En créant des décors en papier, l’artiste s’éloigne d’une esthétique parfaite qui serait issue de logiciels de retouche numérique, pour une poétique émanant d’effets spéciaux artisanaux.

La démarche artistique de Noémie Goudal s’inspire de travaux paléoclimatologiques qui étudient les climats passés et leurs variations. L’artiste travaille avec des chercheurs et des scientifiques comme point de départ de réalisation de ses œuvres. Grâce à des installations mouvantes qui évoluent au fil du temps, l’artiste cherche à incarner les mouvements perpétuels des paysages dans le temps. Les différentes étapes de l’évolution du paysage sont visibles, comme autant de  strates géologiques marqueurs du passé. L’artiste réalise ainsi des œuvres d’art que l’on pourrait qualifier de performatives. Pour signifier le passage d’un temps insaisissable et fugace, elle travaille aussi désormais  avec des éléments plus fragiles comme la sculpture et la porcelaine. Son art se situe ainsi dans le va-et-vient constant entre la géographie réelle et le voyage dans le temps, passé et/ou futur. Dans son exposition Post Atlantica, l’artiste part ainsi à l’exploration de notre planète et tente d’illustrer diverses théories scientifiques et leurs répercussions sur notre environnement.

Par une réalisation à mi-chemin entre réalité scientifique et fiction créative, l’art de Noémie Goudal vient dépasser la connaissance purement scientifique pour faire voyager son public vers de multiples interprétations imaginaires. Elle l’invite ainsi à se repenser lui-même à travers ces paysages et à s’interroger sur le rapport qu’il entretient à son environnement. La présence de l’être humain n’est qu’une trace dans le paysage et Noémie Goudal en saisit toute sa fragilité. Le corps du spectateur s’interpose comme médium interprétatif, il est invité physiquement à prendre position face aux images qui l’entourent.

Dans ses créations Phoenix et Below the Deep South, Noémie Goudal a volontairement laissé les éléments de construction de son installation artistique visibles pour que l’œil du spectateur puisse entrer dans la réalité de la construction du paysage. Immersives et enchanteresses, ces œuvres jouent par ailleurs avec les sens du public en se métamorphosant sous l’irruption du feu. L’artiste laisse ainsi libre court au mouvement imprévisible de cet élément, son œuvre doit composer avec son environnement et ses contraintes naturelles. Face aux flammes qui se propagent et au bouleversement qu’elles répandent, le public ne peut que se rappeler de sa fragilité, de son impuissance au cœur des cycles de notre planète,  face à l’avancement inexorable du temps. L’appellation Phoenix est symbolique pour l’artiste. Issu de la mythologie grecque, cet oiseau renaît de ses cendres. Si ces dernières sont généralement associées à la « fin », c’est ce qui vient après les cendres qui intéresse l’artiste, et dont parle la paléoclimatologie, il s’agit de la transformation d’une chose en une autre.

Sans que l’artiste ne revendique des créations engagées écologiquement, ses œuvres proposent finalement au public de reprendre la mesure du temps long. En nous invitant à considérer les strates de la composition de son œuvre comme celles des périodes passés, Noémie Goudal nous propose indirectement de (re)prendre conscience des temps historiques de la planète.

Mes réalisations sont un moyen de parler du temps long, en opposition au « temps de l’Homme ». Je souhaite faire le lien entre la Terre dans son entièreté et ce que les non-scientifiques perçoivent de cette planète. Car l’être humain ne voit pas le mouvement des choses, et croit donc être une entité fixe

Noémie Goudal © Lou Tsatsas

Le temps long, c’est celui de la croissance naturelle des forêts, de l’autoépuration des lacs, de l’auto renouvellement des nappes phréatiques, de l’auto-fertilisation des sols, qui dépassent souvent notre expérience directe et sont pourtant essentielles à notre monde. L’artiste nous invite ainsi à penser ce temps long, comme une véritable prise de conscience écologique, mais avec immédiateté, car ne nous y trompons pas, c’est dans le présent que se jouent les enjeux environnementaux.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Noémie Goudal, “Phoenix VI et II” & “Below The Deep South”, Rencontres d’Arles 2022 © enrevenantdelexpo.com | Pour consulter le site de Noémie Goudal


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

 

Au-delà de la sexualité, les faux-semblants du consentement

Temps de lecture : 7 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 23 mars 2025] Volontiers associé à la sexualité, où il est promesse d’avancée dans la lutte contre les violences, le consentement est en fait présent dans une grande partie de nos interactions sociales. Terme ambigu, il masque bien souvent une relation déséquilibrée au préjudice de celle ou de celui qui consent. Le consentement est facilement considéré comme le fondement de toute relation sociale équilibrée et solution ultime pour en régler les maux. Cette hypervalorisation du consentement a ses raisons. Elle ne doit pas en dissimuler les profondes ambiguïtés. Plusieurs travaux récents s’efforcent d’en saisir la complexité et éclairent sur les risques qu’elle présente.

Sait-on vraiment ce qu’est consentir ? Quel est le sens du consentement ? Comment se forme-t-il ? Comment valablement l’exprimer ? Quelle en est la temporalité ?

Un consentement en trompe-l’œil

Ces questions prennent une nouvelle épaisseur dans le contexte contemporain. C’est peu dire que le consentement est un thème d’une grande actualité. Il l’est dans des domaines à fort écho social tels que les relations sexuelles, le suivi des prescriptions de vaccination, le respect de la norme (que l’on pense au phénomène des ‘gilets jaunes’).

Ce n’est cependant pas dans ces contextes, qui inclinent souvent à des réactions épidermiques peu propices à une réflexion sereine, que nous voulons situer nos propos. D’autant que nombre d’autres domaines, moins médiatisés en raison de leur dimension technique, tels que le développement des modes alternatifs de règlement des litiges, ou le consentement numérique, et qui pourtant irriguent notre quotidien, sont particulièrement éclairants lorsque l’on veut évoquer les ambiguïtés du consentement.

Derrière l’aphorisme « céder n’est pas consentir », la frontière est plus floue qu’il n’y paraît, expliquait Clotilde Leguil, psychanalyste et philosophe, en 2021, sur France Culture.

En réalité, celui-ci est omniprésent tout bonnement dans le sentiment d’une tension accrue opposant, d’une part, l’excès de consentement associé à l’individualisme (“je suis, donc je dois pouvoir consentir“), d’autre part, la réalité dégradée d’un consentement en trompe-l’œil (“je consens librement à partager toutes mes données ou à acheter impulsivement un objet ?”) et mythifié (la cérémonie du mariage, avec son échange public des consentements, a-t-elle jamais fait disparaître les mariages forcés ?)…

Le consentement, partout et nulle part. Il semblerait que rien ne peut exister sans avoir été consenti. Mais cette banalisation du consentement ne signe-t-elle pas sa fin ?

Aucune place pour la négociation

La valorisation du consentement est flatteuse dans la mesure où elle exalte l’individualisme ambiant et prétend faire rempart à l’abus, à la domination de celui qui veut obtenir d’un tiers une action. En exigeant l’expression objective et concrète d’un consentement, venant souligner l’acte à venir, on protégerait la personne en ajoutant une étape complémentaire entre son être et son comportement : prendre le temps d’objectiver, de matérialiser, son inclinaison pour ce qui vient. La réalité de la mise en œuvre du consentement oblige à modérer cette vision enjouée.

En effet, on ne peut garantir, par le seul consentement, la validité et l’efficacité de la protection des intérêts de la personne. Moins encore en considération d’un consentement de plus en plus souvent donné dans l’urgence, ou du moins dans l’instantanéité, sans qu’un processus de réflexion ne puisse être engagé ni le consentement proprement discerné.

Pourtant, nos relations sociales naviguent entre individualisme et phénomène de masse, et leur appréhension par le droit passe par une sollicitation croissante d’un consentement présenté comme une alternative à l’imposition de la norme. Plutôt que d’imposer un comportement, on sollicite la participation de l’intéressé au processus, par son consentement… Sans pour autant laisser place à la négociation, à la coconstruction de ce qu’il adviendra, sans laisser un choix véritable (on n’impose pas les cookies sur un site de commerce en ligne, mais sans consentement, pas d’accès à tous ces objets du désir).

 

Sait-on vraiment à quoi l’on consent ?

D’un côté, le recours au consentement, si fictif soit-il, est indispensable dans la mesure où il responsabilise la personne qui devra formaliser positivement, par le droit, son adhésion à tel acte, telle action. C’est aussi un insidieux transfert de charge vers l’individu : celui qui consent engage sa responsabilité ; pas de responsabilité sans consentement, à moins que ce ne soit l’inverse.

D’un autre côté, le consentement protège la liberté du consentant à l’égard d’une contrainte privée, publique ou sociale, voire d’un ‘modèle de société’ lorsqu’au nom de certaines valeurs ou raisons impérieuses, on cherche à imposer une action déterminée. Pas de liberté sans consentement, à moins que ce ne soit l’inverse.

De fait, désormais, les invitations – les injonctions ? – au consentement se multiplient, au point que le domaine du consentement s’étend bien au-delà du périmètre traditionnel du contrat. Mais sait-on vraiment à quoi on consent ? Assure-t-on la qualité du consentement ? À la lumière d’un contexte de technicisation globale des relations sociales et de biais cognitifs, il est impératif de questionner le risque de discordance entre le fait de consentir et le sens de ce à quoi l’on consent.

Le développement des formes multiples de recueil du consentement, et à l’évidence l’élargissement du champ de ce dernier, ouvre de nouveaux chemins d’autonomie, mais avec quelle(s) liberté(s) réelles, quels risques, quelles finalités ?

Les formes juridiques

Les neurosciences nous éclairent sur le libre arbitre et ses conditions. La philosophie nous rappelle que consentir n’est pas vouloir. La sociologie révèle la représentation sociale qui se joue lorsque consentir devient céder à la nécessité (que n’est-on prêt à accepter pour intégrer ‘le groupe’, quel qu’il soit ?), tandis que la criminologie alerte : céder n’est pas consentir.

Il est impératif de mieux comprendre le consentement, pour mieux en observer les formes juridiques, partout complexifiées, souvent présumées voire imposées, comme en droit privé des affaires.

Les choses sont donc moins simples qu’il n’y paraît. On soulignera deux éléments.

Premièrement, exiger le consentement ne garantit pas l’authenticité de l’expression de la volonté du consentant. C’est au mieux un “euphémisme du vouloir” (M. Messu, Le sens du consentement, in M. Cannarsa, M. Disant, M. Monot-Fouletier, F. Toulieux, Le Consentement. Mutations et perspectives, Mare et Martin, 2024). Choisir d’aller dans une direction sans pour autant savoir très bien où l’on va, prendre un risque en acceptant d’ignorer partiellement ce à quoi on consent. Chacun fait régulièrement l’expérience d’accepter des cookies, de consentir au partage de données, pour accéder à un service numérique. Quant au malade qui souffre, maîtrise-t-il parfaitement les choix dans son parcours de santé face à un corps médical expert ?

Il n’y a pas dans le consentement le volontarisme que l’on voudrait y voir. Il y a au contraire, de plus en plus, une forme de passivité et de suivisme, voire un risque de fabrique artificielle du consentement (J.-Ph. Pierron, La Fabrique du consentement), mais qui n’engage pas moins le consentant. Placer l’individu à l’abri de son consentement, c’est le mettre à découvert de son engagement. S’étant prononcé avant que l’interaction sociale proposée ne se produise, il ne peut en connaître très précisément les contours : le consentement n’est pas la ratification, il n’est pas toujours libre et rarement parfaitement éclairé, et pourtant il marque de façon objective l’engagement de celui qui l’accorde.

L’une des principales illusions du consentement tient à l’instantanéité dans laquelle il s’exprime. Elle ne laisse pas le temps à la volonté de se construire et d’évoluer. Il est alors d’autant plus impérieux d’organiser le déconsentir. Ce pourrait être particulièrement utile sur Internet, où l’on consent actuellement au partage de nos données sans limites de temps, sans possible regret. Car, en l’état, l’hypervalorisation du consentement revient à préserver moins la volonté autonome du consentant que le maintien dans l’ombre du demandeur, encore considéré comme un tiers qui s’engage peu. Que dit-il précisément de son intention, de ses projets, de ce qu’il fera de notre consentement ?

L’exigence ‘brute’ d’un consentement n’est donc pas en tant que telle une garantie suffisante lorsqu’on veut protéger une potentielle victime. Il n’est pas une fin, mais simplement un moyen ; il n’est pas un aboutissement, mais une étape dont on doit penser la vulnérabilité (comment le recueillir, peut-on s’assurer qu’il soit libre et éclairé ?) et la temporalité (comment tenir compte de l’évolution du contexte ayant donné naissance au consentement ?).

Deuxièmement, éluder le consentement et forcer une personne à entrer dans une relation contractuelle peut parfois être souhaitable. Car le consentement n’est pas qu’un acte solitaire. Il peut être un acte égalitaire, solidaire, conçu comme impliquant les intérêts de tiers, voire un intérêt général.

Ainsi d’une entreprise en position dominante qui, en droit de la concurrence, devra contracter avec des opérateurs qu’elle n’aurait pas choisis si sa volonté pouvait s’exprimer librement. Ainsi également du consentement forcé, lorsqu’est en jeu l’accès à un service jugé essentiel, raison d’être, par exemple, des contrats bancaires imposés aux banques pour l’accès à des services ‘de base’.

C’est bien encore l’intérêt général et la continuité de l’exécution du service public qui justifient d’apprécier de façon différenciée la gravité des vices du consentement dans les contrats administratifs, permettant au juge de maintenir un contrat contre la volonté d’un des contractants (H. Hoepffner, Le consentement dans les contrats administratifs).

Une certaine objectivisation du consentement

Forcer le consentement peut aussi se justifier par la nécessité de lutter contre une discrimination illégale : on ne peut refuser de signer un contrat, ou refuser de le maintenir, à raison du sexe, de l’origine, de l’orientation sexuelle, du lieu de domicile, de l’âge ou de la situation de famille du cocontractant potentiel.

Forcer le consentement contre le contractant, jusqu’où ? C’est un enjeu juridique concret qui traverse les frontières, non sans subtilités, illustré par l’affaire d’une fleuriste américaine ayant refusé de signer un contrat de fourniture de bouquets pour le mariage d’un couple de même sexe (R. De Caria, Love all, serve all (coactivement) : le problème de l’obligation pour les entreprises de contracter contre leur volonté in M. Cannarsa, M. Disant, M. Monot-Fouletier, F. Toulieux, Les Mutations du consentement. Études juridiques internationales, Mare et Martin, à paraître septembre 2025).

Tout ceci témoigne d’une forme d’objectivisation du consentement, qui induit que le consentement n’est plus ce qu’il a si longtemps semblé être, la forme la plus évidente d’expression de l’individualité. Il est sans doute temps d’envisager son alternative pour mieux nommer ce qu’il prétend désigner : une simple autorisation, le témoignage d’une acceptabilité dans laquelle la garantie de la loyauté, condition de la confiance, doit avoir toute sa place.

Marjolaine Monot-Fouletier & Mathieu Disant (FR)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©  qlit.hu.


Plus de littérature en Wallonie…

LE BRUN : Sans titre (2002, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

LE BRUN Olivier, Sans titre

(photographie argentique, 40 x  50 cm, 2002)

L’activité photographique d’Olivier LE BRUN est menée en parallèle à une activité de consultant socio-économiste et d’enseignant chercheur dans les universités de Louvain (Belgique), du Sussex (UK) et de Nanterre (France).

Son travail l’a amené à effectuer de nombreux voyages durant lesquels ses temps libres étaient consacrés à la découverte du monde, accompagné de son fidèle Leica argentique. Olivier Le Brun a publié de nombreux ouvrages, notamment aux éditions Yellow Now et Esperluète.

“Comme un révélateur, c’est l’imaginaire de l’enfance qui nous accompagne, le plaisir du jeu gratuit que j’ai collecté sur une vingtaine d’années dans tous les coins de la planète.” (O. Le Brun)

“Nous sommes ici dans l’école primaire de Pouvourville. Pendant plusieurs années je suis venu y présenter des photographies d’Afrique invitant les enfants à les commenter par écrit. J’ai saisi ces occasions pour me mêler à la vie de l’école J’y ai capté la joie de ce groupe de copines dansant bras dessus bras dessous.” (O. Le Brun)

Cette photographie fait partie du livre Jouer ! (Esperluète éditions, 2020).

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Olivier Le Brun ; esperluete.be  | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

LEMAIRE : La venue des barbares (2018-2023, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

LEMAIRE Guy, La venue des barbares

(photographie retouchée, 40 x 40 cm, 2018-2023)

Autodidacte malgré un bref passage à l’ESA Saint-Luc de Liège, Guy LEMAIRE (né en 1954) est un peintre, photographe, sculpteur et vidéaste, qui a été baigné très jeune dans l’univers artistique. Son travail est influencé par des photographes comme Witkin, Mapplethorpe, Gatewood. Il s’intéresse aux mondes undergrounds, aux gens qui vivent en marge de la société, ainsi qu’aux arts primitifs (principalement l’art aborigène). Sa peinture s’apparente au néo-expressionisme allemand, avec de nombreuses références tribales.

Il a fait de nombreuses expositions, en Belgique et à l’étranger (Tokyo, Cologne, Milan, Amsterdam…) et est présent dans différentes collections (Cabinet des Estampes de la BNF à Paris, Collection Paul Harden (Saatchi & Saatchi) et Musée Ken Damy à Milan).

Défenseur des libertés individuelles, opposé à toute censure, et désireux de montrer toutes les facettes du monde dans lequel on vit, Guy Lemaire photographie des personnes qui ont des modes de vie “différents” de la société bien-pensante. Par ailleurs très intéressé par les rites tribaux, il s’est intéressé à l’art du shibari qui, avant de devenir une pratique à connotation sexuelle dans notre société occidentale, est un art martial japonais. Ces photographies constituent une grande partie de son travail.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Guy Lemaire ; youtube.com  | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

RENARDY : Sans titre (2022, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

RENARDY Lisbeth, Sans titre

(digigraphie, 40 x  30 cm, 2022)

Née à Liège en 1980, Lisbeth RENARDY a effectué ses études d’illustration à l’ESA Saint-Luc, dans sa ville d’origine. En 2010, lauréate du concours de la FWB, elle effectue un séjour de recherche graphique au Canada.

Dès 2003, elle publie son premier album pour la jeunesse chez Alice Éditions. Elle compte aujourd’hui une dizaine de livres à son actif et est reconnue comme une valeur montante de l’illustration jeunesse en Belgique.

Cette illustration est issue de la série “La collection”.

L’univers de Lisbeth Renardy est marqué par la rêverie et la nature. L’artiste met volontiers en scène des animaux, anthropomorphisés ou non, exposés à des univers sauvages a priori inconnus, à différentes émotions et à des situations inédites dont ils doivent se dépêtrer. 

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Lisbeth Renardy ; poissonsoluble.com | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

AI Slop : ce phénomène créé par l’intelligence artificielle nous amène-t-il vers un “internet zombie” ?

Temps de lecture : 4 minutes >

[RTBF.BE, 21 février 2025] L’intelligence artificielle envahit de plus en plus notre monde et brouille les frontières entre réel et imaginaire. Un phénomène relativement nouveau inonde internet : l’AI Slop. Pour le moment sans contrôle, il menace notre confort numérique. Explications dans Matin Première. 

L’AI Slop se manifeste sur de nombreux sites que vous consultez peut-être tous les jours comme Pinterest. Cette plateforme d’inspiration fait défiler sous vos yeux des images selon vos centres d’intérêt – cuisine, mode, dessin, photo, coiffure, déco – et vous épinglez celles qui vous plaisent dans des tableaux dédiés qui ne sont qu’à vous, qui sont publics ou privés, sortes de vision boards de votre vie rêvée : que ce soient des idées de vêtements “vintage pour l’hiver”, ou des idées pour décorer vos toilettes avec du papier-peint. Bref, Pinterest c’est une petite bulle tout à fait superficielle et confortable dans laquelle se lover quand le monde va mal. Mais cette bulle ne protège plus sur Pinterest : la plateforme est en train de muter sous nos yeux. Les photos de déco se ressemblent de plus en plus, les modèles maquillage ou coiffure ont la peau et la beauté trop lisse. Même les recettes : les assiettes remplies de pâtes sont désormais irréelles.

Internet gangréné par les images produites par l’IA

En effet, Pinterest est gangrené par les images générées par l’IA. 70% des contenus sur la plateforme sont faux aujourd’hui. C’est la directrice créative d’une agence de pub qui l’affirme dans une enquête menée par le Figaro. Elle le sait car au sein de son agence elle-même, on fournit de plus en plus d’images produites par IA. C’est tellement moins cher et plus facile que d’organiser une séance photo avec des comédiens.

Des milliers d’utilisateurs se plaignent du même problème sur plusieurs forums Reddit. Une dame parle même des modèles de crochet qui sont maintenant générés par IA. Et donc impossibles à reproduire dans la vraie vie. Les internautes sont en colère, demandent à la plateforme d’instaurer un outil de filtre pour signaler et éviter ces fausses images. Peine perdue semble-t-il pour le moment.

Mais c’est quoi exactement l’AI Slop ?

‘AI’ c’est pour ‘Artificial Intelligence’. ‘Slop’ en anglais désigne la bouillie industrielle que l’on donne aux cochons… L’AI Slop c’est donc l’expression pour nommer cette bouillie d’IA que l’on nous sert sur tous les supports numériques.

© radiofrance.fr

On l’a dit, Pinterest n’est pas le seul site concerné : vous trouverez des vidéos sur YouTube ou TikTok générées par l’IA, souvent pleine d’erreurs et doublée d’une fausse voix, vous tomberez sur de faux sites de recettes, avec des images fake et des instructions où il manque des ingrédients ou qui ne veulent rien dire, on parle même de livres générés par IA, auto-édités puis vendus sur Amazon.

Bref, l’AI Slop, c’est une masse numérique jetable, sans aucune valeur ajoutée, qui est produite à grande échelle avec, derrière, l’intention de faire du profit. L’objectif de ce foisonnement d’images fausses, c’est de nous faire regarder des vidéos ou de nous rediriger vers des sites ‘zéro contenu qualitatif’ mais sur lesquels nous sommes exposés à de la publicité.

Des enjeux financiers pour des créateurs d’images à partir d’IA en Asie

Puisqu’il faut faire du clic, ces faux contenus vont suivre les logiques algorithmiques. Il faut que ça provoque de l’engagement. Les célébrités, les cryptomonnaies, les enfants, les animaux, sont des sujets qui fonctionnent bien. Et d’où viennent ces contenus ? Le site 404 Media a par exemple remonté le fil jusqu’à des internautes en Inde ou d’en d’autres pays d’Asie qui produisent ces images pour se voir rétribuer par le programme Performance Bonus de Facebook. Ils reçoivent quelques dizaines de dollars par image ayant percé et cela peut grimper quand celle-ci devient virale. Et peu importe si l’image et les informations sont fausses.

Le Figaro explique par exemple que le 31 octobre dernier, des milliers de personnes ont afflué dans les rues de Dublin pour une parade d’Halloween… c’était faux. C’est un site créé par IA et sourcé au Pakistan qui avait perçu que c’était un thème qui générait du trafic. Même chose pour un soi-disant feu d’artifice à Birmingham pour le Nouvel An.

Une perte de confiance et un internet à deux vitesses

Face à cet afflux d’images incontrôlées et incontrôlables, il faudra voir si les plateformes vont réagir, imposer un filtre, trier ces images et ces infos. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il faut dire que les internautes postent de moins en moins sur les réseaux et cet afflux d’images artificielles vient donc compenser pour l’instant.

Car les effets pourraient être dévastateurs pour des plateformes abondamment utilisées. Si le slop continue d’enfler, on va d’abord perdre confiance, se méfier de tout et se lasser. Une artiste interrogée par le Figaro explique notamment que pour elle, Pinterest n’est déjà plus un vrai moteur de recherche, fiable, essentiel.

Sur le long terme, deux options s’offrent à nous, engendrant une refonte structurelle d’internet :

      • On naviguerait sur un internet zombie, envahi de contenus irréels dont la masse exponentielle sera alimentée par des IA qui échangeront entre elles et auront leur propre compte sur les RS. On pourrait imaginer alors un internet à deux vitesses, cet internet zombie low cost pour les pauvres, et des espaces de contenus de qualité mais qui nécessitent le temps, les compétences et l’argent pour être trouvés. Autant dire réservé à une classe mieux armée socioéconomiquement ;
      • On connaîtrait un sursaut, un grand ‘non’ généralisé à ces contenus, et des plateformes qui instaurent des filtres. Un retour vers les contenus de référence, comme les médias traditionnels ou les contenus labellisés humains. Une nouvelle ère des blogs et des sites persos, sans algorithmes.

La saturation du slop serait-elle peut-être le sursaut dont on a besoin pour repenser nos usages numériques ?

Marie Vancutsem


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HAUGOMAT : L’architecte (s.d., Artothèque, Lg)

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HAUGOMAT Tom, L’architecte

(digigraphie, 40×60 cm, s.d.)

Né à Paris en 1985, Tom HAUGOMAT s’intéresse rapidement au dessin et à son potentiel narratif. Après une année d’études en histoire de l’art et archéologie, il s’oriente vers une préparation artistique. C’est à l’Ecole des Gobelins en section “Conception et réalisation de films d’animation” qu’il se découvre une passion pour l’image en mouvement. Il y rencontre Bruno Mangyoku, un jeune dessinateur avec qui la conception du projet de court-métrage Jean-François (Arte, 2009) se fait naturellement. Il espère pouvoir continuer à développer un univers en illustration et à réaliser des films d’animation en mixant les techniques.

Il a participé à de nombreux livres pour enfants et adolescents, avec des illustrations sont très simples, très graphiques, un peu dans l’esprit des années 1950-1960.

Le style de Tom Haugomat est assez minimaliste. Il concentre généralement l’intention sur un détail et laisse ensuite le vide jouer son rôle de mise en exergue. Tout en utilisant une gamme de couleurs très réduite, il parvient à donner de la profondeur à son dessin. Ses formes en masses et ses jeux de superpositions, bien que travaillées digitalement, invoquent presque intentionnellement la technique de la sérigraphie qu’il apprécie énormément et qu’il utilise même dans son livre Hors-Pistes (Thierry Magnier, 2011).

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Tom Haugomat ; galerierobillard.com | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

CHENG : Le poète français venu de Chine, une vie d’exil et de recommencements

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[THECONVERSATION.COM, 3 mars 2025] C’est l’un des plus grands poètes contemporains de langue française. François Cheng a pourtant appris à parler et écrire en français à l’âge adulte seulement, après un exil forcé de sa Chine natale. La sortie de son nouveau roman Une nuit au cap de la chèvre est l’occasion de revenir sur sa vie, faite d’exil et de recommencements. Elle a donné naissance à une œuvre poétique et artistique où la réflexion sur la mort et la beauté se lie à l’obsession de tracer des ponts entre l’Orient et l’Occident, entre les différents arts, entre soi et l’Autre.

Rien ne prédestinait le petit Cheng Chi-Hsien, natif de la région chinoise du Jiangxi à venir un jour en France, encore moins à devenir un poète français reconnu mondialement, siégeant à l’Académie française. Au cours de son existence, Cheng Chi-Hsien va pourtant choisir le nom de François Cheng, signer ainsi une vingtaine de recueils de poésie et de romans, autant d’essais, et ne cessera de bâtir des ponts entre l’Orient et l’Occident, tout en proposant une réflexion sur les grands thèmes universels que sont par exemple la beauté, la mort et l’âme. Âgé aujourd’hui de 95 ans, voici son histoire.

Une découverte précoce de la littérature française avant la douleur de l’exil

François Cheng est né en 1929 dans une famille chinoise de lettrés et d’universitaires. Initié à la calligraphie par son père, il pratique cet art dès son plus jeune âge. Ses études secondaires à Chongqing, dans le sud de la Chine, sont marquées par la lecture d’auteurs occidentaux tels qu’André Gide et Romain Rolland, traduits et appréciés par les lettrés chinois du début du XXe siècle. À quinze ans, il écrit son premier poème en chinois, intitulé L’eau, qu’il retranscrit et traduit plus tard dans le cahier de l’Herne qui lui est consacré.

Mais cette vocation précoce pour la création littéraire va être bouleversée par la guerre sino-japonaise de 1937 à 1945 qui, en le contraignant à un long exode, perturbe également sa scolarité. Pendant cette période, il côtoie maintes fois la mort, “sous les bombardements, emporté par une épidémie ou tout bêtement par un faux pas.” Cette vie d’exil l’empêche dans un premier temps de s’engager dans des études supérieures. Finalement, grâce aux relations de son père, il est admis en 1947 dans une université privée de Nankin, où il commence des études de littérature anglaise, avant d’abandonner au bout de six mois, dans un élan de rébellion confuse, lui qui était autrefois un bon élève devient “une espèce d’écorché vif, un révolté sans idéologie.”

L’arrivée en France

Il arrive à Paris le 31 décembre 1948, emmené par son père, expert en sciences de l’éducation, à l’occasion d’une conférence internationale préfigurant la fondation de l’Unesco. Son père obtient dans la foulée un contrat d’un an à Paris. L’année suivante, avec le changement de régime dans une Chine bouleversée, sa famille choisit de partir aux États-Unis, où ses parents ont fait leurs études.

Âgé de vingt ans, François Cheng décide lui de rester seul en France. Fasciné par la culture occidentale, il y est venu pour étudier la peinture et bénéficie pour cela d’une bourse pendant deux ans. Il envisage ensuite de retourner dans son pays natal, mais la situation politique en Chine, notamment la campagne contre les intellectuels lancée à partir de 1954, rend cela impossible. Toute forme de création y est devenue impraticable. C’est alors qu’il prend conscience de son exil, poursuivi par une sorte d’interrogation métaphysique sur lui-même : “Qui suis-je ? Pourquoi suis-je si loin de ma terre natale ? Quel est ce destin absurde ?

L’apprentissage du français ou l’ivresse de renommer les choses à neuf

Sans connaître un mot de français, il traverse une période d’interrogation intense. L’abandon de sa langue maternelle et l’inaccessibilité de sa langue d’accueil font de lui un homme sans parole, situation particulièrement déchirante pour quelqu’un qui nourrit l’ambition de se consacrer à la création littéraire et de devenir poète. La barrière de la langue le réduit à une “condition d’immigré qu’on traite mal et dont on bafoue la dignité.”

Afin de briser cette barrière, il suit des cours de langue à l’Alliance française et des cours de civilisation française à la Sorbonne. Petit à petit, immergé dans cette terre d’accueil et initié au français, il éprouve “l’ivresse de renommer les choses à neuf comme au matin du monde.” Après une première analyse d’un long poème des Tang, il applique la méthodologie du structuralisme et de la sémiologie pour introduire l’art classique chinois en France dans deux essais : L’Écriture poétique chinoise (1977) et Vide et plein, le langage pictural chinois (1979). Par la suite, il publie un ouvrage sur l’histoire de la peinture chinoise, L’Espace du rêve : mille ans de peinture chinoise (1980), et deux monographies sur des peintres classiques, Chu Ta : le génie du trait (1986) et Shitao : la saveur du monde (1998).

Traductions et création

Toujours à la poursuite d’un dialogue entre ces deux cultures, il traduit en chinois des poètes français dans son Anthologie de sept poètes français (1984). Ses traductions deviennent par la suite un bréviaire pour les chercheurs chinois en littérature française. Parallèlement, il traduit en français des poèmes chinois dans Entre source et nuage (1990). Il ne tarde pas à commencer sa propre création littéraire avec son premier roman, Le Dit de Tianyi (1998). Dans la préface de la version chinoise de ce livre, il explique que le parcours du personnage principal reflète celui de toute une génération d’intellectuels qui ont vécu les bouleversements suivant la fondation de la ‘Nouvelle Chine’ par Mao en 1949.

En parallèle à ses romans, essais, traductions, livres d’art et monographies, il commence aussi à écrire des poèmes en français. Son premier recueil de poèmes en français, intitulé De l’arbre et du rocher, voit le jour en 1989 aux éditions Fata Morgana. D’autres suivront, dont les trois recueils publiés dans la collection Poésie/Gallimard : À l’orient de tout (2005), La Vraie gloire est ici (2015), et Enfin le royaume (2018), une trilogie qu’il considère comme “de loin la part la plus essentielle de ma création.” À cela s’ajoute un dernier recueil de poésie paru en 2024, Suite orphique.

Un maître passeur qui embrasse l’unité

Son innovation linguistique, marquée par l’invention de binômes et de trinômes, l’usage de mots disséqués, ainsi que l’introduction d’images et de termes chinois, enrichit le vocabulaire et le paysage artistique français. Il décide de remplacer son prénom chinois Chi-Hsien 紀賢, qui signifie ‘célébrer la sagesse’ et renvoie au confucianisme, par Baoyi 抱一, ’embrasser l’unité’. Cette expression, qui apparaît deux fois dans le Laozi [Tao-te-king] texte fondamental du taoïsme, souligne l’ancrage de son univers poétique dans cette pensée. Sa poésie révèle parfois une rencontre entre les voies taoïste et christique : “Alors souffle le juste Vide médian/Alors passe, in-attendu, l’ange.” N’oublions pas que lors de sa naturalisation en 1971, il choisit François comme prénom français : “François comme France et français, oui, mais aussi l’humble entre les humbles, celui qui parlait à Assise aux oiseaux.

Avec ses écrits, il établit un pont entre l’Orient et l’Occident, et partage son expérience de l’altérité. Ses œuvres sont traduites et présentées pour la première fois en Chine continentale en 1998. Avec son élection à l’Académie française en 2002, ses ouvrages prennent une influence grandissante en Chine.

Dans un article du Nouvel Observateur, le poète Claude Roy lui décerne le titre de “maître passeur” et affirme que “François Cheng est un vivant démenti de l’adage de Kipling selon lequel l’Est et l’Ouest ne peuvent jamais se rencontrer tout à fait.” François Cheng lui-même se définit comme un “infatigable pèlerin de l’Occident.” Avec ses œuvres qui illustrent sa quête incessante du dialogue entre les arts et les cultures, il encourage ses lecteurs à embrasser les différences et à établir une relation d’échange créatif avec l’Autre.

Zhang Guochuan, INALCO

Cet article est publié en partenariat avec l’Agence universitaire de la Francophonie.


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © philomag.com | Voyez aussi :


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BELOOUSSOVITCH, Léa (née en 1989)

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[CARREFOURDESARTS.BE, 2022] Léa Belooussovitch (Paris, 1989) s’intéresse au pouvoir des images, qu’elle puise dans le vaste univers de la presse et qui lui dictent ses sujets d’inspiration. Au départ d’images et de documents d’archive qui composent l’histoire collective et sauvegardent la mémoire d’évènements souvent tragiques, elle réalise des dessins aux crayons de couleurs sur un support inhabituel, le feutre de laine. Les caractéristiques de ce matériau influencent inéluctablement le rendu des scènes de guerre, de deuils, de fusillades, d’attentats ou de processions dont elle ne retient que les teintes et la symbolique lourde de sens. Les titres de ses œuvres demeurent tels des reliquats de ces sujets dont le spectateur ne reconnaîtra que formes et couleurs. À chaque dessin son agencement de tons inspirés du réel mais revisité pour basculer dans l’abstraction. Léa joue du contraste entre ces scènes de souffrance et le caractère séduisant et envoûtant de ses dessins.

Une opposition également présente entre la violence des sujets et la douceur du médium textile, traditionnellement associé à la sphère domestique et féminine. C’est particulièrement vrai lorsque la plasticienne utilise des supports comme le velours, la soie ou le satin, dont la brillance et la finesse ne dissimulent pourtant pas les scènes percutantes représentées. La série Facepalm montre des femmes accusées de crimes ou de complicité lors de la prohibition dans les années 1930 à Chicago, dont le geste connu sous le nom de Face (visage) Palm (paume de la main) incarne leur humiliation face aux journalistes à la sortie de leurs procès. Ici encore, Léa gomme le contexte historique et la temporalité des événements par un recadrage en close-up et des retouches. Car l’artiste aime laisser au spectateur un espace pour convier son imaginaire et redonner à ces images leur humanité. Elle porte néanmoins un regard critique sur le voyeurisme des médias et des réseaux sociaux, qui amplifient la position de vulnérabilité des victimes. Elle questionne dans le même temps notre rapport de répulsion/attraction à ces images et vis-à-vis de la violence. Si c’est généralement le vécu d’autrui qui intéresse Léa, au Carrefour des Arts elle avait au contraire réinterprété des images d’archives familiales révélant, comme à son habitude, sa vision personnelle du monde.


[MAMC.SAINT-ETIENNE.FR,2020] Les dessins de Léa Belooussovitch répondent à un même protocole. Elle commence par sélectionner dans la presse ou sur Internet des images qui nous assaillent quotidiennement, liées à des faits d’actualités dramatiques : attentats au Pakistan, scènes de guerre en Syrie… L’artiste se concentre sur la représentation de victimes anonymes blessées ou vulnérables. Léa Belooussovitch soumet ces images-sources à diverses manipulations (recadrage, agrandissement) avant d’entamer leur transfert sur le support du feutre. Ce travail lent et répétitif d’accumulation des traits du crayon de couleur altère l’aspect lisse de la matière et lui confère un volume duveteux.

Les formes qui émergent sont des halos colorés brouillant la reconnaissance de la scène. Dans ce passage du pixel au pigment, la netteté de l’image initiale se mue ainsi en un dessin flou qui semble contenir et atténuer sous sa surface la douleur de la représentation. Le titre de chaque œuvre ancre néanmoins le dessin dans le réel en situant la ville, le pays et la date de l’événement tragique. La bande blanche de feutre laissée vierge en haut du dessin suggère, quant à elle, le recadrage effectué à partir de la photographie d’origine.

Par ce brouillage des repères et cette mise à distance de la violence, Léa Belooussovitch nous interpelle autant sur notre rapport à l’information que sur le voyeurisme, tout en activant notre imaginaire. Le caractère esthétique et sensible, voire sensuel, de ses dessins dissimule sous un voile pudique de douceur la présence/absence de l’humain confronté aux atrocités et aux soubresauts du monde contemporain. Cette démarche vise à démontrer combien, selon les mots de l’artiste, “la violence de l’information a pris le dessus sur l’humanité que l’événement contient”.


Léa Belooussovitch, “Jodhpur, Inde, 23 mai 2018” (2019) © Gilles Ribero

[DANSLESYEUXDELSA.COM, 26 avril 2020] Léa Belooussovitch (…), une artiste dont le travail s’empare d’images médiatiques qui envahissent notre quotidien: celles de faits divers, d’images tragiques ou touchantes. Léa sélectionne des événements où l’humain est vulnérable, central et photographié sur le vif. Elle cherche à questionner notre rapport avec la violence, souvent banalisé par les médias. Son processus de création est fondé sur la recherche et la documentation d’images, qu’elle déconstruit ensuite par une multitude de techniques picturales associées à des supports textiles inattendus. Feutre, velours marbré, satin duchesse autant de matériaux qui accueillent et donnent corps à l’image tout en la modifiant chacune à leur manière. Le sujet cru et violent de ces images s’efface au profit de silhouettes humaines qui frôlent l’abstraction. Un véritable jeu du visible et de l’invisible se crée dans notre regard. Tout au long de la semaine, Léa Belooussovitch nous décrypte ce processus artistique à travers une sélection de ses œuvres !

Pourriez-vous nous faire une petite présentation de vous ?
Je suis née à Paris en 1989. J’ai commencé des ateliers de dessin et peinture vers l’âge de 8 ans, et après mon bac, j’ai fait deux années de prépa artistique (Ecole Estienne et Atelier de Sèvres), à l’issues desquelles j’ai réussi le concours de l’école de La Cambre à Bruxelles. J’y ai étudié dans l’option Dessin pendant 5 ans, et suis sortie avec mon master en 2014. En sortant de l’école, j’ai eu la chance d’être sélectionnée pour plusieurs résidences annuelles d’artiste à Bruxelles : La fondation Moonens, la Fondation Carrefour des Arts, la MAAC. Cela m’a permis de développer mon travail et mon réseau d’une manière très professionnelle. J’ai exposé dans plusieurs lieux d’art en Belgique et en France, et je suis représentée à Paris par la Galerie Paris-Beijing depuis 2017.
Pourriez-vous nous parler de votre travail ?
Je travaille sur la relation que nous entretenons avec les images, par le lien entre violence, humain et imagerie, à travers des questions ou faits sociétaux, des événements. Je travaille principalement avec le dessin, la photographie, la vidéo.
Dans mes dessins au crayons de couleur sur feutre, les images utilisées comme source sont des photographies où l’humain est capturé contre son gré, vulnérable, en situation de souffrance. Scènes de guerres, d’attaques, de sauvetages, d’embrassades… autant d’images où l’émotion est mise en avant dans les médias, pour documenter certains événements.
La recherche d’images et la documentation semblent être un travail conséquent avant l’élaboration de vos œuvres. Comment procédez-vous à ce travail ? Le processus est-il toujours le même ?
Il y a cet attrait pour l’image qui serait allée “trop loin”. Trop loin dans le voyeurisme ou dans la cruauté… Mais aussi dans le rapport physique du photographe au photographié. Car les images que je choisis, dans l’actualité, respectent une certaine logique : il y a toujours une proximité avec le sujet. Ce sont des images de l’ordre du vulnérable, des images volées – les personnes sont photographiées sous la contrainte, elles n’ont pas choisi d’être photographiées. Ce sont des images de l’ordre de la douleur. Je choisis des images qui franchissent un seuil que je définis selon un certain nombre de critères et les transposer sur le feutre, c’est les transposer sur une matière sensible qui est organique, physique. Il s’agit de textile, donc quelque chose proche de nos corps. Et puis, dans le sens où ce sont des images de victimes, de personnes blessées, vulnérables, il y a cette idée de les transposer sur un support qui recevrait cette image de manière protectrice, qui envelopperait la nature de l’image. Enfin, il y a le processus de flou. Le flou est à la fois mental et en même temps il vient d’une technique : le crayon sur le feutre ne fait pas un trait précis et net comme sur du papier.
Le dessin sur textile (feutre, velours) prend une part importante dans vos oeuvres. D’où vient cette envie de travailler ce support, ce textile et qu’apporte-t-il à votre travail ? Comment le travaillez-vous ?
En effet je choisis souvent des matières textiles, en fibres non tissées principalement. Je récolte à l’atelier beaucoup de serpillières, des essuies, des tissus divers, des serviettes en coton, des échantillons de feutrine, des torchons, des lavettes très bas de gamme, que je trouve un peu partout. Il y a l’aspect “nettoyage” que je trouve intéressant, tout comme le fait que ce sont des textiles le plus souvent à usage unique, destinés à être salis puis jetés. J’aime en particulier les fibres non tissées car ce sont des fibres accumulées les unes avec les autres, qui s’agglomèrent, qui proviennent parfois d’un animal, parfois de restes d’autres tissus que l’on jette, et qui ont des propriétés d’absorption intéressantes. L’encre pénètre bien dedans, et quant au crayon de couleur sur le feutre, la réaction est immédiate et plastiquement fascinante.
J’ai aussi travaillé avec du satin et du velours, qui sont choisis pour leurs aspect “noble”. À un niveau plus conceptuel, les tissus que j’utilise sont à envisager comme des récepteurs d’une image ou d’une donnée : ils les reçoivent et leur confère un caractère sensible, sensuel, que l’on a envie de toucher dans certains cas. Ils leurs donnent un “corps”. Il y a aussi cet aspect d’étouffement, d’enveloppement, dans les pièces qui parlent de victimes : les tissus leurs confèrent une sensibilité, un silence et une fragilité. Lorsque je choisis un papier, c’est le même fonctionnement, il doit avoir une raison de servir de support à telle ou telle idée, jusqu’au choix du format, du grammage, du grain, du blanc du papier.
Donnez-nous 5 mots qui définissent votre travail.
Suspend, feutre, couleur, humain, dessin.
Quelles sont vos inspirations ?
Je suis plutôt inspirée par des matières, des tissus, des papiers, les livres que je lis, des écrits ou essais sur le statut de l’image, les rapports à la violence, les sujets qui m’intéressent. Je suis inspirée par toutes les recherches que je fais dans les médias et l’actualité, les articles que je lis, ce que j’entends, ce qu’il se passe dans le monde. Je suis aussi bien sûr inspirée par des artistes et des expositions, parfois des films, des spectacles de danse.
Qu’est-ce qui vous a poussé dans cette voie ?
J’ai naturellement été vers des études artistiques, et je pense que ma formation à La Cambre a été très bonne.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Léa Belooussevitch, Perp Walk (Hair) – detail (2019) © Gilles Ribero | Pour consulter le site de Léa Belooussovitch


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CONTI : Genesi (2016, Artothèque, Lg)

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CONTI Sara, Genesi

(sérigraphie, 44 x cm, 2016) 

Artiste belge d’origine italienne, Sara Conti (née en 1971) est diplômée de l’Ecole supérieure des Arts plastiques et visuels, à Mons.

Elle s’est fait connaître par ses collages urbains de matriochka, distribués de façon métronomique. Titanesque travail esthétique que celui qui va l’occuper plus de dix années durant. L’artiste, méticuleusement, prépare en atelier, réalisés au dessin vectoriel puis découpés avec soin, plusieurs centaines de collages-papier, qu’elle affiche chaque semaine avec une régularité sans défaut, souvent le dimanche matin.

Ses œuvres nous parlent principalement de la condition féminine. (d’après SARACONTI.NET)

Les œuvres de Sara Conti vont à l’essentiel. Elles se caractérisent par l’emploi de la ligne claire et l’esprit de synthèse, c’est-à-dire un fait et une idée par dessin.

Cette œuvre fait partie d’une exposition collective Dendromorphies – Créer avec l’arbre, organisée en 2016-2017 à Paris sous la direction de Paul Ardenne. Sara Conti avait choisi de revisiter le concept de l’arbre de vie, en représentant une femme accouchant d’un arbre.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

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X, Meta, Amazon et Google : le moment de bascule pro-Trump

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[THECONVERSATION.COM, 15 février 2025] La puissance des plates-formes américaines telles que X, Amazon, Google ou Meta, désormais capables d’imposer leurs diktats aux États, est inédite à l’échelle de l’histoire. Récit d’une conquête fulgurante fondée sur une prédation généralisée.

La remise en cause des grands réseaux sociaux atteint aujourd’hui un niveau jamais rencontré, souligné par les appels massifs à quitter X. Elle fait suite à l’expression par leurs leaders, lors la prise de fonctions de Donald Trump, de positions politiques extrémistes. Mais la confusion règne et il est difficile de comprendre les logiques à l’œuvre dans une telle effervescence, où certaines postures se contredisent elles-mêmes (par exemple, interdire TikTok puis l’autoriser). Essayons d’y voir clair autour de mises en perspective.

Un enjeu de corruption du pouvoir politique comme point de départ

Les grandes firmes de la tech se sont bousculées pour financer la campagne de Trump puis sa cérémonie d’investiture, avec des montants tels qu’ils auraient été interdits en Europe. On peut s’en émouvoir, mais le fait est que ce faisant, elles ne font que profiter des modalités de financement politique (dites ‘SuperPAC’) introduites en 2010, qui autorisent des dépenses illimitées dans le cadre d’une élection. Il convient donc de se souvenir que les plates-formes du numérique avaient fait de même précédemment en faveur du camp démocrate, en espérant des retours qui ne sont pas venus. D’un point de vue structurel, c’est bien la corruption via les SuperPAC, comme l’avait indiqué dès 2010 le juriste Lawrence Lessig (Republic, Lost, 2011), qui détruit la démocratie américaine et non les positions politiques des leaders de la tech.

Pourquoi l’alliance des démocrates et de la tech a-t-elle capoté ?

Dans les années 2010, le libéralisme économique assumé, la liberté d’expression sans entraves à la mode américaine, appartenaient au camp démocrate. Trump I était vent debout contre les plates-formes, assimilées à des entreprises de fake news comme les médias en général. Les soutiens financiers de Trump I venaient plutôt des industries traditionnelles, pétrolière ou automobile notamment, et des opérateurs de télécoms mobilisés contre les plates-formes.

Mais en 2018, le scandale Cambridge Analytica révèle la négligence voire la complicité de Facebook, permettant d’influencer certains comptes dans des États clés lors des élections de 2016. C’est alors qu’après avoir prôné un laisser-faire absolu, dirigeants républicains comme démocrates basculent vers une politique de fermeté. En 2019, 48 procureurs et la Federal Trade Commission se coordonnent pour engager une procédure de démantèlement des grandes plates-formes agrégeant quantité de services, telles que Google et Facebook/Méta. Ces procédures, rejetées une première fois en 2022, sont encore en cours.

Les élections de 2020 cristallisent cette méfiance dès lors que Trump en conteste les résultats et soutient l’insurrection du Capitole, le 6 janvier 2021. Dans la foulée, les grandes plates-formes suspendent les comptes de Trump et d’organisations des assaillants. Trump crée Truth Social, les Proud Boys se réfugient sur Parler, etc.

Pour autant, les plates-formes, malgré leur prise de conscience de leur responsabilité, restent critiquées par les démocrates. Ils se rendent compte, un peu tard, que les formats de viralité qui guident les plates-formes, favorisent des expressions simplistes, réactives, clivantes, falsifiées, tout ce qui constitue un discours élémentaire d’extrême droite contre toutes les explications complexes des processus.

Jen Schradie, sociologue du numérique au Centre de recherche sur les inégalités sociales (Sciences po), a montré à quel point, dès les années 2010, ce sont ces courants qui ont profité des plates-formes et, particulièrement, depuis la pandémie de Covid qui a entraîné un recul très net de l’esprit critique de type scientifique.

Au même moment, les effets du Règlement général sur la protection des données (RGPD) commencent à se faire sentir en Europe. Il est même répliqué par l’État de Californie. À cela s’ajoute, le renforcement de la méfiance générale quant à la politique éditoriale trop tolérante vis-à-vis de Trump, de Steve Bannon et consorts, qui se conjugue à la suspicion de l’utilisation des données personnelles et aux effets délétères des réseaux sur certaines personnalités, ainsi que l’a montré Frances Haugen, lanceuse d’alerte qui publie les Facebook papers en 2019. Bref, le vent tourne pour les plates-formes du point de vue réglementaire, et la mise en place de modération, bien que coûteuse, s’annonce impérative.

La contre-offensive lancée par Musk et suivie par les autres plateformes

Nouvelle crise lorsque Elon Musk entreprend de racheter Twitter en 2022 : exode massif de comptes, départ d’annonceurs, rien n’arrête Musk qui taille dans les effectifs en visant en priorité les équipes de modération. Cet achat devient un moment clé de la campagne que Musk veut entreprendre contre l’idéologie dite woke qui, selon lui, aurait envahi ce réseau. Il a bien l’intention de devenir le porte-drapeau d’une révolution libertarienne en se servant de la plate-forme pour pousser tous ses arguments anti-État, antirégulation, anticensure. Il s’allie – alors provisoirement – avec les équipes de Trump issues d’une autre tradition réactionnaire, protectionniste et autoritaire, unis seulement par le culte du profit, de la concurrence sans régulation et de l’affaiblissement de l’État.

Cette alliance s’étend, à l’occasion de l’élection présidentielle de 2024, aux autres plates-formes qui ont compris qu’elles ont tout à gagner, premièrement, à interrompre le cycle de contrôle qui se mettait en place et à profiter de la dérégulation trumpiste ; deuxièmement, à bénéficier de son offensive extractiviste pour une énergie abondante, problème clé des data centers des plates-formes qui jettent aux orties leurs ‘engagements’ environnementaux. Au point d’en rajouter sur le plan idéologique, comme Mark Zuckerberg affichant une prétention masculiniste qui rappelle les origines de cette application qu’il avait créée pour classer les filles à Harvard. Ou Musk qui se lance dans une campagne aux relents nazis, aux États-Unis puis à l’étranger, en s’affirmant anti-immigrants, tout en défendant une émigration sélective dont les entreprises de la tech ont besoin (et plus spécialement d’Indiens formés, travaillant sans limites horaires et dans l’obéissance totale).

Objectif numéro 1 des plates-formes : poursuivre leur entreprise de prédation générale

Le modèle économique, culturel et légal des plates-formes depuis 2009 repose sur la prédation, et cela concerne aussi bien YouTube que Meta ou Twitter/X. Prédation des données personnelles pour la publicité programmatique, contre le RGPD européen. Prédation des contenus produits par les médias professionnels, normalement protégés par des droits d’auteur qui ont suscité des conflits très vifs entre Google et Facebook et les médias en Australie et au Canada. Depuis, les enjeux se sont aggravés avec l’utilisation de ces contenus pour entraîner leur IA sans avertir les ayants droit, y compris des scénaristes qui, en protestation, ont fait grève à Hollywood. Certains médias ont conclu des accords contraints et forcés, d’autres ont refusé, comme le New York Times. Prédation des entreprises : depuis les années 2010, les plates-formes ont racheté leurs concurrents ou les sociétés possédant des technologies de pointe, comme l’IA. Enfin, prédation des investissements et des talents.

Cette toute puissance, devenue l’égale des États est inédite dans l’histoire, le seul modèle comparable étant celui des compagnies des Indes (néerlandaise, anglaise et française) à partir de 1600 (Boullier, Puissance des plateformes numériques, territoires et souverainetés, Sciences po, 2022, 2e édition).

Cette puissance leur permet aujourd’hui d’attaquer de front les États hors des États-Unis, d’où les conflits ouverts avec l’Union européenne et avec le Brésil. Elle leur permet aussi de pénétrer en profondeur l’État américain en vue de devenir son fournisseur exclusif – comme pour Amazon –, de lui dicter ses politiques industrielles et spatiales, et d’acheter des électeurs ou des candidats, comme l’a fait Musk avec Trump qui a immédiatement fourni le retour sous forme de poste quasi ministériel.

Des solutions existent, qui feront l’objet d’un nouvel article à retrouver sur The Conversation.

Dominique Boullier, Sciences Po


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