L’église Sainte-Lutgarde (1956), située à Tongres et conçue par l’architecte Josef (Jos) Ritzen — un Néerlandais établi à Anvers depuis 1924 — incarne de manière exemplaire les débats architecturaux qui traversent l’Europe depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Ritzen s’est formé dans un contexte d’entre-deux-guerres marqué par la prolifération de courants stylistiques opposés. Dès 1918, le groupe néerlandais De Stijl publie un manifeste révolutionnaire prônant une simplification radicale du langage formel : formes géométriques élémentaires (rectangles, lignes droites), rejet de la symétrie, individualisation des éléments architecturaux (murs, cloisons, toitures) et palette chromatique réduite aux célèbres rouge, bleu et jaune, associés aux non-couleurs (noir, blanc, gris).
Parallèlement, d’autres figures emblématiques incarnent des approches contrastées, voire antagonistes. Le style de Pierre Cuypers père (1827–1921), grande figure du néogothique, demeure très influent dans les milieux catholiques, même après sa mort. À l’opposé, Hendrik Petrus Berlage (1856–1934), précurseur du modernisme, défend une architecture épurée et rationnelle, fondée sur des formes massives et fonctionnelles, et une mise en valeur rigoureuse du matériau brut — notamment la brique rouge, traitée avec une austérité monumentale.
L’essor du béton et des techniques constructives modernes bouleverse alors les paradigmes traditionnels. Dans cette période de transition rapide, chaque architecte cherche sa voie, tiraillé entre tradition et modernité, régionalisme et internationalisme. Pour certains penseurs, ces oppositions binaires sont artificielles : chaque époque engendre ses propres formes anciennes et nouvelles, et c’est dans leur réconciliation que réside l’avenir.

En Flandre, le groupe Pelgrim incarne cette synthèse féconde entre foi, modernité et enracinement culturel. L’architecte Floor Van Reeth en offre une expression emblématique avec l’église Sainte-Walburge (1938) à Anvers, dont les lignes épurées et puissantes portent une spiritualité renouvelée.
Un courant analogue se développe aux Pays-Bas, d’abord autour de l’école de Delft, puis de celle de Bois-le-Duc, dont l’influence est directe sur l’art de Ritzen. Cette seconde école est incarnée par Dom Hans van der Laan (1904–1991), moine bénédictin et théoricien de l’espace. Van der Laan propose une approche radicale de l’architecture sacrée, fondée sur la perception humaine et une hiérarchie de l’espace destinée à favoriser la contemplation. Il élabore pour cela le nombre plastique — une proportion harmonique (1,324), intermédiaire entre le nombre d’or et le rapport 2:1 — qu’il applique rigoureusement à l’organisation des volumes, des ouvertures et des hauteurs. À travers l’épaisseur des murs, la lumière tamisée, les textures sobres et les formes géométriques quasi archaïques (voûtes simples, lignes pures), van der Laan parvient à créer des lieux où la spiritualité s’incarne dans l’espace.
Il puise également son inspiration dans les édifices paléochrétiens — en particulier le plan basilical à trois nefs, l’abside axiale, et le rythme architectural structurant l’espace du sacré — sans jamais tomber dans le pastiche. Il en retient surtout la clarté spatiale, la progression symbolique de l’espace profane vers l’espace sacré, et l’importance fondamentale de l’axe liturgique.
Ces diverses caractéristiques se retrouvent clairement dans l’œuvre de Jos Ritzen, comme l’a démontré le mémoire de master de Wiebke Barbier (Université de Gand, 2015). Son église Sainte-Lutgarde, de style néo-roman, adopte un plan basilical classique, avec un campanile détaché — réminiscence des modèles italiens romans et paléochrétiens, et véritable signature de l’architecte. La façade principale, dominée par un fronton triangulaire orné d’un bas-relief représentant le Christ et sainte Lutgarde, surplombe une triple arcade en plein cintre portée par des colonnes passives, dans une configuration qui évoque les basiliques antiques. Les élévations latérales sont rythmées par des baies en plein cintre, dont la simplicité fait écho à la sobriété de l’architecture romane.

À l’intérieur, la nef centrale, large et surélevée, contraste avec les collatéraux plus bas, séparés par une série d’arcades en plein cintre reposant sur de puissantes colonnes. L’ensemble respecte une géométrie rigoureuse, structurée selon les proportions du nombre plastique. La lumière naturelle pénètre par les fenêtres hautes, souvent ornées de vitraux conçus par des artistes flamands tels que Jan Wouters (1908–2001), et surtout Jos Hendrickx (1906–1971), contribuant à une atmosphère de recueillement spirituel.

Le décor intérieur, volontairement dépouillé, est confié à des artistes flamands modernistes de renom, au style souvent géométrique. Le chemin de croix, expressionniste, est peint par Broeder Max, auteur de nombreuses via crucis(‘chemin de croix‘) dans les années 1950 et 1960.
Une relique de sainte Lutgarde, offerte par le cardinal Van Roey, est conservée dans un reliquaire en laiton et bronze réalisé par le sculpteur Raf Verjans. Elle rappelle que la sainte fut une figure emblématique du mysticisme flamand : Lutgarde était réputée pour ses dons spirituels — guérison, lévitation, extases, stigmates, compréhension surnaturelle des psaumes latins alors qu’elle ne connaissait rien d’autre que le flamand. Du reste, elle n’apprendra jamais d’autres langues, y compris lorsqu’elle séjourna dans plusieurs couvents d’expression romane. Ce lien profond à la langue néerlandaise lui vaudra d’être adoptée par les mouvements flamingants et de devenir la sainte patronne de la Flandre. Aveugle durant les douze dernières années de sa vie, elle fut également vénérée par les communautés de malvoyants. L’église que Tongres éleva en son honneur église, qui conjugue tradition et modernité avec une rare maîtrise, demeure l’un des plus beaux édifices religieux de la Flandre des années 1950.
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | auteur : Stéphane Dado | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Stéphane Dado.
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