VIENNE : Le lac (nouvelle, 2025)

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Je veux disparaître dans un bois sans nom,
où même le ciel a oublié d’être pressé.
(Valérie Quanten)

Il fait trop chaud, je rentre“, dis-je au chien. Je n’attends évidemment pas de réponse. Je veux juste ainsi lui signifier qu’il est inutile qu’il m’attende, couché sous le figuier, ce qu’il ferait immanquablement si je lui disais “je reviens“. Je rentre, il fait trop chaud, et il m’emboîte le pas.

Dans la maison que nous occupons, les volets sont, pour la plupart, fermés. Seules quelques fenêtres, au nord, laissent filtrer, entre les rideaux, une lumière encore éclatante. Je dis “occupons” car je ne vis pas ici, pas plus que mon chien d’ailleurs. Il s’agit d’un gîte loué, en pleine campagne, entre prairies et vergers agrémentés de quelques ruches, à un millier de kilomètres de mon domicile. De cette maison aux volets fermés que nous occupons, j’apprécie en cet instant la fraîcheur.

Assis à la table de la salle à manger, je me sers un thé glacé. Le chien, qui ne peut en faire autant, vide son écuelle à grandes et sonores lapées. Probablement va-t-il ensuite s’asseoir, à mes pieds ou dans le divan, et s’endormir. Probablement. Les chiens ont des rituels, assez nombreux et réguliers. Moi aussi. À défaut, parfois, de nous comprendre, nous nous entendons donc fort bien.

De ma place, j’observe, posé dans la cuisine, mon téléphone. Silencieux. Contraint au silence, plutôt, depuis une semaine que je le garde éteint. Au silence et à l’obscurité : plus de lumière bleutée, plus de variations de luminosité au gré des messages entrants. Less is more. Lentement, progressivement, le reste du monde s’éloigne de moi. Ou moi de lui. Le jour se lève sur le rucher, il décline à la lisière de la forêt. Ce sont, aujourd’hui, pour moi, les limites du monde.

Le chien s’est endormi. Il respire fort, comme s’il voulait, lui aussi, aspirer davantage de cette quiétude retrouvée. Je n’entends rien d’autre que le souffle du chien endormi qui emplit la maison de sa sérénité. Parfois, une boiserie craque, sous l’effet de la chaleur. Parfois, une abeille s’égare, qui bourdonne en cherchant une issue. Parfois. J’écoute leurs histoires discrètes en étendant du miel sur une tranche de pain fraîchement coupée.

Je suis venu ici, il y a une vingtaine d’années. Pas ici, précisément, mais pas très loin dans cette région. À cette époque, j’étais encore dans le tumulte du monde. On parlait de vacances “pour se retrouver” quand, en effet, on passait le reste du temps à se perdre, qui à poursuivre un succès éphémère, qui un amour agonisant. Je n’étais pas différent des autres ou, plus exactement, si j’avais souvent le sentiment d’être différent, je n’agissais néanmoins pas différemment.

Quand je suis venu, il y a une vingtaine d’années, m’en allant marcher seul, j’ai rencontré un vieux villageois, chiffonné comme un message d’adieu. Un instant, assis sur un banc de bois à côté de la fontaine, nous avons discuté dans un anglais mâtiné d’allemand. Devant mon intérêt pour la nature et les sentiers de promenade, il a évoqué un lac mystérieux, perdu au milieu d’une forêt, non loin d’ici, d’autant plus difficile à trouver qu’il lui arrive de disparaître. Mais il semble n’avoir voulu éveiller ma curiosité que pour mieux la laisser insatisfaite, refusant de dévoiler ne fût-ce qu’un semblant d’itinéraire. “Trouve le lac celui qui doit le trouver“, a-t-il dit.

Ce souvenir, resurgit du passé comme quelquefois l’eau du lac, m’obsède à présent. Demain, dis-je au chien en étalant mes cartes sur la table, demain nous partirons à la recherche du lac. Je ne lis dans son regard aucune désapprobation. S’il fait aussi chaud qu’aujourd’hui, à couvert nous y gagnerons certainement en fraîcheur. Je repère, sur papier, plusieurs points d’entrée possibles dans la forêt (trois, au moins) mais nul cours d’eau susceptible d’alimenter un lac. Il se pourrait aussi, quand bien même nous trouverions sa trace, et vu la température actuelle, qu’il soit asséché. Je rejette cette idée, tout comme la soif, et débouche une bouteille de vin.

Nous progressons dans une forêt de pins, aux troncs élancés dont l’écorce brun-rouge, craquelée, laisse parfois échapper une odeur résineuse. Le sol est tapissé d’aiguilles brunes qui amortissent les pas, les miens surtout, et la lumière, filtrée par les houppiers verts, découpe des taches mouvantes sur le sol. Comme prévu, l’air, saturé de parfum boisé, y est plus frais. Cela doit bien faire deux heures que nous marchons et une clairière apparaît fort à propos. Je propose au chien d’y faire halte et les biscuits que je déballe achèvent de le convaincre.

Soudain, débouchant dans le ciel à notre gauche, trois canards. Ils semblent avoir pris leur envol il y a peu et, si c’est le cas, cela signifie qu’il y a un point d’eau dans cette direction. Bien sûr, cela pourrait être une simple mare, d’autant qu’aucun sentier ne paraît y mener. Mais je songe au vieux villageois : “trouve le lac celui qui doit le trouver“. J’exhorte le chien à me suivre, qui a tôt fait de me dépasser. L’espace d’un instant, il me semble distinguer, entre quelques branches, une tache verte et lumineuse, comme un éclat de moldavite.

Nous continuons néanmoins, sans repère pour nous guider. La progression est lente et plus difficile, j’envisage même de rebrousser chemin lorsque, devant nous, s’étale un tapis frémissant, du céladon à l’émeraude, offrant, en même temps que sa vision, un souffle de fraîcheur. Je m’assieds, le chien m’imite. L’activité humaine est aussi inaudible qu’invisible, si lointaine qu’on pourrait la croire inexistante. Nous sommes assis là, sous la feuillée, mon chien et moi, jouissant d’un bruissant silence, avec le sentiment – pour ma part du moins – d’être à notre place. Et, face à nous,

le lac

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Plitvicka Jezera (HR) © Philippe Vienne


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