Tout juste sortie de l’Académie des Beaux-Arts de Liège, l’Alsacienne Garance GASSER, à vingt-six ans à peine, se voit offrir sa première exposition personnelle à l’Espace 251 Nord. Cette présentation, fruit d’une résidence accomplie au cours de sa dernière année d’études dans les locaux de la Brasserie Haecht à quelques encablures de la galerie, concentre quatre toiles monumentales et deux natures mortes de format plus intime.
Les sous-sols rassemblent quant à eux une esquisse miniature (une petite tête de mouton) ainsi qu’un ensemble de travaux préparatoires dont la valeur documentaire n’est pas négligeable. Présentés sur les feuilles d’un grand rouleau déployé couvert de notes, d’images et de fragments reliés entre eux, ces travaux évoquent les cartographies mentales des séries policières que les enquêteurs épinglent aux murs, entrecroisant indices, photographies et mots pour faire surgir des réseaux de sens. Ici, l’enquête n’est plus criminelle mais artistique : ce dispositif révèle, dans sa genèse même, la manière dont l’artiste tisse ses références, organise ses symboles et construit peu à peu l’architecture de ses visions. Ce cabinet de réflexion condense les nourritures iconographiques d’une pensée dense, enchevêtrée de ramifications à la manière des rhizomes de Gilles Deleuze et Félix Guattari.
La démarche de Garance Gasser s’érige sur trois piliers indissociables. Le premier est la réappropriation de thématiques historiques d’une rare densité, de recherches bibliographiques poussées (l’artiste tient de son père et de son grand-père cette passion de la lecture), puisées au cœur d’écrits philosophiques et théologiques des humanistes rhénans du Moyen Âge et de la Renaissance. Il s’agit pour la plupart de précurseurs critiques de la Réforme avant la Réforme, comme Jean Geiler de Kaysersberg, prédicateur flamboyant qui remplissait la cathédrale de Strasbourg de foules ardentes, ou Sebastian Brant, immortalisé par sa Narrenschiff (La Nef des fous, 1494). Ils nourrissent, tout comme Érasme, son imaginaire et inspirent son monde graphique. En arrachant ce matériau érudit à son contexte d’origine pour le transposer dans l’espace de sa peinture, l’artiste est consciente d’abolir la frontière du temps : ce passé soudain mis au goût du jour devient un outil critique, dirigé contre les dérives et les fanatismes de notre quotidien.
Le second axe réside dans le dialogue permanent que l’artiste instaure entre l’iconologie, le symbolisme, les grandes matrices de l’histoire de l’art – tel L’Agneau mystique de van Eyck, le Lai d’Aristote, les danses macabres du XIVe siècle – et les objets les plus ordinaires de notre quotidien contemporain : combinaison sanitaire, boîte de conserve, appareil photographique numérique. De cette friction entre l’ancien et le moderne naît une critique impitoyable de notre époque, transformée en un miroir sans concession.
Enfin, le troisième pilier est celui d’une exigence formelle où dominent lenteur et persévérance. Chaque toile exige de longs mois de travail patient, même si l’artiste admet mener de front plusieurs chantiers simultanément. C’est dans cette obstination, dans ce temps accordé à la maturation des images, que se forge un style singulier : une figuration réaliste d’une minutie scrupuleuse qui se laisse traverser par le côté plus onirique, voire surréaliste (Le Cheval de ses principes fait penser à la plastique de Dali), de l’allégorie et déploie un réseau de résonances multiples. Même les supports choisis par Garance pour peindre sont relié à l’histoire et portent une charge de sens sans jamais être anodins : il peut s’agir, par exemple, de panneaux provenant d’anciens meubles de ses parents, témoins d’une mémoire familiale préservée. Ainsi, de la rencontre entre érudition et imagination, passé et présent, rigueur et invention, s’élève une œuvre déjà habitée d’une voix propre, où la peinture se fait pensée, et la pensée vision.
Fuyant l’effervescence des Journées du patrimoine pour échapper à la foule, je me suis retrouvé, ce samedi, à converser en tête-à-tête avec Garance durant plus de deux heures et demie autour de son art. Ce fut pour moi un véritable éblouissement, la sensation que l’artiste entrouvrait devant moi les portes secrètes de son œuvre, m’offrait l’accès à son univers intime et m’y guidait avec la bienveillance d’un Virgile accompagnant Dante dans les pages sublimes de la Divine Comédie.

Son univers pictural est foisonnant, polysémique, jubilatoire par le nombre de références qui s’y superposent. Ainsi, la toile Ne vois-tu pas les fous danser, conçue sur deux grands panneaux qui rappellent les diptyques anciens, concentre à elle seule un foisonnement de strates interprétatives, superposant l’idée de mort et de folie avec des références explicites aux danses macabres médiévales, à La Nef des fous de Brant comme de Bosch, à L’Éloge de la folie d’Érasme, à la chorémanie de Strasbourg, cette ‘épidémie de danse frénétique’ qui poussa en 1518 des centaines d’habitants à se mouvoir sans répit dans les rues, jusqu’à l’épuisement, la blessure ou parfois la mort. À l’avant-plan, deux personnages frappés par la folie sont entraînés dans une ronde par deux figures intemporelles enveloppées d’un tissu évoquant la mort. Le fou de droite est pris de convulsions qui rappellent la dévotion à saint Guy, tandis que celui de gauche se tient aux côtés d’un médecin tenant des ciseaux, prêt à trancher le fil de la vie, à la manière de la Parque Atropos. Cette seconde figure pourrait être l’incarnation du milliardaire américain Bryan Johnson, fou de vouloir s’injecter le plasma sanguin de son fils dans une quête obsessionnelle de longévité, une critique acerbe de tout ce courant transhumaniste qui recherche l’immortalité. Le supposé Johnson est relié par un fil bleu à une limule, fossile vivant vieux de 450 millions d’années, qui apparaît en bas à gauche de la composition. La présence incongrue de ce vieil animal préhistorique, dont le sang bleu est utilisé aujourd’hui dans l’industrie pharmaceutique pour tester la pureté des vaccins (son sang coagule au contact de toute contamination bactérienne), signale une tension entre ancienneté et modernité et rappelle que la science, malgré ses avancées, reste tributaire de forces naturelles immuables et indifférentes à la folie humaine. En arrière-plan, une ville impersonnelle, standardisée, s’étend avec ses gratte-ciel à perte de vue. Elle évoque le paysage déprimant et uniforme de nos sociétés contemporaines, enlaidies par surproduction et la surpopulation, symboles de l’anonymat et de la perte de repères. Sur la droite, un chien semble hurler à la mort, conscient de la folie qui embrase le monde et de sa marche inexorable vers la destruction, se faisant l’écho animalier d’une Cassandre ignorée de tous.
La folie et l’aveuglement de notre époque, livrée aux fanatismes des prédicateurs de toutes obédiences, occupent le centre de trois toiles inspirées d’un cycle célèbre de sermons de Jean Geiler de Kaysersberg, les 14 Hasenpredigten (Les quatorze sermons du lièvre). Dans ces prêches, le lièvre — figure du pêcheur — sert de fil conducteur. L’art de préparer son civet, en apparence culinaire, devient une suite de paraboles : dépouiller, cuire, servir ne sont plus des gestes pratiques, mais autant d’étapes spirituelles symbolisant la métamorphose de l’âme entre les mains de Dieu.

Garance transpose ce thème avec un regard sans concession. Son fou, coiffé d’un bonnet d’âne qui masque ses yeux, incarne l’aveuglement. Il tient à l’envers un livre marqué du chiffre 14 — preuve qu’il applique sa doctrine à contresens — et dépèce de l’autre main un lièvre, image de son âme sacrifiée aux dogmes. Comme les statues de la cathédrale de Strasbourg, son dos grouille de serpents et de crapauds, symboles de tentation. Obéissant au dogme mais voué à la transgression, ce fanatique illustre, pour Garance, la fatalité humaine : celle de sombrer dans le péché. Pourtant, loin de condamner, l’artiste semble animée d’une sagesse précoce qui lui inspire une forme de pardon. On devine que pour elle, l’humanité se définit davantage par ses égarements que par l’obéissance à une doctrine.

Dans sa toile magistrale Le Cheval de ses principes, Garance convoque le Lai d’Aristote pour rappeler que nul n’échappe aux flèches de l’Amour : pas même Aristote, qui, tout en exhortant Alexandre le Grand à s’en méfier, n’a su lui-même résister à sa puissance. Par cette référence, l’artiste affirme avec clairvoyance sa lutte contre le règne des apparences : celui des réseaux sociaux, des influenceurs et des prétendus détenteurs de vérité, qui imposent leurs mensonges et abusent l’humanité.
Une autre œuvre, une nature morte d’une grande subtilité, transpose le thème du civet de lièvre dans un registre contemporain : le mets est cette fois contenu dans une boîte de conserve, à l’étiquette vintage séduisante. Cette image, métaphore des faux-semblants du marketing et des illusions publicitaires, révèle un plat ‘prêt à consommer’, privé de l’élaboration progressive qui seule confère grâce culinaire et profondeur spirituelle. Elle traduit la condition d’une époque livrée au fast thinking, propre à une société de consommation où chaque idée se trouve aussitôt remplacée par une autre, sans repères stables ni horizon véritable.
Le regard de Garance demeure implacable : de l’humanité, il n’y a rien à attendre, sinon sa disparition prochaine. Cette conviction trouve son expression la plus saisissante dans la toile intitulée Constat d’un miracle qui n’aura pas lieu — titre d’une poésie sombre dont l’artiste a le secret. Au centre de la composition gît un agneau mort, écho inversé au célèbre polyptique de Van Eyck. Trois figures en combinaison, le visage masqué pour se protéger d’une humanité condamnée, entourent la dépouille. La gamme chromatique, volontairement sourde, sombre et dépourvue d’éclats, prend délibérément le contrepied des coloris flamboyants de L’Agneau mystique.

Ces trois personnages rappellent, par leur disposition, les anges de Van Eyck, mais ils incarnent désormais des figures déchues : témoins passifs d’une création qui s’effondre. L’un d’eux laisse transparaître l’horreur, tandis que les deux autres fixent la scène à travers l’objectif de leur appareil photographique, à l’image de ces journalistes relatant la misère du monde sans compassion ni compréhension véritables.
Le constat est sans appel : Garance s’impose comme une créatrice à nulle autre pareille. Elle se montre pourtant réticente à se définir comme artiste, tant sa démarche intellectuelle et ses recherches priment, à ses yeux, sur la dimension purement formelle de son travail. Cette part créative demeure néanmoins indissociable de sa personne et mérite d’être considérée à égalité avec son exploration de l’histoire. Chez elle, le traitement pictural semble presque relégué au second plan face à la primauté des idées.
Il n’en demeure pas moins que son art gagnerait encore en puissance si elle consentait à approfondir sa formation technique. Un travail méticuleux sur le rendu du détail, l’usage des glacis et la maîtrise des lumières héritées des maîtres qu’elle vénère permettrait de renforcer considérablement l’impact de son univers, sans pour autant céder à l’imitation servile. Cette orientation rappellerait la démarche entreprise par Michael Triegel, qui a su nourrir sa peinture d’un dialogue exigeant avec la tradition.
Garance possède, par ailleurs, toutes les qualités d’une universitaire : rigueur intellectuelle, clarté de pensée, sens de la structure et une soif de savoir inextinguible, comparable au tonneau des Danaïdes. Un parcours académique, orienté vers l’histoire médiévale et la Renaissance, s’impose presque comme une évidence pour approfondir encore la portée de ses toiles et en démultiplier la résonance.
À ces dispositions s’ajoute une véritable maîtrise de l’écriture. Sa création, foisonnante de symboles, appelle l’explication, et nul ne saurait mieux qu’elle en révéler les multiples significations. Rare chez les peintres, cette aptitude à analyser son propre travail, mais aussi à réfléchir plus largement sur l’art et ses incidences dans le monde contemporain, confère à sa démarche une dimension supplémentaire.
Elle n’a donc pas à choisir : recherche, peinture et écriture constituent les trois combats qu’elle doit mener de front. Son art singulier naît précisément de la conjonction de ces disciplines. Loin d’être intimidée par une tâche aussi colossale, elle semble prête à s’y consacrer corps et âme. Si elle poursuit avec constance cette voie tripartite, elle pourrait, d’ici dix ans, prétendre légitimement figurer parmi les artistes majeurs de son époque.
En attendant cette reconnaissance, l’on se réjouit de découvrir l’œuvre qu’elle prépare pour le Trésor de la cathédrale de Liège — une commande passée avec un rare flair par Julien Maquet — qui fera probablement référence au reliquaire de Charles le Téméraire, au Sac de Liège de 1468, et dont l’achèvement est prévu pour ce mois de novembre. Il ne fait nul doute que cette nouvelle création, attendue avec impatience, révélera une fois encore la profondeur symbolique et la puissance visionnaire de cette merveilleuse artiste.
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | contributeur : Stéphane Dado | crédits illustrations : © Stéphane Dado ; © Espace 251 Nord.
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