ELISEE RECLUS à Bruxelles : dernières années du géographe anarchiste et écologiste

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[d’après KAIROSPRESSE.BE n°68, 22 février 2025] Porté par les idéaux du siècle des Lumières et de la Révolution française, le XIXe siècle européen est animé par un puissant mouvement d’émancipation populaire. Celui-ci est rendu possible par l’essor de l’instruction publique et nécessaire par les conséquences de la révolution industrielle qui exacerbe les inégalités sociales et les mécanismes d’exploitation des classes dominées, par les structures encore vivaces de l’Ancien Régime, mais aussi et surtout par la bourgeoisie triomphante. C’est ainsi que, mues par leur refus des injustices et de l’exploitation, ainsi que par leur foi en un progrès humain débarrassé des superstitions véhiculées par la religion, vont se constituer les grandes idéologies émancipatrices de ce siècle : socialisme, communisme et anarchisme.

Anarchiste, Communard, banni

Outre Pierre-Joseph Proudhon, Élisée Reclus (1830-1905) est, aux côtés de ses grands amis Michel Bakounine et Pierre Kropotkine, l’une des principales figures anarchistes de l’époque. Il dénonce l’exploitation du peuple par l’Église, l’État et la bourgeoisie et prône avec talent et succès l’avènement d’une société fondée sur la solidarité, l’entraide et la libre association. Alors qu’il est, fort injustement, un peu oublié aujourd’hui, sa popularité est alors immense, comparable à celle d’un Victor Hugo.

1871 : la barricade de la place Blanche défendue par les femmes @ thecollector.com

En 1871, il participe à la Commune de Paris. Arrêté le fusil à la main par les Versaillais, condamné par le Conseil de guerre à la déportation en Nouvelle-Calédonie, Reclus voit sa peine commuée en 10 ans de bannissement grâce à la pétition de soutien signée par une centaine de scientifiques de renom, dont Charles Darwin. Refusant de présenter un recours en grâce, sa peine ne sera commuée qu’en 1879.

ARPENTEUR DE LA PLANÈTE, ENCYCLOPEDISTE ET AMOUREUX DE LA NATURE

Outre la pureté de son engagement libertaire et son intégrité morale sans faille, Reclus doit sa popularité à son immense travail d’arpenteur du monde et de géographe encyclopédiste. Héritier d’une sensibilité romantique, marcheur infatigable, légumiste et naturiste, cet amoureux de tous les paysages et de toutes les manifestations du vivant dans leur infinie diversité est le grand précurseur d’une écologie sociale soucieuse des interactions harmonieuses entre l’homme et son milieu. À ses yeux, ainsi qu’il l’affirmera dans l’incipit de L’Homme et la terre, “l’Homme est la Nature prenant conscience d’elle-même.” Il chante l’émotion que l’on ressent “à voir la procession des hommes sous leurs vêtements de fortune ou d’infortune, mais tous également en état de vibration harmonique avec la Terre qui les porte et les nourrit, le ciel qui les éclaire et les associe aux énergies du cosmos.”

Sous la Troisième République, les chemins de fer, les conquêtes coloniales et l’essor de l’instruction publique stimulent l’intérêt du plus grand nombre pour la géographie et les voyages. D’où la longue et fructueuse association entre Reclus et la jeune maison d’édition Hachette. Publiée entre 1875 et 1893, composée de 19 forts volumes et riche de plus de 4.000 cartes et illustrations, sa Nouvelle géographie universelle connaît un grand succès populaire. Avec un sens extraordinaire du détail significatif, Reclus procède à l’inventaire systématique de notre planète, jusque dans ses confins les plus reculés. Il dépeint et raconte la Terre et les hommes d’une manière unique, qui allie la rigueur scientifique et une poésie se nourrissant du sentiment de la beauté naturelle et de l’amour des hommes et de la liberté.

COROT Camille, Paysage, soleil couchant (1865-1870) © Musée de Grenoble

Citons à titre d’exemple un passage du Sentiment de la nature dans les sociétés modernes, l’un de ses premiers grands textes, paru en 1866. Homme de son temps, Reclus est certes partisan du progrès, gage d’émancipation de l’humanité, mais il dénonce le saccage de la nature qui en est le corollaire : “Certainement, il faut que l’homme s’empare de la surface de la Terre et sache en utiliser les forces ; cependant, on ne peut s’empêcher de regretter la brutalité avec laquelle s’accomplit cette prise de possession. […] La nature sauvage est si belle : est-il donc nécessaire que l’homme, en s’en emparant, procède géométriquement à l’exploitation de chaque nouveau domaine conquis et marque sa prise de possession par des constructions vulgaires et des limites de propriété tirées au cordeau ? S’il en était ainsi, les harmonieux contrastes qui sont une des beautés de la Terre feraient bientôt place à une désolante uniformité.”

ÉLISÉE ET BRUXELLES, CAPITALE DES DÉBITS DE BOISSON, DE LA  TABAGIE ET DU MOUVEMENT SOCIAL

Riche d’aventures et de rencontres, la vie de Reclus est longue et son œuvre immense. Pour célébrer sa mémoire et encourager nos lecteurs à le découvrir par eux-mêmes, nous avons choisi d’évoquer les dernières années de sa vie en Belgique. Dans le tome IV de sa Nouvelle géographie universelle consacré à l’Europe du Nord-Ouest, Reclus présente ainsi l’une des particularités de la population bruxelloise : “En aucun pays du monde, les tavernes, les salles de bal et les cafés n’ouvrent plus largement leurs portes pour inviter les passants. Bruxelles et ses faubourgs ont près de 9.000 établissements pour le débit des boissons, c’est-à-dire un pour 40 personnes[ … ]. La dépense ordinaire d’un buveur moyen ne peut être évaluée à moins de 180 francs par an, et les menus frais pour les liqueurs et le tabac doublent toujours la somme enlevée au ménage. Parmi tous les pays d’Europe, la Belgique est celui dont les habitants réduisent en fumée la plus grande quantité de tabac : ils dépassent même à cet égard leurs voisins de la Néerlande et de l’Allemagne.” Sans qu’il n’exprime de jugement moral, on peut penser que le sobre Élisée se désole de tels excès, qui affaiblissent les classes populaires et leurs capacités de révolte contre l’injustice. En même temps, la profusion de débits de boisson est un bon indicateur de la forte présence ouvrière générée par le grand nombre d’ateliers d’artisans, mais aussi d’industries légères au sein même de cette ville en pleine expansion.

SCANDALE À L’ULB ET FONDATION DE L’UNIVERSITÉ NOUVELLE

En 1891 et 1892, plusieurs attentats à la bombe affolent la France. Reclus, qui dénonce tout d’abord une provocation de la police – “Ces fantaisies explosives ne peuvent être attribuées à des anarchistes conscients” – doit se rendre à l’évidence après l’arrestation de Ravachol qui, lors de son procès, défend avec éloquence ses convictions anarchistes. Reclus est sommé de s’en désolidariser. Or, tout en récusant le recours à la violence, il “refuse de jeter l’anathème à Ravachol, mais admire au contraire son courage, sa bonté, sa grandeur d’âme, la générosité. avec laquelle il pardonne à ses ennemis, voire à ses dénonciateurs.

Arrestation de Ravachol © Le petit journal

Peut-être la direction de l’ULB n’avait-elle pas eu connaissance de tels propos qui, de nos jours, l’eussent à coup sûr fait condamner pour apologie du terrorisme. Quoi qu’il en soit, Reclus reçoit une invitation du recteur et de l’administrateur de l’Université libre de Bruxelles (ULB) qui ont “le grand honneur de lui avoir fait conférer le titre d’agrégé de géographie comparée, afin qu’il puisse venir, s’il le désirait, enseigner en Belgique.” C’est la Belle Époque et les débuts de l’Art nouveau. Avec toutes les richesses de la mine, de l’industrie et du Congo, au cœur d’une vie culturelle, intellectuelle et artistique intense, c’est l’époque où Bruxelles bruxellait et brillait de tous ses feux. Grâce à la relative liberté d’expression qui prévaut en Belgique et la présence d’institutions progressistes comme l’ULB, grâce aussi à sa position géographique à la croisée des grands pays d’Europe du Nord-Ouest et à la croissance rapide d’un prolétariat éduqué, Bruxelles joue alors un rôle central pour les mouvements anarchistes et socialistes. Reclus et sa compagne, Caroline Ermance, acceptent volontiers l’invitation de l’ULB et préparent leur déménagement.

Ravachol condamné à mort et guillotiné, la campagne d’attentats se poursuit. En décembre 1893, l’anarchiste Auguste Vaillant lance une bombe dans l’hémicycle de la Chambre des Députés. Dans la foulée de cet attentat, qui blesse plusieurs personnes, mais n’en tue aucune, la Chambre vote des lois scélérates qui restreignent liberté de presse et d’association. La chasse aux anarchistes est lancée tous azimuts. Le domicile d’Élisée Reclus est perquisitionné. Avec son frère Élie et son neveu Paul, qui le seconde étroitement dans ses travaux géographiques, les Reclus sont d’autant plus dans le collimateur que, juste avant l’attentat, Vaillant a adressé son Journal de mon explosion à Paul, dont il admire les écrits libertaires ! Le nom de Reclus sent le soufre et Élisée apprend par les journaux que son cours à l’ULB est reporté d’un semestre. Après un débat houleux, le conseil d’administration décide par 11 voix contre 4 de l’ajourner sine die. Les étudiants protestent en masse et les délégués de tous leurs cercles déclarent solennellement “ne reconnaître à aucune autorité le droit de leur défendre de penser ce qui leur plaît.” Le député libéral Paul Janson prend la tête d’un comité de soutien : “Cet outrage immérité prive la jeunesse de leçons précieuses et porte l’atteinte la plus grave à la renommée de la Belgique, hospitalière et libre […]. Si les auteurs de la résolution coupable qui vous a soulevés n’ont pu trouver dans leur maturité les conseils qui sauvegardent l’honneur de l’établissement qu’ils ont la prétention de diriger, que ce soit votre jeunesse et vos actes qui les leur donnent sans ménagements. Il importe de démontrer à ce corps qui se recrute lui-même qu’il n’est plus en accord avec le large esprit qui doit inspirer une université libre qui se dit libre.” Ce texte est signé par une bonne partie de l’intelligentsia belge, dont le célèbre poète symboliste Émile Verhaeren. Lui aussi partisan de l’éminent géographe, le recteur Hector Denis démissionne. La direction de l’ULB se cabre et prend des sanctions contre les professeurs et les étudiants qui soutiennent Reclus. La cavalcade d’une centaine d’étudiants protestataires provoque la panique, si bien que la direction décide de fermer l’université temporairement.

Dans un contexte politique tendu, la scission est consommée. À l’invitation d’Hector Denis et de la loge maçonnique des Amis philanthropes, Élisée Reclus donne une première conférence au temple de la loge sise rue du Persil, au cœur de Bruxelles, devant une salle bondée de 800 personnes. Autant d’autres ne peuvent entrer, faute de place. Son éloge de la vérité “qui nous rendra libres” suscite l’enthousiasme de l’assistance. Grâce à l’appui de Denis et de personnalités socialistes, ce cours introductif est le prélude à la création de l’Université nouvelle, une institution pionnière en matière de liberté académique et de démocratisation du savoir. Inspirée par des théories pédagogiques modernes, notamment celles d’Ovide Decroly, cette université ne délivre pas de diplôme, mais elle est gratuite et ouverte à tous, sans distinction de classe où de genre. Autour d’Élisée et de son frère Élie qui enseigne l’histoire comparée des religions et l’anthropologie, de nombreux professeurs y prodiguent des cours d’une grande variété : droit, sociologie, anatomie, psychiatrie, arts plastiques, etc. En lettres, l’Université nouvelle est la première en Belgique à étudier l’histoire de la littérature flamande. Jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, lorsque, les circonstances ayant changé, elle rejoindra l’ULB, l’Université nouvelle voit se succéder des conférenciers prestigieux tels Georges Eekhoud, Camille Lemonnier, Victor Horta ou encore Guillaume Apollinaire.

JUSQU’AU BOUT, L’HOMME ET LA TERRE

Quant à Élisée, il résidera à Bruxelles de 1894 à sa mort, survenue en 1905. À l’Université nouvelle, Reclus enseigne la géographie sociale, un domaine qu’il définit comme l’étude des interactions entre les sociétés humaines et leur environnement. Il s’attache à montrer comment ces relations évoluent sous l’effet des dynamiques sociales, politiques et économiques. À partir de ses cours, il travaille d’arrache-pied, avec l’aide de son neveu Paul, à L’Homme et la Terre, où, ainsi qu’il l’explique dans sa préface, “dans la succession des âges, se montrera l’accord de l’Homme et de la Terre, où les agissements des peuples s’expliqueront, de cause à effet, par leur harmonie avec l’évolution de la planète.” Il s’efforce de dégager les lois fondamentales de l’histoire humaine, envisagée dans toute sa diversité, selon les continents et les époques : “La lutte des classes – à l’exception des peuplades restées dans le naturisme primitif -, la recherche de l’équilibre – car le viol de la justice crie toujours vengeance – et la décision souveraine de l’individu – première cellule fondamentale, qui s’agrège ensuite et s’associe comme il lui plaît aux autres cellules de la changean·te humanité -, tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l’étude de la géographie sociale et qui, dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour qu’on puisse leur donner le nom de lois.” Des six gros volumes de cet ouvrage fondateur de la géohistoire, seul le premier paraîtra de son vivant. De 1905 à 1908, Paul en révisera le manuscrit et assurera la publication posthume.

Bien inséré dans les cercles intellectuels et artistiques de la capitale belge – il est ainsi très ami avec Émile Verhaeren et le peintre néo-impressionniste Theo Van Rysselberghe, tous deux de sensibilité anarchiste -, Élisée sympathise avec plusieurs de ses étudiants. Ainsi de la jeune Alexandra, fille de communards exilés en Belgique, avec laquelle il devise en se promenant le long des étangs d’lxelles. Bien plus tard, celle-ci voyagera au Tibet et au Népal et deviendra célèbre sous le nom d’Alexandra David-Néel. Élisée est à présent un vieillard, et il aura la douleur de perdre son frère Élie en 1904. Il suit de peu dans la tombe celui qui fut, toute leur vie durant, son meilleur ami et comme son alter ego : il meurt le 4 juillet 1905 à Torhout, près de Bruges, dans la résidence campagnarde de Florence de Brouckère, son dernier amour. Si la nouvelle de sa disparition fait les gros titres des journaux et provoque un émoi considérable dans de nombreux pays, conformément à ses dernières volontés, seul son neveu Paul suit le cercueil. Il est placé dans la fosse commune du cimetière d’lxelles, où gît déjà Élie. Une plaque discrète signale leur présence : Élie Reclus 1827-1904 – Élisée Reclus 1830-1905.

S. Kimo (et le concours de Thomas Sennesael,
créateur de la visite guidée Ixelles : quartier
d’artistes et d’anarchistes
)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, correction, édition et iconographie | sources : Kairos n°68 “Élisée Reclus en Belgique : dernières années du géographe anarchiste et écologiste” | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © laviedesidees.fr ; @ thecollector.com ;  © Musée de Grenoble ; © Le petit journal | Merci à Pénélope & Michel.


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