PHILOMAG.COM : Le “je-ne-sais-quoi” chez Jankélévitch, c’est quoi ?

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[PHILOMAG.COM, 8 juillet 2025] Eh oui, le “je-ne-sais-quoi” aussi est un concept philosophique ! Enfin, en quelque sorte. Car avec un nom pareil, ne botterait-il pas un peu en touche ? Ou alors, ne serait-il pas indéfinissable… par définition ? Nicolas Tenaillon examine la question, avec celui qui l’a propulsé sur le devant de la scène des idées : Vladimir Jankélévitch.

“Ce mystère léger qui fait tout le prix de l’existence”

Expression inventée au XVIIe siècle où elle sert à désigner ce qui attire et échappe à la raison, le je-ne-sais-quoi devient chez Vladimir Jankélévitch (1903-1985), disciple de Bergson et penseur de l’instant fugitif, une notion centrale pour aborder l’ontologie (la science de l’être), la morale et l’esthétique. Dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (3 tomes, 1957), Jankélévitch voit dans cette formule ce qui “proteste et remurmure en nous contre le succès des entreprises réductionnistes.” Nous sentons en effet que le savoir cartésien, dans sa quête de certitude et de clarté, se heurte à “l’inévident“, que l’essence (quiddité) des choses ne se livre jamais entièrement à l’investigation de la raison. Cet écart entre l’essence et l’existence (quoddité) est précisément ce que nomme le “je-ne-sais-quoi” (nescioquid), qui n’est ni un non-être, ni un moindre-être, ni un mode d’être mais un “presque-rien” par lequel chaque chose se singularise au moment où elle apparaît ou disparaît, avec la fulgurance d’une étincelle. Ni mesurable, ni objectivable, ce non-concept relève de l’intuition, de l’esprit de finesse pascalien. Être capable d’en faire l’expérience est délectable, car “le je-ne-sais-quoi est ce mystère léger qui fait tout le prix de l’existence.

Exigez l’original !

Cependant cette lueur du “je-ne-sais-quoi“, son apparaître fugitif, fait qu’il donne facilement lieu à des contrefaçons. Comme l’avaient vu La Rochefoucauld ou La Bruyère, ces grands moralistes du XVIIe siècle, observateurs ironiques des imposteurs de la cour de Louis XIV qui affichaient hypocritement des “mines contrites et des simagrées“, il y a un mésusage éthique du “je-ne-sais-quoi” qui signale son ambivalence.

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Mais pour qui sait l’interpréter positivement, ce à quoi s’emploie Jankélévitch dans son Traité des vertus (1949), le nescioquid permet de distinguer à côté des “vertus de l’intervalle” (celle des grands principes indifférents au temps), des “vertus de pointe” qui ne sont jamais totalement possédées mais qui, précisément, parce qu’elles sont à la fois fragiles et intenses, permettent de perfectionner la construction de notre être moral en adaptant nos décisions aux circonstances imprévisibles du moment : le “je-ne-sais-quoi” dans la vertu est alors ce surplus de pureté, de sincérité, cette touche d’amour ou de désintéressement qui fait qu’un acte moral est véritablement moral et échappe, par sa subtilité, au simple respect du devoir, à la pesanteur de l’effort méritoire. Toutefois c’est en esthétique que le “je-ne-sais-quoi” se laisse le mieux appréhender. N’était-ce pas d’ailleurs déjà le cas au XVIIe siècle lorsque, s’opposant à l’art poétique de Boileau qui soutenait que “ce qui se conçoit bien s’énonce clairement“, le chevalier de Méré affirmait que “ce qui plaît consiste en des choses presque imperceptibles, comme dans un clin d’œil, dans un sourire, et dans je ne sais quoi, qui s’échappe fort aisément et qu’on ne trouve plus sitôt qu’on le cherche” (Des agréments, 1677) ?

Irréductible… et vital

Mais, aussi énigmatique soit-il, c’est pourtant bien en esthétique que le nescioquid devient presque catégorisable : “Il y a entre le beau et le sublime une distance infinitésimale, un rien, un je-ne-sais-quoi“, affirme Jankélévitch. C’est que, pour celui qui n’est pas seulement philosophe et moraliste mais aussi pianiste et musicologue, le “je-ne-sais-quoi” est finalement identifiable au charme dont il est dit dans Fauré ou l’inexprimable (1974) qu’il est “indéductible“, “indivisible“, “indéfinissable“, “inexprimable, c’est-à-dire à la fois indicible et ineffable.” Le “presque-rien” est ainsi ce qui rend une œuvre irremplaçable, unique, touchante : ce tremblement de voix, cette note tenue, cette inflexion du temps, si caractéristique de la musique française début de siècle, celle de Fauré, de Ravel, de Debussy dont Jankélévitch jouait les œuvres pour piano avec ravissement.

Si l’on peut philosopher sur le “je-ne-sais-quoi“, c’est donc seulement de manière négative en disant ce qu’il n’est pas. Car ce qu’il désigne n’est pas vraiment de l’ordre du langage. C’est pourquoi la musique l’exprime mieux que les mots, qui toujours découpent et figent ce qu’ils sont censés définir : “Le je-ne-sais-quoi, c’est le charme suprême, et ce charme échappe à l’analyse.”

Nicolas Tenaillon


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : philomag.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © radiofrance.fr ; © riseart.com.


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