HENROT par DADO : Une vie et quelques jours heureux (roman, 2025)

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On se lève un matin en chérissant la journée qui s’annonce et, le soir venu, on se couche en regrettant d’être né. Ce jour-là, c’est l’enfer. Cet enfer-là, je l’ai connu.

Certains premiers romans résonnent comme des confidences, d’autres comme des révélations. Une vie et quelques jours heureux de Joseph HENROT – ancien instituteur de 68 ans installé à Saint-Hubert – paru en 2025 aux Editions Memory, appartient à cette seconde catégorie. Le livre ne se contente pas de raconter un drame : il le transfigure. L’Ardenne de 1969, faite de forêts profondes et de silences, devient sous sa plume une scène universelle où mémoire, illusion, crime et vérité se livrent une lutte sans merci.

Au commencement était le drame : Gilles, le narrateur, n’a que douze ans lorsqu’il apprend le meurtre de son père. Son monde bascule. Quelques années plus tard, devenu adulte et instituteur — tout comme le fut Henrot lui-même, né en 1957 comme son personnage — il est sollicité par un certain Janus, figure énigmatique, qui l’invite à se pencher sur cet assassinat. Gilles est alors bien résolu à venger la mort de son père. À partir de cet instant, le roman se mue en une quête de vérité implacable, une reconstitution acharnée où les souvenirs se brouillent et les certitudes s’effondrent au fil des révélations, au contact d’une réalité insaisissable.

À l’instar des tragédies antiques, ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui priment, mais ce qui relève des non-dits. Ce qui se dérobe, ce qui échappe, a autant de puissance que ce qui est dévoilé. Ainsi, le roman s’ouvre sur une béance originelle, transformant une existence en quête de sens et de vérité. On assiste moins à la dissection d’un monde qu’à sa remise en question permanente. Car l’adulte qui raconte ne parvient pas à cerner la réalité : il vacille dans le doute. Il ne déroule pas un récit : il le met en question. Henrot ne se borne pas à planter un décor ; il érige le village ardennais en microcosme d’un chaos annoncé.

Belvédère de Wellin © Samira Boudou

Les allées et venues dans les bois, les visites familiales, le regard scrutateur d’une petite société locale deviennent le véritable théâtre de l’intrigue. La communauté rurale, à la fois chaleureuse et violente, se transforme en une arène où se déploient solidarités et exclusions. La ruralité n’est pas idéalisée : elle se révèle dans ses noirceurs et ses ambiguïtés. Chaque visage porte un masque, chaque silence cache un secret. Ce n’est pas seulement le destin d’un fils qui se dessine, mais la radiographie d’une société sous ses faux-semblants.

Le livre dialogue avec toute une tradition littéraire : le roman d’initiation, le récit campagnard, la chronique familiale. Mais il en déplace les codes. Le cheminement initiatique ne conduit pas à l’épanouissement, mais à l’irréversible perte de l’innocence. Le milieu champêtre selon Henrot ne proclame pas l’harmonie rurale, il en dévoile toute la noirceur. La chronique familiale n’exalte pas les liens du sang, elle montre leur fragilité. C’est là le paradoxe du livre : profondément ancré dans une terre, il refuse toute complaisance régionaliste ; profondément intime, il atteint à l’universel.

L’une des forces de frappe de l’ouvrage réside dans la galerie de personnages qui peuplent le roman. Chacun apparaît d’abord comme une silhouette familière – des parents aimants, un amour de jeunesse retrouvé, une figure politique hautaine et menaçante… Mais très vite, Henrot creuse la psychologie de chacun avec une acuité remarquable. Les protagonistes se révèlent complexes, ambigus et traversés de contradictions. Le roman devient alors un véritable théâtre d’âmes, où nul n’est réduit à un rôle fixe, où les contours humains se révèlent par touches fines, par lents dévoilements, jusqu’à ce que la vérité finisse par se révéler insaisissable. Derrière la façade des convenances se dissimule une inquiétude, parfois une cruauté, toujours une part d’ombre. On retrouve là les ficelles du roman psychologique, transposées dans le décor rugueux d’un village ardennais.

Henrot excelle aussi dans l’art des dialogues. Là où d’autres s’embourberaient dans des conversations inutiles, lui donne à ses personnages une voix qui claque. L’échange de propos n’est pas seulement un outil narratif : il est la substance vivante du roman. C’est dans les joutes verbales que se déploient la grandeur et la petitesse des protagonistes, que surgissent l’ironie et la colère, que s’enchaînent suspense et rebondissements. Par moments, l’impression est celle d’une pièce de théâtre dissimulée dans le roman, tant les répliques fusent naturellement.

À mesure que l’intrigue se déploie, le livre prend les allures d’un polar de la ruralité. La disparition du père de Gilles en constitue l’étincelle inaugurale, mais la véritable intensité surgit lorsque l’attention se déplace : vers les amours anciennes, la rumeur d’un adultère maternel, les rivalités de pouvoir qui traversent la communauté. La tension procède moins des actions que de l’attente des révélations, des contradictions insistantes, des brusques volte-face. Dans ce cadre rustique, le quotidien le plus ordinaire se charge d’une gravité souterraine, chaque geste pouvant receler une vérité détonnante. De la rencontre entre la chronique villageoise et la dramaturgie du thriller naît une densité singulière.

Certains pourraient reprocher à l’auteur une retenue stylistique, une discrétion parfois excessive malgré des passages d’une grande beauté lyrique. Mais c’est précisément cette sobriété qui confère à la narration sa force. Comme si l’auteur savait qu’il n’appartient pas aux mots de dire la douleur, mais seulement d’en effleurer la surface. L’histoire avance par touches, ellipses et silences. Le lecteur comble les lacunes et c’est dans cet effort que naît l’émotion.

Cette économie de moyen n’empêche pas le récit d’être traversé par une question cruciale : qu’est-ce que la vérité ? Chez Henrot, celle-ci n’est jamais révélée dans l’immédiat, mais toujours différée. Chaque certitude est rongée par le doute, chaque souvenir fissuré par une ombre. Tout, chez l’écrivain est affaire de masques. Ce que l’on croit être une révélation n’est jamais que l’annonce d’un nouveau secret. Une certitude s’impose ? Elle sera contredite quelques pages plus loin. Un lien familial semble assuré ? Il vacille la minute d’après. L’auteur s’amuse de ces illusions, déjouant sans cesse les attentes du lecteur. On croit tenir la clé, et la serrure change. Ce n’est pas un roman de filiation classique, mais un récit où l’identité elle-même est mouvante, instable, contestée. Les vérités ne sont pas données, elles se dérobent. L’intrigue avance comme une spirale de révélations sans cesse remises en cause. Aucune certitude n’est acquise, comme si l’auteur s’amusait à déconstruire admirablement les attentes de son lecteur. Et, comme chez Pirandello, chaque personnage a sa vérité.

C’est là que l’auteur atteint une dimension universelle : il ne raconte pas seulement l’histoire d’un fils en quête de réponses sur la mort de son père, sur ses origines, sur son identité, mais celle de tout être confronté à l’instabilité du réel. Les certitudes familiales, au lieu d’être un refuge, se transforment, au fil des chapitres, en un champ de bataille.

Une vie et quelques jours heureux appartient à ces livres qui interrogent moins le monde qu’ils ne le déstabilisent. Dans ces Ardennes à la fois concrètes et symboliques, il rappelle que toute vie se compose de jours incertains, que le bonheur, fragile et fugitif, se mesure à la lumière qui l’oppose à l’opacité du monde, que la littérature naît toujours d’une absence ou d’un manque et qu’il suffit parfois de quelques jours heureux pour justifier la valeur d’une existence. Avec ce premier roman, Joseph Henrot s’impose d’emblée comme une voix singulière et attachante des lettres belges.

Stéphane DADO


Joseph Henrot © Objectif Plumes

[OBJECTIFPLUMES.BE] Joseph Henrot est né en 1957 à Chanly, un village de la commune de Wellin. Il vit aujourd’hui dans la commune de Saint-Hubert. Il est marié et père de deux enfants. Il se plaît à rappeler l’importance des rencontres qui éveillent le goût de la lecture et de l’écriture et qui façonnent une vie. Une fois son diplôme d’instituteur en poche, il exercera divers métiers : éducateur, employé commercial, responsable logistique et, bien entendu, enseignant. Pendant toutes ces années, il garde dans un coin de sa tête les paroles d’un de ses professeurs, Monsieur Luc Massart qui, un jour, lui suggéra : “Écrivez, écrivez pour vous, peut-être qu’un jour, vous écrirez pour d’autres“. Lors de sa mise à la retraite, il fait le grand saut et se lance dans l’écriture d’un premier roman.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | auteur : Stéphane Dado | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © fotocommunity.fr ; © Samira Boudou ; © objectifplumes.be.


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