WORMS : La subjectivité fait partie du réel

Temps de lecture : 5 minutes >

[RTBF.BE, La couleur des idées, 17 mai 2025] À la fois philosophe et homme de média, Frédéric Worms lie la philosophie contemporaine à l’actualité, une notion chère à Bergson avec qui il entretient un long compagnonnage.  Si Bergson a fait office pour lui “d’introduction au XXe siècle“, Frédéric Worms confie qu’il “lui reste nécessaire pour appréhender notre époque et ses spécificités.” Rien d’étonnant à cela puisque la star de la philosophie (responsable du premier embouteillage aux Etats-Unis !) a toujours défendu la précision qui manquait, selon lui, à sa discipline.

Au micro de Pascale Seys, Frédéric Worms rappelle la définition que le philosophe français donnait de l’actualité, “une définition très forte, très précise“, d’autant plus nécessaire dans cette période où nous sommes déboussolés face à l’accélération des changements en cours dans les équilibres mondiaux : “L’actualité, c’est ce qui concerne notre vie, c’est ce que notre corps rencontre à l’instant présent, comme le soutenant ou le menaçant.” Ceci explique que l’actualité soit “mesurée par des degrés d’urgence.” De ce fait, elle “refoule aussi des choses auxquelles nous aimerions penser mais que nous maintenons à l’arrière“, ajoute-t-il, rappelant au passage que Bergson était contemporain de Freud et de ses théories.

Le vitalisme [Académie française : “Théorie selon laquelle les phénomènes de la vie s’expliquent par un principe vital, encore appelé force vitale, présent dans chaque individu“] est donc un critère essentiel de l’actualité mais pour l’appréhender, nous dit Frédéric Worms, il est nécessaire, malgré les urgences, d’y insérer “un peu de passé, un peu de mémoire, un peu de connaissance, un peu d’orientation“, autant de perspectives souvent mises à la trappe quand les évènements déferlent.

Quelle boussole adopter pour garder ce cap ? Le producteur à France Culture rappelle la devise de Bergson : “Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action.” “Cela veut dire que même dans l’action la plus urgente, même en pilotant dans la tempête, on doit garder le cap sur des principes“, explicite-t-il. Et de donner les résistances au nazisme, en France comme en Europe, en exemple. Il insiste par ailleurs sur la nécessité de “garantir une Europe de la vérité“, la vérité étant “la mère de toutes les batailles” en matière de philosophie. “On ne peut pas lutter contre un problème sans passer par la vérité”, déclare-t-il. Un rappel particulièrement le bienvenu en cette ère de post-vérité. Frédéric Worms appose toutefois une précision de taille : “la subjectivité fait partie du réel.

Tania Markovic, Musiq3


Subjectivation (nom commun) – (Psychologie) Processus par lequel un individu devient un sujet unique, notamment à travers la transformation psychique caractéristique de l’adolescence. […] Le mot subjectivation est formé à partir du mot latin subjectus, participe passé de subjicere (mettre sous, soumettre), et du suffixe –ation, utilisé pour former des noms d’action à partir de verbes. Il est attesté en français depuis 1991.

Subjectivité (nom commun) – Qualité de ce qui est propre à un sujet, reflétant ses perceptions, émotions ou jugements personnels.

Du coup, au lieu de construire du lien pour élaborer un “nous”, il suffirait au contraire de déconstruire les clôtures illusoires, défaire les frontières, désenclore les subjectivités.

Roger-Pol Droit, Qu’est-ce qui nous unit ?


En psychanalyse, la notion de subjectivation s’est d’abord imposée en creux, pour rendre compte de formes de souffrance singulières, liées aux difficultés de construction d’un espace psychique différencié. En effet, les capacités à se situer par rapport à autrui, à tolérer ses mouvements pulsionnels et ses affects, comme ceux de l’autre, ne sont pas données d’emblée, mais relèvent d’un long parcours, souvent chaotique et aléatoire, engagé dès le début de la vie.

François Richard (2006)


[SHS.CAIRN.INFO/REVUE-LE-CARNET-PSY, mai 2006] La subjectivation a l’intérêt et l’avantage de se présenter comme un processus et non pas comme une structure finie, tels l’identité, le sujet ou le Moi. Elle s’érige contre toute chosification d’une entité psychique qui serait fermée sur elle-même. La subjectivité n’est pas formée d’emblée, elle ne peut pas s’auto-originer, ses origines lui sont extérieures. Le processus de subjectivation retrace le surgissement du sujet et de la subjectivité personnelle à partir du non-encore-sujet. Il s’agit d’un processus asymptotique, qui permet de ne pas se référer à un sujet idéal, achevé, aux limites définies une fois pour toutes.

L’espace psychique ne se compose pas d’une entité seule, unique et homogène. Il est peuplé des bribes, fragments, segments, fractions. Au fond, paradoxalement, l’individu est multiple. Le processus de subjectivation tente de rendre collectif et groupal cet espace psychique constitué par des particules hétérogènes. En opposition avec la subjectivation, les processus comme le déni, la projection, le refoulement, le clivage ou la forclusion, entretiennent la désunion et l’isolement des fragments élémentaires du psychisme.

En raison de l’hétérogénéité, incertitudes et multiplicités constitutives de l’être psychique, la subjectivation se présente nécessairement comme un processus hasardeux, à l’issue imprévisible, ligne de crête jamais complètement stabilisée ni acquise, sans cesse remise en question, et en danger permanent de désubjectivation ou d’impossibilité. L’abondance actuelle de références à la subjectivation s’explique par les nombreuses issues pathologiques qui guettent chacune des composantes de ce processus. […]

Il n’est pas étonnant que ces dernières années, le processus de subjectivation intéresse des psychanalystes spécialisés dans la clinique d’adolescents. Gutton (1996) définit le processus adolescent comme le travail exigé à la psyché pour intégrer dans un corps d’adulte les nouveautés pubertaires. Rémy, jeune homme de 13 ans en thérapie, parle de ses récentes vacances. Il a fait du rafting, qu’il décrit comme la périlleuse descente d’un torrent, à la fois au dehors et au plus près du dedans de son corps. A ce moment de la thérapie, accepter cette expérience bouleversante revenait à accepter sa pulsionnalité pubertaire naissante, elle aussi périlleuse et incertaine. Son self adolescent pouvait se fonder sur cette expérience corporelle. Forme de subjectivation où la découverte de nouvelles sensations lui apportait des assises à ses fantasmes infantiles.

Winnicott (1971b) dégage l’importance de l’expérience personnelle d’exister à partir de la rencontre entre l’objet subjectivement ressenti et sa perception objective, où prévaut l’illusion temporaire d’une indifférenciation entre le dehors et le dedans et entre le rêve et la réalité. Coïncidence heureuse qui apporte le sentiment subjectif d’exister et en même temps crée une zone de non différenciation dans le sujet. Le jeune enfant éprouve un sentiment de prolongement de sa personne dans le corps de l’autre, qui lui apporte une sensation de lien avec sa propre existence. Le processus de subjectivation comporte aussi ce travail de conquête et d’appropriation de ces expériences extérieures et à la limite du soi. Il cherche ainsi à assimiler ce qui resterait en dehors d’une expérience personnelle. Dans l’expérience adolescente, le corps prend le relais du lien entre le self et son environnement. En effet, comme pour les objets du monde extérieur, il convient qu’il puisse éprouver ses sensations corporelles comme étant à la fois créées et trouvées.

Toutefois, la subjectivation ne s’effectue pas seulement par acquis, conquêtes et assimilations, mais aussi, par des détachements et des différenciations. Les difficultés de personnalisation apparaissent lorsque l’être psychique se trouve menacé et, simultanément à ces processus de détachements, nécessaires à la subjectivation, sont exclues des parties de l’expérience personnelle. Se forment ainsi des personnalité “comme si” ou en faux self ou d’autres dominées par l’inanité, la vacuité et la superficialité, privées de contact avec le monde extérieur et avec des parties personnelles du monde interne. Des modalités propres à la difficulté de la subjectivation se rencontrent aussi dans les troubles narcissiques-identitaires, où la personne se retrouve exilée d’elle-même, effacée et en perte du sens de soi.

Alberto Konicheckis, psychanalyste


[LELYSIUM.WORDPRESS.COM, 8 août 2017] Le Rêve du papillon est une fable du penseur chinois Tchouang-tseu (IVe siècle avant Jc) dans son Zhuangzi, chapitre II, Discours sur l’identité des choses :

Un jour, le philosophe Zhuangzi s’endormit dans un jardin fleuri, et fit un rêve. Il rêva qu’il était un très beau papillon. Le papillon vola çà et là jusqu’à l’épuisement ; puis, il s’endormit à son tour. Le papillon fit un rêve aussi. Il rêva qu’il était Zhuangzi. À cet instant, Zhuangzi se réveilla. Il ne savait point s’il était, maintenant, le véritable Zhuangzi ou bien le Zhuangzi du rêve du papillon. Il ne savait pas non plus si c’était lui qui avait rêvé du papillon, ou le papillon qui avait rêvé de lui.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, correction, édition et iconographie | sources : rtbf.be ; shs.cairn.info ; lelysium.wordpress.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © DP.


Plus de presse en Wallonie…