KUSAMA, Yayoi (née en 1929)

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[CONNAISSANCE DES ARTS, 6 novembre 2025] Peu d’artistes ont joui de leur vivant, dans l’histoire de l’art, d’un rayonnement équivalent à celui de Yayoi Kusama (née en 1929). C’est une légende vivante, bien vivante même, qui continue à travailler à l’âge de 96 ans.

Une icône mondiale de l’art – comme le sont Van Gogh, Dali, Andy Warhol et Frida Kahlo – que s’arrachent les grandes marques de luxe. À l’image de Louis Vuitton qui, au printemps 2023, planta devant la Samaritaine, face au Pont Neuf, une immense statue de l’artiste, de 15 mètres de hauteur, recouverte de ses fameux pois colorés, qui tenait en main un élégant petit sac griffé « L.V. ». Une artiste à (re)découvrir à la Fondation Beyeler.

Essence artistique

Pour éviter que l’œuvre et les précieux messages de cette artiste aux multiples talents (peintre, sculptrice, performeuse, autrice, poétesse et créatrice de mode) ne finissent noyés sous les collaborations commerciales qu’elle a elle-même entretenues, nous vous invitons à prendre la direction de Bâle pour faire plus ample connaissance avec l’œuvre et avec le personnage. Vous ne serez pas déçus.

C’est là, dans cette Fondation Beyeler posée au milieu des champs, des pâturages et des vignes, que l’œuvre de Yayoi Kusama a pris ses quartiers. L’occasion de découvrir, quatorze ans après l’exposition du Centre Pompidou, sept décennies de création d’une artiste qui échappe à tous les courants dont elle s’est systématiquement démarquée. L’exposition réunit plus de 300 œuvres des années 1950 à aujourd’hui venues du Japon, de Singapour et de plusieurs pays d’Europe, dont 130 jamais été montrées en Europe. Elle se déploie dans l’un des lumineux espaces dédiés aux expositions temporaires et aussi dans les jardins du musée où plusieurs œuvres en trois dimensions ont été installées.

La nature pour imaginaire

Yayoi Kusama naît en 1929, à Mastumoto, au Japon, dans une famille bourgeoise qui a fait fortune dans le noble et beau métier de pépiniériste. C’est sans aucun doute l’immersion dans le monde bruissant et vivant des arbres et des végétaux qui lui donne le goût des balades dans la campagne environnante. La nature la captive dès son plus jeune âge et marquera, par la suite, profondément sa création. Comme l’attestent les pois, fleurs et citrouilles, omniprésents dans son œuvre, mais aussi une multitude de motifs et de formes, répétitifs et exubérants, inspirés du monde des plantes.

Le polka dot pour signature

Vers l’âge de dix ans, elle est sujette, pour la première fois, à des hallucinations alors qu’elle se trouve dans la maison familiale. J’ai vu la totalité de la pièce, tout mon corps, et l’univers entier recouverts de fleurs rouges. À cet instant même, mon âme s’est trouvée comme effacée. J’ai eu alors l’impression d’être rétablie, de retourner vers l’infini, dans des temps éternels et dans l’espace absolu”, écrit-elle dans son autobiographie Infinity Net publiée en 2002.

Elle réalise, en 1950, son premier autoportrait qui figure un pois rose sur fond noir bordé de pétales, comme une fleur sans tige, que vous pourrez admirer dans une des premières salles. Ce motif – le polka dot – répété à l’infini devient alors sa signature. Ce sont ces mêmes proliférations de pois, reproduits sur des toiles, qu’elle expose en 1959 à New York, où elle s’est installée en 1957 pour fuir les conflits avec sa mère, et aussi cette société japonaise conservatrice, patriarcale et asphyxiante, encore meurtrie par la Seconde Guerre mondiale.

Yayoi Kusama, “Love Is Calling” (2013) © icaboston.org

Mettre en formes les traumatismes

Ses œuvres des années 1950 trahissent ses peurs et ses traumatismes. Comme Corpses (1950), réseau inextricable de cordes de couleur marron, tordues et emplies de nœuds, ou Screaming Girl (1952), figurant une gueule grande ouverte et des yeux hallucinés, qui rappelle Le Cri d’Edvard Munch. On retrouve ce même combat de la vie contre la mort dans Atomic Bomb (1954), représentant un énorme et terrifiant champignon rouge et noir dressé sur un fond lumineux couleur crème, souvenir angoissé des bombardements d’août 1945 sur Hiroshima et Nagasaki. Kusama avait alors 16 ans.

Ce sont d’autres peurs qu’elle cherche à conjurer, à partir du début des années 1960, avec ses Soft sculptures et Accumulations. Comme One Thousand Boats Show (1963), barque ornée d’innombrables protubérances phalliques blanches. Ces profusions de pénis, loin d’être une apologie d’une sexualité débridée, sont, en réalité, un moyen pour elle d’exprimer sa peur du sexe. Cette peur panique causée par des souvenirs d’enfance quand sa mère lui demanda d’espionner son père – volage – lors de ses liaisons adultérines.

Conscience de faire partie d’un Grand Tout

Intégrée à la scène culturelle new-yorkaise, Yayoi Kusama s’engage, dans les années 1967-1969, dans les mouvements de la contre-culture. Elle multiplie les happenings, avec sa fameuse série des Anatomic Explosions, dans des lieux emblématiques de la ville. Le 14 juillet (date d’une célèbre révolution) 1968, quatre jeunes hommes et femmes nus se produisent, au son d’un bongo, aux pieds de la statue de George Washington, non loin de la Bourse de New York, pendant que l’artiste peint sur leurs corps une multitude de pois bleus. Cette performance pacifiste, Love and Peace, vise à dénoncer l’interminable guerre du Vietnam. Lors d’un autre happening, organisé quelques mois plus tard, en octobre 1968, à Wall Street, c’est la Bourse,”qui appauvrit les travailleurs”, qu’elle encourage les participants à “oblitérer” sous une profusion de pois.

Ses Selfs Obliterations montrant le corps de Kusama recouvert d’une multitude de pois colorés, que vous pourrez voir dans la salle 5 du parcours, n’évoque nullement l’annihilation ou l’élimination de soi, mais, au contraire, la conscience de faire partie d’un ‘Grand Tout’, d’un réseau de pois interconnectés, auquel les êtres humains sont tous reliés. C’est ce même message que porte sa série de peintures, baptisée My Eternal Soul, à laquelle elle travaille depuis 2009. Celle-ci rappelle l’univers des peintures des aborigènes d’Australie. Ces œuvres à l’acrylique aux couleurs éclatantes, où se mêlent visages, fleurs et pairs d’yeux, évoquent, ici encore, la profonde interconnexion entre l’Homme et le Cosmos, du microcosme et du macrocosme. Kusama s’emploie à donner vie, dans ces huiles poétiques jubilatoires, aux forces et aux rythmes invisibles qui animent la Nature.

Remettre l’imagination au pouvoir

En 2021, à l’âge de 92 ans, elle se lance dans une nouvelle série, Every Day I Pray for Love, un joyeux ensemble de peintures de petits formats dans lesquelles sont insérées des bribes de poèmes en anglais ou en japonais. Elles rendent compte de la conviction intime de l’artiste que l’imagination possède le pouvoir de transformer le monde et que l’art a la capacité de guérir. En tant qu’artiste, écrit-elle, je pense qu’il est important de livrer un message d’amour, de paix et d’espoir à ceux qui souffrent, et de laisser ce message d’amour éternel aux jeunes générations”.

Eric Tariant


Yayoi Kusama, “Pumpkin”, à Naoshima (J) © archive.com

L’infini à portée de regard

[RTS.CH, 24 octobre 2025] Des toiles aux installations immersives, les pois et les filets demeurent le cœur battant de l’œuvre de Yayoi Kusama. Ces motifs répétitifs incarnent pour elle le principe de l’infini, la perte des repères et la fusion entre soi et le monde.

Dans les Infinity Mirror Rooms, créées dès les années 1960 à New York, le spectateur se voit démultiplié à l’infini, happé par la lumière et la matière. “Avec ce jeu de miroirs et de lumière, on a l’impression d’être dans un espace vivant, qui respire, presque organique. C’est une expérience à la fois troublante et méditative“, explique-t-elle.

Les citrouilles, symboles d’un monde réconfortant

Impossible d’évoquer Yayoi Kusama sans ses citrouilles, motifs récurrents depuis son enfance. “Pour elle, la citrouille est un élément botanique réconfortant, un corps stable qui relie la terre au cosmos.” L’exposition en présente plusieurs, dont une monumentale sculpture de plus de trois mètres de diamètre. “Yayoi Kusama décline ce motif sous toutes les formes: papier mâché, résine, peinture à l’huile, acrylique… C’est un symbole d’ancrage et de paix“, explique la commissaire d’exposition. Symbole devenu culte, la citrouille a même inspiré le monde de la mode : en 2023, Louis Vuitton confiait à Yayoi Kusama la création d’un sac… en forme de courge.

Une artiste entre engagement et liberté

Réalisée en collaboration avec le Musée Ludwig de Cologne et le Stedelijk Museum d’Amsterdam, l’exposition rend également hommage à une artiste profondément engagée. “Yayoi Kusama est l’une des artistes les plus innovantes du XXe et du XXIe siècle. A New York, elle a côtoyé Andy Warhol, Donald Judd et les figures du pop art et du minimalisme. Elle a milité pour la paix, la liberté d’expression et la libération des corps“, souligne Mouna Mekouar.

Ses performances des années 1960, ses happenings contre la guerre du Vietnam ou encore ses mariages symboliques pour défendre les droits des homosexuels témoignent d’un esprit libre, audacieux et résolument pacifiste.

Aujourd’hui, les œuvres de Yayoi Kusama s’arrachent à prix d’or. Sa silhouette – cheveux rouges, coupe au bol, regard malicieux – est devenue aussi reconnaissable que ses créations. A 96 ans, elle continue de peindre chaque jour dans son atelier-hôpital de Tokyo, poursuivant son exploration de l’infini.

Valentin Jordil


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | sources : Connaissance des arts ; rts.ch | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Yayoi Kusama, Infinity Mirrored Room (2025) © Yayoi Kusama / Mark Niedermann


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