Réseaux sociaux : une hyper-conscience de soi qui amplifie le mal-être des jeunes ?

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[THECONVERSATION.COM, 22 octobre 2025Troubles alimentaires, genre, corps, identité… Sur les réseaux sociaux, chaque sujet intime devient un thème de débat public. Si ces discours permettent de sensibiliser à des enjeux de santé et de société, ils peuvent aussi inciter à une auto-surveillance source de mal-être.

Les indicateurs de santé mentale des jeunes se dégradent de manière continue. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), près d’un jeune sur cinq souffre aujourd’hui d’un trouble mental : anxiété, troubles alimentaires, sentiment d’isolement, épuisement émotionnel. Les demandes d’aide explosent. En parallèle, le temps passé sur les réseaux sociaux ne cesse de croître : les 15–24 ans y consacrent plus de trois heures et demie par jour en moyenne (Arcom, 2024).

Cette génération n’est pas seulement la plus connectée : elle est aussi la plus exposée à des discours permanents sur la santé mentale, le corps, l’identité et la performance. Cette exposition continue redéfinit la manière dont les jeunes perçoivent leurs émotions, interprètent leurs comportements et évaluent leur “normalité.

Des réseaux qui apprennent à se scruter et se comparer

Sur les réseaux sociaux, chaque sujet intime devient un thème de débat public : identité sexuelle, genre, TDAH, haut potentiel, troubles alimentaires, dyslexie, stress, normes physiques… Ces conversations, parfois lancées dans une intention bienveillante de sensibilisation, finissent parfois par nourrir une hyper-conscience de soi.

© monburnoutamoi.fr

Les jeunes y apprennent, jour après jour, à se scruter, à se diagnostiquer, mais surtout, à se comparer. Chaque émotion devient suspecte : “Suis-je stressé ? TDAH ? Hypersensible ?“, chaque écart par rapport aux normes visibles sur les réseaux sociaux devient motif d’inquiétude. Cette peur permanente à propos de soi-même crée un terrain fertile pour le mal-être.

Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas nécessairement plus stressés biologiquement que les générations précédentes – ils ont surtout appris à avoir peur d’être stressés selon Sonia Lupien, chercheuse en neurosciences. Autrement dit, c’est la représentation négative du stress qui en augmente l’intensité.

Nos recherches soulignent que les réseaux sociaux agissent comme une caisse de résonance du mal-être. En véhiculant en continu des messages alarmistes selon lesquels le mal-être est un poison ou en diffusant des discours emprunts d’une positivité exacerbée, ils entretiennent la croyance qu’un individu équilibré devrait être constamment serein et performant.

Le mal-être est donc devenu social et symbolique. Par le biais des réseaux sociaux, il devient diffus, constant et se renforce au gré de la visibilité des contenus numériques et de la comparaison sociale qu’ils sous-tendent. Ainsi, les jeunes ne fuient plus une menace extérieure, mais un jugement collectif permanent, celui des pairs et des algorithmes qui régulent leur image de soi.

En définitive, à force de présenter l’anxiété, la fatigue ou encore la différence comme des signaux alarmants, les jeunes finissent par redouter de ne pas souffrir de pathologies qui les rendent “normaux” aux yeux des autres.

Une internalisation des normes

Selon la théorie de l’apprentissage social, les individus apprennent à se comporter et à se percevoir en observant les autres. Les réseaux sociaux fonctionnent précisément sur ce principe : chaque image, chaque témoignage agit comme un micro-modèle de comportement, de posture ou d’émotion.

Nos recherches dans le cadre du projet ALIMNUM, qui vise à étudier l’impact de la consommation numérique des étudiants sur leur santé, et notamment leurs pratiques nutritionnelles, constituent un cas concret illustrant ce phénomène. Les influenceurs sont pour les jeunes des figures médiatiques et incarnent aujourd’hui de véritables modèles normatifs. Dans le domaine du fitness par exemple, leurs contenus prônent la discipline, le contrôle de soi et la performance corporelle.

© cottonbro studio / Pexels

Cette exposition répétée favorise l’internalisation des normes esthétiques et une auto-surveillance constante – ce que Michel Foucault décrivait déjà comme une “gouvernementalité du corps.” Les jeunes ne se contentent plus de voir ces modèles : ils apprennent à se juger à travers eux.

Retrouver le sens de la nuance

Les réseaux sociaux se transforment en outil d’auto-surveillance : les jeunes y apprennent à reconnaître des symptômes, mais aussi à s’y identifier. L’expression du malaise devient un marqueur de légitimité sociale où la souffrance se mesure, se compare et se valorise.

Nos travaux mettent en évidence une peur d’être imparfait ou non conforme aux normes sociales, corporelles circulant en ligne. L’environnement numérique fonctionne alors comme un amplificateur de vigilance intérieure, qui transforme la régulation émotionnelle en source d’angoisse.

Plutôt que d’éliminer le mal-être, il faut réhabiliter l’ambivalence : la peur, le doute, l’imperfection. La santé mentale ne consiste pas à supprimer ces états, mais à apprendre à vivre avec eux.

À l’ère des réseaux sociaux, cet apprentissage de la nuance devient une forme de résistance : accepter de ne pas tout mesurer, de ne pas toujours aller bien. C’est sans doute là le véritable enjeu : dépathologiser l’expérience ordinaire, pour permettre aux jeunes de vivre avec eux-mêmes – et non contre eux-mêmes.

Caroline Rouen-Mallet (Université de Rouen Normandie),
Pascale Ezan (Université Le Havre Normandie),
Stéphane Mallet (Université de Rouen Normandie)


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La peur de rater quelque chose : entre cerveau social et anxiété collective

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[THECONVERSATION.COM, 23 octobre 2025La “peur de rater quelque chose” (“Fear Of Missing Out“, ou FOMO) n’est pas née avec Instagram. Cette peur d’être exclu, de ne pas être là où il faut, ou comme il faut, a déjà été pensée bien avant les réseaux sociaux, et révèle l’angoisse de ne pas appartenir au groupe. Vous l’avez sans doute déjà ressentie : cette sensation distincte que votre téléphone vient de vibrer dans votre poche. Vous le sortez précipitamment. Aucune notification.

Autre scénario : vous partez en week-end, décidé à vous “déconnecter“. Les premières heures sont agréables. Puis l’anxiété monte. Que se passe-t-il sur vos messageries ? Quelles conversations manquez-vous ? Vous ressentez la “peur de rater quelque chose“, connue sous l’acronyme FOMO (“Fear Of Missing Out“). D’où vient cette inquiétude ? De notre cerveau programmé pour rechercher des récompenses ? De la pression sociale ? De nos habitudes numériques ? La réponse est probablement un mélange des trois, mais pas exactement de la manière dont on nous le raconte.

Ce que les penseurs nous ont appris sur l’anxiété sociale

En 1899, l’économiste Thorstein Veblen (1857-1929), l’un des théoriciens invoqués dans l’industrie du luxe décrit la “consommation ostentatoire” : l’aristocratie ne consomme pas pour satisfaire des besoins, mais pour signaler son statut social. Cette logique génère une anxiété : celle de ne pas être au niveau, de se retrouver exclu du cercle des privilégiés.

À la même époque, le philosophe allemand Georg Simmel (1858-1918) prolonge cette analyse en étudiant la mode. Il décrit une tension : nous voulons simultanément nous distinguer et appartenir. La mode résout temporairement cette contradiction, mais au prix d’une course perpétuelle. Dès qu’un style se diffuse, il perd sa valeur. Cette dynamique crée un système où personne n’est épargné : les élites doivent innover sans cesse tandis que les autres courent après des codes qui se dérobent.

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En 1959, le sociologue Erving Goffman (1922-1982) théorise nos interactions comme des performances théâtrales. Nous gérons constamment l’impression donnée aux autres, alternant entre scène (où nous jouons notre rôle) et coulisses (où nous relâchons la performance). Sa question résonne aujourd’hui : que se passe-t-il quand les coulisses disparaissent ? Quand chaque instant devient potentiellement documentable, partageable ?

Enfin, plus récemment, le philosophe Zygmunt Bauman (1925-2017) a développé le concept de “modernité liquide” : dans un monde d’options infinies, l’anxiété n’est plus liée à la privation, mais à la saturation. Comment choisir quand tout semble possible ? Comment être certain d’avoir fait le bon choix ?

Ces quatre penseurs n’ont évidemment pas anticipé les réseaux sociaux, mais ils ont identifié les ressorts profonds de l’anxiété sociale : l’appartenance au bon cercle (Veblen), la maîtrise des codes (Simmel), la performance permanente (Goffman) et l’angoisse du choix (Bauman) – des mécanismes que les plateformes numériques amplifient de manière systématique.

FOMO à l’ère numérique

Avec la généralisation des smartphones, le terme se popularise au début des années 2010. Une étude le définit comme “une appréhension omniprésente que d’autres pourraient vivre des expériences enrichissantes desquelles on est absent.” Cette anxiété naît d’une insatisfaction des besoins fondamentaux (autonomie, compétence, relation) et pousse à un usage compulsif des réseaux sociaux.

Que change le numérique ? L’échelle, d’abord : nous comparons nos vies à des centaines de vies éditées. La permanence, ensuite : l’anxiété est désormais continue, accessible 24 heures sur 24. La performativité, enfin : nous ne subissons plus seulement le FOMO, nous le produisons. C’est ainsi que chaque story Instagram peut provoquer chez les autres l’anxiété que nous ressentons.

Le syndrome de vibration fantôme illustre cette inscription corporelle de l’anxiété. Une étude menée sur des internes en médecine révèle que 78 % d’entre eux rapportent ces vibrations fantômes, taux qui grimpe à 96 % lors des périodes de stress intense. Ces hallucinations tactiles ne sont pas de simples erreurs perceptives, mais des manifestations d’une anxiété sociale accrue.

Au-delà de la dopamine : une anxiété d’appartenance

De nombreux livres et contenus de vulgarisation scientifique ont popularisé l’idée que le FOMO s’expliquerait par l’activation de notre “circuit de récompense” cérébral.

© vecteezy.com

Ce système fonctionne grâce à la dopamine, un messager chimique du cerveau (neurotransmetteur) qui déclenche à la fois du plaisir anticipé et une forte envie d’agir pour ne rien manquer. Dans le Bug humain (2019), Sébastien Bohler développe notamment la thèse selon laquelle notre cerveau serait programmé pour rechercher constamment davantage de ressources (nourriture, statut social, information).

Selon cette perspective, les plateformes de réseaux sociaux exploiteraient ces circuits neuronaux en déclenchant de manière systématique des réponses du système de récompense, notamment par le biais des signaux de validation sociale (likes, notifications), ce qui conduirait à des formes de dépendance comportementale.

D’autres travaux en neurosciences pointent vers une dimension complémentaire, peut-être plus déterminante : l’activation de zones cérébrales liées au traitement des informations sociales et à la peur de l’exclusion. Les recherches menées par Naomi Eisenberger et ses collègues depuis les années 2000 ont révélé que les expériences d’exclusion sociale activent des régions cérébrales qui chevauchent partiellement celles impliquées dans le traitement de la douleur physique.

Elles suggèrent que le rejet social constitue une forme de souffrance inscrite biologiquement. Ces deux mécanismes – recherche de récompense et évitement de l’exclusion – ne s’excluent pas mutuellement, mais pourraient opérer de manière synergique. Au fond, ce n’est pas tant le manque d’un like qui nous inquiète que le sentiment d’être en marge, de ne pas appartenir au groupe social.

Cette inscription neurobiologique de la peur de l’exclusion confirme, d’une autre manière, ce qu’avaient analysé Veblen, Simmel, Goffman et Bauman : l’anxiété d’appartenance constitue un ressort fondamental de nos comportements sociaux, que les plateformes numériques amplifient désormais de manière systématique.

Reprendre le contrôle de l’attention ?

L’anxiété sociale comparative n’a donc pas attendu Instagram pour exister. Mais il faut reconnaître une différence d’échelle : nos cerveaux, façonnés pour des groupes de quelques dizaines d’individus, ne sont pas équipés pour traiter le flux incessant de vies alternatives qui défile sur nos écrans.

Austin Powers : “Perdre son MOJO ?” (The Spy who shagged Me, 1999) © framerated.co.uk

Face à cette saturation, la déconnexion n’est pas une fuite mais une reconquête. Choisir de ne pas regarder, de ne pas savoir, de ne pas être connecté en permanence, ce n’est pas rater quelque chose – c’est gagner la capacité d’être pleinement présent à sa propre vie. Cette prise de conscience a donné naissance à un concept miroir du FOMO : le JOMO, ou “Joy of Missing Out“, le plaisir retrouvé dans le choix conscient de la déconnexion et dans la réappropriation du temps et de l’attention.

Emmanuel Carré (U. de Bourgogne)


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Et si l’alcool disparaissait de la planète ?

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[THECONVERSATION.COM, 14 octobre 2025Que se passerait-il si la consommation d’alcool s’arrêtait totalement, partout ? ou si, scénario dystopique pour les uns, utopique pour les autres, les boissons alcoolisées disparaissaient totalement de la planète ?

Dans le Meilleur des mondes, publié en 1932, l’écrivain britannique Aldous Huxley imagine une société sans alcool, mais sous l’empire d’une autre drogue : le soma. Ce terme, emprunté aux textes védiques indiens où il désignait une boisson sacrée, devient sous sa plume une substance de synthèse parfaite, sans effets secondaires, qui maintient la population dans une soumission heureuse. L’absence d’alcool compensée par un contrôle chimique des émotions…

Sans aller jusqu’à un tel scénario, que se passerait-il dans nos sociétés si l’alcool, subitement, cessait d’être consommé ? Quelles seraient les conséquences pour la santé et, plus largement, pour la société ? Prêtons-nous à ce petit exercice intellectuel, pour tenter de prendre la mesure de la place qu’occupe l’alcool dans nos vies…

Augmentation de l’espérance de vie en bonne santé

Si l’alcool disparaissait demain, on constaterait tout d’abord une diminution de la mortalité et une augmentation de l’espérance de vie en bonne santé. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en 2019, l’alcool était responsable de 2,6 millions de décès par an dans le monde, soit 5 % de la mortalité globale. La classe d’âge 20-39 ans est par ailleurs celle qui enregistre la proportion la plus élevée de décès attribuables à l’alcool, soit 13 %.

En France, l’alcool provoque 41 000 décès par an dont 16 000 par cancers, 9 000 par maladies cardiovasculaires et 6 800 par maladies digestives). Une étude publiée dans la revue scientifique médicale The Lancet en 2018 suggère qu’il n’existe pas de seuil de consommation sans risque pour la santé : dès un seul verre consommé par jour, les années de vie en bonne santé diminuent.

Moins de jeunes mourraient à cause de l’alcool

L’alcool est la première cause évitable de mortalité chez les moins de trente ans. Près d’un décès sur cinq chez les hommes de 25 à 29 ans est attribuable à l’alcool. Avant 40 ans, les causes principales sont les accidents et les suicides, tandis qu’à partir de la quarantaine dominent les maladies chroniques comme la cirrhose. La suppression totale de l’alcool réduirait donc directement la mortalité prématurée.

Diminution des accidents de la route et des suicides

Un monde sans alcool s’accompagnerait aussi d’une réduction rapide des accidents de la route. En 2024, sur les routes de France, l’alcool était en effet responsable de près d’un accident mortel sur quatre.


Diffusé pendant l’Euro pour lutter contre l’alcool au volant, ce spot belge est féroce © Bruxelles Mobilité

En France, les infractions liées à l’alcool, surtout la conduite sous l’empire de l’alcool, représentent près d’un tiers des condamnations pour infractions routières avec, en 2019, 87 900 condamnations. Leur poids considérable a conduit les tribunaux à recourir massivement à des procédures simplifiées pour désengorger le système judiciaire, preuve que ces affaires constituent une part majeure et récurrente du contentieux pénal.

Moins de violences, moins de féminicides et désengorgement du système judiciaire

L’alcool est directement lié à la violence, et les affaires judiciaires impliquent souvent l’alcool. En France, l’analyse des données recueillies par questionnaire auprès de plus de 66 000 étudiants et étudiantes des universités indique que l’alcool est un facteur déterminant des violences sexistes et sexuelles dans ce milieu. Plus de la moitié des violences sexistes et/ou sexuelles ainsi recensées implique une consommation d’alcool dans le cadre de la vie universitaire.

Une étude réalisée en Afrique du Sud a par ailleurs montré que les périodes d’interdiction totale de vente d’alcool pendant la pandémie de Covid-19 ont coïncidé avec une baisse de 63 % des féminicides, comparées aux périodes sans restriction.

Diminution du nombre de suicides

De façon peut-être plus surprenante, si l’alcool venait à disparaître, on pourrait aussi s’attendre à une diminution substantielle des suicides. Comme l’ont montré des études récentes, l’alcool augmente significativement le risque de mort par suicide, et ce, quel que soit le genre considéré. La consommation d’alcool est désormais un facteur de risque reconnu pour le suicide, à la fois à court terme (par intoxication, impulsivité, perte de contrôle) et à long terme (par le développement d’un isolement social dû à la consommation excessive ou à la dépendance, par le développement d’une dépression ou encore de troubles mentaux associés).

Une méta-analyse (revue systématique de littérature suivie d’une analyse statistique portant sur les données des études sélectionnées, ndlr) a ainsi établi que chaque hausse d’un litre par habitant par année de la consommation d’alcool pur est associée à une augmentation de 3,59 % du taux de mortalité par suicide. Rappelons qu’en 2023, les volumes d’alcool pur mis en vente en France – en diminution par rapport aux années précédentes – s’établissaient encore à 10,35 litres par habitant âgés de 15 ans et plus.

Moins de maladies et des services d’urgences et des hôpitaux moins engorgés

Si la consommation d’alcool venait à s’arrêter, les services des urgences seraient beaucoup moins encombrés. Des études réalisées en France estiment, en effet, qu’environ 30 % des passages aux urgences seraient liés à l’alcool. On imagine bien ce que cela pourrait changer quand on connaît les difficultés de fonctionnement auxquelles font actuellement face les services d’urgence. Par ailleurs, la consommation d’alcool étant responsable de plus de 200 maladies, l’arrêt de sa consommation diminuerait leur prévalence, et donc les hospitalisations associées.

Les chiffres de 2022 indiquent que 3,0 % des séjours hospitaliers en médecine, en chirurgie, en obstétrique et en odontologie, que 6,6 % des journées en soins de suite et de réadaptation et que 10,0 % des journées en psychiatrie étaient considérés comme étant en lien avec des troubles de l’usage d’alcool. Par rapport aux chiffres de 2012, on constate une diminution du nombre de séjours pour alcoolisation aiguë ainsi qu’une hausse du recours pour alcoolodépendance. En psychiatrie, le nombre de journées d’hospitalisations a baissé en 2022 par rapport à 2012, tandis qu’en soins de suite et de réadaptation, la durée de prise en charge s’est allongée. Le coût de ces hospitalisations était estimé en 2022 à 3,17 milliards d’euros, soit 4,2 % des dépenses totales d’hospitalisations (contre 3,6 % de l’ensemble des dépenses hospitalières en 2012).

Enfin, la disparition de l’alcool mettrait aussi fin aux troubles du spectre de l’alcoolisation fœtale (TSAF). Chaque année en France, environ 8 000 enfants naissent avec des séquelles dues à l’exposition prénatale à l’alcool. Ces troubles entraînent des handicaps cognitifs et comportementaux durables, des difficultés scolaires et une surmortalité précoce. La disparition de ce syndrome représenterait un gain immense en vies sauvées, en qualité de vie et en coûts évités pour le système de santé, l’éducation et le médico-social.

Ce que l’on gagnerait chaque année sans alcool [France] :

      • 41 000 vies sauvées en France (2,6 millions dans le monde) ;
      • 8 000 enfants épargnés des troubles de l’alcoolisation foetale ;
      • Plusieurs milliers de suicides évités (15 %–20 % liés à l’alcool) ;
      • 2 400 accidents routiers mortels en moins en France ;
      • 246 000 hospitalisations évitées, soit un soulagement majeur pour les services d’urgence ;
      • 102 milliardsd’euros économisés en coûts sociaux, soit 4,5 % du PIB français ;
      • Une justice désengorgée, débarrassée d’une grande partie des infractions routières et violences liées à l’alcool.

Et que se rassurent ceux qui s’inquièteraient du fait que la disparition de l’alcool pourrait nous priver d’hypothétiques bénéfices, tels qu’un quelconque effet protecteur d’une consommation modérée, notamment sur le cœur. Les conclusions des travaux à l’origine de cette rumeur sont désormais largement remises en cause… En revanche, arrêter l’alcool présente de nombreux avantages.

Arrêter de boire : de nombreux bénéfices

Révélés par les campagnes Un mois sans alcool comme le Défi de janvier (le Dry January à la française), les bénéfices observés à l’arrêt de la consommation sont très nombreux. Sans alcool, on se sent beaucoup mieux et notre corps nous dit merci ! Parmi les effets les plus notables et rapportés dans des enquêtes déclaratives figurent des améliorations du bien-être et de la qualité de vie. Les personnes interrogées indiquent notamment mieux dormir, se sentir plus en forme, avoir plus d’énergie. Elles constatent qu’elles ont perdu du poids, et ont vu leur teint et leur chevelure s’améliorer. Elles déclarent également avoir fait des économies. Pour s’en faire une idée : il a été estimé qu’en moyenne, lors de la campagne de 2024 du Défi de Janvier, les participants économisent 85,2 €.

Les paramètres physiologiques s’améliorent aussi. Parmi les bénéfices à l’arrêt de l’alcool, on peut citer un moindre risque de résistance à l’insuline, une meilleure élasticité du foie, une meilleure homéostasie du glucose (glycémie), une amélioration du cholestérol sanguin, une diminution de la pression artérielle et même une diminution des marqueurs sanguins du cancer. Du point de vue cognitif sont rapportées des améliorations en termes de concentration et de performance au travail.

Mais l’alcool, objecteront certains, n’est pas qu’une molécule psychoactive : il est aussi un rituel social universel. Partager un verre est un marqueur d’appartenance, de convivialité, voire de célébration. Sa disparition obligerait à réinventer nos codes sociaux.

Réinventer nos liens sociaux

On l’a vu, aucune consommation d’alcool, quelle qu’en soit la quantité, n’améliore la santé. Sa disparition n’aurait, du point de vue médical, que des bénéfices. En revanche, c’est tout un ensemble d’usages culturels et économiques qu’il nous faudrait réinventer. En société, il nous faudrait consommer autrement et autre chose. Pourquoi pas des mocktails (cocktails sans alcool imitant les cocktails alcoolisés traditionnels) ou d’autres boissons sans alcool, telles par exemple que des boissons fermentées sans éthanol comme le kombucha ou le kéfir ?

Parmi les alternatives à l’alcool, certains explorent même la mise au point de molécules de synthèse qui mimeraient les effets désinhibiteurs de l’alcool, sans ses méfaits métaboliques…

Une fiction qui éclaire une réalité quelquefois désastreuse

L’exercice de pensée auquel s’essaye cet article ne doit pas être confondu avec la prohibition, dont l’échec historique aux États-Unis a montré les limites. Il s’agit plutôt de recourir à la fiction pour interroger notre rapport collectif à l’alcool. Derrière son image conviviale, cette substance reste l’un des premiers facteurs de mortalité évitable, de maladies et de souffrances sociales. Imaginer sa disparition permet d’ouvrir un débat sur la réduction des risques, le développement d’alternatives, et une transformation culturelle de nos rituels sociaux.

PICASSO Pablo, La buveuse d’absinthe (1901) © Bâle, Kunstmuseum.

Et pour ceux qui ont peur de devenir ‘chiants’ en soirée s’ils arrêtent l’alcool ? J’ai exploré cette question dans mon dernier livre (NAASSILA Mickael, J’arrête de boire sans devenir chiant. Le guide pour changer sa relation à l’alcool et préserver sa santé, Solar, 2025), et la réponse est… non !

D’ailleurs, la non-consommation semble devenir de plus en plus acceptable socialement. Un nombre croissant de personnes ne consomment plus d’alcool en France. On note ces dernières années une baisse de la plupart des indicateurs liés à la vente et à l’usage de l’alcool en France. Chez les lycéens par exemple, les non-consommateurs (qui n’ont jamais expérimenté l’alcool), sont passés de 15 % en 2018 à 31,7 % en 2022.

Enfin, le Défi de janvier rencontre aussi un réel succès. Selon un sondage Panel Selvitys publié en février 2024, 5,1 millions de personnes y ont participé en 2024, et un nombre croissant de participants se sont inscrits en ligne : on a enregistré 75 % d’augmentation par rapport à 2023. Tout porte à croire que l’idée de faire la fête sans alcool (et de rester drôle quand même !) est en train de faire son chemin…

Mickael Naassila, physiologiste (Université de Picardie)


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MOYSSON, Émilie (née en 1977)

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[EMILIEMOYSSON.COM] Emilie Moysson est née à Libourne en 1977. Diplômée en 2001 en photographie prise de vue de l’école des Gobelins à Paris, c’est aux Studios Daylight qu’elle perfectionne son intérêt pour la lumière auprès de photographes de mode, de portrait et de nature morte comme Eric Traoré, Benny Valsson, Philippe Salomon entre autres.

En tant que portraitiste, elle réalise en 2007 les photographies des réalisateurs Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud pour le dossier de presse du film Persepolis, elle collabore ensuite avec des magazines d’art, de cinéma, de musique et différentes maisons de disque. En 2012, elle réalise un documentaire sur l’artiste Claude Lévêque, avec le soutien de la DRAC, aujourd’hui elle réalise, filme et monte elle-même des portraits et clips de musique. Elle enseigne par ailleurs la photographie et dirige des ateliers pour l’école des Gobelins et Lignes & Formations.

Parallèlement, Emilie développe un travail artistique plus personnel, dans lequel elle cherche durant ses voyages à travers le monde, le moment où le merveilleux apparait dans la réalité crue, à l’affût d’un point de vue qui laisse le spectateur à l’abri “les images magiques [d’Emilie Moysson] pansent pareilles à des pensées magiques ou des mantras vitrés” (Julie Coutureau, artiste plasticienne, à propos de Are you hoping for a miracle ?).

La vue, l’angle, le cadre, la lumière, lui permettent de servir la quête ou la création d’un instant extra-ordinaire qui permettra au spectateur de décrocher “(…) Marche, flotte, vole, peu importe pourvu que tu lâches prise sur un champ de pesanteur en position satellite, la vue feutrée sans gravité. Pourvu que ça transforme ton sol. Gélatine-dynamite. Gélatine explosive. Claudel te l’a dit : ça te déracinera la cambuse (…).” (Julie Coutureau, à propos de Its so quiet…sh’sh’.)


[RISEART.COM, 7 novembre 2023] Les photographies d’Emilie Moysson sont le fruit de sa recherche constante du moment parfait : celui où ce qui est merveilleux et organique se produit dans la réalité. En maîtrisant les techniques de la photographie, de la mise en scène et de la lumière, elle parvient à capturer des moments simplement extraordinaires.

Portraitiste de formation, Émilie Moysson a réalisé des séances photo de grandes figures du cinéma, de la mode et du journalisme. Elle développe en parallèle une recherche artistique portée sur le sensible, la création numérique, la superposition d’images comme une vraie quête du beau. Retour sur une artiste complète qui a véritablement su imprimer sa patte.

Portraitiste engagée

C’est en 2001 qu’Émilie Moysson obtient un diplôme en photographie – prise de vue à l’École des Gobelins à Paris. Originaire du Sud-Ouest, elle poursuit dans la voie des arts avec pour objectif de se perfectionner auprès de portraitistes, dont les photographes de mode, mais également d’approfondir ses connaissances concernant l’utilisation de la lumière et notamment dans les natures mortes.

Sa nouvelle carrière de portraitiste la conduit à rencontrer de grandes personnalités du monde de l’art parmi lesquelles les réalisateurs Spike Lee, Mathieu Kassovitz, John Malkovitch, mais aussi Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud pour le dossier de presse du film Persepolis. Des musiciens, des acteurs et des journalistes ont par ailleurs croisé la route de cette portraitiste amoureuse de son objectif. Émilie Moysson collabore par ailleurs avec des magazines d’art, de musique, de mode et côtoie régulièrement des créateurs.

Repérer avant de créer

Avant chaque prise de vue se pose la question de l’histoire à raconter. Que dire, comment et pourquoi ? Émilie Moysson s’attache toujours à ce que ses photos véhiculent une idée et traduisent un concept. Lorsque la réflexion sur la préparation de la future prise de vue s’instaure, la photographe s’attache à définir quel outil va lui permettre de capter l’instant.

Appareil argentique, numérique ou Polaroïd, tout est possible pour cette artiste qui se plaît à travailler ses images lors de la prise de vue. Pour la série ItsSOquiet, Émilie Moysson a reshooté en numérique et en argentique des impressions argentiques d’après négatif. La photographe remet en scène ces tirages par l’ajout de sources lumineuses, de gélatines de couleur, par des procédés de surimpressions, d’incrustations de peinture ou de matière.

Il semble fort compliqué aujourd’hui de proposer un concept nouveau, jamais pensé. C’est pour cela qu’il faut donner beaucoup de soi, proposer une sensibilité unique, se lancer dans chaque nouvelle série de tout son être.

Il n’y a pas eu de retouche à l’ordinateur, mais bien deux séries photographiées en deux temps : l’image finale est une seconde photo d’une première photo mise en scène. Tous les effets sont réalisés au moment de la prise de vue et non en postproduction, ce qui explique ainsi l’apparition de brillances ou d’irrégularités sur les formes découpées et posées sur le tirage.

Ses portraits de mode reposent sur un principe semblable. Une réflexion sur le sujet, la portée d’un message, mais aussi sur le lieu qui reste à définir. La photographe repère, définit, évalue la potentialité de chaque lieu. Quel moment, quelle pose permettront de raconter le mieux le modèle ou les créations des designers ? Pour choisir un sujet, c’est une question de variabilité. Le moment, la période, les histoires à raconter, celles de sa vie qu’elle laisse entrevoir en filigrane à travers ses clichés. Surtout, faire décrocher le spectateur de sa réalité, à l’aspirer un instant vers une “quatrième dimension du refuge”.

On fait de l’Art parce qu’on en a envie, parce qu’on en a besoin, mais la finalité du processus est de trouver celui, celle qui comprendra, ressentira et s’appropriera notre œuvre. C’est cet échange qui procure un sentiment si merveilleux qu’il efface tous les doutes !

En parallèle de ses diverses créations pour la mode et le cinéma, Émilie Moysson développe un travail artistique plus personnel et intime, à travers lequel elle retranscrit l’émotion d’une nature morte, comme synonyme d’une beauté retravaillée. Au détour de ses voyages, elle transporte le regard vers des lieux bienveillants, où elle se perd parfois à la seule découverte. L’artiste investit chacune de ses séries d’une grande sensibilité, elle y apporte du sens sans pour autant écarter le rêve, le merveilleux et l’enchantement.

Les séances de photo, ce sont aussi des rencontres notables, la découverte de personnalités attachantes, parfois un peu cinglées, à la classe folle, des familles parfaitement uniques, des designers géniaux, des vieux copains qui se laissent prendre en photo sur le rooftop d’un nouveau restaurant à Hong Kong, tout autant de souvenirs qui éveillent la sensibilité d’Émilie Moysson et la hissent vers des contrées plus profondes, plus intimes.

Cécile Martet


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Emilie Moysson | visiter le site de Emilie Moysson


Plus d’arts des médias en Wallonie et à Bruxelles…

Aider les aidants à nommer ce qu’ils vivent : une recherche participative originale avec des linguistes

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[THECONVERSATION.COM, 4 octobre 2025] Convoquer la linguistique pour évoquer sa fonction d’aidante ou d’aidant – sa place auprès du proche qu’on accompagne, la façon dont on nomme la maladie qui l’affecte, les liens qui nous unissent… –, c’est l’objet d’une recherche participative originale menée par des linguistes auprès d’aidantes de malades d’Alzheimer.

Un projet de recherche émerge parfois à la suite de conversations informelles, de concours de circonstances, de besoins pratiques, de questions ou de problèmes non résolus qui nous tiennent à cœur. Tel a été le cas d’une recherche sur les aidants de malades diagnostiqués Alzheimer menée par une équipe de linguistes qui, par ce projet, sortent de leurs sujets de prédilection (étudier la langue en elle-même et pour elle-même) pour faire un pas de côté vers des problématiques démographiques et sociales sensibles qui questionnent la prise en charge et la fin de vie.

Près de 9,3 millions d’aidants en France

Au regard du vieillissement de la population, une place de plus en plus grande sera nécessairement accordée au proche aidant pour assurer les activités de la vie quotidienne. En France, 9,3 millions de personnes déclarent apporter une aide régulière à un proche en situation de handicap ou de perte d’autonomie. Un Français adulte sur six, mais aussi un mineur sur vingt, est concerné (chiffres 2023 de la Drees pour l’année 2021).

© afc-france.org

Et, selon les projections, en 2030, on comptera 1 Français sur 5 qui accompagnera son proche en situation de dépendance, en raison de son âge, d’une maladie ou d’un handicap. L’aide la plus fréquemment déclarée est le soutien moral, suivi par l’aide dans les actes de la vie quotidienne et enfin l’aide financière.

Quelques chiffres clés pour comprendre qui sont les aidants (Source : Drees, février 2023) :

        • 8,8 millions d’adultes et 0,5 million de mineurs âgés de 5 ans, ou plus, peuvent être qualifiés de proches aidants ;
        • entre 55 et 65 ans, près d’une personne sur quatre se déclare proche aidant ;
        • les femmes sont surreprésentées (jusqu’à l’âge de 75 ans) : parmi les adultes, elles sont 56 % à se déclarant proches aidantes.

De la sociologie de la santé à la linguistique

Ce champ de recherche est très majoritairement occupé par la sociologie de la santé pour étudier, par exemple, les questions du partage des tâches à travers le genre, les relations entre le malade, le médecin et l’aidant, etc., les aidants devenant ainsi des acteurs du soin négocié, ainsi que par les psycho-sociologues qui pensent l’aidance à travers des notions telles que l’épuisement, le fardeau, le burn-out…

Trois faits nous ont convaincus que les linguistes avaient toute leur légitimité pour travailler sur cette problématique :

      • les aidantes et aidants sont exposés à un certain nombre de risques (surmortalité dans les années qui suivent le début de la maladie de leur proche, décès avant leurs aidés…) ;
      • l’aidante ou l’aidant familial assure un travail conséquent, parfois même davantage que ne le ferait une ou un aidant professionnel ;
      • l’aidante ou l’aidant peut concilier activité professionnelle et aide du proche plusieurs heures par jour. Au-delà de deux à trois heures, l’aidante ou l’aidant peut être amené à modifier son organisation personnelle et professionnelle pour passer davantage de temps avec sa ou son proche dépendant.
© lanouvellerepublique.fr

En tant que linguistes, nous avons souhaité saisir la manière dont les aidants se reconnaissent (ou non) derrière cette désignation, la manière dont ils nomment (ou non) la maladie, les procédés qu’ils mobilisent pour contourner par exemple le terme ‘Alzheimer‘ qui charrie des représentations négatives quand ils accompagnent des proches atteints de cette maladie, les injonctions dont ils font l’objet dans l’espace médiatique, institutionnel, assurantiel…

D’une recherche diachronique à une recherche participative

Méthodologiquement, cette recherche initiée en 2017 consistait à faire des entretiens d’une heure trente tous les six mois pour répondre aux questions de recherche. Nous avons ainsi été amenés à évoquer les situations familiales intimes, certains non-dits entre parents et enfants ou entre conjoints, la maladie et les conséquences qu’elle a causées dans la systémique familiale. Chaque entretien consistait à revenir sur ces points mais également à parler des faits marquants qui se sont produits depuis le dernier entretien.

Peu à peu, des liens de proximité se sont tissés entre le chercheur et l’aidant. Les aidants mettaient le rendez-vous à leur agenda et nous rappelaient quand nous dépassions le délai prévu. Une relation de confiance s’est tissée et les aidants nous ont alors donné accès aux outils qu’ils ont confectionnés pour optimiser leur quotidien et celui de leur proche :

      • agenda où l’aidant consigne à la fois les rendez-vous médicaux, le passage d’aide à domicile, la livraison des repas… mais aussi ses états d’âme, sa charge mentale, les faits marquants de sa journée, ses émotions ;
      • photos et films de famille à Noël où l’on constate, année après année, les effets de l’accélération de la maladie ;
      • différents dispositifs tels que des Post-its de couleurs différentes pour distinguer, dans le réfrigérateur, ce qui doit être consommé au petit-déjeuner, au déjeuner ou au dîner ; pour distinguer les vêtements d’été, d’hiver ou de mi-saison…
      • accès aux conversations sur le groupe WhatsApp de l’aidante qui informe son entourage des signes montrant l’accélération de la maladie de son conjoint.

Face à cette demande croissante de participation à la recherche (en creux dans le discours de certains aidants, et explicite pour d’autres), nous avons fait évoluer le protocole en demandant à un photographe professionnel de travailler avec nous pour capturer, avec la photo ou la vidéo, certains moments de l’aidance et participer ainsi au renouvellement de l’iconographie du grand âge et de l’accompagnement.

Tous ont accepté la démarche et ont permis au professionnel de photographier une part de leur intimité qui a été importante dans leur parcours d’aidant (un objet cher au malade, une pièce de la maison, un dispositif créé par l’aidant, un espace dans le jardin…).

Au-delà de ces prises de vue, d’autres aidants nous ont proposé de modéliser leur expérience, via une carte mentale, qui jalonne les faits marquants de la famille sur une durée de près de dix ans (de 2014 à 2023).

Ce que raconte l’infographie en en-tête :

      • de 2014 à 2021 : il s’agit de la confrontation des sœurs (aidantes) de leur mère (aidée) au corps médical avec des discours et émotions (parfois) contradictoires. Elles prennent alors conscience qu’elles deviennent aidantes ;
      • décembre 2021 : entrée en Ehpad de leur mère avec le sentiment de déresponsabilisation alors qu’elles ont une habilitation familiale ;
      • décembre 2023 : l’état de santé de leur mère s’aggrave et remise en cause de certains actes de la prise en charge.

Une approche singulière ?

Rappelons qu’une recherche participative, selon le rapport Houllier, est définie comme “les formes de production de connaissances scientifiques auxquelles des acteurs non scientifiques-professionnels, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, participent de façon active et délibérée.”

Les aidantes ont expliqué leur cheminement pour arriver à ce niveau de modélisation.

Décryptage de l’infographie

On avait noté sur notre agenda des moments de travail, deux dates je crois au moins un mois avant notre rendez-vous et on a surtout travaillé la veille au soir et l’après-midi avant votre arrivée, et quand on a posé ces mots, on a pensé qu’il y avait nécessité d’utiliser des polices et des couleurs différentes. Par exemple, tout ce qui est médical est encadré. […]

Quand on a matérialisé des relations par des flèches, c’est qu’on pensait à quelqu’un en particulier, il y avait donc ces émotions positives ou négatives qui apparaissaient, elles sortent du cœur […] donc tous les métiers, on les a rencontrés, expérimentés et puis derrière, on a des gens, des visages. […]

Dans le premier graphe, on était dans la découverte de beaucoup de choses qu’on a dû mettre en place, apprendre, comprendre. Aujourd’hui, on est plus dans une routine, dans quelque chose qui s’est installé et on découvre comme dans plein de sujets qu’il faut tout le temps remettre son énergie sur l’ouvrage, tout le temps être vigilant, patient.

Cette recherche participative a permis de visibiliser les aidants et leur a donné la possibilité, dans une démarche introspective, de réfléchir à ce qu’ils font au quotidien. D’ailleurs, les sœurs aidantes à l’origine de l’infographie nous ont rapporté :

Ça nous a ouvert aussi les yeux sur pas mal de choses et d’avoir fait ce bilan dans un sens, ça permet de finir une première étape, de mesurer tout ce qu’on avait parcouru et même si on le savait, c’était bien de repenser à tout cela, on l’aurait sans doute pas fait si vous nous aviez pas demandé de le faire.

Et pour la linguistique, ce projet montre combien il est enrichissant de travailler sur le rapport entre langage et problématique du vieillissement et de la dépendance.

Frédéric Pugniere-Saavedra, linguiste (UBS)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Frédéric Pugniere-Saavedra (UBS); © afc-france.org ; © udaf67.fr ; © lanouvellerepublique.fr.


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Comment les juges (français) tracent la ligne entre critique d’une religion et stigmatisation des fidèles

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[THECONVERSATION.COM, 29 septembre 2025Certaines critiques de la religion relèvent-elles de la liberté d’expression ou basculent-elles dans la stigmatisation des croyants ? En France, la frontière est juridiquement ténue. Dans les prétoires, les juges tranchent, au cas par cas, loin des slogans et des polémiques médiatiques.

Les mots et discours qui circulent dans l’espace public sont régulièrement au cœur de controverses autour des limites de la liberté d’expression. Ils soulèvent des interrogations récurrentes sur les droits des individus, figures publiques ou anonymes, à tenir certains propos. Parmi les sujets les plus sensibles figurent les discours critiques à l’égard des religions.

Si certains les considèrent comme l’expression légitime d’une opinion ou d’un désaccord avec une doctrine, d’autres y voient une forme de stigmatisation insidieuse visant les croyants eux-mêmes. Ainsi, ce qui relève pour les uns d’un simple rejet intellectuel d’une croyance peut apparaître, pour les autres, comme une attaque implicite contre ceux qui y adhèrent. Ces divergences reflètent des clivages idéologiques profonds, qui alimentent la virulence des débats dans l’espace public.

Sans prétendre trancher ce débat, il faut souligner que ces tensions se jouent également dans les salles d’audience. Comment les juges français tracent-ils la ligne entre la critique d’une religion et la stigmatisation de ses fidèles ? La justice reconnaît-elle que cette frontière peut parfois s’estomper, que la critique peut glisser vers la stigmatisation ?

Offense ou préjudice ? Une distinction juridique essentielle

En France, la liberté d’expression repose sur la loi du 29 juillet 1881, qui garantit une parole libre dans l’espace public tout en posant des limites : diffamation, injure, provocation à la haine ou apologie de crimes sont ainsi sanctionnées. Longtemps concentré à la 17e chambre du tribunal judiciaire de Paris, ce contentieux s’est largement diffusé sur le territoire français avec les réseaux sociaux, impliquant désormais des anonymes autant que des figures publiques.

DAUMIER Honoré, Les Avocats (ca. 1860) © Artsy.net

Pour les juges, la méthode reste constante : identifier la cible des propos, puis en apprécier le sens selon le contexte. Ce cadre juridique repose sur une distinction essentielle : on ne punit pas une opinion, mais un discours portant atteinte à des personnes. Cela rejoint l’opposition formulée par le philosophe français Ruwen Ogien (1947-2017) entre offense, dirigée contre des idées ou des croyances, et préjudice, qui touche des individus ou des groupes identifiables.

Ainsi, critiquer une religion, même de manière virulente, relève de la liberté d’expression, alors que viser explicitement ses fidèles en excède les limites. Les tribunaux font la différence entre des propos sur ‘l’islam’ ou sur ‘le catholicisme’, qui désignent des dogmes religieux, et ceux visant ‘les musulmans’ ou ‘les catholiques’, assimilables à des attaques contre des personnes. Cette ligne de séparation permet d’expliquer certaines décisions judiciaires : Michel Houellebecq, par exemple, a été relaxé en 2002 après avoir qualifié l’islam de “religion la plus con“, la justice estimant qu’il s’en prenait au dogme, non aux croyants.

Le blasphème n’est plus un délit en France depuis 1881

Cette distinction opérée entre croyance et croyants s’explique par le fait que, depuis 1881, le blasphème n’est plus un délit en France. La critique de figures ou de symboles religieux est donc légalement permise, même si elle choque. Mais cela n’empêche pas certains groupes de considérer ces critiques comme des atteintes aux croyants eux-mêmes. À intervalles réguliers, des associations saisissent les tribunaux pour tenter de faire reconnaître qu’une offense dirigée contre une religion constitue en réalité un préjudice infligé à ceux qui la pratiquent. La sociologue Jeanne Favret-Saada a bien analysé ce phénomène dans les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma. 1965-1988 (2017), en montrant comment, dans certaines procédures, ces associations tentent de transformer une offense symbolique en une atteinte personnelle devant la justice.

La dernière tentation du Christ de Martin Scorcese ne plaît pas à tout le monde (1988) © Barbara Alper/Getty Images

La plupart des actions en justice liées à des offenses religieuses sont portées par des associations chrétiennes, notamment catholiques. En première ligne, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif), qui multiplie les procédures pour dénoncer ce qu’elle considère comme de la christianophobie. Pour elle, critiquer un dogme ou un symbole religieux revient à attaquer les croyants eux-mêmes. Dès 2010, le chercheur Jean Boulègue (1936-2011) relevait déjà que 90 % de ces affaires étaient engagées par des chrétiens, avec l’intention de faire reconnaître juridiquement l’offense comme un préjudice réel.

Des associations musulmanes ont tenté d’emprunter la même voie, notamment lors des procès contre Michel Houellebecq, en 2002, ou contre Charlie Hebdo après la publication des caricatures de Mahomet, en 2007. Mais la justice a tranché systématiquement en faveur d’une relaxe, les juges estimant que la critique visait la religion, non les musulmans en tant que groupe. Une position réaffirmée régulièrement : tant que le discours cible le dogme et non les fidèles, elle reste protégée par la liberté d’expression. En 2006, la Cour de cassation a même annulé une condamnation contre une publicité pastichant la Cène, rappelant qu’un symbole religieux peut être détourné sans que cela constitue une injure.

Si le principe juridique semble clair, son application se heurte à certains discours qui le mettent à mal. Dès lors que le discours s’éloigne du sens littéral, par des procédés comme la métonymie ou la personnification, l’identification de la cible devient plus complexe. C’est dans ces zones grises que se joue aujourd’hui la frontière entre critique légitime d’une croyance et discours stigmatisant des croyants.

Quand le discours prend des détours : la métonymie et la personnification à l’épreuve du droit

Le sens littéral des mots ne suffit pas toujours à identifier leur cible. Le contexte, le ton, l’intention, et certaines figures de style peuvent en modifier la portée.

Parmi elles, la métonymie désigne un objet par un autre auquel il est lié : dire “boire un verre“, c’est évoquer le contenu, non le contenant. Dans le vers de Paul Éluard, “Paris a froid, Paris a faim“, Paris désigne les habitants, non la ville elle-même. Ce glissement, bien connu des linguistes, peut devenir source d’ambiguïté en justice, où l’interprétation précise des propos est cruciale. La métonymie permet de suggérer sans nommer, de contourner les interdits sans les enfreindre explicitement. Dans les prétoires, elle pose la question suivante : où s’arrête la critique d’une idée ou d’un dogme, et où commence l’attaque d’un groupe de personnes ?

Double assassinat de Magnanville (2016) © 20minutes.fr

Un premier exemple éclaire ces enjeux. Un arrêt de la Cour de cassation du 16 mars 2021 portait sur un tract diffusé après l’attentat de Magnanville (Yvelines), où figuraient les slogans “Islam assassin” et “Islam dehors“, associés à un poignard ensanglanté. La question posée aux juges : ces slogans visaient-ils la religion ou, métonymiquement, ses fidèles ? Le tract, en attribuant à l’islam des intentions humaines (volonté de soumettre, violence), recourait à la personnification, ce qui ouvre la voie à une désignation implicite des musulmans.

Le tribunal correctionnel a vu dans ce procédé une attaque indirecte contre les pratiquants, renforcée par d’autres expressions stigmatisantes caractéristiques du discours raciste (“grand remplacement“, “invasion“). La cour d’appel, au contraire, a opté pour une lecture littérale, jugeant que l’absence de mention explicite d’un groupe empêchait de qualifier les propos d’incitation à la haine. La Cour de cassation a cassé cette décision, rappelant qu’on ne peut faire abstraction du discours figuré ni de ses effets implicites. Ce cas oppose donc deux lectures : l’une, contextuelle et figurale, attentive aux procédés stylistiques ; l’autre, strictement littérale, limitée au sens des mots en dehors de leur usage en contexte.

Une autre affaire, liée à des propos tenus en 2013 à Belfort (Territoire de Belfort), met en lumière un autre aspect de cette frontière floue entre critique de la religion et stigmatisation des croyants. La même personne que celle du tract y déclare : “Oui je suis islamophobe, et alors ? La haine de l’islam, j’en suis fière. L’islam est une saloperie […], c’est un danger pour la France.” Contrairement au tract, ici la religion est explicitement visée, sans glissement apparent vers les fidèles. La prévenue assume une hostilité envers une religion, et non envers ceux qui la pratiquent. Elle est condamnée en première instance par des juges qui acceptent d’y voir un glissement entre haine de la religion et haine des croyants, mais relaxée en appel : les juges reconnaissent la violence du propos, mais estiment qu’il relève d’une opinion sur une religion, sans intention manifeste de stigmatiser un groupe. Ce raisonnement interroge. Peut-on vraiment dissocier des formules comme “haine de l’islam” ou “l’islam est un danger” de toute portée sociale sur les croyants ? Revendiquer son islamophobie comme l’affirmation d’une haine à l’égard d’une croyance peut à l’inverse être vu comme une manière de contourner l’interdit de la haine envers les personnes, sous couvert de critiquer une abstraction.

Ces deux affaires illustrent les limites d’une approche strictement littérale et les difficultés que la distinction entre. Si les propos ne franchissent pas toujours le seuil de l’incitation légale, ils révèlent combien la frontière entre critique du dogme et attaque des croyants peut être instable, et parfois exploitée pour rester dans la légalité.

L’affaire Houellebecq, évoquée plus haut, en offre une nouvelle illustration. Dans une interview, l’écrivain affirme : “La religion la plus con, c’est quand même l’islam.” La justice y voit une critique de la religion en tant que telle, et non une attaque contre ses fidèles. Pourtant, lorsqu’il poursuit en déclarant : “L’islam naît avec la volonté de soumettre le monde […]. C’est une religion belliqueuse, intolérante, qui rend les gens malheureux“, le discours glisse vers une personnification du dogme. Ce procédé ouvre la voie à une lecture métonymique, susceptible d’assimiler croyance et croyants. Là encore, l’interprétation littérale masque les effets de glissement potentiels du propos et l’ambiguïté de leur cible.

Les exemples étudiés montrent que la justice française s’efforce de maintenir une distinction délicate entre la critique du dogme et l’attaque dirigée contre les croyants eux-mêmes. Toutefois, cette frontière demeure instable, car elle peut facilement être contournée. Les mots, en contexte, peuvent glisser insidieusement de l’abstraction théologique à la stigmatisation implicite d’un groupe de fidèles. Ce glissement, souvent permis par les ressources mêmes du langage – métonymie, personnification, implicite – exige des juges une lecture fine et contextualisée des discours, attentive non seulement à leur contenu littéral, mais aussi à leurs effets, leurs sous-entendus, et à l’intention qui les anime.

Si la liberté de critiquer les religions constitue un principe fondamental en droit français, elle ne saurait servir de paravent à des propos qui, sous des apparences abstraites, ciblent en réalité un groupe identifiable. La langue, par sa richesse et sa souplesse, permet précisément ces déplacements de sens : les ignorer serait faire preuve d’un dangereux aveuglement.

Anna Arzoumanov, philologue (Sorbonne Université)

Anna Arzoumanov est l’autrice de Juger les mots. Liberté d’expression, justice et langue (Actes Sud, La compagnie des langues, 2025).


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Benjamin Gavaudo – Centre des monuments nationaux ; © Artsy.net ; © Barbara Alper/Getty Images ; © 20minutes.fr.


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Atlas sonores : du monde à la Wallonie…

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Un site web pour entendre les langues et accents du monde entier !

[BYOTHE.FR, 9 février 2017] Ce que j’aime avec le web, c’est qu’il existe une multitude de sites internet dont le seul et unique but est d’assouvir votre curiosité. C’est le cas de Localingual. Lorsque vous arrivez sur ce site, vous découvrez immédiatement une carte du monde très colorée. Mais aucune explication de l’utilité de cette carte. Alors, préparez-vous à balader votre souris sur cette carte et ouvrez grand vos haut-parleurs, vous allez pouvoir visiter le monde en écoutant les langues et accents de chacun des pays à l’écran !

Cliquez pour essayer…

L’idée de ce site web a muri dans l’esprit d’un passionné de voyages. David Ding est un ancien ingénieur de chez Microsoft fasciné par les langues et dialectes. Dans ses divers périples, il a été amené à en découvrir beaucoup. Du coup il s’est lancé dans le projet de créer une sorte d’encyclopédie audio des langues. Mon rêve pour ce site est qu’il devienne le Wikipedia des langues et dialectes parlés dans le monde

Cette encyclopédie des langues n’est pas encore très remplie – pour le moment ! Les dialectes et langues locales de nombreux pays sont encore manquants, mais chaque jour de nouvelles langues apparaissent. Vous pouvez donc cliquer sur n’importe quel pays de la carte pour découvrir comment se prononce le pays dans la langue locale, mais également dans d’autres langues (à condition que des utilisateurs aient pris le temps de s’enregistrer).

Vous pouvez en plus de cela retrouver des phrases de la vie courante pour en découvrir un peu plus sur la langue. Bien sûr, comme ce site est collaboratif, vous n’êtes pas à l’abri de tomber sur des petits farceurs qui enregistrent un peu n’importe quoi (mais c’est de bonne guerre). Rassurez-vous, il est possible de signaler les enregistrements bidons ! N’hésitez pas à aller faire un tour sur la langue de votre pays pour faire un peu de nettoyage !

Enfin, si vous souhaitez contribuer, vous êtes les bienvenus pour enrichir cette encyclopédie en pleine croissance ! Bref, voici un petit site sans prétention qui mérite un peu plus d’attention tant son objectif va dans le sens de l’éveil au monde et de la préservation des cultures locale ! Franchement, j’aime bien !

Byothe


Cet atlas sonore vous permet de découvrir les langues régionales de France

Cliquez pour essayer…

[BYOTHE.FR, 5 janvier 2025] Il y a quelque temps, je vous avais présenté une carte interactive des langues et accents du monde entier. Cette carte permettait de découvrir des langues d’à peu près partout sur notre planète. Mais un peu plus proche de chez nous, en France, il existe également une très grande diversité de langues et de patois régionaux. Et un grand nombre de ces langues régionales a été répertorié sur un Grand Atlas des langues régionales de France disponible gratuitement en ligne.

Si le français est bien sûr la langue officielle de notre pays, les langues régionales appartiennent à notre patrimoine culturel. À ce titre, certaines d’entre elles sont désormais enseignées à l’école et peuvent être choisies comme langues vivantes au bac comme le basque, le breton, le catalan, l’occitan, le corse et même certaines langues créoles comme le guadeloupéens, le martiniquais ou encore le réunionnais.

Mais il n’y a pas si longtemps, à la fin du XVIIIe siècle, seulement 25% de la population française… parlait français ; les autres utilisaient les langues régionales. Paradoxalement, à la même époque, le français était la langue parlée dans toutes les cours d’Europe… c’était en quelque sorte la langue internationale comme peut l’être l’anglais aujourd’hui.

Un atlas sonore des langues régionales de France

Dans un projet soutenu par un grand nombre d’institutions (notamment le CNRS ou le Musée de l’Homme), deux linguistes et un chercheur en visualisation de l’information, ont donc voulu rassembler sur une carte plus de 280 enregistrements d’une même fable d’Ésope :

La bise et le soleil se disputaient, chacun assurant qu’il était le plus fort, quand ils ont vu un voyageur qui s’avançait, enveloppé dans son manteau. Ils sont tombés d’accord que celui qui arriverait le premier à faire ôter son manteau au voyageur serait regardé comme le plus fort. Alors, la bise s’est mise à souffler de toute sa force mais plus elle soufflait, plus le voyageur serrait son manteau autour de lui et à la fin, la bise a renoncé à le lui faire ôter. Alors le soleil a commencé à briller et au bout d’un moment, le voyageur, réchauffé, a ôté son manteau. Ainsi, la bise a dû reconnaître que le soleil était le plus fort des deux.

Cliquez pour essayer…

Vous pouvez écouter tous ces dialectes ou patois en cliquant sur leur nom sur la carte… vous obtiendrez également la retranscription de la fable dans cette même langue régionale. Les langues sont classées par couleurs en fonction de leur racine : langue romane, langue d’oc, langue germanique…

Bref, au-delà de l’aspect encyclopédique de ce projet, cet atlas sonore des langues régionales est un très bel outil pour découvrir la richesse de notre patrimoine linguistique du nord au sud de la France en passant par l’outre-mer !

Byothe


Atlas sonore des langues et dialectes de Belgique

Une même fable d’Ésope peut être écoutée et lue en français (en cliquant ici) et en langues régionales endogènes de Belgique (en cliquant sur les différents points de la carte). […] Ce projet est le résultat de la collaboration pluridisciplinaire de deux linguistes, chercheurs au CNRS (Philippe Boula de Mareüil et Albert Rilliard) et d’un chercheur en visualisation d’information, Maître de conférences à l’Université Paris-Saclay (Frédéric Vernier). La plupart des enregistrements en wallon, en flamand et en francique carolingien proviennent respectivement de Lucien Mahin, de Jacques Van Keymeulen et de Léo Wintgens.

Cliquez pour essayer…

L’atlas sonore de Belgique : promenade à travers les enregistrements présents fin 2020 et illustrant les langues régionales reconnues par la Communauté Wallonie-Bruxelles

[DENEE.WALON.ORG] Introduction. Le site web https://atlas.limsi.fr/?tab=be présente une carte de Belgique colorée par langue régionale, avec des points représentant des communes ou des villages. En cliquant sur ces points, on peut retrouver la traduction de la fable d’Ésope La bise et le soleil à la fois en audio et en texte apparaissant dans une fenêtre en bas d’écran.

La version de la fable mise à la disposition de nos collaborateur·trice·s est fondée sur un texte français de 120 mots (environ une minute de parole), que les linguistes ont l’habitude d’utiliser et que voici :

La bise et le soleil se disputaient, chacun assurant qu’il était le plus fort, quand ils ont vu un voyageur qui s’avançait, enveloppé dans son manteau. Ils sont tombés d’accord que celui qui arriverait le premier à faire ôter son manteau au voyageur serait regardé comme le plus fort. Alors, la bise s’est mise à souffler de toute sa force mais plus elle soufflait, plus le voyageur serrait son manteau autour de lui et à la fin, la bise a renoncé à le lui faire ôter. Alors le soleil a commencé à briller et au bout d’un moment, le voyageur, réchauffé, a ôté son manteau. Ainsi, la bise a dû reconnaître que le soleil était le plus fort des deux.

La traduction en langues endogènes de Belgique peut être littérale ou littéraire. La transcription de l’oral est donnée dans un système orthographique choisi par le locuteur ou la locutrice, ou encore, à défaut, par son encadrant, un des co-auteurs de cette note. Ce travail a été présenté d’un point de vue linguistique à trois occasions (expliquant que nous ne reviendrons pas sur certains aspects techniques et dialectologiques) :

      • en février 2020, sous le titre Le wallon et les autres parlers romans ou franciques de Wallonie dans l’atlas sonore des langues et dialectes de Belgique au Prix de philologie de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’analyse portait sur 50 points, 45 belgo-romans (5 picards, 3 gaumais, 2 champenois et 35 wallons), ainsi que 5 points en francique mosellan. Une version légèrement corrigée est publiée sur le site L’Aberteke.
      • en septembre 2019, sous le titre Les parlers romans dans l’atlas sonore des langues et dialectes de Belgique (32 points d’enquête) faisant suite au colloque Quel dialogue numérique entre les atlas linguistiques galloromans ?, organisé par Esther Baiwir, Pascale Renders et Cécile Kaisin à l’Université de Lille. La présentation a abouti à un article dans les actes du colloque qui ont pris la forme d’une revue, sous le titre Les parlers romans dans l’atlas sonore des langues et dialectes de Belgique (Bien dire et bien aprandre, n° 35, 2020, pp. 85–108). Ce texte est également disponible sur le même site.
      • en avril 2018, sous le titre Atlas linguistique sonore de la GalloRomania : focus sur le wallon. Il concernait alors les 18 premiers points d’enquête et faisait suite au colloque Promotion ou relégation : la transmission des langues minorisées d’hier à aujourd’hui, organisé par Stéphanie Noirard et Jean-Christophe Dourdet à l’Université de Poitiers, dont les actes sont à paraître aux Presses universitaires de Rennes.

Presque tous les enregistrements ont été réalisés au domicile des locuteurs. L’année 2020, avec ses multiples péripéties ayant limité le travail de terrain, nous a néanmoins permis d’enrichir le corpus, grâce à de nouvelles collaborations. Nous présentons ici 82 points illustrant les langues régionales reconnues par la Communauté Wallonie-Bruxelles, à savoir, par ordre de superficie des berceaux de la langue : le wallon, le picard, le gaumais, le francique mosellan, le champenois et le thiois brabançon sous sa variante bruxelloise. Cet article est principalement constitué d’une première visite éclair des différents enregistrements, classés par langue, ou variante régiolectale 2pour le wallon. Nous commenterons ensuite quelques points techniques avant de conclure et d’ouvrir quelques perspectives. [Pour lire la suite…]

Philippe Boula de Mareüil, Lucien Mahin,
Frédéric Vernier, Jean-Philippe Legrand, Bernard Thiry


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : byothe.fr ; denee.walon.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : dupuis.com © byothe.fr ; © denee.walon.fr.


Plus de dispositifs en Wallonie…

ARTIPS : Ma tortue bien-aimée

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[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR, 29 septembre 2025Où l’on découvre des artistes qui se donnent un mal de tortue pour arriver à leurs fins. 2024. Les artisans des Ateliers Loire sont affairés à une tâche délicate. Penchés sur le vitrail d’une tortue hilare, ils sont en train d’insérer un petit bout de verre rouge pour figurer sa langue… Une tortue ? Eh oui, le personnage représenté n’est autre que Caroline, le sympathique reptile de la bande dessinée Boule et Bill !

Depuis quelques années, Stéphanie Gori Loire et son père Hervé, à la tête des Ateliers, se sont lancé un sacré défi : représenter les héros de leur enfance avec du verre et selon les techniques traditionnelles du vitrail en plomb. Ce sont donc les grandes figures de la BD franco-belge, de Lucky Luke à Gaston Lagaffe en passant par le Marsupilami, qui prennent vie entre les mains expertes des maîtres verriers. Concrètement, il s’agit d’abord d’adapter une case de l’œuvre, de la dessiner sur un carton à la taille réelle pour servir de modèle, avant de produire les verres colorés. La plupart sont d’ailleurs peints pour rendre les détails des personnages et des décors.

Une fois cuits, ces verres sont découpés et assemblés comme un puzzle à l’aide de baguettes de plomb. 1 700 heures ont été nécessaires pour produire six séries de 16 vitraux ! Les Ateliers Loire n’ont reculé devant aucune difficulté. En l’occurrence, la langue de Caroline demande la réalisation d’une prouesse technique : le montage en chef-d’œuvre. L’artisan découpe un trou dans la plaque de verre représentant la tête de notre tortue. C’est à l’intérieur qu’il insère le petit morceau de langue rouge. Et bien sûr, il faut faire attention de ne rien casser !

Cette opération est si complexe qu’elle faisait partie des épreuves pour devenir maître verrier au XVe siècle…

Avec leurs Caroline, Lucky Luke et autres Gaston, les Ateliers font ainsi d’une pierre deux coups : transmettre les savoir-faire anciens tout en prouvant que le vitrail reste une forme de création contemporaine.

Faire de la bande dessinée, c’est comme voir ses rêves. (Chris Ware)

Cliquez pour plus d’infos…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : newsletters.artips.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, vitrail de Caroline la tortue en cours de réalisation © Studio Boule & Bill, 2025 © Ateliers Loire, Stéphanie Gori Loire.


Plus d’artefacts en Wallonie…

Le Royaume des Sedangs (1888-1889)

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[HISTORIA.FR, 24 mars 2018] André Malraux s’inspira de sa personnalité haute en couleur dans plusieurs de ses romans et caressa même le projet de faire de sa vie aventureuse un film à grand budget hollywoodien, intitulé Le Règne du Malin. Lui, c’est Marie-Charles David de Mareyna (1842-1890), un aventurier extravagant qui, à la fin du XIXe siècle, parvient à se tailler à un royaume au sein du pays Moï au Vietnam – une zone montagneuse particulièrement dangereuse pour les Européens, car insalubre et peuplée d’une mosaïque de tribus rétives à toute civilisation.

Tout commence en 1888. Ex-officier chez les Spahis, homme à femmes, affairiste sans scrupules, Mareyna végète alors à Saïgon. Il a quitté la France trois ans plus tôt après avoir escroqué le richissime baron Seillière, en lui soutirant une forte somme pour financer une expédition scientifique imaginaire. Depuis, il a dilapidé le pactole et survit modestement grâce à une activité de trafic d’armes et à des piges pour un journal local. Mais la chance va bientôt lui sourire.

Le gouverneur de l’Indochine française s’inquiète en effet, à cette époque, des visées expansionnistes du royaume voisin du Siam sur le pays Moï. Il ne peut, pour autant, y envoyer des troupes, car cette perspective déplaît à Paris. Ne lui reste que la possibilité de missionner un mercenaire pour faire le travail à sa place… et c’est à Mareyna qu’il choisit de confier cette tâche délicate. Et c’est ainsi qu’au printemps 1888, celui-ci s’enfonce dans la jungle à la tête d’une colonne de 80 porteurs et 15 tirailleurs, sans oublier sa concubine annamite.

Dans les mois qui suivent, Mareyna se démultiplie : il sillonne la région à dos d’éléphant, va de village en village, négocie, défie ses adversaires en combat singulier. Son bel uniforme blanc, avec bicorne et sabre incrusté de nacre et d’or, fait forte impression, d’autant qu’il ne manque jamais de revêtir en dessous une cotte de maille, sur lesquelles les fléchettes empoisonnées viennent se briser. Subjugués et croyant se trouver face à un demi-dieu, les Sedangs, une des tribus du pays Moï, finissent par l’élire roi, sous le nom de Marie Ier.

Marie 1er © historia.fr

Dès lors, les ambitions de Mareyna deviennent sans limite. Il dote son nouveau royaume d’une constitution (dans laquelle, on le notera à son crédit, il abolit l’esclavage et les sacrifices humains), d’un drapeau, de décorations, d’une devise (“Jamais cédant, toujours cédant” – on vous laisse trouver le jeu de mots), d’une douane et d’une capitale, le village de Kon Jari, où est instaurée une étiquette extravagante. Et pour que rien ne manque, sont imprimés des timbres-poste portant au centre l’écusson royal (un tigre d’or sur champ d’azur).

La comédie, toutefois, prend fin en 1889. Mareyna, en effet, a l’audace de retourner en France dans le but de faire reconnaître officiellement son royaume par le président Sadi Carnot. A Paris, il devient la coqueluche de la bonne société (et en profite pour vendre à tour des bras des baronnies, titres de noblesse et décorations fantaisistes afin de renflouer ses caisses). Mais, dans les Sedangs, l’administration coloniale met à profit son absence pour démanteler son royaume : lorsque, désespéré, il se décide à retourner sur place, il est trop tard. A son arrivée à Singapour, le consul de France l’informe qu’il se trouve frappé d’une interdiction de séjour en Indochine.

Mareyna ne survivra guère à la perte de son royaume. Après avoir vainement tenté d’offrir le protectorat sur les Sedangs à l’empereur d’Allemagne (et avoir récolté, au passage, une accusation pour haute trahison), il se réfugie sur l’île malaise de Tioman, où il survit en collectant des nids d’hirondelle pour des marchands chinois. En novembre 1890, abandonné de tous sauf de son chien, il meurt – mordu par un serpent ou en se suicidant avec une aiguille empoisonnée, personne ne le sait (…).

Vincent Beghin


Marie Charles David de Mayrena © retronews.fr

[INDOMEMOIRES.HYPOTHESES.ORG, 22 septembre 2012]  En 1888, sur les hauts plateaux du Vietnam, Marie-Charles David de Mayréna se fit élire roi des Sédangs, une tribu insoumise et invaincue. Histoire de l’aventurier méconnu qui fascina et inspira André Malraux.

Kon Tum, sur les hauts plateaux du Vietnam, à un jet de pierre du Cambodge et du Laos. En ce lundi pascal, la foule se presse aux abords de la cathédrale de l’Immaculée Conception. Un surprenant édifice en bois de fer (imputrescible), bâti sur pilotis, au toit pointu comme celui des rongs, les maisons communautaires des tribus locales. L’œuvre des missionnaires français, venus évangéliser ces peuplades animistes et idolâtres il y a cent cinquante ans. Pour mieux propager leur foi, les soldats du Christ se sont adaptés à leurs ouailles. Dans l’architecture religieuse comme dans la liturgie catholique : servie en plein air par le padre Paulo, la messe est dite en bahnar et en djarai, langues des deux ethnies majoritaires du diocèse.

Des bonnes sœurs en tunique bleue animent le chœur tandis que des jeunes filles aux pieds nus dansent en inclinant les mains, à la façon des apsaras. Avec une foi intacte et touchante, l’assistance reprend à pleins poumons des couplets en dialecte autochtone, d’où n’émerge que l’intraduisible, comme Jérusalem ou alléluia. Une fois l’assistance dispersée, rendez-vous est pris avec le père Paulo. Il connaît tout sur l’implantation des missionnaires chez les Moïs.

En revanche, un sourire gêné et des yeux ronds accueillent la question qui nous amène en ces lieux : “Connaissez-vous Marie Ier, qui fut roi des Moïs en 1888 ?” Non, il ne connaît pas notre héros. Visiblement, le curé est sincère. On ne peut le blâmer de cette lacune. Qui se souvient de l’épopée aussi fulgurante que pathétique de l’aventurier français Marie-Charles David de Mayréna (1842-1890) ? Peu de gens, mais ceux qui se sont penchés sur la geste de ce condottiere sont restés captivés, fascinés, envoûtés. André Malraux, qui l’appelait son “fantôme de gloire”, s’en inspira fortement dans La Voie royale (où Perken est son double évident). Il lui consacra ensuite un roman inachevé et intitulé Le Règne du Malin. Surtout, il rêva toujours d’en faire un film qui, s’il avait vu le jour, aurait rejoint dans la légende du septième art L’Homme qui voulut être roi et Apocalypse Now.

Ancien officier chez les spahis, séducteur hors pair et duelliste redouté

Tout commence au printemps 1888 à Saïgon, rue Catinat (rebaptisée Dong Khoi – “soulèvement populaire” – par les communistes, après 1975), quelque part entre les Messageries Maritimes et l’Hôtel Continental.

Dans la moiteur de l’Asie, sur une terrasse de café, un bel homme de forte stature (1,82 m, ce qui est immense pour l’époque), habillé avec recherche sinon dandysme (c’est un admirateur de Barbey d’Aurevilly), sirote une absinthe en échafaudant les plans de sa future expédition, indifférent aux regards explicites que lui jettent les Européennes de la colonie. A 46 ans, Marie-Charles David de Mayréna s’apprête à jouer le coup de sa vie, pourtant déjà bien remplie. Car le gaillard n’est pas un béjaune.

Ex-officier chez les spahis (il a participé à l’annexion de la Cochinchine), familier des Grands Boulevards et des cabarets parisiens, séducteur invétéré, duelliste éprouvé (il a occis un fâcheux à l’épée), affairiste indélicat et journaliste intermittent, il a quitté l’Europe en 1885. Non sans avoir soutiré de l’argent au richissime baron Seillière pour financer une exploration scientifique dans le sultanat d’Aceh, en Indonésie.

Guerrier Sedang © historicvietnam.com

Entre-temps, il a débarqué à Saïgon, surnommé le Paris de l’Orient, gardé le pécule et changé de projet. Son grand dessein : fédérer les ethnies des montagnes, le pays moï, sauvage et hostile. Une mosaïque de peuples rétifs à toute forme de civilisation, qui croient aux esprits de la forêt, vivent de la chasse et passent leur temps à se faire la guerre, notamment pour s’approvisionner en esclaves. À part quelques intrépides missionnaires installés à Kon Tum, nul Français n’ose s’y aventurer. Trop dangereux, trop insalubre. C’est justement ce qui plaît à Mayréna. Cette absence de fonctionnaires et de militaires lui laisse le champ libre. Une terra incognita dont lui, qui rêve à Cortès et à Pizarre, sera le conquistador.

Outre sa capacité de persuasion, son bagout et son panache, il a de la chance. En effet, le Siam – conseillé par les Anglais et les Prussiens – convoite cet hinterland moï qui lui assurerait le contrôle de la rive orientale du Mékong. Cette perspective inquiète Paris, qui rechigne néanmoins à y envoyer la troupe. Ce serait diplomatiquement explosif.

Aussi, lorsque Mayréna, que les rapports de police présentent comme un trafiquant d’armes et un aigrefin mythomane, a proposé ses offres au gouverneur général d’Indochine, celui-ci a sauté sur l’occasion et lui a donné un feu orange : en cas de succès, la zone passera dans le giron de la France ; en cas d’échec, l’aventurier sera désavoué. Bref, une mission officieuse dont l’administrateur en chef de la colonie n’a pas mesuré les conséquences. Car le sieur Mayréna va réussir au-delà de toute espérance. Ô combien !

Avec une colonne de 80 coolies et 15 tirailleurs annamites, sa congaï de Saïgon – une Vietnamienne qu’il présente comme une princesse chame  – et un acolyte douteux dénommé Mercurol, ancien croupier, il va se frayer un chemin à travers la jungle et s’y tailler un royaume. S’appuyant sur les missionnaires catholiques de Kon Tum, il sillonne la brousse à dos d’éléphant, court de rong en rong, palabre pendant des journées, prête le serment de l’alcool de riz (bu en commun dans de grandes jarres avec de longues pailles), défie et défait les réticents ou les mécontents en combat singulier. Sa bravoure n’a d’égale que sa rouerie.

Sous son uniforme de fantaisie – pantalon blanc, dolman bleu aux manches galonnées d’or -, il porte une cotte de mailles sur laquelle les fléchettes au curare viennent se briser. Imprégnés de surnaturel, les Moïs pensent que ce géant barbu, qui ne craint rien ni personne, est un demi-dieu, qui jouit de la protection des génies.

Le royaume de Marie Ier est doté de tous les attributs de la souveraineté

En six mois, son audace et son charisme aboutissent à ce prodige dont toute l’Indochine va bientôt faire des gorges chaudes : Mayréna se fait élire roi des Sédangs (les plus redoutables et les plus belliqueux de tous les Moïs qu’il fédère), sous le nom de Marie Ier. Son énergie est inépuisable.

Il rédige une Constitution (où l’esclavage et le sacrifice humain sont prohibés) et dote son jeune Etat de tous les attributs de souveraineté. Un drapeau azur frappé d’une croix de Malte blanche avec une étoile rouge en son centre. Une devise: “Jamais cédant, toujours s’aidant” (on admirera le jeu de mots avec Sédangs).

Crée une douane, une poste, des timbres, des décorations : l’ordre royal sédang, l’ordre du Mérite sédang et l’ordre de Sainte-Marguerite. Crée une armée de 20.000 hommes équipée de Remington et d’arbalètes, avec laquelle il affronte les insoumis en bataille rangée et aux cris de: “Dieu, France, Sédang !” Du village de Kon Jari, il fait sa “capitale” et instaure une étiquette digne de Versailles. Sa concubine annamite se voit promue reine des Sédangs ; Mercurol, qui est un peu son Sancho Pança, hérite du titre de marquis d’Hénoui ! Ce qui est inouï… Une monarchie d’opérette ? Bien sûr. Mais Marie Ier y croit.

A tel point qu’en 1889, il se rend à Paris pour rencontrer le président Sadi Carnot et lui demander en grande pompe de reconnaître le royaume sédang. Marie Ier, en tenue d’apparat, décorations pendantes, jamais en manque d’anecdotes pittoresques, devient la mascotte des salons. Pour survivre (car il est à sec, comme toujours), il vend des titres de propriété ou d’exploitation sur son royaume, des médailles, des baronnies, des duchés et des comtés fantaisistes.

Mais Mayréna agace en haut lieu. Tandis qu’il parade en métropole, l’administration démantèle son royaume en loucedé. Sur ordre de Paris, les envoyés de la République sont venus dans tous les villages moïs afin de récupérer les drapeaux de Marie Ier et les remplacer par des étendards tricolores. Vexé, le monarque déchu tente une ultime parade. Il réussit à convaincre un industriel belge de financer une opération visant à récupérer “ses terres” avec des mercenaires recrutés en Malaisie.

Entreprise qui échoue lamentablement à l’escale de Singapour, où Mayréna apprend du consulat qu’il est interdit de séjour en Indochine. Exilé sur l’île malaise de Tioman, où il collecte des nids d’hirondelle pour les marchands chinois, le roi des Sédangs ne survivra pas à l’affront. Le 11 novembre 1890, abandonné de tous sauf de son chien, il meurt. Une mort brutale, à l’image de son existence. Morsure de serpent pour les uns, suicide au poison pour les autres. Sic transit gloria mundi.

A Kon Jari, siège de son trône éphémère, nous avons vainement cherché trace de son règne : un souvenir, un témoignage, une relique, un objet. Une arbalète, un carquois, des fléchettes nous auraient suffi. Les armes de la défunte armée de Sa Glorieuse Majesté, en quelque sorte. Mais des antiquaires fortunés venus de Saïgon en 4 x 4 ont tout racheté cash, nous racontent les villageois. Et dans le rong de Kon Jari, entre un gong de bronze et un crâne de buffle, ce n’est pas le portrait de Marie Ier qui est affiché mais celui d’Hô Chi Minh. Rien, il ne reste rien de Marie-Charles David de Mayréna. Juste un songe évanoui…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : en tête de l’article : Kon Tum © holidify.com ; © retronews.fr ; © historia.fr ; © historicvietnam.com.


Plus de presse en Wallonie…

Dinde au whisky (recette & gag)

Temps de lecture : 5 minutes >

La recette de la dinde au whisky (plat de fête) est connue, surtout dans sa version humoristique (ci-dessous), aussi traditionnelle que la recette d’origine (voir plus bas) :

Années 80 : la Cuisine des Mousquetaires, avec Maïté et sa comparse © parismatch.com
      1. Acheter une dinde d’environ 5 kg pour 6 personnes et une bouteille de whisky, du sel, du poivre, de l’huile d’olive, des bardes de lard.
      2. La barder de lard, la ficeler, la saler, la poivrer et ajouter un filet d’huile d’olive.
      3. Faire préchauffer le four thermostat 7 pendant dix minutes.
      4. Se verser un verre de whisky pendant ce temps-là.
      5. Mettre la dinde au four dans un plat à cuisson.
      6. Se verser ensuite 2 verres de whisky et les boire.
      7. Mettre le therpostat à 8 après 20 binutes pour la saisir.
      8. Se bercer 3 berres de whisky.
      9. Après une debi beurre, fourrer l’ouvrir et surveiller la buisson de la pinde.
      10. Brendre la vouteille de biscuit et s’enfiler une bonne rasade derrière la bravate – non – la cravate.
      11. Après une demi-heure de blus, tituber jusqu’au bour. Oubrir la putain de borde du bour et reburner – non – revourner – non – recourner non – enfin, mettre la guinde dans l’autre sens.
      12. Se pruler la main avec la putain de borte du bour en la refermant – bordel de merde.
      13. Essayer de s’asseoir sur une putain de chaise et se reverdir 5 ou 6 whisky de verres ou le gontraire, je sais blus.
      14. Buire – non – luire – non – cuire – non – ah ben si – cuire la bringue bandant 4 heures.
      15. Et hop, 5 beurres de plus. Ça fait du bien par ou que ça passe.
      16. R’tirer le four de la dinde.
      17. Se rebercer une bonne goulee de whisky.
      18. Essayer de sortir le bour de la saloperie de pinde de nouveau parce que ça a raté la bremière fois.
      19. Rabasser la dinde qui est tombée bar terre. L’ettuyer avec une saleté de chiffon et la foutre sur un blat, ou sur un clat, ou sur une assiette. Enfin, on s’en fout…
      20. Se péter la gueule à cause du gras sur le barrelage, ou le carrelage, de la buisine et essayer de se relever.
      21. Décider que l’on est aussi bien par terre et binir la mouteille de rhisky.
      22. Ramper jusqu’au lit, dorbir toute la nuit.
      23. Manger la dinde froide avec une bonne mayonnaise le lendemain matin, et nettoyer le bordel qu’on a mis dans la cuisine la veille, pendant le reste de la journée.

Recette de dinde au whisky

Même l’Intelligence Artificielle sait cuisiner… © piquin-restaurant.fr

[PIQUIN-RESTAURANT.FR] Un plat savoureux et amusant à préparer. Qui aurait cru que la dinde au whisky pouvait être à la fois un plat délicieux et une source de rires ? Plutôt que de se contenter d’une recette classique, pourquoi ne pas ajouter une touche d’humour à votre table ? Cette recette, facile à réaliser, séduira vos convives tout en apportant une ambiance festive. Préparez-vous à surprendre vos invités avec un plat qui réchauffe le cœur et éveille les papilles.

Les ingrédients indispensables

Avant de vous lancer dans cette aventure culinaire, assurez-vous d’avoir les bons ingrédients sous la main. Voici ce qu’il vous faut :

      • Dinde : 1,5 kg, de préférence une dinde fermière pour plus de saveur.
      • Whisky : 200 ml, choisissez un whisky de bonne qualité pour un goût optimal.
      • Oignons : 2, émincés pour apporter une douceur caramélisée.
      • Carottes : 3, coupées en rondelles pour une belle présentation.
      • Herbes de Provence : 1 cuillère à soupe pour relever le tout.
      • Crème fraîche : 200 ml pour créer une sauce onctueuse.
      • Sel et poivre : au goût.
Préparation étape par étape

Maintenant que vous avez tous les ingrédients, passons à la préparation. Voici un guide simple pour concocter cette dinde au whisky inoubliable :

      • Préchauffez votre four à 180°C (thermostat 6).
      • Dans une grande poêle, faites chauffer un peu d’huile et faites revenir les oignons jusqu’à ce qu’ils soient translucides.
      • Ajoutez les carottes et faites-les dorer pendant quelques minutes.
      • Disposez la dinde dans un plat allant au four et assaisonnez-la avec du sel, du poivre et des herbes de Provence.
      • Versez le whisky sur la dinde, puis ajoutez les oignons et carottes par-dessus.
      • Couvrez le plat avec du papier aluminium et enfournez pendant environ 1h30.
      • Une fois la cuisson terminée, retirez le papier aluminium et laissez dorer pendant 15 minutes supplémentaires.
      • Pour la sauce, mélangez la crème fraîche avec le jus de cuisson récupéré dans le plat, puis servez-la en accompagnement.
Les bienfaits du whisky dans la cuisine

Utiliser du whisky dans vos recettes ne sert pas seulement à impressionner vos invités. Ce spiritueux apporte des arômes complexes qui rehaussent les saveurs des plats. Le whisky, grâce à son caractère riche, sublime les viandes tout en apportant une note légèrement sucrée et épicée. Voici quelques avantages :

      • Arômes enrichis : ajoute des notes boisées et vanillées (parfait pour les marinades),
      • Moisture : garde la viande juteuse (idéal pour les rôtis),
      • Complexité : crée des saveurs uniques (utilisé dans les sauces).
Une touche d’humour pour vos repas

Pour rendre votre repas encore plus mémorable, n’hésitez pas à y ajouter une touche d’humour. Que diriez-vous d’une petite blague sur la cuisine ? Par exemple : “Pourquoi la dinde a-t-elle traversé la route ? Pour passer du côté du whisky ![Wallonica : ?] Cela allègera l’atmosphère et mettra tout le monde à l’aise. “La cuisine est un art, mais l’humour en est la touche magique“, ajoute un chef anonyme [Wallonica : on comprend…].

FAQ
      • Peut-on utiliser un autre alcool ? Oui, le vin blanc ou le cognac peuvent également convenir à cette recette.
      • Combien de temps faut-il cuire la dinde ? Environ 1h30 à 2h selon le poids de la dinde.
      • Comment savoir si la dinde est cuite ? Utilisez un thermomètre, la température interne doit atteindre 75°C.
      • Peut-on préparer la dinde à l’avance ? Oui, vous pouvez la préparer un jour avant et la réchauffer au four.

En somme, la dinde au whisky apporte non seulement de la saveur mais aussi une bonne dose de bonne humeur autour de la table. N’attendez plus pour tester cette recette qui fera sensation lors de vos repas en famille ou entre amis !

Antoine Dubois


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : Jeannie Roskam ; piquin-restaurant.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DP ; © parismatch.com ; © piquin-restaurant.fr.


Encore faim ?

L’art d’éduquer les princesses de la Renaissance : ce que nous apprennent les “Enseignements” d’Anne de France

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 23 septembre 2025] À partir du Moyen Âge, l’éducation des filles fait l’objet d’une grande attention dans la noblesse et, dans une moindre mesure, les milieux bourgeois. Le manuscrit original des Enseignements, rédigés au XVe siècle par la fille aînée du roi Louis XI, Anne de France, duchesse du Bourbonnais et d’Auvergne, destinés à sa fille de 12 ans, Suzanne de Bourbon, récemment réapparu sur le marché de l’art, nous éclaire sur les valeurs essentielles transmises aux princesses de la Renaissance.

Alors qu’on le croyait perdu depuis plus d’un siècle, le manuscrit original des Enseignements, d’Anne de France (1461-1522), destinés à sa fille Suzanne de Bourbon (1491-1521) a resurgi sur le marché de l’art au printemps 2025, et vient d’être classé trésor national par le ministère de la culture. Historiens et historiens de l’art le pensaient égaré dans les fonds de la bibliothèque de Saint-Pétersbourg (Russie) qui était en sa possession depuis la fin du XVIIIe siècle environ. Il se trouvait en fait dans la collection particulière de Léon Parcé (1894-1979), érudit et passionné de Blaise Pascal (1623-1662), qui l’avait acquis des autorités soviétiques dans les années 1930.

La nouvelle de la réapparition de ce manuscrit réjouit historiens, historiens de l’art et de la littérature, qui ne le connaissaient que par une copie du XIXe siècle et qui espèrent pouvoir l’étudier dans les prochaines années. Mais quelle est au juste la spécificité de ces Enseignements ?

Anne de France, une femme de pouvoir

L’éducation des filles constitue depuis le Moyen Âge un enjeu fondamental dans les milieux nobiliaires et, dans une moindre mesure, bourgeois. Comme les garçons, elles sont les destinataires de manuels de savoir-vivre appelés miroirs qui contiennent une multitude de préceptes moraux et de conseils pour la vie quotidienne.

Le Livre pour l’enseignement de ses filles, du chevalier de La Tour Landry, ou encore les enseignements de saint Louis à sa fille Isabelle de Navarre figurent au rang des plus connus. Au XVe siècle, la femme de lettres Christine de Pizan rédige des miroirs à l’intention des princes, des princesses et, plus largement, des femmes de toutes conditions. Son Livre des trois vertus constitue un modèle dans lequel puiser.

© lamontagne.fr

Cependant, les Enseignements, d’Anne de France, qui se placent dans cette filiation littéraire, ont ceci de particulier qu’ils sont l’œuvre d’une mère pour sa fille, ce qui est assez unique. Surtout, Anne de France n’est pas une femme parmi d’autres : fille du roi Louis XI (1461-1483), c’est aussi la sœur de Charles VIII (1483-1498). Cette fille de France est l’une des femmes de pouvoir les plus puissantes du royaume, entre la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance.

Anne de France s’est imposée sur la scène politique dès les années 1480, en assurant une sorte de régence pour son frère Charles, aux côtés de son époux Pierre de Beaujeu. Dotée d’une grande expérience de la politique, de la cour et d’une grande culture, dont témoignent ses nombreuses références à Aristote et à saint Augustin, elle rédige les Enseignements à [s]a fille vers 1503-1505.

Il s’agit d’un moment charnière dans sa vie familiale. Tout juste veuve, celle qui n’est autre que duchesse de Bourbonnais et d’Auvergne, s’apprête à marier sa fille à Charles de Bourbon-Montpensier, connu plus tard sous le nom de connétable de Bourbon. Sans doute Anne s’est-elle inspirée des miroirs cités précédemment, conservés dans la bibliothèque des ducs de Bourbon, à Moulins.

La rédaction de ce miroir fait passer la princesse de la pratique à la théorie. En effet, en raison de son statut de fille de roi, Anne s’est illustrée depuis les années 1480 comme éducatrice de très nombreux princes et princesses envoyées par leurs familles à la cour de France pour recevoir un enseignement de premier plan. Outre son propre frère Charles qu’elle forme à son futur métier de roi, elle se voit confier Marguerite d’Autriche (tante de Charles Quint et régente des Pays-Bas), Louise de Savoie (mère de François Ier et première régente officielle du royaume de France), Philippe de Gueldre, duchesse de Lorraine, ou encore Diane de Poitiers toutes promises à un brillant avenir politique.

L’idéal de la princesse, parangon de vertu et de bonne éducation

C’est donc une femme d’expérience qui prend la plume pour s’adresser à Suzanne de Bourbon au tout début du XVIe siècle. Pour justifier son entreprise, elle évoque “la parfaite amour naturelle” qu’elle éprouve à l’égard de sa fille, alors âgée d’une douzaine d’années. Le manuscrit d’une centaine de feuillets dont elle fait don à Suzanne est enluminé et composé des Enseignements, suivis de l’Histoire du siège de Brest, bref opuscule dont Anne est également l’auteur.

Le contenu des Enseignements n’est en rien révolutionnaire, bien au contraire, il s’inscrit dans une tradition médiévale héritée du Miroir des Dames, de Durand de Champagne, et des écrits de Christine de Pizan.

Christine de Pisan © medievalists.net

Anne de France rappelle en premier lieu à sa fille son état de créature faible, marquée par le péché originel (comme toute créature humaine, homme ou femme) et la nécessité de dompter et de dépasser ses faiblesses naturelles afin de faire son salut sur terre. C’est le principal objet de toute existence chrétienne. Pour cela, Suzanne devra s’efforcer d’acquérir la vertu qui se décline en de nombreuses qualités : prudence, piété, bonne renommée, courtoisie, humilité, maîtrise de soi, etc.

Il n’est rien plus délectable à voir en femme noble que vertueux savoir” poursuit Anne. La vie doit ainsi s’ancrer dans la connaissance et la vérité, qui rapprochent de la sagesse, tout éloignant de la folie tant redoutée. Destinée à être une femme de haut rang et à évoluer dans les milieux de cour, Suzanne devra savoir s’y comporter sans faire défaut à ses origines. Plus encore, il lui faudra se méfier de la fausseté ambiante de la cour, lieu du mensonge, du faux-semblant et de la trahison, qui représentent autant de pièges quotidiens à éviter. Comme épouse, la princesse devra demeurer fidèle à sa propre lignée, “à son sang“, tout en s’attachant fidèlement à son époux, se montrant notamment capable de le seconder en cas d’absence de ce dernier.

Les Enseignements expriment l’idéal de la princesse, parangon de vertu et de bonne éducation, selon Anne de France. Fruit d’années d’expérience du pouvoir et de la cour, ce miroir se présente comme un modèle de piété, de morale et de vertu destiné, certes, à sa fille mais, plus largement, à toutes les dames et demoiselles évoluant dans la sphère aulique [CNTRL : AULIQUE : Qui a rapport, qui appartient à la Cour, à l’entourage d’un souverain].

C’est ce qui explique sa diffusion rapide dans le royaume de France, dès le premier quart du XVIe siècle, au sein des plus hautes franges de la société. Sous une forme imprimée, les Enseignements rejoignent par exemple les bibliothèques de Marguerite de Navarre, sœur du roi François Ier (1515-1547), de Diane de Poitiers (1500-1566) puis de la puissante souveraine Catherine de Médicis (reine de France de 1547 à 1559). C’est dire l’importance accordée par ses comparses aux conseils de celle qui fut l’une des plus puissantes femmes de la première Renaissance.

Aubrée David-Chapy (Centre Roland-Mousnier)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Anne de France et sa fille Suzanne, sur le panneau de droite du Triptyque de Moulins, peint par le maître flamand Jean Hey à la fin du XVe siècle © Cathédrale de Moulins (Allier) ; © medievalists.net ; © lamontagne.fr.


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CARABEDIAN : Désactiver la fatalité

Temps de lecture : 8 minutes >

[SOCIALTER.FR, n°71, août-septembre 2025] La science-fiction fait sa révolution. Peut-on se réapproprier le futur, alors que la catastrophe a déjà commencé ? Dans ce numéro, Socialter explore le courant informel de la science-fiction qui renoue avec l’ambition utopique et imagine des futurs post-capitalistes, à l’instar de l’autrice Corinne Morel Darleux, qui, dans une nouvelle inédite, plonge dans les lendemains d’une révolution décroissante. Architectes minutieux, les plumes de cette nouvelle SF bâtissent une galaxie foisonnante d’organisations sociales et politiques désirables. Mais régénérer le genre implique, comme le rappellent les auteurs afrofuturistes, de rompre avec l’inconscient colonial qui a longtemps marqué les fantasmes de conquête spatiale. Alors que le réel du techno-fascisme dépasse bien souvent les récits d’anticipation, bâtir des imaginaires désirables semble plus que jamais une urgence politique…


Désactiver la fatalité

Un livre n’aura jamais le même poids qu’un char d’assaut, le même impact qu’un missile Jericho, la même vélocité qu’une balle de sniper, ni même la vie infinie d’une donnée enregistrée par une caméra de surveillance. Un livre ne rendra jamais l’eau potable, ne replantera une forêt, ne nourrira une population, ni ne dépolluera les sols. Un livre ne protégera jamais contre un coup de matraque, ne mettra pas à bas les inégalités et injustices, ni ne renversera les tyrans comme un tsunami renverse les centrales nucléaires.

© Jules Naleb

Et pourtant. Marx voyait dans les idées et la théorie des forces matérielles capables de changer le monde (Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844). À la question que soulevait le philosophe Etienne TassinPourquoi agissons-nous ? nous ajoutons “Pourquoi devons-nous imaginer ?” Non pas pour fuir ce monde qui chaque jour semble de plus en plus désespérant, mais au contraire pour commencer à agir dessus, en interrogeant nos rapports à la technique, à l’écologie et enfin à la politique. Et pour ce faire, un livre peut tout. Car il existe, comme la formule le philosophe Miguel Abensourune impulsion obstinée vers la liberté et la justice, qui, en dépit de tous les échecs, de tous les désaveux, de toutes les défaites, renaît dans l’histoire, refait jour, qui, au plus noir de la catastrophe, se fait entendre, résiste, comme si la catastrophe même suscitait une nouvelle sommation utopique.

En ces temps troublés, l’œuvre d’imagination apparaît comme une nécessité politique, voire un nouveau paradigme révolutionnaire. Imaginer, inventer d’autres possibles, ouvrir les imaginaires, il semble y avoir comme une sorte d’injonction à déjouer le déferlement dystopique.

La dystopie ou l’imaginaire de la fatalité

Dans un monde saturé par les catastrophes annoncées, les imaginaires eux-mêmes semblent en effet en crise. L’épuisement politique est aussi un épuisement des récits. La capacité à formuler des alternatives se heurte à un réalisme oppressant, à une croyance dans l’inévitabilité des formes dominantes. La dystopie semble avoir supplanté toute autre forme d’imaginaire. Les récits d’effondrement, de catastrophe, d’autoritarisme, nous saturent. Nous nous sommes habitués aux images de villes s’étirant à l’infini, leurs cheminées crachant du feu, sous une pluie acide perpétuelle : c’était le décor du film Blade Runner de Ridley Scott, c’est maintenant une image classique voire conformiste. La dystopie a pu être un outil de mise en garde, comme l’a été 1984 de George Orwell sur le totalitarisme et la surveillance généralisée, ou encore le Neuromancien de Gibson sur les enjeux politiques et sociaux liés à l’essor des réseaux internet dans les années 1980. Elle semble pourtant à présent avoir basculé dans une forme de normalisation. Le futur dépeint est sombre, mais il n’est que trop familier. L’étrangeté n’inquiète plus, elle est attendue. Pire : elle est déjà là. Nous vivons dans une dystopie réalisée, où l’angoisse est devenue un sentiment politique partagé.

Blade Runner de Ridley Scott (1982) © The Ladd Company

La dystopie, dans sa version contemporaine, ne crée plus de rupture avec le réel. Elle ne produit plus d’effet d’étrangéisation. Elle conforte l’idée que le pire est inévitable, que les dés sont jetés. Elle cesse de déranger pour devenir spectacle. Comme l’illustrent les nombreux blockbusters ou séries de science-fiction ces dernières années : films postapocalyptiques à la Mad Max, attaques de zombies et survivalisme comme dans The Walking Dead ou The Last of Us, aliénations technologiques dans Black Mirror ou encore dictature et torture porn dans The Handmaid’s Tale. La dystopie est bankable. Et ce que la science-fiction avait de subversif est peu à peu détourné par le marché, absorbé dans des logiques de profit, de storytelling et de marketing anxiogène. En somme, la dystopie ne fait plus de détour, elle n’est plus vraiment dissidente (même si ces œuvres dystopiques peuvent avoir plein de qualités politiques et artistiques par ailleurs). Les récits ou images dystopiques paraissent ressasser infiniment ce que l’on connaît (ou parfois ce que l’on vit très concrètement) en accentuant telle ou telle caractéristique avec un focus tantôt sur le pouvoir capitalistique, le dérèglement climatique, ou la montée des fascismes.

Quelles images de futurs désirables voulons-nous voir fleurir ?

Face au désastre en cours, l’utopie et le désir des possibles se pressent aujourd’hui à nouveau sur toutes les lèvres. Aussi bien de celles et ceux qui se soucient du monde, de ses catastrophes présentes et à venir, et qui sentent au plus profond toute l’urgence d’une sortie du capitalisme mondialisé, que de celles et ceux qui pensent pouvoir tirer profit, avec force cynisme, de cette capacité d’imaginer ce qui n’est pas encore.

Car ce n’est pas un simple problème de quantité du type “nous manquons cruellement d’utopies.” C’est également un problème de qualité : il s’agit bien de se demander quelles images de futurs désirables nous voulons voir fleurir, c’est-â-dire des images positives, divertissantes certes, mais surtout émancipatrices, foncièrement critiques de toutes formes d’ordre établi, conscientes de l’histoire des luttes, soucieuses de la liberté des individus autant que de la vie des autres espèces, profondément originales et audacieuses dans leurs formes, dans leurs explorations et les expérimentations qu’elles rendent possibles.

Mais certainement ni naïves ni vaines. Ces utopies proposent, font des tentatives, sont toujours en construction. Et le renouvellement du corpus de science-fiction, qu’on le nomme aujourd’hui Solar Punk, Hope Punk ou SF positive, montre bien, malgré tout, que ce sont dans et par les mots et les images que peuvent se construire les alternatives. Il existe d’ailleurs une généalogie de l’esprit utopique en science-fiction. Par exemple, dans les années 1960-1970, des autrices féministes ont trouvé dans la science-fiction les moyens de rendre compte de mondes où le patriarcat aurait disparu, comme dans le roman d’Ursula K. Le Guin Les Dépossédés, ou The Female Man de Joanna Russ (tristement traduit par L’autre moitié de l’homme dans son édition française). La question écologique a bien entendu également pu être abordée grâce aux outils de décentrement et de construction d’alternatives de la science-fiction comme chez Ernest Callenbach et son Ecotopia.

Une réappropriation du futur s’impose

Dans les ruines du capitalisme, face aux décombres de l’Anthropocène, il ne s’agit pas de reconstruire un monde à l’identique, mais d’imaginer d’autres structures, d’autres liens, d’autres formes d’organisation. Et l’utopie est là pour ça. Son intérêt ne réside pas (tant) dans sa réalisation, mais dans sa fonction de déplacement. Elle n’a pas besoin d’être appliquée pour être efficace : elle l’est déjâ lorsqu’elle agit sur nos représentations, lorsqu’elle fait vaciller nos certitudes. L’utopie n’est ni promesse ni programme : elle est une provocation, une invitation à dérégler les réalités.

Une réappropriation du futur s’impose. En revisitant les utopies non comme des fuites idéales, mais comme des pratiques imaginatives concrètes, il s’agit bien de retrouver une force subversive capable de nous faire entrapercevoir que d’autres possibles existent. “La forme utopique est elle-même une méditation représentationnelle sur la différence radicale, sur l’altérité radicale, et sur la nature systémique de la totalité sociale, si bien que l’on ne peut imaginer de changement fondamental dans notre existence sociale qui n’ait d’abord projeté des visions utopiques comme une comète des étincelles.” écrivait le critique marxiste Fredric Jameson en 2007. Et si l’on veut filer la métaphore, n’oublions pas qu’une étincelle pourrait bien mettre le feu à la plaine. Se plonger dans les récits de science-fiction, d’ailleurs, de lendemains, c’est aussi se soucier du monde, qui n’est jamais qu’une composition de mondes et de leurs devenirs. C’est “penser au-delà de ce qu’on pense“, comme l’écrirait le philosophe Emmanuel Levinas, c’est accueillir les brèches qui fissurent ce qui se donne comme norme.

Star Trek : Discovery © Paramount

Côtoyer des extraterrestres, des mutants, des technologies étranges, des planètes plus ou moins hospitalières, des robots plus ou moins sympathiques comme dans Le Cycle de la Culture d’lain M. Banks, lutter contre des empires galactiques fanatiques, hacker des conglomérats techno-capitalistes comme dans Les Furtifs d’Alain Damasio, créer des communautés anti-patriarcales et queer comme dans les Histoires de moines et de robots de Becky Chambers, s’aventurer aux confins de l’univers à bord de vaisseaux scientifiques sans tomber dans le colonialisme comme dans la série Star Trek : Discovery, ce n’est pas fuir mais être impliqué. Tout cela est une prémisse nécessaire à la résistance. Alors que nous baignons dans des images rétrofuturistes, c’est-à-dire de rêves techniques datant du siècle dernier – que, pourtant toute la science-fiction (politiquement sensée) n’a eu de cesse de démonter-, qui emprisonnent notre avenir. S’il est nécessaire d’agir, il est aussi important de savoir quelles images, quels mots nous guident. Allant plus loin encore, d’affirmer que, sans ces mots, il est même inenvisageable d’agir. On rencontre ici la novlangue de Big Brother telle que décrite par George Orwell dans 1984, qui vise à l’amoindrissement et à la destruction calculée du nombre de mots disponibles, si bien que disparaît la capacité même de produire des images inédites et potentiellement subversives.

Peut-être pourrions-nous en appeler aujourd’hui à la constitution d’une nouvelle langue comme acte de résistance, d’ouverture, de trouble et d’imprévisible, de pluralisation et de liberté, qui serait à même de lutter contre le no alternative poisseux, gluant et collant. Contre les récits hégémoniques, fictifs et réels, peut-être pourrions-nous l’appeler chaoslangue, à la suite de la pensée d’Edouard Glissant pour qui le chaos-monde n’est pas le désordre destructeur mais la prolifération non-hiérarchique des formes, des cultures, des imaginaires. Cette chaoslangue serait le refus d’une langue unique, homogénéifiante au service d’une universalité autoritaire, totalitaire ou globalitaire. Une langue qui ne vise pas à nommer un monde figé, mais à faire proliférer les mondes. Pour sortir de la dystopie qui s’installe comme norme, il nous faut des récits qui percent la chape du présent, qui proposent d’autres grammaires, d’autres temporalités, d’autres manières d’être au monde. Pour faire cela, la science-fiction est un outil doubleplusgood, comme l’aurait dit Big Brother, ou extraordirévolutionnaire si nous parlions la langue utopique du chaos. Et ça tombe bien, cette langue existe déjà. On la trouve chez celles et ceux qui travaillent à déjouer le réel en nous invitant à plonger dans la science-fiction: Li-Cam, Samuel Delany, Michael Roch, Ada Palmer, N. K. Jemisin, luvan, Ketty Steward, Catherine Dufour, Rivers Solomon et tellement d’autres. Et avec eux, nous pourrions désactiver la fatalité.

Alice Carabédian, philosophe et essayiste

Philosophe et essayiste. Spécialiste de la science-fiction, Alice Carabédian publie en 2022 Utopie radicale, Par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines (Seuil), un essai qui plaide pour des utopies émancipatrices dans nos imaginaires contemporains. Ses recherches polymorphes tissent des liens avec des artistes, chercheurs, auteurs, militants. Depuis 2023, elle co-dirige La machine dans le jardin, festival sur les imaginaires techniques qu’elle a cofondé à Mellionnec, dans les Côtes d’Armor.


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ELISEE RECLUS à Bruxelles : dernières années du géographe anarchiste et écologiste

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[d’après KAIROSPRESSE.BE n°68, 22 février 2025] Porté par les idéaux du siècle des Lumières et de la Révolution française, le XIXe siècle européen est animé par un puissant mouvement d’émancipation populaire. Celui-ci est rendu possible par l’essor de l’instruction publique et nécessaire par les conséquences de la révolution industrielle qui exacerbe les inégalités sociales et les mécanismes d’exploitation des classes dominées, par les structures encore vivaces de l’Ancien Régime, mais aussi et surtout par la bourgeoisie triomphante. C’est ainsi que, mues par leur refus des injustices et de l’exploitation, ainsi que par leur foi en un progrès humain débarrassé des superstitions véhiculées par la religion, vont se constituer les grandes idéologies émancipatrices de ce siècle : socialisme, communisme et anarchisme.

Anarchiste, Communard, banni

Outre Pierre-Joseph Proudhon, Élisée Reclus (1830-1905) est, aux côtés de ses grands amis Michel Bakounine et Pierre Kropotkine, l’une des principales figures anarchistes de l’époque. Il dénonce l’exploitation du peuple par l’Église, l’État et la bourgeoisie et prône avec talent et succès l’avènement d’une société fondée sur la solidarité, l’entraide et la libre association. Alors qu’il est, fort injustement, un peu oublié aujourd’hui, sa popularité est alors immense, comparable à celle d’un Victor Hugo.

1871 : la barricade de la place Blanche défendue par les femmes @ thecollector.com

En 1871, il participe à la Commune de Paris. Arrêté le fusil à la main par les Versaillais, condamné par le Conseil de guerre à la déportation en Nouvelle-Calédonie, Reclus voit sa peine commuée en 10 ans de bannissement grâce à la pétition de soutien signée par une centaine de scientifiques de renom, dont Charles Darwin. Refusant de présenter un recours en grâce, sa peine ne sera commuée qu’en 1879.

ARPENTEUR DE LA PLANÈTE, ENCYCLOPEDISTE ET AMOUREUX DE LA NATURE

Outre la pureté de son engagement libertaire et son intégrité morale sans faille, Reclus doit sa popularité à son immense travail d’arpenteur du monde et de géographe encyclopédiste. Héritier d’une sensibilité romantique, marcheur infatigable, légumiste et naturiste, cet amoureux de tous les paysages et de toutes les manifestations du vivant dans leur infinie diversité est le grand précurseur d’une écologie sociale soucieuse des interactions harmonieuses entre l’homme et son milieu. À ses yeux, ainsi qu’il l’affirmera dans l’incipit de L’Homme et la terre, “l’Homme est la Nature prenant conscience d’elle-même.” Il chante l’émotion que l’on ressent “à voir la procession des hommes sous leurs vêtements de fortune ou d’infortune, mais tous également en état de vibration harmonique avec la Terre qui les porte et les nourrit, le ciel qui les éclaire et les associe aux énergies du cosmos.”

Sous la Troisième République, les chemins de fer, les conquêtes coloniales et l’essor de l’instruction publique stimulent l’intérêt du plus grand nombre pour la géographie et les voyages. D’où la longue et fructueuse association entre Reclus et la jeune maison d’édition Hachette. Publiée entre 1875 et 1893, composée de 19 forts volumes et riche de plus de 4.000 cartes et illustrations, sa Nouvelle géographie universelle connaît un grand succès populaire. Avec un sens extraordinaire du détail significatif, Reclus procède à l’inventaire systématique de notre planète, jusque dans ses confins les plus reculés. Il dépeint et raconte la Terre et les hommes d’une manière unique, qui allie la rigueur scientifique et une poésie se nourrissant du sentiment de la beauté naturelle et de l’amour des hommes et de la liberté.

COROT Camille, Paysage, soleil couchant (1865-1870) © Musée de Grenoble

Citons à titre d’exemple un passage du Sentiment de la nature dans les sociétés modernes, l’un de ses premiers grands textes, paru en 1866. Homme de son temps, Reclus est certes partisan du progrès, gage d’émancipation de l’humanité, mais il dénonce le saccage de la nature qui en est le corollaire : “Certainement, il faut que l’homme s’empare de la surface de la Terre et sache en utiliser les forces ; cependant, on ne peut s’empêcher de regretter la brutalité avec laquelle s’accomplit cette prise de possession. […] La nature sauvage est si belle : est-il donc nécessaire que l’homme, en s’en emparant, procède géométriquement à l’exploitation de chaque nouveau domaine conquis et marque sa prise de possession par des constructions vulgaires et des limites de propriété tirées au cordeau ? S’il en était ainsi, les harmonieux contrastes qui sont une des beautés de la Terre feraient bientôt place à une désolante uniformité.”

ÉLISÉE ET BRUXELLES, CAPITALE DES DÉBITS DE BOISSON, DE LA  TABAGIE ET DU MOUVEMENT SOCIAL

Riche d’aventures et de rencontres, la vie de Reclus est longue et son œuvre immense. Pour célébrer sa mémoire et encourager nos lecteurs à le découvrir par eux-mêmes, nous avons choisi d’évoquer les dernières années de sa vie en Belgique. Dans le tome IV de sa Nouvelle géographie universelle consacré à l’Europe du Nord-Ouest, Reclus présente ainsi l’une des particularités de la population bruxelloise : “En aucun pays du monde, les tavernes, les salles de bal et les cafés n’ouvrent plus largement leurs portes pour inviter les passants. Bruxelles et ses faubourgs ont près de 9.000 établissements pour le débit des boissons, c’est-à-dire un pour 40 personnes[ … ]. La dépense ordinaire d’un buveur moyen ne peut être évaluée à moins de 180 francs par an, et les menus frais pour les liqueurs et le tabac doublent toujours la somme enlevée au ménage. Parmi tous les pays d’Europe, la Belgique est celui dont les habitants réduisent en fumée la plus grande quantité de tabac : ils dépassent même à cet égard leurs voisins de la Néerlande et de l’Allemagne.” Sans qu’il n’exprime de jugement moral, on peut penser que le sobre Élisée se désole de tels excès, qui affaiblissent les classes populaires et leurs capacités de révolte contre l’injustice. En même temps, la profusion de débits de boisson est un bon indicateur de la forte présence ouvrière générée par le grand nombre d’ateliers d’artisans, mais aussi d’industries légères au sein même de cette ville en pleine expansion.

SCANDALE À L’ULB ET FONDATION DE L’UNIVERSITÉ NOUVELLE

En 1891 et 1892, plusieurs attentats à la bombe affolent la France. Reclus, qui dénonce tout d’abord une provocation de la police – “Ces fantaisies explosives ne peuvent être attribuées à des anarchistes conscients” – doit se rendre à l’évidence après l’arrestation de Ravachol qui, lors de son procès, défend avec éloquence ses convictions anarchistes. Reclus est sommé de s’en désolidariser. Or, tout en récusant le recours à la violence, il “refuse de jeter l’anathème à Ravachol, mais admire au contraire son courage, sa bonté, sa grandeur d’âme, la générosité. avec laquelle il pardonne à ses ennemis, voire à ses dénonciateurs.

Arrestation de Ravachol © Le petit journal

Peut-être la direction de l’ULB n’avait-elle pas eu connaissance de tels propos qui, de nos jours, l’eussent à coup sûr fait condamner pour apologie du terrorisme. Quoi qu’il en soit, Reclus reçoit une invitation du recteur et de l’administrateur de l’Université libre de Bruxelles (ULB) qui ont “le grand honneur de lui avoir fait conférer le titre d’agrégé de géographie comparée, afin qu’il puisse venir, s’il le désirait, enseigner en Belgique.” C’est la Belle Époque et les débuts de l’Art nouveau. Avec toutes les richesses de la mine, de l’industrie et du Congo, au cœur d’une vie culturelle, intellectuelle et artistique intense, c’est l’époque où Bruxelles bruxellait et brillait de tous ses feux. Grâce à la relative liberté d’expression qui prévaut en Belgique et la présence d’institutions progressistes comme l’ULB, grâce aussi à sa position géographique à la croisée des grands pays d’Europe du Nord-Ouest et à la croissance rapide d’un prolétariat éduqué, Bruxelles joue alors un rôle central pour les mouvements anarchistes et socialistes. Reclus et sa compagne, Caroline Ermance, acceptent volontiers l’invitation de l’ULB et préparent leur déménagement.

Ravachol condamné à mort et guillotiné, la campagne d’attentats se poursuit. En décembre 1893, l’anarchiste Auguste Vaillant lance une bombe dans l’hémicycle de la Chambre des Députés. Dans la foulée de cet attentat, qui blesse plusieurs personnes, mais n’en tue aucune, la Chambre vote des lois scélérates qui restreignent liberté de presse et d’association. La chasse aux anarchistes est lancée tous azimuts. Le domicile d’Élisée Reclus est perquisitionné. Avec son frère Élie et son neveu Paul, qui le seconde étroitement dans ses travaux géographiques, les Reclus sont d’autant plus dans le collimateur que, juste avant l’attentat, Vaillant a adressé son Journal de mon explosion à Paul, dont il admire les écrits libertaires ! Le nom de Reclus sent le soufre et Élisée apprend par les journaux que son cours à l’ULB est reporté d’un semestre. Après un débat houleux, le conseil d’administration décide par 11 voix contre 4 de l’ajourner sine die. Les étudiants protestent en masse et les délégués de tous leurs cercles déclarent solennellement “ne reconnaître à aucune autorité le droit de leur défendre de penser ce qui leur plaît.” Le député libéral Paul Janson prend la tête d’un comité de soutien : “Cet outrage immérité prive la jeunesse de leçons précieuses et porte l’atteinte la plus grave à la renommée de la Belgique, hospitalière et libre […]. Si les auteurs de la résolution coupable qui vous a soulevés n’ont pu trouver dans leur maturité les conseils qui sauvegardent l’honneur de l’établissement qu’ils ont la prétention de diriger, que ce soit votre jeunesse et vos actes qui les leur donnent sans ménagements. Il importe de démontrer à ce corps qui se recrute lui-même qu’il n’est plus en accord avec le large esprit qui doit inspirer une université libre qui se dit libre.” Ce texte est signé par une bonne partie de l’intelligentsia belge, dont le célèbre poète symboliste Émile Verhaeren. Lui aussi partisan de l’éminent géographe, le recteur Hector Denis démissionne. La direction de l’ULB se cabre et prend des sanctions contre les professeurs et les étudiants qui soutiennent Reclus. La cavalcade d’une centaine d’étudiants protestataires provoque la panique, si bien que la direction décide de fermer l’université temporairement.

Dans un contexte politique tendu, la scission est consommée. À l’invitation d’Hector Denis et de la loge maçonnique des Amis philanthropes, Élisée Reclus donne une première conférence au temple de la loge sise rue du Persil, au cœur de Bruxelles, devant une salle bondée de 800 personnes. Autant d’autres ne peuvent entrer, faute de place. Son éloge de la vérité “qui nous rendra libres” suscite l’enthousiasme de l’assistance. Grâce à l’appui de Denis et de personnalités socialistes, ce cours introductif est le prélude à la création de l’Université nouvelle, une institution pionnière en matière de liberté académique et de démocratisation du savoir. Inspirée par des théories pédagogiques modernes, notamment celles d’Ovide Decroly, cette université ne délivre pas de diplôme, mais elle est gratuite et ouverte à tous, sans distinction de classe où de genre. Autour d’Élisée et de son frère Élie qui enseigne l’histoire comparée des religions et l’anthropologie, de nombreux professeurs y prodiguent des cours d’une grande variété : droit, sociologie, anatomie, psychiatrie, arts plastiques, etc. En lettres, l’Université nouvelle est la première en Belgique à étudier l’histoire de la littérature flamande. Jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, lorsque, les circonstances ayant changé, elle rejoindra l’ULB, l’Université nouvelle voit se succéder des conférenciers prestigieux tels Georges Eekhoud, Camille Lemonnier, Victor Horta ou encore Guillaume Apollinaire.

JUSQU’AU BOUT, L’HOMME ET LA TERRE

Quant à Élisée, il résidera à Bruxelles de 1894 à sa mort, survenue en 1905. À l’Université nouvelle, Reclus enseigne la géographie sociale, un domaine qu’il définit comme l’étude des interactions entre les sociétés humaines et leur environnement. Il s’attache à montrer comment ces relations évoluent sous l’effet des dynamiques sociales, politiques et économiques. À partir de ses cours, il travaille d’arrache-pied, avec l’aide de son neveu Paul, à L’Homme et la Terre, où, ainsi qu’il l’explique dans sa préface, “dans la succession des âges, se montrera l’accord de l’Homme et de la Terre, où les agissements des peuples s’expliqueront, de cause à effet, par leur harmonie avec l’évolution de la planète.” Il s’efforce de dégager les lois fondamentales de l’histoire humaine, envisagée dans toute sa diversité, selon les continents et les époques : “La lutte des classes – à l’exception des peuplades restées dans le naturisme primitif -, la recherche de l’équilibre – car le viol de la justice crie toujours vengeance – et la décision souveraine de l’individu – première cellule fondamentale, qui s’agrège ensuite et s’associe comme il lui plaît aux autres cellules de la changean·te humanité -, tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l’étude de la géographie sociale et qui, dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour qu’on puisse leur donner le nom de lois.” Des six gros volumes de cet ouvrage fondateur de la géohistoire, seul le premier paraîtra de son vivant. De 1905 à 1908, Paul en révisera le manuscrit et assurera la publication posthume.

Bien inséré dans les cercles intellectuels et artistiques de la capitale belge – il est ainsi très ami avec Émile Verhaeren et le peintre néo-impressionniste Theo Van Rysselberghe, tous deux de sensibilité anarchiste -, Élisée sympathise avec plusieurs de ses étudiants. Ainsi de la jeune Alexandra, fille de communards exilés en Belgique, avec laquelle il devise en se promenant le long des étangs d’lxelles. Bien plus tard, celle-ci voyagera au Tibet et au Népal et deviendra célèbre sous le nom d’Alexandra David-Néel. Élisée est à présent un vieillard, et il aura la douleur de perdre son frère Élie en 1904. Il suit de peu dans la tombe celui qui fut, toute leur vie durant, son meilleur ami et comme son alter ego : il meurt le 4 juillet 1905 à Torhout, près de Bruges, dans la résidence campagnarde de Florence de Brouckère, son dernier amour. Si la nouvelle de sa disparition fait les gros titres des journaux et provoque un émoi considérable dans de nombreux pays, conformément à ses dernières volontés, seul son neveu Paul suit le cercueil. Il est placé dans la fosse commune du cimetière d’lxelles, où gît déjà Élie. Une plaque discrète signale leur présence : Élie Reclus 1827-1904 – Élisée Reclus 1830-1905.

S. Kimo (et le concours de Thomas Sennesael,
créateur de la visite guidée Ixelles : quartier
d’artistes et d’anarchistes
)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, correction, édition et iconographie | sources : Kairos n°68 “Élisée Reclus en Belgique : dernières années du géographe anarchiste et écologiste” | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © laviedesidees.fr ; @ thecollector.com ;  © Musée de Grenoble ; © Le petit journal | Merci à Pénélope & Michel.


Plus de presse en Wallonie…

Flore & Pomone : Défendre nos variétés locales de pommes et de poires

Temps de lecture : 8 minutes >

[NATURE&PROGRES BELGIQUE – Valériane n°99, janvier-février 2013] Flore & Pomone est une association qui souhaite faire connaître au public les anciennes variétés de roses et de fruits de chez nous : pommes, poires et prunes, pour l’essentiel. Poursuivant à la fois un but conservatoire et didactique, elle promeut également les techniques qui permettent de les multiplier et de les cultiver. Petite visite dans le verger de l’association, à Enines, du côté de Jodoigne. Un tableau idyllique créé par Jean-Pierre Wesel, il y a trente-trois ans déjà !

La région de Jodoigne est riche d’un passé prestigieux dans le domaine de la pomologie et, plus particulièrement, de la création de variétés de poires. Le verger où nous nous rendons est situé à côté du champ voisin d’un fermier ‘conventionnel’, sur le flanc sud d’une butte, abrité au nord par une large haie de feuillus, de noisetiers principalement, étoffés d’une rangée de pruniers. Plus bas, s’étale la dizaine de lignes de plantation qui s’enrichissent chaque année avec de nouveaux scions et de nouvelles greffes. À l’heure actuelle, le verger de Flore & Pomone peut s’enorgueillir de posséder plus de quatre cent cinquante variétés de pommes, de poires et de prunes. Pour l’essentiel, des espèces à sauver en priorité… Car le but clairement déclaré est la sauvegarde d’un certain patrimoine génétique, mais surtout d’une diversité de couleurs, de saveurs et de parfums.

Genèse d’un verger conservatoire

Jean-Pierre Wesel (1935-2025)

J’ai personnellement fait des études d’horticulture à Vilvorde, raconte Jean-Pierre Wesel, qui m’ont donné la passion pour les arbres fruitiers, ainsi que pour les roses, d’ailleurs, raison pour laquelle Flore s’est ajoutée à Pomone. Ce sont mes deux passions. Dans le courant des années septante, j’ai pu acquérir une maison à Enines ; j’y ai cultivé des variétés de fruits que j’avais acquises lorsque j’étais étudiant, constatant qu’elles disparaissaient purement et simplement. J’ai acheté le terrain en 1977, hésitant entre la création d’une grande roseraie historique et la mise en place d’un verger conservatoire. J’ai alors réalisé que les roses anciennes étaient bien protégées dans des roseraies de grand niveau, en Allemagne et en France ; j’ai constaté par contre que les variétés locales de fruits étaient beaucoup plus en péril, en plus grand danger de disparition que les roses. J’ai donc installé ce verger conservatoire en 1978-79 afin d’agrandir ma collection, année après année. J’avais déjà commencé tout près de ma pr0priété où je cultivais alors une trentaine de variétés. Tout cela sans le moindre engrais ni traitement chimique, cela va sans dire. Dès le départ, j’ai suivi une démarche identique à celle de Charles Populer, du côté de Gembloux, dont je fis la connaissance en 1978. Notre objectif est aujourd’hui d’obtenir une meilleure reconnaissance en tant que ‘duplicata’ des variétés spécifiques à la région de Jodoigne qui sont conservées à Gembloux. Nous aimerions proposer une collaboration plus étroite, tablant sur le fait qu’il serait intéressant d’entretenir ici un doublon pour tout ce qui concerne les variétés spécifiquement jodoignoises. Je suis aussi en recherche d’un lieu où créer une roseraie historique ; je suis actuellement en pourparlers dans la région d’Eupen. Nous travaillons d’ailleurs à compléter le site Internet de Flore & Pomone (floreetpomone.be) c·réé par notre présidente Françoise Van Roozendael, avec une large documentation concernant les roses. En 1989, j’ai donné une conférence intitulée Nos vergers, leur passé et leur avenir, à l’issue de laquelle j’ai fait appel à une équipe de bénévoles pour venir m’aider. Une quinzaine de personnes ont répondu ; nous avons ainsi créé une lettre de contact afin de tenir les gens intéressés au courant de nos activités et de leur prodiguer informations et conseils utiles. En 1994, le verger a reçu la visite de Claudine Brasseur et du Jardin extraordinaire de la RTBF, puis a eu les honneurs d’une page entière dans le 7ème Soir, supplément du journal Le Soir. L’association, en tant que telle, fut créée en 1996 ; j’ai alors publié un livre, intitulé Pomone jodognoise, qui reprend toutes les variétés obtenues dans le canton de Jodoigne, avec descriptions et photos. Enfin, dans les années 2000, nous avons mis au point le système des co-gestionnaires dans le verger, après les dix ans de Flore & Pomone. Evelyne Kievits fut parmi les premières à l’inaugurer…

Des co-gestionnaires pour l’entretien du lieu

Je me souviens très bien de l’article du Soir, enchaîne Evelyne Kievits qui est devenue une bénévole assidue de Flore & Pomone, je l’ai toujours. Je me rappelle aussi être venue à la grande fête des dix ans de l’association qui a eu lieu à la Ferme de la Ramée, en 1999. J’avais amené quelques pommes de mon grand pommier afin de les faire identifier…

“A la Sainte-Catherine, tout bois prend racine” © Flore & Pomone

Un an plus tard, à la Sainte-Catherine de l’an 2000 – le 25 novembre – Flore & Pomone collabora à la plantation du Fruiticum de la magnifique ferme de l’abbaye de La Ramée, à Jauchelette, devenue depuis lors un lieu d’accueil pour séminaires très ‘haut de gamme’.

Quant à moi, j’étais alors sans travail, se remémore Evelyne, et je me suis intéressée à la co-gestion que propose l’association, un système qui consiste à adopter des lignes du verger et à s’engager – par convention ! – à les entretenir afin que tout arbre puisse donner son meilleur. Tout cela sans visée productiviste, dans le respect de la variété et de la beauté de l’arbre. J’ai commencé par deux lignes puis, de fil en aiguille, comme d’autres lignes voisines n’étaient pas en très bonne forme, j’en co-gère à présent six ! Les lignes de plantation -numérotées de 1 à 9 – sont divisées en une dizaine de segments de dix mètres de long -représentés par des lettres. Le nombre d’arbres par segment varie mais, chaque ligne faisant environ deux mètres cinquante de largeur, chacune des parcelles qu’entretiennent les co-gestionnaires font environ vingt-cinq mètres carrés. Il y a trois ans, une autre co-gestionnoire m’a fait remarquer que nous ne devions pas brûler les bois de taille.

© Flore & Pomone

Nous avons donc tenté de les broyer afin de remettre le broyat aux pieds des arbres. Je me suis alors documentée sur le BRF – le bois roméal fragmenté – et c’est comme cela qu’après les tailles, tout est à présent systématiquement broyé par la commune d’Orp-Jauche qui met aimablement à notre disposition personnel et matériel. Nous épandons alors le tout entre les lignes, en n’utilisant que des rameaux de moins de sept centimètres de diamètre, sans quoi il y aurait trop de bois mort. La force vitale du BRF se trouve dans l’aubier ; ce bois va être progressivement attaqué par les champignons qui créent ainsi un réseau qui capte l’azote du sol. Une faim d’azote doit toutefois être compensée par l’apport d’adventices ou d’orties, ou même par un peu de compost. Mais, en général, le problème se résout de lui-même, et le grand avantage du procédé réside dans le fait que les champignons vont métaboliser le carbone et le rendre aux plantes, ou lieu de l’envoyer dans l’atmosphère. C’est une très belle technique qui fut mise au point ou Canada, il y a plus de vingt ans déjà.

Choisir des variétés qui permettent d’étaler la production

Les pommes sont plus faciles à gérer que les poires, explique alors Françoise Von Roozendael. Une poire cueillie trop tôt ne mûrira jamais ; il faut cependant la cueillir quelques jours avant de la manger et la laisser mûrir sur un plateau pour obtenir une chair vraiment succulente. Une pomme, par contre, peut être mangée aussitôt qu’elle est mûre. Il y a donc une question de feeling et de connaissances qui rendent les poires plus difficiles d’approche mais aussi plus passionnantes. Les variétés que nous trouvons au verger sont très différentes ou niveau du goût mais également du point de vue de leur culture. Et je le répète, le moment du mûrissement est très important. Concernant les pommes, il va de la fin août, pour les pommes d’août, à la fin octobre. Il faut même conseiller, pour certaines, de les laisser plusieurs mois dons un fruitier avant qu’elles soient vraiment agréables à manger. Évidemment, c’est une chose très compliquée dans notre monde moderne. Le rôle pédagogique d’une association telle que la nôtre est donc très important car il nous revient d’expliquer tout cela aux gens qui nous visitent. Nous conseillons donc à ceux qui souhaitent installer un petit verger chez eux d’opter pour des variétés qui permettent d’étaler la production dans le temps.

La durondeau est belge © Keepers Nursery

Certaines variétés, poursuit Jean-Pierre Wesel, notamment en haute tige, ne peuvent être conservées que trois jours. Pour un arbre qui peut donner jusqu’à trois cents kilos, cela peut être très difficile à gérer. Celui qui choisit d’installer des hautes tiges doit, par conséquent, choisir des variétés qu’on peut conserver pendant plusieurs mois. Conférence, par exemple, est une variété très connue de poires qu’on trouve dans nos magasins de grandes surfaces, mais c’est parce qu’elle se conserve pendant des mois dans des chambres où l’air est contrôlé et l’oxygène diminué. Chez vous, dans un fruitier même de la meilleure qualité possible, vous ne parviendrez à la conserver que trois semaines au maximum. Je conseille donc toujours de ne pas mettre plus d’un arbre, d’autant plus qu’elles sont bien meilleures lorsqu’elles mûrissent sur l’arbre. Conférence, c’est donc très bien, mais en petites quantités uniquement et dans le jardin familial.

© Dominique Parizel

L’installation des ruches de l’apiculteur Geert Groessens complètent parfaitement l’écosystème verger. Eiles sont installées dans une roulotte afin d’optimaliser la protection contre le vent. “La roulotte permet également de déplacer aisément les ruches, explique Geert, car il est évidemment impossible de construire quoi que ce soit sur un terrain agricole. Moi, je pratique une apiculture qui est très respectueuse de la vie de l’abeille : ici, les ruches sont encore de type classique mais, dès l’année prochaine, j’expérimenterai des ruches à caractère plus apicentriques, de type Warez notamment.” “Un rucher dans un verger, cela double la récolte“, conclut alors fièrement Jean-Pierre Wesel.

Les projets de Flore & Pomone

Nous avons été récemment contactés par la NBS (Nationale Boomgaardenstichting), raconte Françoise van Roozendael, dans le but de nous associer à un projet de coopération régionale appelé Ontmoet je buren (Rencontre tes voisins), subsidié au niveau de l’Europe. Nous sommes, en effet, situés ou cœur d’une région naturelle, toute semblable ou niveau sol, qui comprend, côté flamand, le Hageland (région de Tirlemont, Diest) ainsi que le pays d’Haspengouw (la partie limbourgeoise de la Hesbaye, région de Saint-Trond, Tongres, Bilzen) et, côté wallon, cette région de la Hesbaye brabançonne où nous nous trouvons. Si tout fonctionne, le projet se déroulerait sur deux ans et se clôturerait, en 2014, avec une grande exposition de fruits. Cela coïnciderait avec nos vingt-cinq ans et s’inscrirait parfaitement dons notre grand projet de diffusion de variétés locales, de poires notamment.

Nous avons, par exemple, une variété de pomme typiquement locale qui s’appelle Jérusalem, dit Jean-Pierre Wesel. Mon hypothèse est qu’elle provient d’un ancien verger des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem qui avaient une commanderie très importante à Huppaye. On trouve la pomme en question dons des vergers situés aux alentours, ainsi que du côté de Wavre où se trouvait également une commanderie. Nous avons retrouvé des greffons de Jérusalem que nous allons maintenant essayer de multiplier. Le monde de la pomologie est très vaste et formidablement enthousiasmant.

© Flore & Pomone

Précisons que l’association organise régulièrement des séances d’entretien du verger, au printemps et à l’automne. Pour en savoir davantage, consultez le site Internet de Flore & Pomone (floreetpomone.be), ou écrivez à Françoise van Roozendael, rue de Mazy 46, à 5030 Gembloux (pomone@scorlet.be).

Dominique Parizel


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, correction, édition et iconographie | sources : Valériane n°99 | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Dominique Parizel ; © Flore & Pomone ; © Keepers Nursery | Jean-Pierre Wesel est le père de deux artistes présents dans notre encyclo : Thierry Wesel et Bénédicte Wesel.


Plus d’écoumène en Wallonie…

Étudiants, chercheurs, pros… Google NotebookLM est l’outil gratuit qui va transformer votre façon de travailler

Temps de lecture : 11 minutes >

Pas de panique ! On arrête les “effroyable“, “effrayant“, “c’est la fin du monde“, “c’est la fin de l’humanité“, “c’est la fin de mon emploi“, “le petit chat est mort” et autres “Maman, j’ai peur !” Devant la progression impressionnante des outils liés à l’intelligence artificielle, il est grand temps de profiter de l’intermède de Frankl, cet espace de temps mental inséré entre les phénomènes que nous percevons (les stimuli) et la réponse raisonnée avec laquelle nous pouvons y donner suite… et continuer à vivre. Bref, il nous faut raison garder et convertir nos réflexes – si conformes – de sidération (et si pilotés par le matraquage promotionnel sur le sujet !) en une énergie plus justement dépensée à rester curieux et à s’informer sur les avantages réels offerts par ces… outils. N’oublions pas la parole apaisante de Jacques ELLUL dans les années 1950 (!) : “Ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique.” Et le sacré, chez wallonica, procède de notre attitude face aux objets de pensée, pas d’une fatalité transcendante qui ferait descendre sur nos tête apeurées une huitième plaie d’Egypte. Notre humble conseil reste donc de jeter un coup d’oeil sur notre portail dédié à l’intelligence artificielle (IA) puis de lire la Tribune libre qui suit (qui prévient assez justement : “Une IA pour vous aider à penser mieux, pas pour vous en dispenser“) et ce, avec la tête froide et avec ce réflexe universellement bénéfique : cliquer curieux !

Patrick Thonart


[LESNUMERIQUES.COM, 6 février 2025] Lancé en 2023, mais en forte amélioration depuis le printemps 2024 surtout, NotebookLM est un outil qui ingère de grandes quantités d’informations, et vous permet ensuite de questionner une base de savoir, d’en faire des résumés, des fiches et même… des podcasts. Voici comment ça marche.

Les partiels et les examens de fin d’année approchent, le bac se précise doucement, les dossiers complexes s’empilent dans votre boîte mail, et chaque fois ce sont des heures que vous devrez passer à lire des documents de dizaines de pages, prendre des notes, faire des recoupements, établir des lignes directrices, des problématiques, cerner les acteurs clés, etc.Si seulement il y avait un outil à qui vous pourriez fournir ces documents, et que vous pourriez interroger ensuite pour vous faciliter la tâche, vous aider à écrire une synthèse, vous aidez à approfondir le sujet et à en apprendre les tenants et aboutissants…

Bonne nouvelle, cet outil existe, il s’appelle NotebookLM, il appartient à Google – il vous faut donc un compte Gmail pour y accéder -, est totalement gratuit et pourrait bien vous bluffer, ou, en tout cas, vous faire gagner un temps précieux !

Présentation générale : pas une nouveauté, mais quand même une belle révolution…

Si NotebookLM fait beaucoup parler de lui maintenant, il n’est pas du tout une nouveauté. Il a été annoncé en mai 2023, lors de la Google I/O. Un représentant du géant américain présentait alors ce qui était le projet Tailwind “comme un vrai carnet de notes” qui serait alimenté par “vos notes et vos sources“. Une promesse un peu vague et floue, mais qui plaçait le futur NotebookLM au croisement de l’IA (les modèles de langage naturel) et de la mise en forme d’information, deux activités au cœur du métier de Google. Depuis, l’outil de Google a été mis dans les mains du grand public, a disparu un peu des écrans radars, avant de revenir en fanfare à la fin de l’été 2024 avec l’annonce d’une nouvelle fonction qui donne à NotebookLM la capacité de générer des podcasts à la volée. Une fonction intéressante, surtout si vous êtes anglophone, mais qui a à nos yeux le mérite de remettre en avant un outil qui pourrait bien vous changer la vie si vous êtes lycéen.ne, étudiant.e ou si vous passez vos journées à jongler avec des dizaines de documents longs et complexes.

Car, NotebookLM est “un assistant virtuel de recherche qui résume les faits, explique les idées complexes et fait jaillir de nouvelles connexions – le tout à partir de sources que vous sélectionnez“, explique Google. Dans cette phrase, chaque élément est important. Intéressons-nous au dernier point, car il est capital.

Une interface Web, perfectible mais facile à dompter

NotebookLM ne va pas piocher dans le Web des informations sur lesquelles vous n’avez pas la main et dont la véracité est discutable. Non, c’est vous qui sélectionnez les éléments qui vont servir de sources, qui vont nourrir votre assistant. Pour cela, rendez-vous sur le site de notebookLM. La page Web affiche alors des modèles de carnets de notes. Ou, en l’occurrence, ceux que nous avons déjà créés.

La page d’accueil de NotebookLM liste les “notebooks” préexistants © Les Numériques

Créer et nourrir votre Notebook

Cliquez sur le bouton Créer, en dessous du message de bienvenue, afin de créer votre premier Notebook. Une nouvelle interface s’ouvre alors, et une fenêtre vous propose d’emblée d’ajouter une source, c’est ainsi que NotebookLM appelle les documents qui vont servir à son travail et à votre réflexion.

Il est possible d’importer toute une variété de sources, de diverses origines et types © Les Numériques

Vous avez quatre moyens d’ajouter une source en fonction de son type :

      • En glissant-déposant (ou sélectionnant le document) depuis l’arborescence de votre disque dur. Cela peut être un PDF, un fichier audio, un document .txt, etc.
        Attention tous les documents ne sont pas pris en charge. De manière, surprenante les .doc ou .ppt ne sont pas gérés nativement. Ce n’est pas très grave, vous pourrez en effet, les importer dans la Google Suite, et les ajouter ensuite dans NotebookLM, et c’est l’option suivante.
      • En sélectionnant un document au format Google Docs ou Google Slides.
      • En copiant-collant une URL, qu’il s’agisse d’un site Web ou d’une vidéo YouTube. À noter que pour l’instant, ce sont les transcriptions des vidéos YouTube qui sont importées, ce qui implique que certaines vidéos très récemment mises en ligne pourraient ne pas avoir encore été traitées.
      • En copiant-collant simplement du texte, qu’il provienne d’un document, d’une page Web ou que vous l’ayez récupéré grâce à un outil de reconnaissance OCR depuis la photo d’une page d’un livre ou d’un polycopié.

Ces quatre méthodes permettent d’ajouter jusqu’à 50 sources par dossier, par Notebook. Un conseil, donnez des noms explicites à vos sources afin de pouvoir les consulter facilement. Optez pour une nomenclature systématique : Sujet détaillé – Origine de la source, par exemple.

Gérer les sources et posez des questions

Une fois vos sources ajoutées, vous vous trouvez face à l’interface principale de NotebookLM.Elle se divise en trois parties :

      1. Sources, où sont listés tous les documents que vous avez importés/liés ;
      2. Discussion, la partie principale de l’interface, où s’affiche le résumé des documents et en dessous duquel est placée une fenêtre d’interaction, de chat, qui vous permettra de poser des questions en langage naturel pour obtenir des réponses contextualisées, qui renvoient aux différentes sources ;
      3. Studio, la partie où vous pourrez traiter les données emmagasinées en créant des notes, des synthèses, des chronologies et même des quizz pour vous aider à réviser. Voici venir l’ère des fiches 2.0.
L’interface de NotebookLM, qui peut être appelée à changer rapidement, se composer de trois grandes parties verticales. Les deux parties latérales peuvent être réduites ou étendues pour plus de confort visuel © Les Numériques

La rubrique Discussion

Intéressons-nous pour l’instant à la partie Discussion. Une fois la première source affichée, vous constaterez que des questions automatiques sont proposées. Elles sont généralement très pertinentes, mais rien ne vous empêche d’en taper une vous-même. Vous pouvez interroger NotebookLM en français comme si vous chattiez avec quelqu’un. Le langage naturel vous tend les bras ! Ces questions vont vous permettre de dégager des angles, des thématiques, des réponses pour mieux cerner le sujet. Ces questions changent ou évoluent en fonction des sources que vous ajoutez. C’est un point important. Vous constaterez trois choses :

      1. La première, que la réponse apportée s’affiche dans la partie supérieure de Discussion.
      2. La deuxième chose qu’on relève, c’est qu’au sein de la réponse, des chiffres inscrits dans des petits cercles renvoient à différents passages des documents importés. Ce qui évite les affabulations et les propos erronés, en vous permettant de les vérifier. Conseil : si la réponse ne vous satisfait pas, vous pouvez par ailleurs l’indiquer à l’algorithme de Google, à l’aide des pouces vers le bas ou le haut.
      3. La troisième remarque, enfin. En bas de la réponse s’affiche un bouton : Enregistrer dans une note. Transformé en note, le contenu de la réponse s’affichera alors dans la partie inférieure de la rubrique Studio.

Les notes : une base de travail et d’amélioration des sources

Comme leur nom l’indique, les notes sont des éléments détaillés qui répondent à une question que vous avez soumise à NotebookLM afin qu’il trouve une réponse dans les sources que vous lui avez confiées.

Cinq types de notes pour différents usages

Mais il y a plusieurs types de notes, et chacune à sa spécificité, son utilité dans un contexte particulier. Autrement dit, vous n’aurez pas besoin de tous ces types de note à chaque fois, mais ils couvrent un large panel de besoins récurrents quand on est étudiant ou mène un travail de recherche. Voici les cinq types de note :

      1. Les notes créées depuis une question ou que vous aurez ex nihilo pour y copier des notes dactylographiées obtenues lors d’une réunion ou d’un cours, par exemple. Conseil : Les notes créées depuis une question sont hélas en lecture seule. Pour pouvoir les amender ou les enrichir, nous vous conseillons de copier-coller leur contenu dans une nouvelle note créée manuellement que vous pourrez alors librement modifier et compléter.
      2. Les guides d’étude : il s’agit en fait d’une sorte de quizz généré automatiquement et qui contient les questions et les réponses. Un excellent moyen de faire un point sur vos connaissances si vous préparez un examen, ou un très bon moyen de prendre la mesure d’un dossier, des intervenants et acteurs concernés. Parfait pour se préparer à une présentation, par exemple.
      3. Les documents de synthèse : c’est ce qui pourrait se rapprocher le plus d’un plan synthétique. En fonction du sujet, il pourra être chronologique, thématique, etc. Généralement une bonne base pour dégager des tendances et préparer un plan ou une réponse à une problématique, par exemple. Conseil : Si vous utilisez des documents dans lesquels plusieurs interlocuteurs ou personnes sont citées, veillez à ce que les citations soient attribuées aux bonnes personnes.
      4. Questions fréquentes : à ne pas confondre avec les quizz des guides d’étude, il s’agit d’une série de questions et de réponses plus approfondies qui permettent de mieux saisir certains enjeux ou mécanismes.
      5. La chronologie, enfin : le nom est explicite, vous voulez avoir un déroulé clair des évènements, NotebookLM établira alors une liste des dates importantes.

Si vous avez ouvert une note, il suffit de cliquer sur Studio pour revenir à l’interface principale.

Les notes, une vraie source de richesse

Armé de vos notes, vous avez éclusé la liste de vos questions. Mais considérer que ces différentes notes sont une fin en soi serait une erreur. Comme quand on lit des documents et prend des notes, qui vont ensuite servir à nourrir la réflexion, ces nouveaux documents peuvent prendre une nouvelle importance. Afin d’améliorer encore votre notebook thématique, nous vous recommandons en effet, quand les notes vous semblent particulièrement intéressantes, de les ajouter à leur tour au corpus de sources que vous aviez établi. Il suffit de cliquer sur le bouton Convertir en source en bas de chaque note, que vous aurez ouvert depuis la rubrique Studio.

Les notes que vous jugez les plus intéressantes peuvent être converties en sources © Les Numériques

Pourquoi ? Parce que cela va permettre à NotebookLM de générer de nouvelles questions qui vous permettront d’affiner votre travail, votre recherche, votre compréhension du sujet. Mieux, dans un contexte où on pourrait croire à tort que l’IA vous dispense de penser, cela peut vous aider à prendre conscience qu’il manque certains points importants. Autrement dit, que vos sources ne sont pas assez complètes. Dans ce cas, éclairé sur les points manquants, il est plus facile de rechercher des compléments, et éviter des révisions incomplètes, un exposé partiel ou partial, etc. Et si jamais vous avez atteint la limite des 50 sources, vous pourrez toujours supprimer les plus anciennes, ou les moins pertinentes, puisque de toute façon les notes, fusion de ces sources et de vos questions, nourrissent désormais votre base de connaissance.

Des voix synthétiques pour donner vie aux connaissances

Maintenant, intéressons-nous aux deux nouveautés qui ont remis NotebookLM sous les feux de la rampe : d’une part, le résumé audio, qu’on lance depuis le bouton Résumé audio, présent dans la rubrique Discussion et Studio, d’autre part, le mode interactif (encore en bêta), et qui, pour l’instant, ne nous a pas conquis, car les « interactions » ne semblent tout simplement pas avoir d’effet… Selon toute vraisemblance, ces deux options reposent sur le projet Soundstorm, de Google, lui aussi lancé en 2023, lors de l’édition de la Google I/O. Cet outil est capable de générer des voix synthétiques à la volée.

Un podcast… en anglais

Quoi qu’il en soit le Résumé audio signifie que NotebookLM va, à partir des sources que vous lui avez fournies, créer une sorte de podcast, avec deux intervenants, qui vont alors interagir et revenir sur les informations clés de manière assez vivante et dynamique.

Pour aller au plus rapide, vous pouvez simplement cliquer sur le bouton Générer, dans la partie Studio. Elle créera alors un fichier son que vous pourrez écouter depuis l’interface ou enregistrer au format .wav. La création du fichier peut prendre assez longtemps, mieux vaut faire autre chose en attendant, comme vous y invite Google.

[WALLONICA : on a fait le test avec le résumé de Sanctuaires : c’est bluffant, avec les drôleries liées aux voix de synthèse – ce n’est pas moi qui parle –  et les erreurs – peu fréquentes – dues à l’automatisation comprises, comme des faux noms propres, des éléments importants relégués au deuxième et l’inverse…]

Mais il est aussi possible de donner des consignes à NotebookLM en cliquant sur le bouton Personnaliser. Vous vous trouvez alors face à un champ de texte dans lequel vous pouvez donner des ordres à l’IA de Google via un prompt. Il est ainsi possible de lui indiquer de n’utiliser que certaines sources, par exemple.

Des prompts pour une version en français…

Si la version anglaise est confondante de réalisme, très impressionnante, on peut malgré tout être tenté de passer à une langue qu’on maîtrise mieux. Depuis que l’outil de création de fichiers sons est disponible, la communauté des utilisateurs semble mener une petite course poursuite avec Google pour tenter de contourner la limite de la langue. Nous avons tenté plusieurs prompts et avons constaté au fil de notre utilisation que les plus simples, qui fonctionnaient au départ, ne sont plus efficaces désormais. Ainsi, le prompt : “Les deux hôtes doivent parler français et français seulement” ne semble plus fonctionner.

Nous nous sommes donc inspirés d’exemples plus détaillés, qui, à l’heure où sont écrites ces lignes, font que le fichier généré est en français. Cliquez donc sur le bouton Personnaliser. Tapez ensuite un prompt du ce type, avec les retours à la ligne : “Cet épisode doit être en français seulement / Les hôtes ne doivent parler que français / Toutes les discussions, commentaires et citations doivent être en français durant tout l’épisode / Aucune autre langue ne doit être utilisée, sauf pour des termes spécifiques, techniques, qui devront être expliqués ensuite en français.” Validez le prompt et lancez la génération. Votre podcast devrait être produit en français, avec un très léger accent québécois, parfois. Mais, attention, pour le podcast comme pour les notes écrites générées, il est important de s’assurer que l’intelligence artificielle n’a pas commis d’erreur.

Prenons un exemple, nous avons créé un notebook sur Léon Blum à partir de quelques sites Web officiels et de l’excellente série de podcasts de Philippe Collin, diffusée par France Inter. On y parle du fait que l’extrême droite à chercher à créer la controverse autour de Léon Blum, notamment en mentant sur ses origines. Une controverse infondée et diffamatoire. Or notre podcast généré en français commence tout de go comme suit : “Bienvenue à tous pour une nouvelle exploration, on plonge aujourd’hui dans la vie d’un personnage fascinant et controversé, Léon Blum…” Première phrase, et un carton rouge, qui montre toute la puissance et les limites de NotebookLM.

Une IA pour vous aider à penser mieux, pas pour vous en dispenser

L’IA de NotebookLM ne vous dispense pas de réfléchir, d’ailleurs Google vous invite systématiquement à vous assurer qu’elle n’a pas commis d’erreur, qu’elle n’a pas halluciné, même si le corpus restreint et contrôlé aide en cela. NotebookLM est là pour vous permettre de concentrer votre intelligence là où elle compte le plus, dans l’interprétation des données de base, dans la création de liens entre les concepts et les idées. Elle met à votre disposition un outil puissant, pour gagner du temps, et vous concentrer sur l’essentiel, sur ce qu’aucune IA ne peut faire pour vous, apprendre et progresser.

Un outil qui peut aussi vous aider à transcrire vos cours et réunions

Même si ce n’est pas forcément son but premier, NotebookLM peut également être utilisé pour transcrire et résumer un fichier son, qu’il s’agisse d’un cours ou d’une réunion. Il suffit d’importer le fichier audio dans un nouveau notebook. Ensuite, en cliquant sur le fichier correspondant dans la partie Sources, vous devriez pouvoir consulter la transcription. Il vous suffira ensuite de cliquer sur le bouton Document de synthèse dans la rubrique Studio pour avoir une liste des points et propos essentiels. Si plusieurs interlocuteurs ont pris la parole, veillez à ce que les propos soient toutefois attribués à la bonne personne. Comme nous vous l’avons déjà conseillé pour les citations écrites…

Pierre FONTAINE, Les numériques


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Plus de dispositifs en Wallonie…

BENIT : Dépossession identitaire et langagière, le monde de “Silence” de Didier Comès (extraits)

Temps de lecture : 13 minutes >

[RODIN.UCA.ES : Université de Cadix, Espagne] Dans un article intitulé La parole inhabitable (1990), Daniel Laroche nous rappelle que “la création littéraire ne prend […] relief et sens que rapportée à cette ombre originaire qui est en même temps son envers et sa tentation permanente : le silence“, lequel, “objet d’une nostalgie essentielle mais rarement explicite“, offre à la littérature “un thème névralgique” (Laroche, 1990 : 131). Et de signaler que cette problématique qui imprègne la production littéraire francophone de Belgique depuis le XIXe siècle —et plus particulièrement depuis le courant symboliste et des écrivains comme Georges Rodenbach (Le Règne du silence, 1891) et Maurice Maeterlinck (Le silence, in Le trésor des humbles, 1896)— resurgit notamment dans de nombreux romans régionalistes parus en Belgique au cours des premières décennies du XXe siècle (de La Bruyère ardente de Georges Virrès en 1900 au Village gris de Jean Tousseul en 1927) ou, plus tard, dans les essais et récits de Hubert Juin, un écrivain issu du milieu rural gaumais […]

Au carrefour de deux langues et de deux cultures

C’est précisément à cette époque troublée —en décembre 1942— et dans un endroit d’”entre-deux” que Dieter Comès (1942-2013) voit le jour, lui qui, vivant en milieu diglossique —comme les grands écrivains francophones de Flandre des XIXe et XXe siècles—, est, selon ses propres dires, un “bâtard de deux cultures —latine et germanique” qui, par ailleurs, baigne depuis sa plus tendre enfance “dans un fantastique rural” (Monsieur & Baronian, 1982 : 79). Situé sur la route qui mène d’Eupen à Malmédy, à quelques encablures de l’Allemagne, Sourbrodt, le village natal de Comès, se distingue par un monument, celui qui fut érigé à la mémoire de l’abbé Pietkin, défenseur de la langue française dans la région, sous le régime allemand d’avant 1918. Car le destin linguistique de “la Nouvelle Belgique” —une région qui englobe principalement la partie germanophone des cantons prussiens passés sous juridiction belge suite au Traité de Versailles (1919)— fut longtemps indécis.

Dans son étude sur Le français en région germanophone (1997a), Klinkenberg indique que la langue française ne fit irruption dans la contrée qu’en 1920, lorsqu’un régime militaire décréta le bilinguisme dans l’administration et l’enseignement —ce qui provoqua le départ de 3800 autochtones dont quelque 200 employés et 126 enseignants. Paradoxalement, l’incorporation définitive —en 1925— des Cantons rédimés dans la Belgique flexibilisa quelque peu le régime linguistique ; en effet, la loi belge stipule que la langue des enseignements primaire et moyen est celle de la région et qu’il revient aux communes de déterminer le moment propice à l’introduction à l’école primaire de la deuxième langue —le français, dans le contexte qui nous occupe. Mais, si le statut de l’allemand était juridiquement identique à celui des deux autres langues officielles du pays, jamais il ne le fut politiquement.

Au cours de la décennie trente, profitant de l’essor du pangermanisme, un puissant courant irrédentiste se développa dans cette région si bien que, dès les premiers jours de l’Occupation —en mai 1940—, ce que l’on nomme administrativement les Cantons de l’Est furent tout simplement annexés par le IIIe Reich, et la législation allemande appliquée sans délai… ni trop de résistance.

Aussi, dès la Libération, des mesures de répression furent-elles prises contre cette contrée peuplée d’inciviques et de traîtres à la patrie ! Sur le plan (socio)linguistique, il en résulta une forte suspicion entre les deux communautés (pour les francophones, l’allemand était l’idiome du nazisme ; pour les germanophones, le français était celui de la répression) ainsi qu’une minoration de la langue allemande dans la vie sociale et culturelle, et, partant, une francisation des différents corps administratifs —parmi lesquels le secteur de l’enseignement où l’épuration du personnel germanophone fut ‘compensée’ par l’importation et la constitution d’un corps enseignant unilingue francophone. Tout ceci explique une prépondérance certaine du français dans l’enseignement secondaire après 1945. […]

Ainsi donc, comme l’ensemble de la population de cette Nouvelle Belgique, la famille de Comès vit-elle au carrefour de deux langues et de deux cultures, d’autant plus que, si sa mère parle habituellement le français et le wallon, son père (qui sera réquisitionné par l’occupant et envoyé sur le front russe) s’exprime plus volontiers en allemand. À n’en pas douter, le terroir où il est né et a grandi ainsi que le plurilinguisme familial alimenteront l’univers thématique du bédéiste, qui n’obtint la nationalité belge qu’après la Libération et dont le prénom sera alors francisé —pour une meilleure intégration !— par les frères maristes de Malmédy, lesquels l’obligent de surcroît, lui le gaucher, à écrire de la main droite. […]

Comme d’autres oeuvres de Comès (La belette et Eva), Silence —où s’affirme “une conception ethnologique de l’existence qui a pour fondement le respect de l’autre” (Rosier, 1986 : 28)— est “un roman-miroir sur les espérances déçues de notre temps, d’ici et d’ailleurs. A travers la progression d’un récit entrecoupé de nombreux retours en arrière comme dans Silence, Didier Comès parle de la Wallonie, de la région comprise entre Eupen, Malmédy et St-Vith et du drame vécu par ses habitants lors de la guerre 1940-1945, des Ardennes et des légendes de la campagne, des faibles, des pauvres et des marginaux, de ses haines et de ses amours avec un rêve immense de tendresse.” (Rosier, 1986 : 44-45) […]

Silence, un être différent et déraciné, en quête d’identité et de parole

© Casterman

C’est donc en 1979, dans À suivre, que l’auteur de Ergün l’Errant et de L’ombre du corbeau publie sa grande chronique paysanne et initiatique intitulée Silence, un “roman dessiné” qui lui vaudra la reconnaissance internationale et de multiples récompenses.

Comme il le signale à Thierry Groensteen dans les Cahiers de la bande dessinée : “Je voulais illustrer le problème de l’incommunicabilité, et plus précisément de la méfiance instinctive à l’égard des gens ‘différents’, méfiance qui débouche sur la violence. Personnellement, j’ai toujours éprouvé une forme de tendresse envers les êtres marginaux, quels qu’ils soient. Peut-être parce que moi aussi, je me range dans cette catégorie. Le seul fait d’aimer le jazz, dans un petit village aux moeurs assez rigoristes, passait, sinon pour une perversion, au moins pour une bizarrerie.

L’action se déroule au cours des années soixante-septante, dans un petit hameau apparemment paisible des Ardennes belges, ironiquement appelé Beausonge, car, “dans cette campagne ardennaise, où le diable et le bon dieu font bon ménage, des êtres comme “La Mouche” craints et redoutés ont énormément d’importance, d’autant plus que la sorcellerie sert la haine ! et la haine, ce n’est pas ce qui manque à Beausonge…” (Comès, 1980 : 99). Rien d’étonnant donc à ce que certains de ses habitants y soient la proie d’horribles cauchemars et de douloureux maux de tête !

C’est là que vit une espèce d’anti-héros, un personnage dépourvu, comme l’indique son nom, de l’usage de la parole. Muet et illettré —”je mapel silence é je sui genti“, écrit-il phonétiquement sur l’ardoise par laquelle il communique avec son entourage—, Silence, de par son apparence tranquille et sa simplicité extrême, diffère sensiblement des autres villageois, aussi bien mentalement que physiquement. Dès le début, nous le découvrons en train de manipuler sereinement —diaboliquement, penseront ceux qui l’appellent “face de serpent” (id. : 31, 254) et “satanée face de sorcier” (id. : 35)— une vipère avec laquelle il échange un regard troublant de connivence.

Assurément, Silence est totalement étranger aux préoccupations terre-à-terre de ceux qui, alentour, s’affairent à soigner le bétail et autres animaux domestiques et martyrisent les saloperies de bestioles sauvages, telle la chouette cruellement clouée sur la porte d’une ferme afin de protéger l’endroit “de tous malheurs, maléfices et autres diableries” (id. : 12). Telles sont les paroles du sorcier Gaspard Nailis, dit La Mouche (en raison de l’odeur qu’il dégage et qui attire les mouches), en réponse au cacique Abel Mauvy, dont le visage tourmenté reflète les appréhensions et les angoisses et contraste vivement avec celui, doux et régulier, du simplet dont il redoute curieusement les supposés pouvoirs diaboliques. Ne lui suffit-il pas en effet, pour se sentir espionné et piquer une colère, d’apercevoir cet idiot qui ignore tout du mal et n’entend rien aux normes capitalistes ni aux rapports de force gouvernant la communauté mais qui, selon certains, “ressemble de
plus en plus à “l’autre” —ce qui ne soit par faire particulièrement plaisir à Abel… et je le comprends” (id. : 36) ? “Tu sais, le muet, il m’inquiète… Tu crois pas qu’il aurait la “mauvue” des fois ? […] Si ça s’éveillait ?…” (id. : 14).

En effet, ce demeuré bienheureux, réduit au rôle de domestique et de souffre-douleur, et marqué par son maître d’une étiquette dont il ne saisit guère le sens (“Il è genti le maite avec moi… Il me di toujour que je sui le roi dé inbécil !… cé domage que je sai pa ce que cè un inbécil !” (id. : 80)), ne pourrait-il, un beau jour, braver l’interdit (pénétrer dans la grange où sont remisés de vieux objets et décors théâtraux ainsi que d’anciennes photos familiales à même de piquer sa curiosité et de ressusciter quelques fantômes du passé) et, du coup, sortir de l’amnésie et du beau songe mensonger où il a été consciemment plongé ? C’est que, privé de parole, Silence l’est aussi de mémoire et de passé. D’où vient cet être infantile qui rêve de voir la mer (sa mère) et ferait n’importe quoi pour un morceau de gâteau ? Personne ne le sait ou, plutôt, ne semble vouloir se le rappeler, car, à Beausonge, tous sont inféodés au potentat Abel Mauvy auquel les lient de lourdes dettes et une complicité criminelle.

Mobilisé, comme les autres hommes du village, dans les gardes-frontières au début de la Deuxième Guerre, Mauvy, en sa qualité d’exploitant agricole, échappe à la captivité et regagne sa ferme dès l’invasion de la Belgique par les Allemands en mai 1940. De retour à Beausonge, il surprend sa promise avec le tzigane Georgio qu’il tue d’un coup de fourche dans le dos, avec l’approbation des villageois qui enterrent secrètement le corps et recommandent à sa veuve Sara de garder le silence. Enceinte, Violante — dont la trahison est mise sur le compte d’un envoûtement du gitan — est alors contrainte par son père d’épouser Mauvy qui flaire la bonne affaire : les frères de sa femme toujours absents, c’est lui qui gérera les deux fermes, devenant de ce fait le maître des deux domaines et l’homme le plus influent de la région.

Veuf à la naissance de son rejeton illégitime, né muet de surcroît, Mauvy n’éprouve aucun mal à exciter la colère des paysans à l’égard de Sara, convertie malgré elle en diseuse de bonne aventure et promptement surnommée “la sorcière“, et à la rendre responsable de la mort atroce de la sienne et de l’infirmité innée de Silence. Cette femme qui avait la “mauvue” — le mauvais oeil — et qui, par jalousie, avait jeté un sort à la mère et à l’enfant et provoqué le malheur à Beausonge, ne méritait-elle pas, victime expiatoire, d’avoir les yeux brûlés ? L’horrible sentence fut exécutée sur-lechamp par les culs-terreux encagoulés — à l’exception de Mauvy — qui, la tenant solidement, approchèrent de ses yeux le fer rougi au feu d’un brasero.

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Tel est le récit que Sara, avide de vengeance depuis cette sinistre nuit, relate à Silence, après lui avoir administré un puissant élixir destiné à chasser les brumes qui obscurcissent son esprit, à lui révéler et à amplifier les redoutables pouvoirs qu’il possède à l’état latent, à lui ouvrir, dit-elle, “les portes de l’oubli et de la vie” (id. : 87). Désormais, des liens de haine à l’égard des habitants de Beausonge et de Mauvy en particulier — qui, par ressentiment et afin d’exercer une mainmise croissante sur lui, n’a fait qu’aggraver la débilité de son fils — devraient les souder. Car, ajoute-t-elle avant que l’effet des drogues ne se dissipe, “le temps de la vengeance est arrivé… car tu es venu !” (id. : 114). La lutte sera dès lors impitoyable entre Sara la vindicative, bien décidée, pour arriver à ses fins, à se servir de Silence, et La Mouche qui, appelé au chevet de Mauvy, réussira à le soulager de ses violentes migraines, à défaut de pouvoir éliminer sa concurrente délivrée in extremis par Silence de l’horrible maléfice létal destiné à la neutraliser. En guise de représailles, elle lui jettera à son tour un sortilège sous forme d’araignées traquant une mouche enfermée dans un bocal, l’acculant ainsi au suicide.

Pantin sous l’emprise de celle qui n’hésite pas à jouer de ses charmes, coiffé (à la demande de la sorcière et chaque fois qu’il sera question de se venger) du bonnet de fou que son père portait lors des représentations théâtrales et par lequel il devient le substitut de son géniteur, Silence, converti en prince fou — celui qui, comme le mat dans le jeu de tarot, périra tragiquement (id. : 64) —, sera initié aux arcanes de la magie opérative par Sara la noire, bien résolue à semer la terreur dans Beausonge. Cependant, à celui qui a tant apprécié le bref instant de lucidité et d’intelligence qui lui fut octroyé et qui progressivement recouvre la mémoire des humiliations longuement endurées, elle ne pourra inculquer “la hène“, “cet drol de maladie…” (id. : 116) qui rend si triste. Incapable d’accomplir sa mission de justicier jusqu’au bout — il délivre Mauvy du charme mortel auquel l’a soumis sa maîtresse (“Pauvre maite ! il a mal… il va mourir cè pas bien ! mêm sil à méchan cè pas bien !” (id. : 178)) —, Silence contraindra celle-ci à reconnaître la suprématie de la bonté et du pardon sur le mal et la haine et, sous l’effet du bonheur produit par la chaleur de l’amour, à renoncer à la vengeance.

Le chapitre VI, La nef des fous, met lui aussi clairement en scène la fonction hautement sociale du langage et illustre le lourd handicap qui affecte irrémédiablement tous ceux auxquels la parole est soustraite. Car “par la parole, l’homme se pose en sujet face au monde et aux autres qu’il a le pouvoir de définir. Privé de la parole, il est réduit au rôle d’objet” (Everaert, 1988 : 158). Incapable de se déclarer à la sorcière aveugle – qui confirme que “la pensée [est] moins forte que le verbe” (Comès, 1980 : 136) – autrement que par écrit (“Silence aim la sorcière“), accusé du viol et du meurtre sadique de celle-ci, le muet ne pourra pas non plus se défendre contre les accusations pesant sur lui, d’autant plus que la main de l’assassin a habilement effacé le m (“Silence ai la sorcière“). Dès lors, n’est-il pas le coupable idéal aux yeux de tous, des autorités policières et judiciaires, et tout spécialement de celui dont le nom ne cesse de démentir le prénom car, chez Mauvy, c’est toujours le côté Caïn domine ?… “et si jamais ces messieurs de la ville prennent connaissance des histoires de sorcellerie… c’est alors qu’ils vont le prendre pour un dingue, et s’ils approfondissent les recherches dans le village, ils tomberont sur un bec : personne ici n’a intérêt à ressortir l’histoire des gitans !” (id. : 204). Car “silence !“, n’est-ce pas aussi et avant tout le mot d’ordre du hameau et de ses habitants ?

Incarcéré dans une section réservée aux malades mentaux, Silence l’innocent y fait la connaissance de Blanche-Neige, un nain qui lui conseille de se faire passer lui aussi pour fou (dont lui-même s’autoproclame le roi : “I am the king“, est-il écrit dans son dos) — et ce afin de sauver sa tête aux assises ; c’est, dit-il, que “toi comme moi, nous serons toujours rejetés ! Les gens n’aiment pas ceux qui sont différents… ils en ont peur !” (id. : 215) — et lui
présente quelques-uns de ses camarades dont un ancien dentiste féru d’occultisme. C’est par l’intermédiaire de ce médium, qui s’est fraisé le crâne pour s’ouvrir le troisième oeil, celui de la sagesse et de la vision intérieure, que la morte indiquera à Silence la stratégie (brûler les champignons et respirer la fumée) à suivre pour connaître la vérité et assouvir la vengeance.

Durant la nuit de Noël, profitant de la distraction générale, Blanche-Neige et Silence font la belle et se réfugient au “Cirque de la gaieté” de passage dans la ville, tenu notamment par Zelda, une naine montreuse de serpents fascinée elle aussi par les pouvoirs de celui dont elle a remarqué les beaux yeux de serpent et dont elle aimerait faire son partenaire.

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Prévenu par Toine le malintentionné de l’arrivée du muet et déterminé à en finir, Mauvy, surpris, se fait assommer par Silence informé moyennant une vision du sort cruel enduré par la sorcière. “Je m’appelle Silence et je suis… e je sui gentil… gentil… genti… […] quès qui sa pasé ? je sè plu trè bien…” (id. : 271), clame néanmoins celui qui, sur le point de poignarder son maître, retrouve sa candeur originelle dès que la drogue suspend ses effets. Venu rechercher le coquillage que lui a offert Sara et “ousque la mèr è dedan ! […] Cè bô la mèr !…” (id. : 272), il sera finalement abattu par Mauvy, lequel, fouillant dans le sac de sa victime, en libère une vipère qui le happe au cou… sous le regard venimeux de Blanche-Neige accouru au secours de son ami et l’indifférence de Toine heureux de ce dénouement qui l’affranchit de ses dettes.

En guise de conclusion : le triomphe de la différence

Évoquant les retrouvailles, au-delà de la mort, des amants, les images finales, oniriques, nous réintroduisent dans le monde du “beau songe”, celui de la pureté et de l’innocence : loin de constituer une fin en soi, la mort violente de Silence, qui, au cours de son itinéraire initiatique, a su convertir en positif le destin négatif qui lui était proposé, est promesse de renaissance et accès à une vie nouvelle. Face à la mer tant désirée, déguisé en prince des fous —mais la folie n’est-elle pas aussi “parole de vérité refoulée par l’ordre établi” (Rosier, 1986 : 48)—, le héros est rejoint par Sara la désirable, celle qui, éclairée par l’amour, est enfin guérie de sa cécité, aveuglée qu’elle était par la haine. Guidés par un vol de goélands, ces deux êtres, dont les veines sont irriguées par du sang gitan —”Tu comprends maintenant d’où te vient ton attirance pour la mer… c’est le sang de ton père qui parle en toi : le sang de Georgio. Le même que le mien” (id. : 115)—, s’immergent lentement, main dans la main, après s’être échangé un intense regard… Dans le sable de cette grève qui rappelle les Saintes-Maries-de-la-Mer, lieu de pèlerinage des gitans, seules restent visibles les traces de pas de ces nomades qui recevront ailleurs ce que la vie d’ici-bas leur refusa.

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Ainsi, “de la différence subie et maudite à la différence assumée et triomphante, […] le récit a opéré une subversion des catégories” (Everaert, 1988 : 161). Et ce bouleversement des idées et des valeurs reçues n’est-il pas la raison d’être du carnaval, présent dans Silence à travers plusieurs personnages ambigus —tels Blanche-Neige l’homme-crapaud et Zelda la femme-serpent— et quelques thèmes : la folie, le cirque, les nombreuses pratiques de sorcellerie, les fêtes, les déguisements (Silence portant un chapeau d’empereur puis le bonnet de bouffon ; le gardien de prison déguisé en papa Noël ; les masques et les accoutrements outranciers portés par les fous lors de la fête de Noël…) ? Comme le signalent Denis et Klinkenberg, au cours de la phase dialectique, la double thématique du déficit identitaire et de l’aliénation linguistique est servie par une série de techniques littéraires, parmi lesquelles la résurgence de la thématique du carnavalesque, un concept critique forgé par le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine : se tenant loin de tout prétendu réalisme

[le discours carnavalesque] permet de modéliser un type de texte où plusieurs voix se font entendre, voix auxquelles une égale dignité est reconnue ; de sorte que ce qui est habituellement considéré comme inférieur ou illégitime est traité sur le même pied que ce qui est supérieur ou légitime, et que le supérieur est de facto rabaissé ; le carnaval voit le “triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire de la vérité dominante […], d’abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques”. (Bakhtine) (Denis & Klinkenberg, 2005 : 234)

Et pareil renversement débouche invariablement sur une régénération et une renaissance. Mais personne, aimerait—on conclure, ne sait où Silence et Sara vécurent leur dernière aventure…

André Bénit


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, édition et iconographie | sources : BÉNIT A., Dépossession identitaire et langagière : le monde de Silence de Didier Comès | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Casterman.


Plus de bandes dessinées en Wallonie…

Les écoles de cinéma en Belgique

Temps de lecture : 2 minutes >

[LALIBRE.BE, dossiers] En Belgique, plusieurs écoles spécialisées dans les arts du spectacle – et réputées internationalement – offrent des formations, généralement dispensées par des professionnels :

      • INRACI : Doyenne des écoles de cinéma belges, l’Institut National de Radioélectricité et Cinématographie fut fondé en 1938 par Henri Storck, figure majeure du documentaire. L’INRACI propose un cursus de trois ans. Il n’y a pas d’épreuve d’admission.
        www.inraci.be
      • IAD : Autre école pionnière, l’Institut des Arts de Diffusion (IAD) fut fondé en 1959. Plus de deux mille professionnels y ont été formés. Direction de la photographie et montage y sont notamment réputés. Les prétendants doivent passer un examen d’entrée.
        www.iad-arts.be
      • INSAS : Réputée pour les réalisateurs, l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle et des Techniques de Diffusion a été créé par Raymond Ravar en 1962. La formation est exigeante et l’accès, limité en nombre, implique de passer des épreuves d’admission qui diffèrent selon l’option choisie.
        https://insas.be
      • ESRA : Renommée en France, l’école Supérieure de la Réalisation Audiovisuelle (ESRA) a ouvert un campus à Bruxelles en 2015. L’ESRA propose des formations techniques dans les métiers du cinéma et du son.
        www.esra.edu
      • SAE : Présente dans vingt-six pays, la School of Audio Engineering (SAE) propose une série de formations en scénario, montage, vidéo, mixage, enregistrement et prise de son. Les étudiants sont acceptés sur dossier, entretien puis épreuve.
        www.sae.edu/bel
      • Préparts : Pour les lycéens souhaitant se préparer aux hautes écoles précitées, il existe des formations préparatoires, notamment à la Préparts Film, à Bruxelles, qui allie pratique, théorie et technique.
        www.preparts.be
      • ENSAV La Cambre : Pour ceux plus spécifiquement attirés par le cinéma d’animation, l’Ecole nationale supérieure des arts visuels de La Cambre (ENSAV), à Bruxelles, propose une section animation de renommée internationale. Un examen d’entrée est requis.
        www.lacambre.be
      • Haute Ecole Albert Jacquard : La Haute Ecole Albert Jacquard à Namur offre des formations en animation 2D et 3D.
        https://heaj.be
      • ULB : A l’Université Libre de Bruxelles, le master en Arts du Spectacle, option Cinéma, combine études théoriques sur le cinéma et formation à l’écriture de scénarios.
        https://bit.ly/ULGMasterSpectacle
      • ULg : L’Université de Liège (ULg) propose un master en Arts du Spectacle, spécialisé en études cinématographiques et audiovisuelles. Les deux années de master mêlent pratique et stages. Admission sur dossier.
        https://bit.ly/ULGMasterSpectacle
      • ESACT : L’Ecole Supérieure d’Acteurs du Conservatoire royal de Liège (ESACT) propose une formation au métier d’acteurs. Alliant pratiques et aspects théoriques, les étudiants suivent des études complètes. Les élèves intègrent l’école après avoir passé quatre épreuves d’admission.
        https://www.crlg.be/
      • Arts2 : L’Ecole Supérieure Arts2 de Mons. En plus des arts visuels et de la musique, cette école d’enseignement supérieur propose une formation au métier de comédien pour ceux qui le souhaitent, après passage d’un examen d’entrée.
        https://esapv.be/
      • Université de Namur : L’Université de Namur propose aux étudiants bacheliers “Philosophie et Lettres” et “Informations et Communications” des cours d’introduction au langage cinématographique et/ou un cours de critiques des sources cinématographiques.

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : lalibre.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, d’après un film de Bouli Lanners, Nobody has to know (2021) © Ad Vitam Distribution.


Plus de cinéma en Wallonie…

Les autocrates n’agissent plus comme Hitler ou Staline, ils gouvernent par la manipulation

Temps de lecture : 6 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 2 septembre 2025Les autocrates contemporains sont passés maîtres dans l’art de la manipulation des médias et de l’opinion. Ils évitent la répression brutale ou la violence ouverte et préservent les apparences de la démocratie – tout en la vidant de sa substance. Les critiques du président Donald Trump l’accusent souvent de nourrir des ambitions despotiques. Des journalistes et des universitaires ont établi des parallèles entre son style de leadership et celui de dirigeants autoritaires à l’étranger.

Certains démocrates avertissent que les États-Unis glissent vers l’autocratie – un système au sein duquel un dirigeant détient un pouvoir sans limite. D’autres rétorquent que qualifier Trump d’autocrate est exagéré. Après tout, ce dernier n’a pas suspendu la Constitution, ni obligé les écoliers à célébrer ses mérites, ni exécuté ses rivaux, comme l’ont fait des dictateurs comme Augusto Pinochet, Mao Zedong ou Saddam Hussein.

Mais les autocrates modernes ne ressemblent pas toujours à leurs prédécesseurs du XXe siècle. Ils ont une image soignée, évitent la violence ouverte et parlent le langage de la démocratie. Ils portent des costumes, organisent des élections et prétendent être porte-paroles de la volonté du peuple. Plutôt que de terroriser leurs citoyens, beaucoup utilisent le contrôle des médias et de la communication pour influencer l’opinion publique et promouvoir des récits nationalistes. Nombre d’entre eux accèdent au pouvoir, non pas par des coups d’État militaires, mais par les urnes.

Le soft power des autocrates contemporains

Au début des années 2000, le politologue Andreas Schedler a forgé le terme d’autoritarisme électoral pour décrire des régimes qui organisent des élections sans réelle compétition. Les chercheurs Steven Levitsky et Lucan Way utilisent une autre expression, celle d’autoritarisme compétitif, pour désigner des systèmes dans lesquels des partis d’opposition existent, mais où les dirigeants les affaiblissent par la censure, par la fraude électorale ou par diverses manipulations juridiques.

Dans mes propres travaux, menés avec l’économiste Sergueï Gouriev, nous explorons une stratégie plus large qu’emploient les autocrates modernes pour conquérir et conserver le pouvoir. Nous l’appelons autocratie informationnelle ou dictature de la manipulation (spin dictatorship).

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Ces dirigeants ne s’appuient pas sur la répression violente. Ils entretiennent plutôt l’illusion qu’ils sont compétents, qu’ils respectent les principes démocratiques et qu’ils défendent la nation – la protégeant de menaces étrangères ou d’ennemis intérieurs qui chercheraient à saper sa culture ou à voler sa richesse.

La façade démocratique hongroise

Le premier ministre hongrois Viktor Orban illustre bien cette approche. Il a d’abord exercé le pouvoir de 1998 à 2002, puis est revenu sur le devant de la scène en 2010, avant de remporter trois autres élections – en 2014, en 2018 et en 2022 – à l’issue de campagnes que des observateurs internationaux ont qualifiées “de menaçantes et de xénophobes.

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Orban a conservé les structures formelles de la démocratie – tribunaux, Parlement et élections régulières –, mais les a systématiquement vidées de leur substance. Au cours de ses deux premières années de mandat, il n’a nommé que des fidèles à la Cour constitutionnelle, dont le pouvoir est de vérifier la constitutionnalité des lois. Il a contraint des juges à quitter leurs fonctions en imposant un âge de retraite plus bas et il a réécrit la Constitution afin de limiter le champ d’action de leur contrôle judiciaire. Il a également renforcé le contrôle du gouvernement sur les médias indépendants. Pour soigner son image, Orban a dirigé les fonds publicitaires de l’État vers des médias lui étant favorables. En 2016, l’un de ses alliés a racheté le plus grand quotidien d’opposition de Hongrie, puis a ensuite procédé à sa brutale fermeture.

Orban a également pris pour cible des associations d’avocats et des universités. L’université d’Europe centrale, enregistrée à la fois à Budapest et aux États-Unis, symbolisait autrefois la nouvelle Hongrie démocratique. Mais une loi sanctionnant les institutions accréditées à l’étranger l’a contrainte à déménager à Vienne (Autriche) en 2020.

Pourtant, Orban a, dans l’ensemble, évité le recours à la violence. Les journalistes sont harcelés plutôt qu’emprisonnés ou tués. Les critiques sont discréditées, mais elles ne sont pas interdites. Le pouvoir d’attraction du premier ministre hongrois repose sur un récit selon lequel son pays serait assiégé – par les immigrés, par les élites libérales et par les influences étrangères –, lui seul étant capable de défendre la souveraineté et l’identité chrétienne du pays. Ce discours trouve un écho très fort chez les électeurs âgés, ruraux et conservateurs, même s’il fait figure de repoussoir chez les populations urbaines et plus jeunes.

Tournant mondial pour les autocrates

Au cours des dernières décennies, des variantes de la dictature de la manipulation sont apparues à Singapour, en Malaisie, au Kazakhstan, en Russie, en Équateur et au Venezuela. Des dirigeants, comme Hugo Chávez et le jeune Vladimir Poutine, ont consolidé leur pouvoir et marginalisé l’opposition en usant d’une violence limitée.

Les données confirment cette tendance. À partir de rapports sur les droits humains, de sources historiques et de médias locaux, mon collègue Sergueï Gouriev et moi-même avons constaté que l’incidence mondiale des assassinats politiques et des emprisonnements par des autocrates avait fortement diminué des années 1980 aux années 2010.

On peut légitimement se poser la question du pourquoi. Dans un monde interconnecté, la répression ouverte a un coût. Attaquer journalistes et dissidents peut inciter des gouvernements étrangers à imposer des sanctions économiques et dissuader les entreprises internationales d’y investir leurs fonds. Restreindre la liberté d’expression risque aussi d’étouffer l’innovation scientifique et technologique ; une ressource dont même les autocrates ont besoin dans les économies modernes fondées sur la connaissance.

Cependant, lors d’épisodes de crise, même les dictateurs de la manipulation reviennent souvent à des tactiques plus traditionnelles. En Russie, Poutine a violemment réprimé les manifestants et emprisonné des opposants politiques. Parallèlement, des régimes plus brutaux, comme ceux de la Corée du Nord et de la Chine, continuent de gouverner par la peur, combinant incarcérations massives et technologies avancées de surveillance. Mais, dans l’ensemble, c’est la manipulation qui remplace la terreur.

Les États-Unis sont-ils encore une démocratie ?

Je m’accorde avec la plupart des analystes pour dire que les États-Unis restent une démocratie. Pourtant, certaines des tactiques de Trump rappellent celles des autocrates informationnels. Il a attaqué la presse, outrepassé des décisions de justice, exercé des pressions sur les universités pour restreindre l’indépendance académique et limiter les admissions internationales.

Son admiration pour des hommes forts, tels que Poutine, Xi Jinping en Chine et Nayib Bukele au Salvador, inquiète les observateurs. Dans le même temps, Trump dénigre régulièrement ses alliés démocratiques et les institutions internationales telles que les Nations unies et l’Otan. Certains analystes affirment que la démocratie dépend du comportement de ses politiciens. Mais un système qui ne survit que si les dirigeants choisissent de respecter les règles n’est pas un véritable système résilient.

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Ce qui compte le plus, c’est de savoir si la presse, la justice, les organisations à but non lucratif, les associations professionnelles, les églises, les syndicats, les universités et les citoyens disposent du pouvoir – et de la volonté – de tenir les dirigeants responsables de leurs actes.

Préserver la démocratie aux États-Unis

Les riches démocraties, comme celles des États-Unis, du Canada ou de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, bénéficient d’institutions solides – journaux, universités, tribunaux et associations – qui servent de contre-pouvoirs. Ces institutions aident à expliquer pourquoi des populistes, tels que Silvio Berlusconi en Italie ou Benyamin Nétanyahou en Israël, bien qu’accusés de contourner les règles électorales et de menacer l’indépendance judiciaire, n’ont pas démantelé les démocraties de leurs pays.

Aux États-Unis, la Constitution offre une protection supplémentaire. La modifier exige une majorité des deux tiers dans les deux chambres du Congrès ainsi que la ratification par les trois quarts des États – un obstacle bien plus élevé qu’en Hongrie, où Orban n’a eu besoin que d’une majorité des deux tiers au parlement pour réécrire la Constitution.

Bien sûr, même la Constitution des États-Unis peut être affaiblie si un président défie la Cour suprême. Mais un tel geste risquerait de déclencher une crise constitutionnelle et de lui aliéner des soutiens clés.

Cela ne signifie pas que la démocratie américaine soit à l’abri de tout danger. Mais ses fondations institutionnelles sont plus anciennes, plus solides et plus décentralisées que celles de nombreuses démocraties récentes. Sa structure fédérale, grâce à ses multiples juridictions et ses possibilités de veto, rend difficile la domination d’un seul dirigeant.

Cependant, la montée en puissance de dictatures de la manipulation doit nous interpeller. Partout dans le monde, des autocrates ont appris à contrôler leurs citoyens par des simulacres de démocratie. Comprendre leurs techniques pourrait aider les Américains à préserver la véritable démocratie.

Daniel Treisman (University of California, USA)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © vecteezy.com ; © correspondanceeuropeenne-eu ; © lesechos.fr : © cjg.be | L’article original en anglais date du 3 jun 2025…


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EDL : L’IA, une machine à fabriquer du doute ?

Temps de lecture : 7 minutes >

[EDL.LAICITE.BE, 11 août 2025La publication d’un article climatosceptique généré par une intelligence artificielle illustre une dérive préoccupante : l’utilisation des technologies pour produire des contenus pseudo-scientifiques susceptibles d’alimenter la désinformation. Si cette affaire peut prêter à sourire, elle révèle pourtant des fragilités systémiques dans la production scientifique contemporaine, exacerbées par le sous-financement de la recherche, la course à la publication et l’essor de revues peu rigoureuses. Dès lors, une question centrale : comment garantir la qualité de la recherche scientifique et faire de l’intelligence artificielle un outil au service de cette exigence ?

À quoi sert de réduire les émissions de CO2 dans la lutte contre le réchauffement climatique ? À rien, nous disent les climatosceptiques. C’est une vaste arnaque, un complot du gouvernement ! La preuve, le CO2 n’est pas la source du réchauffement climatique. C’est une étude scientifique qui le dit.

Pour une fois, les climatosceptiques n’ont pas complètement tort. Cette étude existe bien, et s’intitule Réévaluation critique de l’hypothèse du réchauffement planétaire lié aux émissions de CO2. Elle a été publiée le 21 mars 2025 dans la revue Science of Climate Change. À en croire celle-ci, toutes les conclusions et projections des rapports des experts de l’ONU sur le climat (GIEC) seraient donc fausses… rien que ça !

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Sauf que là où le bât blesse, c’est que cet article a en fait été entièrement généré par l’intelligence artificielle Grok 3 Beta, créée par Elon Musk (lui-même climatosceptique). Qui plus est, il a été élaboré avec l’aide de scientifiques comme Willie Soon, un climatosceptique notoire qui a reçu plus d’un million de dollars de fonds provenant du secteur des énergies fossiles à travers sa carrière. Notons encore le caractère frauduleux de la revue ayant publié cette étude puisqu’il s’agit d’une revue Open Access dont l’objectif avoué est de contredire les thèses du GIEC. Dès lors, il y a de quoi être nous-mêmes sceptiques sur la fiabilité de ce papier, non ?

L’ère de la désinformation 4.0

Ce fait peut paraître anodin et même amusant, tant il faut être crédule pour se fier à une étude entièrement générée par l’IA – qui plus est celle d’Elon Musk. Il convient toutefois de rester très vigilant quant aux dangers de cette pratique qui s’inscrit dans une double tendance.

D’abord, celle du recours croissant aux stratégies de désinformation pour instrumentaliser l’opinion publique et servir des intérêts politiques particuliers et privés. Ensuite, celle de l’essor de l’utilisation des IA génératives pour produire du contenu informatif et scientifique.

Dans ce contexte, l’IA apparaît comme un outil puissant pour la production et la diffusion massive de fake news vêtues d’une parure (pseudo-)scientifique grâce à laquelle elles ont plus de chances d’être perçues comme crédibles. La parution de fausses études scientifiques générées par l’IA est donc une problématique à prendre très au sérieux ! Cela brouille davantage les frontières entre le vrai et le faux, fragilise le débat public ainsi que la possibilité d’apporter réponses et solutions à des problèmes – tels que le réchauffement climatique. Surtout, cette pratique nuit à la qualité de la recherche scientifique et à la production des savoirs. À terme, cela risque de priver nos civilisations de tout progrès scientifique, voire pire, de les faire sombrer dans l’ignorance.

Même les scientifiques utilisent ChatGPT

Mais le buzz autour de cette fausse étude sur le réchauffement climatique a au moins le mérite de nous pousser à prendre au sérieux les questions suivantes : faut-il avoir recours à l’intelligence artificielle dans le domaine de la recherche ? Si oui, comment ? Avec quels risques et bénéfices ? Ne soyons pas naïfs, l’IA fait désormais partie de nos vies, et les chercheurs ne se privent pas de l’utiliser. Des outils comme Semantic Scholar et Connected Papers permettent d’obtenir rapidement une revue de la littérature scientifique sur un sujet donné et de visualiser les connexions entre articles.

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D’autres modèles aident à la compréhension d’études, tels que Explainpaper, et servent à les synthétiser ainsi qu’à en tirer une analyse critique, comme le font Jenni AI et même ChatGPT. Ces nouvelles technologies ont surtout l’avantage de faire économiser du temps aux chercheurs, ce qui leur permet d’augmenter leur taux de production et de publication d’articles. Elles représentent donc un atout non négligeable dans un milieu qui n’échappe pas aux injonctions de la performance et où la sécurité d’emploi dépend d’un indice de productivité de plus en plus élevé. Aussi, elles peuvent très certainement contribuer à la qualité des recherches en accroissant leur précision et leur rigueur.

Fraude scientifique : l’IA accentue les risques mais n’a rien inventé

Toutefois, comme toutes technologies, les modèles d’IA comportent le risque d’être utilisés à mauvais escient. Un chercheur qui déciderait de déléguer l’entièreté de son travail à l’IA prend le risque de générer et de publier des articles frauduleux, c’est-à-dire au sein desquels les données ont été falsifiées, voire fabriquées de toutes pièces.

Il existe donc une ambivalence (risques/bénéfices) liée à l’usage de l’IA dans le domaine de la recherche scientifique. Celle-ci est soulignée et analysée par Alice Rigor et Stéphanie Billot-Bonef dans un article publié en 2024 au sein de la revue Environnement, Risques & Santé. Elles y dénoncent un véritable effet boule de neige induit par la production d’études falsifiées par l’IA, qui menace de nous conduire tout droit vers l’ère de la désinformation massive, puisque pour faire avancer la recherche, les scientifiques se réfèrent aux travaux antécédents sur le sujet. Or si ceux-ci contiennent de fausses données, on risque de reproduire des erreurs et d’aboutir à la démonstration de thèses complètement fallacieuses.

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Pour autant, la fraude scientifique n’est pas un phénomène nouveau et on trouve une pléthore de cas avant même que l’IA soit développée. Par exemple, en 1998, le chirurgien britannique Andrew Wakefield a publié dans The Lancet une étude affirmant un lien entre le vaccin ROR (rougeole-oreillons-rubéole) et l’autisme. Ce n’est qu’en 2010 que l’étude a été rétractée à la suite de révélations indiquant que les données avaient été manipulées et que Wakefield avait des conflits d’intérêts non divulgués.

Entre-temps, cette étude frauduleuse a largement contribué à alimenter le mouvement antivaccination. La question qu’il faut donc désormais se poser est la suivante : pourquoi et comment de fausses études parviennent-elles à être publiées ? Celle-ci interpelle d’autant plus lorsqu’on sait qu’il existe des balises permettant de détecter les données falsifiées, erronées ou fabriquées, et ainsi d’empêcher leur publication. Notamment le processus d’évaluation par les pairs qui prévoit la relecture d’une étude par un ou plusieurs chercheurs spécialistes du sujet traité afin de vérifier sa qualité et sa véracité.

Sauf que, comme le rappellent les autrices de l’article Intégrité scientifique à l’heure de l’intelligence artificielle générative, il arrive que des chercheurs cèdent à la tentation de valider des articles frauduleux en échange d’une compensation financière ou de la promesse d’un traitement favorable pour leurs propres travaux à venir.

De plus, certaines étapes du processus de publication ne sont pas toujours respectées, en particulier dans les revues dites ‘prédatrices’, qui se sont multipliées depuis l’essor de l’édition en accès libre, ou Open Access, au cours des vingt dernières années. Celles-ci reposent sur le principe selon lequel c’est au chercheur ou à son institution de payer pour être publié. Elles tirent ainsi profit de la précarité grandissante au sein de la recherche scientifique, qui pousse certains chercheurs à utiliser ces revues Open Access comme vitrines pour obtenir des financements.

Financer la science, pas l’ignorance

En fin de compte, l’inquiétude concernant la propagation de fausses études liées à l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le domaine de la recherche occulte en réalité l’éléphant dans la pièce : le sous-financement de la recherche scientifique. Aujourd’hui, les chercheurs consacrent une part considérable de leur temps à solliciter des subventions (souvent sans succès), au détriment de leur travail scientifique. Devant la pression de la publication, condition essentielle à l’obtention de financements, l’IA devient, pour certains, un outil de survie utilisé afin de produire rapidement des contenus, parfois aux dépens de leur rigueur.

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C’est également cette course concurrentielle à la publication qui alimente la prolifération de revues Open Access douteuses, prêtes à publier des articles peu contrôlés. Le système de relecture par les pairs, indispensable à la validation scientifique, pâtit lui aussi de ce manque de moyens : les experts n’ont pas assez de temps pour effectuer des vérifications approfondies. Conçue et utilisée de façon éthique, l’IA pourrait même être le remède à la publication de fausses études en aidant à repérer les incohérences et fraudes potentielles dans les publications. Encore faut-il que ces outils soient transparents et indépendants de tout intérêt privé.

Lucie Barridez, Déléguée Étude & Stratégie


Espace de liberté (EDL), le magazine du Centre d’Action Laïque consacre la ‘tartine’ du numéro d’été 2025 (n°521) au thème de Intelligence Artificielle : et l’humain dans tout ça ? : “Tour à tour révolutionnaire, menaçante, fascinante, ou profondément dérangeante, l’intelligence artificielle s’invite partout : au travail, à l’école, dans nos soins de santé, nos villes, nos imaginaires et jusque dans les rouages de la géopolitique mondiale. Mais dans cette course effrénée à l’automatisation, où est passé l’humain ? Est-il encore le pilote ou déjà passager d’un véhicule autonome lancé à pleine vitesse ? Cette tartine en sept couches explore les multiples facettes de l’IA, entre promesses et inquiétudes. De la productivité vantée par ses concepteurs à la précarisation de l’emploi qu’elle induit, de son rôle d’assistant psychologique à celui de générateur de confusion, des créations dites « synthétiques »1 à la transformation même de notre manière d’habiter le monde, il y a urgence à penser régulièrement cette technologie au prisme de nos droits, de nos libertés et de notre capacité à vivre ensemble. Car si l’intelligence est artificielle, les enjeux, eux, sont bien réels et évoluent à grande vitesse.Pour en savoir plus…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, édition et iconographie | sources : edl.laicite.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, d’après 2001, l’odyssée de l’espace (1968) © CNRS – Christophe L. ; © jp.pinterest.com ; © fr.linkedin.com ; © iatranshumanisme.com.


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ELLUL : Ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique

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[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 12 août 2025] “Ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique“, écrit Jacques Ellul. Dans ses travaux sociologiques, il fustige moins les outils techniques en eux-mêmes que la place et la valeur qui leur est accordée collectivement. Loin d’être le réactionnaire récalcitrant par principe au progrès technique décrit par certains, Jacques Ellul développe une analyse fine de la technique. Son concept phare de “société technicienne” est d’une pertinence toute contemporaine.

Loin d’être le réactionnaire récalcitrant par principe au progrès technique décrit par certains, Jacques ELLUL (1912-1994) développe une analyse fine de la technique. Son concept phare de société technicienne est d’une pertinence toute contemporaine.

La technique, comme l’enjeu du siècle

C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que Jacques Ellul se lance dans l’écriture de son œuvre majeure La Technique ou l’enjeu du siècle achevée en 1950 et éditée seulement en 1954. À cette époque, le monde entier observe et accueille avec fascination le progrès technique sous toutes ses formes. Jacques Ellul, lui, prédit les dérives de l’omniprésence technologique sur nos vies, à la fois à l’échelle individuelle et à l’échelle de nos sociétés.

Loin de la caricature technophobe et récalcitrante par principe aux objets techniques qu’on a voulu faire de lui, Jacques Ellul s’attache à documenter les effets de la généralisation de la technique sur nos vies. Une analyse étonnamment clairvoyante qui inspire aujourd’hui de nombreux penseurs techno-critiques.

Comment définir la technique ?

Hélène Tordjman est économiste, maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Paris-Nord. Elle est l’autrice de La Croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, […] elle a reçu le prix Jacques-Ellul.

Hélène Tordjman explique ce que Jacques Ellul définit par technique : “Un système entier, global, qui enserre les sociétés et dont le ressort principal est la recherche de l’efficacité maximale en toute chose.

Entre la fin du 18ᵉ siècle et le début du 19ᵉ siècle, au moment de la révolution industrielle, la technique devient une force dominante de la société. L’économiste détaille ses caractéristiques spécifiques : l’auto-accroissement, l’insécabilité et l’autonomie de la technique. La suite de l’échange est consacré au concept de non-puissance, qu’Hélène Tordjman articule avec l’agroécologie : “En agriculture, on sait comment il faudrait changer le système pour nourrir la planète sans monoculture industrielle (…) ; ce serait une manière douce d’envisager les rapports avec la nature, non fondée sur la puissance, mais sur la collaboration et les interactions naturelles.

Extrait de La Technique ou l’Enjeu du siècle de Jacques Ellul :

La technique se situe en dehors du bien et du mal : “La morale juge de problèmes moraux ; quant aux problèmes techniques, elle n’a rien à y faire. Seuls des critères techniques doivent y être mis en jeu. La technique se jugeant elle-même se trouve évidemment libérée de ce qui a fait l’entrave principale à l’action de l’homme. Elle assure ainsi de façon théorique et systématique la liberté qu’elle avait su conquérir en fait. Elle n’a plus à craindre quelque limitation que ce soit puisqu’elle se situe en dehors du bien et du mal. L’on a prétendu longtemps qu’elle faisait partie des objets neutres ; actuellement ce n’est plus utile ; sa puissance, son autonomie sont si bien assurées qu’elle se transforme à son tour en juge de la morale, en édificatrice d’une morale nouvelle.


[WALLONICA.ORG, critique] L’article ci-dessous illustre avec simplicité combien le recyclage de concepts marquants de la pensée peut amener à un discours en contradiction avec celui de leur auteur premier : le propos d’Ellul ne portait pas sur la technique elle-même mais bien sur notre sacralisation de la technique. Rebondir d’un mot à un autre, d’une acception à une autre, d’une représentation à une autre par le biais de la seule proximité n’implique pas la cohérence dans un discours…

[REPORTERRE.NET] Le livre qui a fait redécouvrir Jacques Ellul, vient d’être réédité. Jacques Ellul (1912-1994) est plus connu aux États-Unis qu’en France. Au début des années soixante, enthousiasmé, Aldous Huxley fit traduire et publier avec succès son maître livre, La Technique ou l’enjeu du siècle, depuis élevé au rang de classique étudié à l’université. Chez nous, le mouvement écologique, dont il fut un des précurseurs, lui doit beaucoup : ainsi est-il le maître à penser de José Bové et de nombreux partisans de la décroissance. Cet homme libre, à l’écart de toutes les chapelles, à la fois libertaire et croyant, solitaire et engagé dans son siècle, avait tout prévu, ou presque. Ces crises qui nous assaillent à répétition, réchauffement climatique, nucléaire, OGM, peurs alimentaires, nanotechnologies, épuisement des ressources, etc. ? Il les avait prévues. Cette désagréable impression que le progrès technique nous embarque dans un monde de plus en plus incertain, risqué, aliénant ? Il l’avait prévue. Mieux : ces phénomènes, il les avait pensés, étudiés, jaugés tout au long d’une oeuvre abondante (plus de cinquante ouvrages).
Persuadé que la technique mène le monde (bien plus que le politique et l’économique), il a passé sa vie à analyser les mutations qu’elle provoque dans nos sociétés, et la tyrannie qu’elle exerce sur nos vies. Dans cet ouvrage, Jean-Luc Porquet expose vingt idées fortes d’Ellul et les illustre par des sujets d’actualité. À l’heure où le mouvement critique contre la mondialisation marchande cherche des clefs pour comprendre et agir, cette pensée radicale, généreuse et vivifiante constitue une référence indispensable.

PORQUET Jean-Luc, Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu (Le Cherche Midi, 2012)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : franceculture | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © cruciformphronesis.se | Il existe une Association internationale Jacques Ellul (AIJE) dont le site est vieillot mais assez bien documenté : jacques-ellul.org


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Que disent la Bible, le Coran et la Torah de la guerre ?

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[THECONVERSATION.COM, 21 août 2025Les guerres sont souvent menées au nom de conceptions religieuses. Mais que disent vraiment les textes fondamentaux du christianisme, de l’islam et du judaïsme sur la guerre et ses justifications ? Nous avons demandé leur avis à trois experts des différents monothéismes.

La Bible

Par Robyn J. Whitaker, professeure spécialiste du Nouveau Testament au sein de l’établissement théologique australien University of Divinity

La Bible présente la guerre comme une réalité inévitable de la vie humaine. Cela est illustré par cette citation du livre de l’Ecclésiaste : “Il y a une saison pour tout […] un temps pour la guerre et un temps pour la paix.” En ce sens, la Bible reflète les expériences des auteurs, mais aussi de la société qui a façonné ces textes pendant plus de mille ans : celle du peuple hébreu. Durant l’Antiquité, celui-ci a en effet connu la victoire, mais aussi la défaite, en tant que petite nation parmi les grands empires du Proche-Orient ancien.

Monty Python, Le sacré Graal (1975) © o-cinema.org

En ce qui concerne le rôle de Dieu dans la guerre, nous ne pouvons ignorer le caractère problématique de la violence associée au divin. Parfois, Dieu ordonne au peuple hébreu de partir en guerre et de commettre des actes de violence horribles. Deutéronome 20 en est un bon exemple : le peuple de Dieu est envoyé à la guerre avec la bénédiction du prêtre, bien qu’il soit d’abord demandé aux combattants de proposer des conditions de paix. Si les conditions de paix sont acceptées, la ville est réduite en esclavage. Dans d’autres cas cependant, l’anéantissement total de certains ennemis est demandé, et l’armée hébraïque reçoit l’ordre de détruire tout ce qui ne sera pas utile plus tard pour produire de la nourriture.

Dans d’autres cas, la guerre est interprétée comme un outil à la disposition de Dieu, une punition durant laquelle il utilise des nations étrangères contre le peuple hébreu parce qu’il s’est égaré (Juges 2:14). Il est également possible d’identifier une éthique sous-jacente aux textes consistant à traiter les prisonniers de guerre de manière juste. Moïse ordonne que les femmes capturées pendant la guerre soient traitées comme des épouses et non comme des esclaves (Deutéronome 21), et dans le deuxième livre des Chroniques, les prisonniers sont autorisés à rentrer chez eux.

En opposition à cette conception de la guerre considérée comme autorisée par Dieu, de nombreux prophètes hébreux expriment l’espoir d’une époque où Il leur apportera la paix et où les peuples “ne s’adonneront plus à la guerre” (Michée 3:4), transformant plutôt leurs armes en outils agricoles (Isaiah 2:4).

La guerre est considérée comme le résultat des péchés de l’humanité, un résultat que Dieu transformera finalement en paix. Cette paix (en hébreu : shalom) sera plus que l’absence de guerre, puisqu’elle englobera l’épanouissement humain et l’unité des peuples entre eux et avec Dieu.

La majeure partie du Nouveau Testament a été écrite au cours du premier siècle de notre ère, alors que les Juifs et les premiers chrétiens constituaient des minorités au sein de l’Empire romain. Dans ce texte, la puissance militaire de Rome est ainsi sévèrement critiquée et qualifiée de maléfique dans des textes comme l’Apocalypse, qui s’inscrivent dans une démarche de résistance. De nombreux premiers chrétiens refusaient par exemple de combattre dans l’armée romaine.

Malgré ce contexte, Jésus ne dit rien de spécifique sur la guerre, mais rejette cependant de manière générale la violence. Lorsque Pierre, son disciple, cherche à le défendre avec une épée, Jésus lui dit de la ranger, car cette épée ne ferait qu’engendrer davantage de violence (Matthieu 26:52). Cela est conforme aux autres enseignements de Jésus, qui proclame ainsi “heureux les artisans de paix“, qui commande de “tendre l’autre joue” lorsqu’on est frappé ou d’”aimer ses ennemis.

En réalité, on trouve diverses idéologies concernant la guerre dans les pages de la Bible. Il est tout à fait possible d’y trouver une justification à la guerre, lorsqu’on souhaite le faire. Il est cependant tout aussi possible d’y trouver des arguments en faveur de la paix et du pacifisme. Plus tard, les chrétiens développeront les concepts de “guerre juste” et de pacifisme sur la base de conceptions bibliques, mais il s’agit là d’interprétations plutôt que d’éléments explicites inscrits dans le texte.

Pour les chrétiens, l’enseignement de Jésus fournit par ailleurs un cadre éthique permettant d’interpréter à travers le prisme de l’amour pour ses ennemis les textes antérieurs sur la guerre. Jésus, contrepoint à la violence divine, renvoie les lecteurs aux prophètes de l’Ancien Testament, dont les visions optimistes imaginent un monde où la violence et la souffrance n’existent plus et où la paix est possible.

Le Coran

Par Mehmet Ozalp, directeur du Centre pour les études et la civilisation islamiques de l’université australienne Charles-Sturt (Nouvelles-Galles du Sud)

Les musulmans et l’islam ont fait leur apparition sur la scène mondiale au cours du VIIe siècle de l’ère commune, une période relativement hostile. En réponse à plusieurs défis majeurs propres à cette époque, notamment la question des guerres, l’islam a introduit des réformes juridiques et éthiques novatrices. Le Coran et l’exemple fixé par le prophète Muhammad – souvent francisé en Mahomet – ont établi des lignes directrices claires pour la conduite de la guerre, bien avant que des cadres similaires n’apparaissent dans d’autres sociétés.

© concepto.de

Pour cela, l’islam a défini un nouveau terme, jihad, plutôt que le mot arabe habituel pour désigner la guerre, harb. Alors que harb désigne de manière générale la guerre, le jihad est défini dans les enseignements islamiques comme une lutte licite et moralement justifiée, qui inclut mais ne se limite pas aux conflits armés. Dans le contexte de la guerre, le jihad désigne spécifiquement le combat pour une cause juste, selon des directives juridiques et éthiques claires, distinct de la guerre belliqueuse ou agressive.

Entre 610 et 622, le prophète Muhammad a pratiqué une non-violence active en réponse aux persécutions et à l’exclusion économique que lui et sa communauté subissaient à La Mecque, malgré les demandes insistantes de ses disciples qui voulaient prendre les armes. Cela montre que la lutte armée ne peut être menée, en islam, entre membres d’une même société : cela conduirait en effet à l’anarchie.

Après avoir quitté sa ville natale pour échapper aux persécutions, Muhammad fonda à Médine une société pluraliste et multiconfessionnelle. Il prit par ailleurs des mesures actives pour signer des traités avec les tribus voisines. Malgré sa stratégie de paix et de diplomatie, les Mecquois, qui lui restaient hostiles, ainsi que plusieurs tribus alliées, attaquèrent les musulmans de Médine. Il devenait ainsi inévitable d’engager une lutte armée contre ces agresseurs.

La permission de combattre a été donnée aux musulmans par les versets 22:39-40 du Coran :

Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués (de se défendre) parce que vraiment ils sont lésés ; et Allah est certes Capable de les secourir, ceux qui ont été expulsés de leurs demeures, contre toute justice, simplement parce qu’ils disaient : “Allah est notre Seigneur.” […]

Ce passage autorise non seulement la lutte armée, mais offre également une justification morale à la guerre juste. Celle-ci est d’abord conditionnée à une lutte purement défensive, tandis que l’agression est qualifiée d’injuste et condamnée. Ailleurs, le Coran insiste sur ce point :

S’ils se tiennent à l’écart de vous, s’ils ne vous combattent point et se rendent à vous à merci, Allah ne vous donne contre eux nulle justification (pour les combattre).

Le verset 22:39 vu précédemment présente deux justifications éthiques à la guerre. La première concerne les cas où des personnes sont chassées de leurs foyers et de leurs terres, c’est-à-dire face à l’occupation d’une puissance étrangère. La seconde a trait aux cas où des personnes sont attaquées en raison de leurs croyances, au point de subir des persécutions violentes et des agressions.

Il est important de noter que le verset 22:40 inclut les églises, les monastères et les synagogues dans le champ des lieux qui doivent être protégés. Si les croyants en Dieu ne se défendent pas, tous les lieux de culte sont susceptibles d’être détruits, ce qui doit être empêché par la force si nécessaire.

Le Coran n’autorise pas la guerre offensive, car “certes, Allah n’aime pas les agresseurs !” (2 :190) Il fournit également des règles détaillées sur qui doit combattre et qui en est exempté (9 :91), quand les hostilités doivent cesser (2 :193), ou encore la manière dont les prisonniers doivent être traités avec humanité et équité (47 :4). Des versets comme le verset 194 de la deuxième sourate soulignent que la guerre, comme toute réponse à la violence et à l’agression, doit être proportionnée et rester dans certaines limites :

Quiconque a marqué de l’hostilité contre vous, marquez contre lui de l’hostilité de la même façon qu’il a marqué de l’hostilité contre vous.

En cas de guerre inévitable, toutes les possibilités pour y mettre un terme doivent être explorées :

Et s’ils (les ennemis) inclinent à la paix, incline vers celle-ci, et place ta confiance en Allah. (8 :61)

L’objectif d’une action militaire est ainsi de mettre fin aux hostilités le plus rapidement possible et d’éliminer les causes de la guerre, et non d’humilier ou d’anéantir l’ennemi.

Le jihad militaire ne peut par ailleurs pas être mené pour satisfaire une ambition personnelle ou pour alimenter des conflits nationalistes ou ethniques. Les musulmans n’ont pas le droit de déclarer la guerre à des nations qui ne leur sont pas hostiles (60:8). En cas d’hostilité ouverte et d’attaque, ils ont en revanche tout à fait le droit de se défendre.

Le Prophète et les premiers califes ont expressément averti les chefs militaires et tous les combattants participant aux expéditions musulmanes qu’ils ne devaient pas agir de manière déloyale ni se livrer à des massacres ou à des pillages aveugles. Muhammad a ainsi dit, selon la tradition islamique (sunna) :

Ne tuez pas les femmes, les enfants, les personnes âgées ou les malades. Ne détruisez pas les palmiers et ne brûlez pas les maisons.

Grâce à ces enseignements, les musulmans ont disposé, tout au long de leur histoire, de directives juridiques et éthiques visant à limiter les souffrances humaines causées par la guerre.

La Torah

Par Suzanne D. Rutland, historienne du judaïsme à l’université de Sydney

Le judaïsme n’est pas une religion pacifiste, mais dans ses traditions, il valorise la paix par-dessus tout : les prières pour la paix occupent ainsi une place centrale dans la liturgie juive. Il reconnaît dans le même temps la nécessité de mener des guerres défensives, mais uniquement dans le cadre de certaines limites.

© myjewishlearning.com

Dans la Torah, et notamment les cinq livres de Moïse, la nécessité de la guerre est clairement reconnue. Tout au long de leur périple dans le désert, les Israélites (c’est-à-dire les enfants d’Israël) livrent diverses batailles. Parallèlement, dans le Deutéronome, ils reçoivent l’instruction suivante (chapitre 23, verset 9) :

Quand tu marcheras en armes contre tes ennemis, garde-toi de toute chose mauvaise.

Le chef de tribu Amalek, qui attaqua les Hébreux à leur sortie d’Égypte, est le symbole du mal ultime dans la tradition juive. Les érudits affirment que cela est dû au fait que son armée frappa les Israélites par-derrière, tuant des femmes et des enfants sans défense.

La Torah insiste également sur le caractère obligatoire du service militaire. Cependant, le Deutéronome distingue quatre catégories de personnes qui en sont exemptées :

      • celui qui a construit une maison, mais qui ne l’a pas encore consacrée rituellement ;
      • celui qui a planté une vigne, mais qui n’en a pas encore mangé les fruits ;
      • celui qui est fiancé ou dans sa première année de mariage ;
      • celui qui a peur, par crainte qu’il n’influence les autres soldats.

Il est important de souligner que le mépris de la guerre est si fort dans le judaïsme antique que le roi David n’a pas été autorisé à construire le temple de Jérusalem en raison de sa carrière militaire. Cette tâche a été confiée à son fils Salomon : il lui était cependant interdit d’utiliser du fer dans la construction, car celui-ci symbolisait la guerre et la violence, alors que le temple devait représenter la paix comme vertu religieuse suprême.

La vision de la paix comme destin partagé pour toute l’humanité est développée plus en détail dans les écrits prophétiques, notamment via le concept de Messie. Cela est particulièrement visible dans les écrits du prophète Isaïe, qui envisageait une époque où, comme il le décrit dans sa vision idyllique :

[…] De leurs épées ils forgeront des socs, et de leurs lances, des serpes : une nation ne lèvera pas l’épée contre une autre nation, et on n’apprendra plus la guerre.

La Mishnah, première partie du Talmud (c’est-à-dire le recueil principal des commentaires de la Torah) évoque le concept de “guerre obligatoire” (milhemet mizvah). Cela englobe les guerres racontées dans les textes contre les sept nations qui habitaient la Terre promise avant les Hébreux, la guerre contre Amalek et les guerres défensives du peuple juif. Cette catégorie est donc clairement définie et reconnaissable. Il n’en va pas de même pour la deuxième catégorie, la “guerre autorisée” (milhemet reshut), qui est plus ouverte et pourrait, comme l’écrit le chercheur Avi Ravitsky, “se rapporter à une guerre préventive.

Après la période de composition du Talmud, qui s’est terminée au VIIe siècle, ce débat est devenu théorique, car les Juifs vivant en Palestine et dans la diaspora n’avaient plus d’armée. C’était déjà largement le cas depuis la défaite de la révolte de Bar Kokhba contre les Romains (de 132 à 135 après J.-C.), à l’exception de quelques petits royaumes juifs en Arabie.

Cependant, avec l’arrivée des premiers immigrants sionistes sur la terre historique du royaume d’Israël à la fin du XIXe et au XXe siècle, les débats rabbiniques sur ce qui constitue une guerre défensive obligatoire ou une guerre autorisée, ainsi que sur les caractéristiques d’une guerre interdite ont repris de plus belle. Ce sujet suscite aujourd’hui une profonde inquiétude et une vive controverse tant chez les universitaires spécialistes du judaïsme que chez les rabbins.

Robyn J. Whitaker, Mehmet Ozalp & Suzanne Rutland


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Charlton Heston dans Les dix commandements (1954) © cinematheque.fr ; © o-cinema.org ; © concepto.de ; © myjewishlearning.com.


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Écran ou papier… pourquoi tourner une page vaut mieux que cliquer

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[THECONVERSATION.COM, 19 août 2025] Le fait de pouvoir tourner les pages d’un livre ou de tracer au crayon les contours des lettres donne des appuis aux élèves dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Dans un monde d’outils numériques, pourquoi préserver cette importance du toucher ?

Lorsque les enfants entrent à l’école, l’une des techniques les plus courantes pour leur enseigner l’alphabet consiste à passer par des manipulations pratiques, comme la formation de lettres avec de l’argile ou de la pâte à modeler.

Mais à mesure que les élèves avancent en âge, la place du toucher diminue dans leur quotidien scolaire – à leur détriment. Beaucoup d’exercices de lecture deviennent numériques, et l’utilisation des claviers d’ordinateur pour écrire continue de progresser, d’autant que les outils d’intelligence artificielle (IA) sont très attractifs en matière d’édition et de composition.

Je suis linguiste et j’étudie les différences entre la lecture sur papier et la lecture numérique et la manière dont l’écriture favorise la réflexion. Avec ma collègue Anne Mangen, nous avons interrogé plus de 500 élèves du secondaire inscrits dans une école internationale d’Amsterdam (Pays-Bas) sur leurs expériences de lecture de textes imprimés par rapport celle des textes numériques. Par ailleurs, j’ai interrogé 100 étudiants et jeunes adultes aux États-Unis et en Europe sur leurs préférences en matière d’écriture manuscrite comparée à la saisie sur clavier.

Rassemblées, les réponses de ces deux études démontrent que les adolescents et les jeunes adultes continuent d’accorder de l’importance au contact physique dans leur rapport à l’écrit ; elles sont riches d’enseignements importants pour les éducateurs et les parents.

La lecture et l’écriture vues par les élèves

Lorsqu’on leur a demandé ce qu’ils aimaient le plus dans la lecture sur papier ou l’écriture à la main, les étudiants ont manifesté leur enthousiasme sur l’importance du toucher. Ce qui m’a surpris, c’est à quel point leurs perceptions à ce sujet concordaient dans les deux études.

Tenir un livre ou un instrument d’écriture entre leurs mains était important pour les élèves, c’est ce que montrent des observations comme : “On a vraiment l’impression de lire parce que le livre est entre nos mains.” ou “J’aime tenir un stylo et sentir le papier sous mes mains, pouvoir former physiquement des mots.

Les participants à l’étude ont également commenté l’interaction entre le toucher et le mouvement. En ce qui concerne la lecture, l’un d’eux a parlé de “la sensation de tourner chaque page et d’anticiper ce qui va se passer ensuite.” À propos de l’écriture manuscrite, un participant a décrit “le fait de sentir les mots glisser sur la page.

© acfj-yakimono.jimdofree.com

De nombreux étudiants ont également fait part d’avantages cognitifs. Une multitude de répondants ont évoqué la concentration, le sentiment d’immersion dans un texte ou la mémoire. En ce qui concerne la lecture imprimée, un étudiant a déclaré : “Je la prends plus au sérieux parce que je l’ai physiquement entre les mains.” Pour l’écriture, une réponse disait : “Je peux voir ce que je pense.”

Il y avait également des réflexions d’ordre psychologique. Des élèves ont ainsi écrit : “La sensation d’un livre entre mes mains est très agréable” ou “La satisfaction d’avoir rempli toute une page à la main, c’est comme si j’avais gravi une montagne.

D’autres commentaires ont souligné à quel point le toucher permettait aux élèves de se sentir plus personnellement connectés à l’acte de lire et d’écrire. À propos de la lecture, l’un d’eux a déclaré : “C’est plus personnel parce que c’est entre vos mains.” À propos de l’écriture manuscrite, un autre a déclaré : “Je me sens plus attaché au contenu que je produis.

Un certain nombre de répondants ont écrit que lire des livres physiques et écrire à la main leur semblait en quelque sorte plus “réel” que d’utiliser leurs équivalents numériques. Un étudiant a commenté “le caractère réel du livre.” Un autre a déclaré que “cela semble plus réel que d’écrire sur un ordinateur, les mots semblent avoir plus de sens.

Nous avons demandé aux participants ce qu’ils appréciaient le plus dans la lecture numérique et dans l’écriture sur un clavier d’ordinateur. Sur plus de 600 réponses, une seule mentionnait le rôle du toucher dans ce qu’ils appréciaient le plus dans l’utilisation de ces technologies pour lire et écrire. Pour la lecture, les étudiants ont salué la commodité et l’accès à Internet. Pour l’écriture, la plus grande rapidité et le fait de pouvoir accéder à Internet étaient des réponses fréquentes.

Ce que nous dit la science sur le toucher

Ce que les élèves nous disent de l’importance du toucher reflète les conclusions de la recherche : ce sens est un moyen efficace de développer les compétences précoces en lecture et en écriture, ainsi qu’une aide pour les lecteurs et les personnes qui écrivent plus expérimentés dans leurs interactions avec l’écrit.

RENOIR Auguste, Coco lisant (1905) © musee-orsay.fr

Les psychologues et les spécialistes de la lecture continuent de faire état d’une meilleure compréhension chez les enfants et les jeunes adultes lorsqu’ils lisent sur papier plutôt que sur support numérique, tant pour les lectures scolaires que pour la lecture de loisir. Pour les personnes qui écrivent chevronnées, les données suggèrent que passer plus de temps à écrire à la main qu’à utiliser un clavier d’ordinateur est corrélé à de meilleures capacités motrices fines.

Une récente étude menée en Norvège à l’université a comparé les images cérébrales d’étudiants prenant des notes et a révélé que ceux qui écrivaient à la main, plutôt que de taper au clavier, présentaient une plus grande activité électrique dans les parties du cerveau qui traitent les nouvelles informations et qui favorisent la formation de la mémoire.

Quelles stratégies d’apprentissage mettre en place ?

Le défi pour les enseignants et les parents consiste à trouver comment intégrer le toucher dans les activités de lecture et d’écriture dans un monde qui dépend tellement des outils numériques.

Voici trois suggestions pour résoudre ce paradoxe :

      1. Les parents et les enseignants peuvent commencer par écouter les élèves eux-mêmes. Malgré tout le temps qu’ils passent sur leurs appareils numériques, de nombreux jeunes reconnaissent clairement l’importance du toucher dans leur expérience de lecture et d’écriture. Élargissez la conversation en discutant ensemble des différences entre la lecture et l’écriture numériques et manuelles.
      2. Ensuite, les parents peuvent trouver des occasions pour leurs enfants de lire des textes imprimés et d’écrire à la main en dehors de l’école, par exemple en les emmenant à la bibliothèque et en les encourageant à écrire une histoire ou à tenir un journal. Mieux encore, les adultes peuvent montrer l’exemple en adoptant eux-mêmes ces pratiques dans leur vie quotidienne.
      3. Enfin, les enseignants doivent accorder davantage de place à la lecture d’imprimés et aux devoirs manuscrits. Certains se penchent déjà sur les avantages intrinsèques de l’écriture manuscrite, notamment comme aide à la mémoire et comme outil de réflexion, deux qualités mentionnées par les participants de notre enquête.

Les supports de lecture numériques et les claviers continueront à être utilisés dans les écoles et les foyers. Mais cette réalité ne doit pas occulter le pouvoir du toucher.

Naomi S. Baron, linguiste


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, ISRAËLS Isaac, Jeune fille lisant sur le divan (détail, 1920) © Museum Gouda ; © acfj-yakimono.jimdofree.com ; © musee-orsay.fr.


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PHILOMAG.COM : Le “je-ne-sais-quoi” chez Jankélévitch, c’est quoi ?

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[PHILOMAG.COM, 8 juillet 2025] Eh oui, le “je-ne-sais-quoi” aussi est un concept philosophique ! Enfin, en quelque sorte. Car avec un nom pareil, ne botterait-il pas un peu en touche ? Ou alors, ne serait-il pas indéfinissable… par définition ? Nicolas Tenaillon examine la question, avec celui qui l’a propulsé sur le devant de la scène des idées : Vladimir Jankélévitch.

“Ce mystère léger qui fait tout le prix de l’existence”

Expression inventée au XVIIe siècle où elle sert à désigner ce qui attire et échappe à la raison, le je-ne-sais-quoi devient chez Vladimir Jankélévitch (1903-1985), disciple de Bergson et penseur de l’instant fugitif, une notion centrale pour aborder l’ontologie (la science de l’être), la morale et l’esthétique. Dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (3 tomes, 1957), Jankélévitch voit dans cette formule ce qui “proteste et remurmure en nous contre le succès des entreprises réductionnistes.” Nous sentons en effet que le savoir cartésien, dans sa quête de certitude et de clarté, se heurte à “l’inévident“, que l’essence (quiddité) des choses ne se livre jamais entièrement à l’investigation de la raison. Cet écart entre l’essence et l’existence (quoddité) est précisément ce que nomme le “je-ne-sais-quoi” (nescioquid), qui n’est ni un non-être, ni un moindre-être, ni un mode d’être mais un “presque-rien” par lequel chaque chose se singularise au moment où elle apparaît ou disparaît, avec la fulgurance d’une étincelle. Ni mesurable, ni objectivable, ce non-concept relève de l’intuition, de l’esprit de finesse pascalien. Être capable d’en faire l’expérience est délectable, car “le je-ne-sais-quoi est ce mystère léger qui fait tout le prix de l’existence.

Exigez l’original !

Cependant cette lueur du “je-ne-sais-quoi“, son apparaître fugitif, fait qu’il donne facilement lieu à des contrefaçons. Comme l’avaient vu La Rochefoucauld ou La Bruyère, ces grands moralistes du XVIIe siècle, observateurs ironiques des imposteurs de la cour de Louis XIV qui affichaient hypocritement des “mines contrites et des simagrées“, il y a un mésusage éthique du “je-ne-sais-quoi” qui signale son ambivalence.

© riseart.com

Mais pour qui sait l’interpréter positivement, ce à quoi s’emploie Jankélévitch dans son Traité des vertus (1949), le nescioquid permet de distinguer à côté des “vertus de l’intervalle” (celle des grands principes indifférents au temps), des “vertus de pointe” qui ne sont jamais totalement possédées mais qui, précisément, parce qu’elles sont à la fois fragiles et intenses, permettent de perfectionner la construction de notre être moral en adaptant nos décisions aux circonstances imprévisibles du moment : le “je-ne-sais-quoi” dans la vertu est alors ce surplus de pureté, de sincérité, cette touche d’amour ou de désintéressement qui fait qu’un acte moral est véritablement moral et échappe, par sa subtilité, au simple respect du devoir, à la pesanteur de l’effort méritoire. Toutefois c’est en esthétique que le “je-ne-sais-quoi” se laisse le mieux appréhender. N’était-ce pas d’ailleurs déjà le cas au XVIIe siècle lorsque, s’opposant à l’art poétique de Boileau qui soutenait que “ce qui se conçoit bien s’énonce clairement“, le chevalier de Méré affirmait que “ce qui plaît consiste en des choses presque imperceptibles, comme dans un clin d’œil, dans un sourire, et dans je ne sais quoi, qui s’échappe fort aisément et qu’on ne trouve plus sitôt qu’on le cherche” (Des agréments, 1677) ?

Irréductible… et vital

Mais, aussi énigmatique soit-il, c’est pourtant bien en esthétique que le nescioquid devient presque catégorisable : “Il y a entre le beau et le sublime une distance infinitésimale, un rien, un je-ne-sais-quoi“, affirme Jankélévitch. C’est que, pour celui qui n’est pas seulement philosophe et moraliste mais aussi pianiste et musicologue, le “je-ne-sais-quoi” est finalement identifiable au charme dont il est dit dans Fauré ou l’inexprimable (1974) qu’il est “indéductible“, “indivisible“, “indéfinissable“, “inexprimable, c’est-à-dire à la fois indicible et ineffable.” Le “presque-rien” est ainsi ce qui rend une œuvre irremplaçable, unique, touchante : ce tremblement de voix, cette note tenue, cette inflexion du temps, si caractéristique de la musique française début de siècle, celle de Fauré, de Ravel, de Debussy dont Jankélévitch jouait les œuvres pour piano avec ravissement.

Si l’on peut philosopher sur le “je-ne-sais-quoi“, c’est donc seulement de manière négative en disant ce qu’il n’est pas. Car ce qu’il désigne n’est pas vraiment de l’ordre du langage. C’est pourquoi la musique l’exprime mieux que les mots, qui toujours découpent et figent ce qu’ils sont censés définir : “Le je-ne-sais-quoi, c’est le charme suprême, et ce charme échappe à l’analyse.”

Nicolas Tenaillon


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Le travail émotionnel des repas de famille : le prix de la convivialité

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[THECONVERSATION.COM, 23 décembre 2024] Les repas sont de plus en plus marqués par une attente de convivialité. À Noël, le phénomène est à son paroxysme. Cette injonction à la convivialité est liée au diktat du bien-être, du bonheur et à l’importance accordée aujourd’hui au bien-être des enfants. Elle répond aussi à une anxiété collective liée aux risques alimentaires. Mais cette convivialité, loin d’être spontanée, repose sur un travail émotionnel important, surtout porté par les mères.

Partager un repas, aussi appelé commensalité, est souvent présenté par les sciences de la nutrition et les politiques de santé publique comme un moyen de prévenir des maladies liées à l’alimentation, telle l’obésité, ou comme levier pour améliorer la santé mentale et sociale des convives. Manger ensemble en famille régulièrement, et d’autant plus manger ensemble dans une ambiance conviviale, serait ainsi la panacée pour des enjeux sanitaires et sociaux contemporains. Pourtant, ces supposés bienfaits ne sont pas clairement démontrés, et nous ne savons pas vraiment ce qui serait bénéfique dans le fait de manger ensemble.

Si l’attention à l’ambiance des repas de famille est grandissante, nous en savons peu sur la manière dont la convivialité prend forme et sur les effets de cette injonction sur les mères, principales responsables du travail alimentaire domestique.

Nous avons mené entre 2020 et 2023 une enquête sociologique, basée sur une centaine d’heures d’observation de repas de famille dans 14 foyers aux positions socio-économiques variées, en France et en Australie, ainsi que sur des entretiens avec les parents observés. Celle-ci révèle l’ampleur de la gestion des émotions que sous-tendent les repas de famille quotidiens. Les repas sont appréhendés non seulement par l’assiette, mais aussi à travers une approche relationnelle. Ses résultats montrent que la convivialité a un prix : un travail émotionnel invisibilisé.

Le concept sociologique de ‘travail émotionnel’

Le concept de travail émotionnel, théorisé par la sociologue Américaine Arlie R. Hochschild dans les années 1980, est de plus en plus connu, mais demeure mal compris. Le travail émotionnel (Emotion Work en anglais), correspond au management de ses propres émotions pour correspondre à un état requis dans une situation donnée. C’est aussi travailler sur ses émotions pour influer sur l’état émotionnel des autres. Ce qui sous-tend le travail émotionnel sont des normes sociales dominantes concernant la parentalité, la famille et les pratiques alimentaires guidant ce que l’on ‘devrait’ ressentir et comment, dans certaines circonstances. Celles-ci sont qualifiées, selon Hochschild, de règles de sentiments. Le travail sur les émotions peut être essayer de provoquer, chez soi-même ou chez une autre personne, une émotion qui n’est pas initialement présente ou alors chercher à atténuer ou dissimuler une émotion ressentie. Le travail émotionnel peut également être évité, par exemple si les ressources émotionnelles manquent.

Au-delà de l’assiette : la gestion des émotions à table

Les manières de tables ont longtemps régulé la façon de manger ensemble. Les règles de sentiments constituent désormais un cadre de référence supplémentaire pour la commensalité. À table, il est ainsi souvent attendu de jouer le jeu du collectif, d’éviter les antagonismes, l’isolement, le mécontentement, et de favoriser le plaisir, l’affection ou l’humour. Il s’agit aussi de faire en sorte que les émotions se manifestent de manière contrôlée : on peut être content à table, mais pas surexcité.

Loin de l’image idéalisée des repas de famille, la convivialité repose sur un équilibre fragile d’émotions qu’il s’agit de réguler en permanence. C’est là que le travail émotionnel entre en jeu.

Même dans les familles dôtées de super-pouvoirs, les stratégies de travail émotionnel sont souvent mises en échec © Disney Enterprises

Les membres des familles observées lors de l’enquête passent la plupart de leur temps séparé (travail, école, activités extrascolaires, etc.). Ainsi, en plus de l’impératif de nourrir la famille et de socialiser les enfants à une certaine manière de manger, les repas partagés sont une occasion de se retrouver en famille, de se raconter sa journée, de vérifier que les enfants vont bien, et d’être ensemble, tout simplement. C’est également l’occasion de passer un bon moment ensemble, car c’est aussi ce qui ‘fait famille’ aujourd’hui.

Le travail émotionnel prend plusieurs formes, comme reprendre des frères et sœurs qui se chamaillent, mais calmement, avec un ton de voix apaisant ; inciter les enfants à manger leurs légumes, mais avec humour ou avec affection ; ne pas prêter trop d’attention au rejet d’un enfant de certains légumes, tout en l’incitant à manger ; prendre sur soi pour rester calme, s’animer pour se montrer plus enjoué ou énergique qu’on en l’est vraiment. Dans les faits, il s’agit plus d’un effort pour tendre vers cet idéal que d’une véritable réussite, car les conditions sociales d’existence empêchent souvent d’y parvenir pleinement. Cet écart entre normes dominantes et réalité pèse fortement sur les parents, en particulier sur les mères

Le genre du travail émotionnel

En plus du travail alimentaire domestique, condition sine qua non aux repas partagés, générer la convivialité exige une quantité importante d’efforts à table, qui sont invisibilisés et répartis inégalement entre les parents en fonction du genre. Si le temps consacré par les femmes à la cuisine a diminué, la répartition genrée du travail alimentaire domestique reste fortement inégalitaire, les femmes passant 34 minutes de plus par jour que les hommes sur le travail alimentaire domestique. Par ailleurs, même si les pères participent plus, les mères portent en général la charge mentale et émotionnelle, ce qui intensifie pour elles ce travail.

Les mères et les pères des familles enquêtées s’engagent différemment dans le travail émotionnel. Les mères assument une grande partie de la gestion des émotions à table, bien que celle-ci soit peu visible : c’est le propre du travail émotionnel que de passer inaperçu, comme un jeu d’acteur réussi. Le travail émotionnel des mères vise à la création d’une ambiance harmonieuse et à la modération des tensions et conflits. Cela se fait souvent à travers la démonstration d’affection, en lien avec la place centrale des normes émotionnelles et de bien-être dans la construction de la famille et le soin aux enfants.

La Famille Addams (Barry Sonnenfeld, 1991) © Paramount

Les pères, en revanche, assument la partie plus visible de l’iceberg du travail émotionnel commensal, à travers une socialisation par l’humour, taquinant par exemple un enfant sur ses manières de table. Ceux-ci se montrent en revanche plus autoritaires, enclins à s’énerver et à provoquer des émotions intenses (positives ou négatives), ce qui sape parfois le travail émotionnel de fond fourni par les mères.

Convivialité et manque de ressources

L’injonction à la convivialité à table n’a pas non plus les mêmes effets sur les convives et le repas en fonction des ressources de la famille. Lorsqu’un ensemble de ressources (économiques, culturelles, temporelles, émotionnelles, etc.) manque, les parents se trouvent dans une situation où il est difficile de faire plaisir aux enfants autrement que par la nourriture. La démonstration de l’amour parental et le soin accordé aux enfants se cristallise alors à travers la convivialité, en servant des menus qu’aiment plus facilement les enfants, mais souvent moins équilibrés. Cela incite à nuancer les discours parfois moralisateurs adressés aux parents qui ne se conformeraient pas aux normes commensales et nutritionnelles dominantes.

Un autre regard sur ce que ‘bien manger’ veut dire

Alors que la charge mentale du travail domestique est de plus en plus connue, prendre en compte le travail émotionnel propre aux repas de famille enrichit notre compréhension de ce que signifie nourrir la famille et bien manger aujourd’hui, notamment au regard d’inégalités socio-économiques et de genre. Les enquêtes sociologiques qualitatives révèlent aussi à quel point le travail domestique alimentaire s’est alourdit pour les mères et que, plus généralement, le métier de mère s’est fortement intensifié.

Fairley Le Moal, sociologue


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Festen, un film de Thomas Vinterberg (1998) © allocine.fr ; © Disney Enterprises ; © Paramount.


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Et si on arrêtait avec le mythe des “Trente Glorieuses” ?

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[FRANCECULTURE, 27 mars 2025] On parle souvent des Trente Glorieuses avec nostalgie. Trente années de prospérité, basées sur la consommation, une société bien ordonnée et une croissance qui semblait sans limites. Pourtant, ce mythe construit a posteriori évacue une partie des réalités sociales et économiques de l’époque.

Rappelez-vous : c’était la croissance et le plein emploi, on roulait en Citroën DS, on dînait en famille sur des tables en formica, c’était “l’bon temps”, celui de l’insouciance. C’étaient les Trente Glorieuses, trente années de prospérité inédite entre 1945 et 1975. Ou bien n’est-ce pas plutôt un mythe tenace qui continue de nous enfermer dans un passé fantasmé et nous empêche de penser notre avenir ? L’historien Vincent Martigny, qui a dirigé l’ouvrage collectif Les temps nouveaux : En finir avec la nostalgie des Trente Glorieuses (2025) explique notamment qu’il y a eu “un certain nombre d’oubliés de la grande prospérité. Les immigrés, les femmes, certains ouvriers non-qualifiés ont beaucoup souffert des Trente Glorieuses.

En effet, au début des années 1960, tout n’est pas si rose en France, il existe des bidonvilles, comme à Nanterre, les femmes ne peuvent pas avoir un compte en banque et l’homosexualité est toujours criminalisée. “L’idée n’est pas du tout d’enterrer les Trente Glorieuses en disant qu’elles ont été négatives“, explique l’historien, “mais de dire que cette période ne peut plus infuser nos imaginaires contemporains. Nous devons changer de récit. Ce qui est intéressant avec cette expression, c’est qu’elle n’a jamais été employée pendant les Trente Glorieuses elles-mêmes, elle a été utilisée a posteriori, et prendre de l’essor à mesure que la France s’enfonce dans une crise économique dans les années 1980 puis 1990. C’est à cette période que l’on regarde derrière son épaule avec une forme de nostalgie.

Une expression forgée a posteriori

En effet, l’expression Trente Glorieuses apparaît dans un livre de Jean Fourastié paru en 1979. Économiste et haut-commissaire à la planification, Fourastié y analyse l’évolution de la France d’après-guerre à travers le prisme d’un petit village du Lot qu’il connaît bien, Douelle. En 30 ans, il constate que Douelle est passée d’une économie agricole à une économie tertiaire, que le trafic automobile a considérablement augmenté, comme le niveau de vie de ses habitants.

© 13atmosphere.com

Ainsi, les Trente Glorieuses, c’est un peu notre mythe de l’âge d’or. Et comme le dit Roland Barthes, la fonction du mythe, c’est avant tout d’évacuer le réel. L’avantage avec ce mythe, c’est que toutes les familles politiques y trouvent ce qui leur plaît. À droite, les Trente Glorieuses, sont synonymes d’une société traditionnelle ordonnée, hiérarchisée, où les immigrés sont invisibilisés et où les ouvriers et les femmes restent à leur place.

Les laissés-pour-compte

Michèle Dominici, réalisatrice du documentaire L’histoire oubliée des femmes au foyer, explique notamment dans l’émission La Grande table en mai 2022 que dans ces années d’après-guerre, “la femme n’est pas une citoyenne à part entière. Elle n’est pas complètement autonome. Avant 1965, elle n’a pas le droit de travailler sans l’autorisation de son mari, ni d’avoir un compte en banque quand elle est mariée. Elle est également seconde légalement dans le foyer, car la notion de chef de famille n’est supprimée qu’en 1970.

L’illusion d’une croissance sans limite

Basée sur la valeur travail et un mode de vie moderne et consumériste, la société des années 1960 est aussi un monde où seuls comptent la croissance et le produit intérieur brut (PIB). “Les Trente Glorieuses, c’est aussi la période du déni écologique, poursuit Vincent Martigny. Alors que, dès 1972, le rapport Meadows montre que nous ne pouvons pas continuer à consommer dans un monde aux ressources limitées, ces informations ne sont pas diffusées au grand public, et surtout ne feront pas l’objet de prise en charge par les pouvoirs publics.

À gauche, au contraire, on garde des Trente Glorieuses le souvenir des grandes mobilisations, la contestation du capitalisme et la révolution sexuelle. Mais si révolution sexuelle il y a, c’est à bien souvent à l’avantage des hommes. “Les Trente Glorieuses ont été une période d’avancées considérables pour les droits des femmes“, reconnaît l’historien, “à commencer par le droit à disposer de son corps et le droit à l’avortement. Mais ce n’est pas suffisant pour dire qu’il y avait une égalité dans le désir entre hommes et femmes. Toute une génération d’hommes, à l’époque, faisait peu de cas de la parole des femmes, sans avoir pour autant le sentiment de mal se comporter. C’est aussi ça les Trente Glorieuses.

Une crise du futur

Dans les années 1970, les deux chocs pétroliers mettent fin à cette période de prospérité inédite et à une croissance à 5 %. La civilisation du pétrole et du plastique se fissure, engendrant le chômage de masse. On a même parfois parlé de la période suivant les Trente Glorieuses comme des “Trente Piteuses“. Ce qui pourrait expliquer pourquoi alors se réfugier dans l’imaginaire de cette époque “bénie” : dans les années 1970, on était plein d’espoir vis-à-vis du futur et on fantasmait la société de l’an 2000. Aujourd’hui, nous vivons une crise du futur et l’an 2050 fait peur. Il est peut-être temps alors de changer notre logiciel et d’arrêter de comparer notre époque avec celle de nos grands-parents, comme le suggère Vincent Martigny : “Le but n’est pas de nier les Trente Glorieuses, mais de trouver comment reproduire des conditions de prospérité sous un mode différent, en tenant compte des enjeux d’aujourd’hui. D’abord, il faudrait inventer de nouvelles formes de collectifs, non seulement dans les mouvements sociaux, mais aussi dans notre façon de s’emparer de la politique. Deuxièmement, il faut regarder à nouveau ce qui, dans le présent, doit nous donner des raisons d’espérer dans l’avenir. Troisièmement, nous devons montrer que lorsque la transition environnementale sera réussie dans notre pays, nous vivrons mieux, plus longtemps, en meilleure santé. Des conditions de vie qui seront mille fois meilleurs que celles d’aujourd’hui et que celle des Trente Glorieuses.

Yann Lagarde, France Culture


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DRAI, Claudine (née en 1951)

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[MAGGIOREGAM.COM, 2024] Claudine Drai (Paris, 1951) est une artiste française qui vit et travaille actuellement à Paris. Les œuvres de Claudine Drai, réalisées à partir de matériaux mixtes, explorent la relation entre le physique et l’intangible, ainsi que la présence et l’absence jusqu’à la source de la genèse d’une création. L’un de ses matériaux préférés est le papier, notamment le papier de soie et le papier japonais, qu’elle froisse pour donner forme et éternité à un monde fragile. Transformant l’immatériel en matière, elle crée des compositions candides qui sortent de la toile, s’étendant dans l’espace et jouant avec les lumières et les ombres, révélant un monde transcendantal où certaines présences apparaissent. La délicatesse de ses créations est soulignée par la prédominance du blanc, qui résulte en transparence, illusions et jeux de lumière.

Comme l’a écrit Olivier Kaeppelin : “C’est ce qu’elle expérimente, cette mobilité permanente qui va du vide, du “rien” à la forme puis de la forme au “rien”, avant de tenter à nouveau l’aventure de cette réalité en devenir. En examinant de près les reliefs de Claudine Drai, elle nous montre l’acte de naissance. Des naissances fragiles, menacées, dont la survie doit être assurée par une action constamment renouvelée”. Ce ne sont pas le blanc indiscriminé ni la figure en papier modelée qui apparaissent en son sein, mais c’est l'”entre-deux” qui les fait trembler, respirer comme des flèches dans l’air, en plein essor.

Cette intention de rester dans la vibration essentielle et vitale n’est pas sans danger. Le résultat, la pensée conceptrice, sont suspendus dans un vide. Si la contrainte disparaît, ce vide peut se défaire et tout emporter, renversant alors le travail dans l’abîme. Claudine Drai s’engage dans un face-à-face dangereux avec les anges qui sont les esprits de son œuvre. C’est précisément parce que ce danger peut tout dissoudre dans la blancheur qu’il nous force à être aigu, à l’affût, à augmenter notre capacité sensorielle ainsi que notre compréhension. Claudine Drai nous offre cette réalité enrichie par la conscience et les sensations. Elles sont causées par le risque de ne plus percevoir, de ne plus voir. Ce réveil ouvre le champ d’une aventure esthétique où le moindre contrepoint, le moindre tournoiement, la moindre modulation construisent le sens de l’œuvre.

Claudine Drai a travaillé à de nombreuses reprises sur des commandes publiques. Parmi celles-ci, la sculpture monumentale pour le hall de l’hôpital Saint-Camille à Bry-sur-Marne, sous le patronage de la Caisse des Dépôts et Consignations ; un triptyque en papier et pigment suggérant une connexion entre les trois religions monothéistes réalisé en 2008 et exposé ultérieurement dans le hall communal de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle ; une sculpture rendant hommage à toutes les victimes d’attentats terroristes réalisée en 2016 avec le soutien du groupe ADP. En 2012, elle commence également à travailler le bronze, le pliant et le rendant aussi léger que le papier. À la 57e Biennale de Venise en 2017, son projet d’exposition intitulé “Le lien des mondes” était riche de contaminations de différents mondes, impliquant des personnalités issues de la poésie, de l’art culinaire et de la haute couture, telles que le styliste Hubert Barrère et le chef étoilé Guy Martin. La même année, le Palazzo Fortuny à Venise l’a incluse dans l’exposition collective “Intuition” et ses œuvres ont été exposées dans la salle privée du Grand Véfour, le restaurant parisien appartenant au chef Guy Martin, situé dans un palais historique du XVIIIe siècle.

L’expérimentation multisensorielle de Claudine Drai commence en 1994, lorsqu’elle commence à inclure le sens de l’odorat dans ses œuvres tridimensionnelles. Sa perception extraordinaire dans le domaine du parfum lui permet de collaborer avec Guérlain en 2018 pour la célébration du 190e anniversaire de la Maison de parfumerie. À cette occasion, une exposition intitulée “L’âme du temps” a été organisée dans le magasin historique de Guérlain sur les Champs-Élysées et inaugurée par l’artiste. À la suite de cette synergie particulière, le nouveau parfum L’Heure Blanche a été lancé en édition limitée. La créativité de l’artiste française l’a également conduite dans le domaine de l’architecture. En 2021, en collaboration avec l’architecte français Vincent Parreira, elle a créé une œuvre d’art pour le projet “1 building 1 art work” initié par Laurent Dumas, fondateur et président du groupe Emerige.

Le célèbre réalisateur de cinéma Wim Wenders a été tellement inspiré par les œuvres fascinantes et suggestives de Claudine Drai qu’il a réalisé une œuvre vidéo intitulée “Présence” explorant sa manière de travailler. Il s’agit d’une vidéo artistique en 3D qui, partant de l’art de Claudine Drai, explore la genèse de l’art à travers une histoire visuelle évocatrice. “Présence” a été présenté lors de la semaine d’ouverture de la Biennale de Venise 2022 au Palazzo Grassi grâce au soutien de François Pinault et il a été projeté au Centre Pompidou à Paris en octobre 2023. Le public est absorbé en regardant l’artiste travailler dans son studio, froissant du papier de ses propres mains, parfois les yeux fermés, comme si ses mains savaient instinctivement ce que son esprit suggère. En 2022, l’ACP – Palazzo Franchetti, la fondation vénitienne dirigée par Alessia et Roberta Calarota, a présenté une sélection de ses œuvres d’art.

En 2023, deux événements majeurs ont eu lieu : la présentation de l’œuvre vidéo “Présence” de Wim Wenders au Centre Pompidou à Paris, ainsi que le dévoilement de l’œuvre acquise par Guérlain pour leur siège sur les Champs-Élysées. En Décembre 2024 le Centre Pompidou accueillera une exposition avec une sélection de ses œuvres. Les œuvres de Claudine Drai sont incluses dans des collections privées prestigieuses à travers le monde et son art a été exposé dans des galeries et des musées importants, tels que le Centre Pompidou à Paris, la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence, la Fondation Ghisla à Locarno, en Suisse. Dans le passé, elle a collaboré avec la galerie Jérôme de Noirmont à Paris, La Piscine à Roubaix et la galerie Hasegawa à Tokyo, au Japon.


Spinoza ou la démocratie comme État ‘absolument absolu’

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[THECONVERSATION.COM, 28 juillet 2025] Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Pour le Hollandais Baruch Spinoza (1632-1677), penseur singulier, véritable anomalie au XVIIe siècle, la démocratie est le meilleur des régimes, celui qui confère le plus de puissance et de stabilité à l’État. En permettant l’expression des conflits nés des passions humaines, les assemblées démocratiques élaborent un savoir collectif et des normes qui préservent la concorde civile.

À l’époque classique, dans une Europe dominée par le modèle de la monarchie absolue de droit divin, la démocratie n’a pas bonne presse. Il est un défaut que la plupart des philosophes lui imputent, c’est la longueur des délibérations en assemblée, le temps perdu en discussions lorsque l’urgence se fait sentir. Rien de mieux alors qu’un chef qui saura couper court et contourner l’obstruction que représente l’expression des désaccords. Hobbes en particulier fera de l’incompétence des membres des grandes assemblées propres à la démocratie l’un de ses vices majeurs. Pis, ces délibérations seraient le ferment des factions, qui mèneraient inexorablement à la guerre civile. Voilà ce qui à ses yeux vient “définitivement” assurer la supériorité du régime monarchique sur le régime populaire ou démocratique.

Une anomalie à l’âge classique

Dans ce concert de reproches, Spinoza fait entendre une tout autre voix. Le Traité politique (1677), son dernier ouvrage resté inachevé, élabore ce qu’Étienne Balibar appelle une “science de l’État” qui vise à en assurer la conservation et à le préserver contre les débordements violents des masses. Après le renversement brutal, en 1672, de la République de Hollande qui, sans être une démocratie, reposait sur un pouvoir parlementaire fort, après le retour en grâce de l’absolutisme royal, Spinoza a bien conscience qu’aucune théorie politique conséquente ne peut éluder la question de la sécurité de l’État, seule à même de garantir celle des individus.

Un principe gouverne la démonstration : la sécurité de l’État, monarchie, aristocratie ou démocratie selon la typologie devenue classique, ne doit jamais reposer sur la loyauté d’un seul homme ou de quelques-uns. Pour assurer sa propre conservation, un État doit donc se rendre impersonnel, et s’appuyer sur un ensemble de mécanismes qui rendent impossible qu’un petit nombre ait entre ses mains le salut de tous et décide de tout en vertu de ses propres affects. Parmi ces rouages institutionnels figurent en bonne place les assemblées, qui reconfigurent totalement la monarchie comme l’aristocratie, en y introduisant systématiquement des contre-pouvoirs, qui sont autant de résistances et de garde-fou au despotisme. À travers les conseils, les syndics, les sénats et toutes sortes d’instances délibératives dont les fonctionnements et les relations sont minutieusement décrits, Spinoza entreprend donc d’étendre aux autres types de régimes ce qui est vu communément comme l’un des inconvénients majeurs de la démocratie.

On arrive alors à ce paradoxe qui fait du spinozisme une “anomalie sauvage” au cœur du siècle classique : c’est en se démocratisant toujours plus, c’est-à-dire en augmentant le nombre de ceux qui ont part à la décision et à l’exercice du pouvoir, que l’État devient plus puissant et plus stable. En un mot, la démocratie est l’État “absolu en“, ou “absolument absolu” (omnino absolutum imperium), car il tend à faire coïncider le souverain avec la multitude tout entière.

L’absolutisme de l’État n’est plus pensé contre la liberté des citoyens, mais par elle. Le chapitre XVI du Traité théologico-politique (1670) affirmait déjà que la démocratie était l’État le plus naturel, parce qu’il est le plus conforme à l’égalité et à la liberté “que la nature accorde à chacun.” Comme l’a montré Alexandre Matheron, la nécessité logique veut que les hommes s’organisent démocratiquement, la démocratie devient la règle et non plus l’exception.

L’expérience et les affects comme matière de la pensée politique

Ce paradoxe s’explique par le terrain nouveau assigné à la politique : l’expérience et la matière fluctuante et irrationnelle des affects. Spinoza n’est pas un utopiste, c’est paradoxalement au nom d’un réalisme lucide que la démocratie est préférée à tous les autres régimes. À partir de ce donné incontournable que sont les affects, Spinoza récuse toute transcendance du pouvoir à la puissance de la multitude, clé de voûte de sa conception démocratique du politique.

Le principe qui découle de ce naturalisme intégral tient dans la formule jus sive potentia : le droit (jus) du souverain s’étend aussi loin que s’étend sa puissance (potentia), c’est-à-dire sa capacité à se faire obéir dans les faits. Dès lors que la politique consiste dans un rapport de puissances, la multitude devient l’instance de légitimation ultime, l’unique puissance instituante : quand bien même elle se trouverait privée de toute représentation politique, si le pouvoir soulève par ses décisions ou sa conduite une indignation générale, la mécanique passionnelle s’enclenche et ouvre la voie à un renversement de l’État. Se pose alors la question des stratégies institutionnelles visant à canaliser les passions en vue d’une plus grande autonomie du corps politique.

La multitude comme sujet politique. L’union en lieu et place de l’unité

Le concept de multitude, que Spinoza préfère à celui de peuple, sous-entend que ce qui est premier, c’est une multiplicité, rendue diverse et conflictuelle par le jeu des passions. Le but de la mécanique institutionnelle est dès lors de produire une union, qui n’est ni unité, ni uniformité, sur la base de cette dynamique contradictoire qui peut conduire aux divisions, mais aussi à la concorde.

Frontispice du “Léviathan” de Thomas Hobbes (1651) © fredericgrolleau.com (2019)

Loin d’être cet agrégat de volontés singulières unifiées seulement par l’État comme chez Hobbes, la multitude devient chez Spinoza le véritable sujet politique, toujours en devenir, car elle n’accède à ce statut de sujet qu’à la condition d’œuvrer en commun : chez Spinoza, on ne se libère pas seul ni sans les autres. Or la nature des affects oppose plus souvent les hommes les uns aux autres qu’elle ne les unit. C’est à l’échelle collective et civile que les individus accèdent à une forme d’autonomie, sous réserve d’un État bien constitué où les institutions peuvent déjouer les tendances passionnelles destructrices. Non pas en court-circuitant l’expression des dissensus par la censure ou par des dispositifs d’accélération de la prise de décision et de contournement de la discussion. Au contraire, cette conflictualité doit se déployer au grand jour et trouver à s’exprimer sur le plan institutionnel. Spinoza s’oppose à la pratique des secrets d’État qui entretiennent la défiance de la multitude tenue dans l’opacité.

Ainsi, au sein de la monarchie, le Conseil du roi, dont le fonctionnement a tout d’une assemblée, devient le véritable organe de la décision, le monarque n’ayant pas d’autre option que de promulguer ce qui a été décidé collectivement sans lui. Si, dans le régime aristocratique, seule la classe des patriciens exerce le pouvoir, elle a vocation à s’élargir toujours plus, jusqu’à coïncider, à terme, avec la multitude. On comprend dès lors pourquoi la démocratie apparaît comme le meilleur régime, puisqu’il comporte structurellement l’assise la plus large, le socle le plus puissant : la multitude ne menace plus le souverain dès lors qu’elle s’identifie à lui.

Vertu du conflit et invention démocratique

Cette place confiée aux discussions ne permet pas pour autant de ranger la pensée politique spinoziste du côté d’une conception procédurale de la démocratie, qui rationaliserait en assemblée les désaccords d’un peuple réputé ingouvernable. La démocratie de Spinoza n’est pas non plus à proprement parler une démocratie libérale, qui prendrait l’individu libre et rationnel pour point de départ et pour finalité. Car Spinoza conteste l’existence d’un libre-arbitre qui permettrait à tout un chacun de se déterminer indépendamment de causalités externes qui limitent son action. Les individus ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils sont dépendants les uns des autres pour leur survie et leur vie affective se compose dans un rapport étroit avec leurs semblables.

Jaurès à la tribune du Parlement (juin 1913) © DP

La conflictualité provient de cette situation d’interdépendance qui à la fois oppose et unit les hommes entre eux. Ce n’est donc pas “en dépassant” les conflits ni en les occultant que la décision collective sur le bien commun est prise, bien au contraire c’est “en les traversant” que l’on peut faire surgir dans le moment interminable et parfois intense de la discussion ce à quoi personne n’avait pensé auparavant. Autrement dit, la démocratie est éminemment le lieu de l’invention.

L’éloge des discussions en assemblée que l’on trouve au chapitre IX, §14 du Traité politique (1677) décrit au sein d’une aristocratie décentralisée et démocratisée l’élaboration d’un véritable savoir démocratique, produit dans l’espace de la confrontation et de l’expression, des différences et des singularités d’un réel qui n’est ni uniforme ni immuable, au sein d’instances élues nombreuses et diverses. Il s’agit bien de travailler à même les divisions, en les formulant de façon toujours plus fine et plus exacte :

C’est la liberté qui périt avec le bien commun, lorsqu’un petit nombre d’individus décident de toutes choses suivant leurs seuls affects. Les hommes en effet sont de complexion trop épaisse pour pouvoir tout saisir d’un coup ; mais ils s’affinent en délibérant, en écoutant et en discutant ; et, à force d’explorer toutes les pistes, ils finissent par trouver ce qu’ils cherchaient, qui recueille l’assentiment de tous, et à quoi personne n’avait pensé auparavant.

Être plus spinoziste que Spinoza : la voix des femmes et la démocratie à venir

Le Traité politique (1677) s’interrompt brusquement avec la mort de son auteur au seuil de l’exposé portant sur le régime démocratique, laissant place, pour une part, à l’interprétation. Reste que la démocratie, dont la spécificité consiste à étendre le droit de voter et d’assurer les charges de l’État à tous, en vertu non d’un choix mais d’un droit, est bien pour Spinoza le meilleur régime.

Dans un geste d’ouverture et de fermeture, Spinoza consacre les premiers paragraphes de cet ultime chapitre à dresser la liste des exclus, des “sans voix“, qui n’ont vocation ni à gouverner ni à siéger au sein des assemblées. Cette liste comprend celles et ceux qui ne relèvent pas de leur propre droit, étant dépendants d’un autre pour leur subsistance : en tout premier lieu les salariés et les femmes.

La démocratie spinozienne serait donc avant tout une démocratie de propriétaires mâles. L’expérience montre que les femmes ne gouvernent nulle part à parité avec les hommes, mais là où Spinoza impose une limite au développement spontané des forces de la multitude à laquelle appartiennent bien les femmes, il nous faut être plus spinoziste encore, et déduire de l’histoire et de l’expérience l’égalité de toutes et de tous, en lieu et place de la prétendue “faiblesse” d’un genre soupçonné d’ajouter de la division entre les hommes qui rivaliseraient pour les séduire. Les régimes archétypaux que décrit Spinoza ne sont que des combinaisons parmi d’autres, et rien n’empêche que l’expérience produise d’autres genres de démocratie.

Retenons de Spinoza que toute exclusion de la discussion, toute accélération du temps de la délibération sont au sens strict contre-productives. Elles entravent le processus d’invention de solutions nouvelles au profit d’une reproduction de l’ordre existant. Plus grave encore, elles ne font pas disparaître les conflits, qui menacent alors de se muer en affects destructeurs. La représentation institutionnelle n’épuise pas l’éventail des interventions possibles de la multitude, en témoigne au chapitre XX du Traité théologico-politique (1670) le vibrant plaidoyer de Spinoza en faveur de la liberté de parole, qui ne peut être ôtée sans que l’État lui-même s’expose à la corruption et à la ruine.

Transportons-nous, pour finir, dans le contexte actuel : les commissions d’enquête parlementaires, les pétitions, toutes ces modalités de contrôle et d’interpellation du pouvoir exécutif par des représentants au sein d’instances élues ou en dehors d’elles, par la multitude elle-même, font la véritable puissance d’un État qui, en leur faisant droit, assure sa propre stabilité. Elles incarnent une démocratie réelle : non pas une belle totalité unifiée et paisible, mais bien cette chose en elle-même conflictuelle. Elles traduisent les divisions qui tissent le lien social, en un processus toujours ouvert de production des normes par la multitude elle-même. À ce titre, la démocratie est bien chez Spinoza l’autre nom du politique.

Céline Hervet, philosophe


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WORMS : La subjectivité fait partie du réel

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[RTBF.BE, La couleur des idées, 17 mai 2025] À la fois philosophe et homme de média, Frédéric Worms lie la philosophie contemporaine à l’actualité, une notion chère à Bergson avec qui il entretient un long compagnonnage.  Si Bergson a fait office pour lui “d’introduction au XXe siècle“, Frédéric Worms confie qu’il “lui reste nécessaire pour appréhender notre époque et ses spécificités.” Rien d’étonnant à cela puisque la star de la philosophie (responsable du premier embouteillage aux Etats-Unis !) a toujours défendu la précision qui manquait, selon lui, à sa discipline.

Au micro de Pascale Seys, Frédéric Worms rappelle la définition que le philosophe français donnait de l’actualité, “une définition très forte, très précise“, d’autant plus nécessaire dans cette période où nous sommes déboussolés face à l’accélération des changements en cours dans les équilibres mondiaux : “L’actualité, c’est ce qui concerne notre vie, c’est ce que notre corps rencontre à l’instant présent, comme le soutenant ou le menaçant.” Ceci explique que l’actualité soit “mesurée par des degrés d’urgence.” De ce fait, elle “refoule aussi des choses auxquelles nous aimerions penser mais que nous maintenons à l’arrière“, ajoute-t-il, rappelant au passage que Bergson était contemporain de Freud et de ses théories.

Le vitalisme [Académie française : “Théorie selon laquelle les phénomènes de la vie s’expliquent par un principe vital, encore appelé force vitale, présent dans chaque individu“] est donc un critère essentiel de l’actualité mais pour l’appréhender, nous dit Frédéric Worms, il est nécessaire, malgré les urgences, d’y insérer “un peu de passé, un peu de mémoire, un peu de connaissance, un peu d’orientation“, autant de perspectives souvent mises à la trappe quand les évènements déferlent.

Quelle boussole adopter pour garder ce cap ? Le producteur à France Culture rappelle la devise de Bergson : “Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action.” “Cela veut dire que même dans l’action la plus urgente, même en pilotant dans la tempête, on doit garder le cap sur des principes“, explicite-t-il. Et de donner les résistances au nazisme, en France comme en Europe, en exemple. Il insiste par ailleurs sur la nécessité de “garantir une Europe de la vérité“, la vérité étant “la mère de toutes les batailles” en matière de philosophie. “On ne peut pas lutter contre un problème sans passer par la vérité”, déclare-t-il. Un rappel particulièrement le bienvenu en cette ère de post-vérité. Frédéric Worms appose toutefois une précision de taille : “la subjectivité fait partie du réel.

Tania Markovic, Musiq3


Subjectivation (nom commun) – (Psychologie) Processus par lequel un individu devient un sujet unique, notamment à travers la transformation psychique caractéristique de l’adolescence. […] Le mot subjectivation est formé à partir du mot latin subjectus, participe passé de subjicere (mettre sous, soumettre), et du suffixe –ation, utilisé pour former des noms d’action à partir de verbes. Il est attesté en français depuis 1991.

Subjectivité (nom commun) – Qualité de ce qui est propre à un sujet, reflétant ses perceptions, émotions ou jugements personnels.

Du coup, au lieu de construire du lien pour élaborer un “nous”, il suffirait au contraire de déconstruire les clôtures illusoires, défaire les frontières, désenclore les subjectivités.

Roger-Pol Droit, Qu’est-ce qui nous unit ?


En psychanalyse, la notion de subjectivation s’est d’abord imposée en creux, pour rendre compte de formes de souffrance singulières, liées aux difficultés de construction d’un espace psychique différencié. En effet, les capacités à se situer par rapport à autrui, à tolérer ses mouvements pulsionnels et ses affects, comme ceux de l’autre, ne sont pas données d’emblée, mais relèvent d’un long parcours, souvent chaotique et aléatoire, engagé dès le début de la vie.

François Richard (2006)


[SHS.CAIRN.INFO/REVUE-LE-CARNET-PSY, mai 2006] La subjectivation a l’intérêt et l’avantage de se présenter comme un processus et non pas comme une structure finie, tels l’identité, le sujet ou le Moi. Elle s’érige contre toute chosification d’une entité psychique qui serait fermée sur elle-même. La subjectivité n’est pas formée d’emblée, elle ne peut pas s’auto-originer, ses origines lui sont extérieures. Le processus de subjectivation retrace le surgissement du sujet et de la subjectivité personnelle à partir du non-encore-sujet. Il s’agit d’un processus asymptotique, qui permet de ne pas se référer à un sujet idéal, achevé, aux limites définies une fois pour toutes.

L’espace psychique ne se compose pas d’une entité seule, unique et homogène. Il est peuplé des bribes, fragments, segments, fractions. Au fond, paradoxalement, l’individu est multiple. Le processus de subjectivation tente de rendre collectif et groupal cet espace psychique constitué par des particules hétérogènes. En opposition avec la subjectivation, les processus comme le déni, la projection, le refoulement, le clivage ou la forclusion, entretiennent la désunion et l’isolement des fragments élémentaires du psychisme.

En raison de l’hétérogénéité, incertitudes et multiplicités constitutives de l’être psychique, la subjectivation se présente nécessairement comme un processus hasardeux, à l’issue imprévisible, ligne de crête jamais complètement stabilisée ni acquise, sans cesse remise en question, et en danger permanent de désubjectivation ou d’impossibilité. L’abondance actuelle de références à la subjectivation s’explique par les nombreuses issues pathologiques qui guettent chacune des composantes de ce processus. […]

Il n’est pas étonnant que ces dernières années, le processus de subjectivation intéresse des psychanalystes spécialisés dans la clinique d’adolescents. Gutton (1996) définit le processus adolescent comme le travail exigé à la psyché pour intégrer dans un corps d’adulte les nouveautés pubertaires. Rémy, jeune homme de 13 ans en thérapie, parle de ses récentes vacances. Il a fait du rafting, qu’il décrit comme la périlleuse descente d’un torrent, à la fois au dehors et au plus près du dedans de son corps. A ce moment de la thérapie, accepter cette expérience bouleversante revenait à accepter sa pulsionnalité pubertaire naissante, elle aussi périlleuse et incertaine. Son self adolescent pouvait se fonder sur cette expérience corporelle. Forme de subjectivation où la découverte de nouvelles sensations lui apportait des assises à ses fantasmes infantiles.

Winnicott (1971b) dégage l’importance de l’expérience personnelle d’exister à partir de la rencontre entre l’objet subjectivement ressenti et sa perception objective, où prévaut l’illusion temporaire d’une indifférenciation entre le dehors et le dedans et entre le rêve et la réalité. Coïncidence heureuse qui apporte le sentiment subjectif d’exister et en même temps crée une zone de non différenciation dans le sujet. Le jeune enfant éprouve un sentiment de prolongement de sa personne dans le corps de l’autre, qui lui apporte une sensation de lien avec sa propre existence. Le processus de subjectivation comporte aussi ce travail de conquête et d’appropriation de ces expériences extérieures et à la limite du soi. Il cherche ainsi à assimiler ce qui resterait en dehors d’une expérience personnelle. Dans l’expérience adolescente, le corps prend le relais du lien entre le self et son environnement. En effet, comme pour les objets du monde extérieur, il convient qu’il puisse éprouver ses sensations corporelles comme étant à la fois créées et trouvées.

Toutefois, la subjectivation ne s’effectue pas seulement par acquis, conquêtes et assimilations, mais aussi, par des détachements et des différenciations. Les difficultés de personnalisation apparaissent lorsque l’être psychique se trouve menacé et, simultanément à ces processus de détachements, nécessaires à la subjectivation, sont exclues des parties de l’expérience personnelle. Se forment ainsi des personnalité “comme si” ou en faux self ou d’autres dominées par l’inanité, la vacuité et la superficialité, privées de contact avec le monde extérieur et avec des parties personnelles du monde interne. Des modalités propres à la difficulté de la subjectivation se rencontrent aussi dans les troubles narcissiques-identitaires, où la personne se retrouve exilée d’elle-même, effacée et en perte du sens de soi.

Alberto Konicheckis, psychanalyste


[LELYSIUM.WORDPRESS.COM, 8 août 2017] Le Rêve du papillon est une fable du penseur chinois Tchouang-tseu (IVe siècle avant Jc) dans son Zhuangzi, chapitre II, Discours sur l’identité des choses :

Un jour, le philosophe Zhuangzi s’endormit dans un jardin fleuri, et fit un rêve. Il rêva qu’il était un très beau papillon. Le papillon vola çà et là jusqu’à l’épuisement ; puis, il s’endormit à son tour. Le papillon fit un rêve aussi. Il rêva qu’il était Zhuangzi. À cet instant, Zhuangzi se réveilla. Il ne savait point s’il était, maintenant, le véritable Zhuangzi ou bien le Zhuangzi du rêve du papillon. Il ne savait pas non plus si c’était lui qui avait rêvé du papillon, ou le papillon qui avait rêvé de lui.


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Asperger & le legs embarrassant des sciences nazies

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Le legs embarrassant des sciences nazies

[SCIENCES-CRITIQUES.FR, 23 mai 2025] Passées leurs premières velléités de purger les sciences de toute influence juive, les nazis ont laissé libre cours à la recherche, qui a prospéré au moins jusqu’au milieu de la guerre. Mais que faire des savoirs nés sous le Troisième Reich, indissociables de ses crimes ? La question est récurrente en médecine.

Une défaite lors de la Première Guerre mondiale, qui se termine par une révolution chassant une dynastie régnant depuis des siècles ; plusieurs années d’hyperinflation faisant perdre toute valeur à la monnaie ; puis une nouvelle crise économique entraînant un chômage de masse ; et pour finir l’instauration d’une dictature menée par un caporal qui ne fait pas mystère de son intention de déclencher une nouvelle guerre.

L’histoire allemande du premier tiers du XXe siècle n’est faite que de bruit et de fureur. Mais dans ce chaos politique, universités et laboratoires demeurent comme des pôles de stabilité. La science allemande est la meilleure du monde, et le reste en dépit de l’instabilité. Entre 1901 et 1939, le tiers des prix Nobel en physique, chimie ou physiologie et médecine est attribué à un chercheur allemand ou autrichien.

L’arrivée au pouvoir des nazis en janvier 1933 porte certes un coup violent au monde scientifique allemand. L’antisémitisme exacerbé du nouveau pouvoir contraint de nombreux chercheurs à l’exil. Le plus célèbre d’entre eux est Albert Einstein, qui est en quelque sorte l’arbre cachant la forêt. Moins connue du grand public, mais tout aussi éminente pour son rôle dans l’histoire des sciences, l’université de Göttingen voit son exceptionnel centre de recherche mathématique, constitué autour de David Hilbert, se vider de ses forces vives.

Les nouvelles autorités n’ont que mépris pour les sciences les plus fondamentales. L’antisémitisme trouve là un nouveau terrain d’application : pour les nazis, la race germanique a le sens du concret là où la race juive se complaît dans l’abstraction.

DÉNONCER LA “PHYSIQUE JUIVE”

Sous l’impulsion de deux prix Nobel de physique, Philip Lenard et Johannes Stark, le mouvement dit de la Deutsche Physik (physique allemande) entreprend d‘interdire l’enseignement de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique, alors à la pointe de la recherche en physique, mais dénoncées comme “physique juive pour leur abstraction.” Lenard et Stark, tous deux nazis convaincus, ont passé la soixantaine et ne comprennent rien aux nouvelles directions prises par la physique. Leur campagne en faveur de la Deutsche Physik choque le milieu des physiciens allemands qui, sans être nazis, restent travailler en Allemagne.

Werner Heisenberg, auréolé de son prix Nobel de 1932, en est la figure la plus éminente. A partir de 1936, suite à un arbitrage au plus haut niveau de Himmler, les attaques contre la physique juive et Heisenberg qui refuse de la dénoncer cessent. Les tentatives d’un Ernst Lehmann, professeur de botanique à l’université de Tübingen pour créer une Deutsche Biologie, ou d’un Ludwig Bieberbach, professeur à l’université de Berlin, de défendre les Deutsche Mathematik ne rencontrent pas plus de succès.

Si on laisse de côté les sciences humaines et sociales, on peut donc dire que la recherche scientifique sous le nazisme s’est poursuivie dans des conditions somme toute normales : le pouvoir nazi, dont un des symboles était l’inamovible ministre de la Science, de l’Education et de la Formation du Peuple, de 1934 à son suicide le 8 mai 1945, n’intervient pas dans le contenu des recherches. La Kaiser Wilhelm Gesellschaft, qui finance et gère des laboratoires dont les membres se consacrent à temps plein à la recherche, voit son budget passer de 5,7 millions de Reichsmark en 1932 à 14,4 millions en 1944. Jusqu’en 1937, elle est présidée par un physicien respecté, Max Planck. A condition de n’être ni Juif, ni opposant politique, il faisait bon être chercheur sous le Troisième Reich.

Comment apprécier la production scientifique faite sous le régime nazi ? Son intention délibérée d’aller à la guerre, puis, à partir de 1942, la mobilisation de toutes ses forces au service de l’armée, a conduit à d’énormes investissements dans deux domaines à l’influence aussi durable que considérable : le spatial et le nucléaire. L’importance des recherches menées sous le Troisième Reich en matière de fusées comme de maîtrise de la fission atomique n’a pas échappé aux Alliés, qui se lancèrent dans une vaste opération de repérage et de capture des savants allemands impliqués dans ces programmes. On sait aujourd’hui que des Allemands jouèrent un rôle majeur dans l’accession de l’URSS à l’arme atomique en 1949 comme dans l’alunissage américain de 1969.

Joseph Goebbels, ministre de la propagande (au milieu), et Albert Speer, ministre de l’armement (à droite), assistent à un lancement de missile V2 depuis Peenemünde, dans le nord-est de l’Allemagne, en août 1943 © Wikicommons

Dans les deux cas, les savoirs acquis dans ces domaines par le Troisième Reich étaient étroitement liés à ses crimes. L’historien allemand Rainer Karlsch a montré qu’il était possible, quoi que non démontré, qu’un essai d’arme nucléaire que l’on qualifierait aujourd’hui de tactique ait été mené sur les détenus du camp de Ohrdruf en mars 1945. Quant à l’espace, il est parfaitement établi que l’ingénieur Werner von Braun, concepteur de la fusée Saturne qui permit le succès du programme Apollo, savait que les missiles V2 qu’il avait conçus étaient assemblés entre 1943 et 1945 par les détenus du camp de Dora dans des conditions si épouvantables qu’un tiers d’entre eux y périrent.

UN HÉRITAGE COMPLEXE À ASSUMER AUJOURD’HUI

L’héritage que nous ont légué les nazis ne se limite pas à ce savoir technique au service de la guerre et de la destruction. Tout à leur obsession démographique d’accroître la vigueur du peuple allemand, les nazis financèrent des recherches visant à déterminer les causes de nombreuses maladies et à agir sur elles par de la prévention. Comme l’a montré l’historien des sciences américain Robert Proctor, ce sont des épidémiologistes travaillant sous le Troisième Reich, usant des méthodes les plus modernes, qui montrèrent pour la première fois le caractère cancérigène de l’amiante ou du tabac.

Ces recherches, menées sur des registres statistiques – que l’on appellerait aujourd’hui des bases de données – ne prêtent guère à contestation éthique. Il n’en est pas de même des expériences menées sur les malheureux détenus de camps de concentration. A Dachau, par exemple, des médecins SS plongèrent des prisonniers dans des bains glacés pour étudier leurs réactions physiologiques et les meilleures méthodes pour les réchauffer ensuite. Au moins 80 prisonniers en sont morts. S’il semble que ces travaux n’aient pas été menés avec la rigueur nécessaire, même selon les standards de l’époque, ils n’en ont pas moins été cités par la littérature internationale plus de quarante fois.

Autre exemple : la rédaction des sept volumes d’un atlas de l’anatomie du corps humain par le médecin – et fervent nazi – autrichien Eduard Pernkopf a fait appel à 1 377 corps de prisonniers exécutés. Cet atlas est pourtant longtemps resté une référence. Les crimes commis par les médecins nazis ont été jugés lors d’un procès tenu à Nuremberg qui se conclut en août 1947. Une de ses conséquences fut l’adoption d’un code de Nuremberg, qui est aujourd’hui encore un texte de référence en matière d’éthique biomédicale.

Un dernier legs embarrassant de la science du Troisième Reich porte sur la nosologie, c’est-à-dire la classification des maladies. On ne parle plus guère aujourd’hui de “syndrome de Reiter“, comme on l’a fait pendant des décennies, mais plutôt d’arthrite réactionnelle : l’implication du médecin Hans Reiter dans les expériences sur le typhus menées sur des détenus de Buchenwald est à en effet à présent bien établie, quoi qu’il n’ait jamais été poursuivi par la justice.

Surtout, le syndrome d’Asperger, aujourd’hui très connu, a été décrit dans la thèse de doctorat, soutenue en 1943, du médecin autrichien Hans Asperger qui, s’il n’était pas nazi, participa comme la quasi-totalité des médecins du Reich aux opérations de sélection avant euthanasie des malades mentaux. En cela le syndrome d’Asperger, qui visait à caractériser les “psychotiques autistiques” ne devant pas être euthanasiés car leurs remarquables facultés intellectuelles pouvaient être utiles à la Volksgemeinchaft, la “communauté du peuple”, est sans doute un des héritages les plus complexes à assumer aujourd’hui de la science du Troisième Reich.

Comme l’écrit Robert Proctor dans La Guerre des nazis contre le cancer, “nous construisons trop souvent une image d’épouvantail à propos des médecins nazis – des démons monstrueux et sadiques acharnés à commettre un génocide et des expérimentations criminelles. Il y eut bien sûr de tels hommes mais le fascisme eut aussi des aspects féconds et créatifs, aussi pervers que cela puisse paraître.

Nicolas Chevassus-au-Louis, journaliste


© autisme-soutien.fr

Syndrome d’Asperger :
la fin d’un diagnostic controversé

[AUTISME-SOUTIEN.FR, extraits] Si vous avez été diagnostiqué du syndrome d’Asperger, ou si ce terme vous a aidé à mettre des mots sur votre singularité, vous vous demandez peut-être pourquoi il n’est plus utilisé aujourd’hui. Depuis quelques années, cette appellation a disparu des classifications officielles au profit d’une terminologie plus globale : trouble du spectre de l’autisme (TSA). Mais que recouvrait le syndrome d’Asperger ? Pourquoi a-t-il été abandonné, et que change ce nouveau vocabulaire pour les personnes autistes ? Cet article fait le point sur l’histoire du terme, les raisons de sa disparition, et ce qu’il signifie aujourd’hui pour les concernés.

D’où vient le terme syndrome d’Asperger ?

Le mot Asperger vient du nom d’un médecin autrichien, Hans Asperger, qui a décrit en 1944 un groupe d’enfants présentant un comportement social atypique, des intérêts très spécifiques, et un langage bien développé. Il les appelait alors “psychopathes autistiques” (cfr. Die “Autistischen Psychopathen” im Kindesalter, Les psychopathes autistiques pendant l’enfance, 1944). Ces profils ont longtemps été considérés comme une forme distincte d’autisme sans déficience intellectuelle.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Des recherches historiques ont révélé en 2018 qu’Hans Asperger avait collaboré avec le régime nazi. Il a participé à des processus de tri entre enfants “utiles” à la société et d’autres, envoyés vers des centres de mise à mort. Ce passé trouble a entaché durablement son nom.

Une popularisation tardive… Et rapide

Le terme syndrome d’Asperger est apparu bien plus tard, en 1981, grâce à la psychiatre britannique Lorna Wing, qui a redécouvert les travaux d’Asperger. Il est entré dans les classifications officielles dans les années 1990 (DSM-IV, CIM-10), devenant un diagnostic à part entière. À l’époque, il a permis de mieux repérer des profils jusque-là invisibles, notamment chez les adultes autistes diagnostiqués tardivement.

Qu’est-ce que le syndrome d’Asperger désignait exactement ?

Le diagnostic d’Asperger concernait des personnes :

      • sans retard de langage dans l’enfance,
      • avec une intelligence dans la norme ou supérieure,
      • présentant des difficultés d’interaction sociale,
      • ayant des routines, des gestes répétitifs ou des intérêts très intenses.

Ce profil correspondait souvent à ce qu’on appelle “autisme sans déficience”, une expression encore utilisée aujourd’hui pour désigner les adultes autistes les plus autonomes… Mais cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas de besoins spécifiques.

Pourquoi le terme syndrome d’Asperger a-t-il été abandonné ?

Une vision dépassée de l’autisme

Pendant longtemps, on a cru qu’il existait plusieurs formes d’autisme. En réalité, les recherches ont montré que ces distinctions artificielles masquaient un continuum d’expériences. Il n’y a pas deux autismes, mais un spectre, où chaque personne présente un profil unique. C’est pourquoi, en 2013, la classification américaine DSM-5 a supprimé le diagnostic d’Asperger pour l’intégrer dans les troubles du spectre de l’autisme (TSA). La classification internationale CIM-11 a suivi.

L’objectif est de mieux refléter la diversité des profils autistiques, L’objectif est de mieux refléter la diversité des profils autistiques, sans les enfermer dans des catégories cloisonnées ou des symboles désormais contestés, comme le puzzle ou la couleur bleue.

Un nom associé à l’eugénisme

Le passé de Hans Asperger, révélé récemment, a aussi joué un rôle dans l’abandon du terme. Il ne s’agit pas simplement de faits historiques : continuer à employer son nom, c’est risquer de perpétuer une vision hiérarchisée, élitiste et eugéniste de l’autisme. De nombreuses personnes autistes rejettent aujourd’hui ce terme pour ces raisons éthiques. Elles préfèrent parler d’autisme, tout court.

TSA, niveau de soutien… Que signifie le diagnostic aujourd’hui ?

Le diagnostic actuel se base sur une vision unifiée de l’autisme. On parle désormais de trouble du spectre de l’autisme (TSA), avec différents niveaux de soutien selon les besoins quotidiens :

      • Niveau 1 : autonomie importante, mais besoins d’aménagements ponctuels,
      • Niveau 2 : accompagnement régulier nécessaire,
      • Niveau 3 : accompagnement quotidien indispensable.

Tous les professionnels ne mentionnent pas ces niveaux dans leurs bilans. Certains les trouvent trop réducteurs ou préfèrent une description personnalisée du fonctionnement. Dans tous les cas, une personne anciennement dite Asperger correspondrait aujourd’hui à un TSA de niveau 1, même si ce terme n’apparaît pas forcément dans son dossier. Ce que cela change (ou non) pour les personnes concernées : un changement de vocabulaire, pas d’identité. Si vous avez été diagnostiqué du syndrome d’Asperger, rien de ce que vous êtes ne disparaît. Seul le mot change, pas le fonctionnement, ni les besoins. Certaines personnes continuent à se reconnaître dans ce terme, d’autres le rejettent. C’est un choix personnel. Ce qui compte, c’est de pouvoir vous définir de façon claire, et d’obtenir les accompagnements adaptés.

Conclusion

Le syndrome d’Asperger n’est plus utilisé dans les classifications officielles, pour des raisons à la fois scientifiques (vision en spectre) et éthiques (passé trouble de Hans Asperger). Cela ne remet pas en cause les vécus ni les spécificités des personnes concernées. Aujourd’hui, on parle de trouble du spectre de l’autisme, avec des niveaux de soutien adaptés. Ce changement reflète une volonté de mieux inclure, mieux comprendre, mieux accompagner.


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Plus de vie en Wallonie…

KELLER, Evi (née en 1968)

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[JEANNEBUCHERJAEGER.COM, 2025] Evi Keller, artiste plasticienne allemande est née en 1968, à Bad Kissingen. Elle vit et travaille à Paris. De 1989 à 1993, elle étudie l’histoire de l’art à l’Université Louis-et-Maximilien ainsi que la photographie et le graphisme à l’Académie de la Photographie de Munich en Allemagne.

Sa démarche artistique interroge le principe cosmique de la transformation de la matière par la lumière. Dans l’ensemble de son œuvre sculpturale, picturale, photographique, sonore et performative, l’artiste n’a cessé de se consacrer à ce processus de transformation, réunissant sa complexité sous le terme de Matière-Lumière.

Matière-Lumière est le seul titre qu’Evi Keller donne à toutes ses créations des 20 dernières années. Que toute vie sur terre soit imprégnée de l’énergie solaire, a inspiré à l’artiste une vision qui unit la terre et le soleil et les fait évoluer dans un perpétuel devenir, dans le temps. Il était essentiel pour elle de puiser dans cette conscience et de trouver une nouvelle forme artistique pour matérialiser le soleil et son interaction constante avec nous, et finalement, au-delà du symbole du soleil, d’incarner la lumière dans ses dimensions physiques et spirituelles. Par ses créations, l’artiste souhaite matérialiser cette lumière, la préserver, l’amplifier et surtout transmettre cette force cosmique, l’énergie du feu céleste. “Matière-Lumière incarne le cheminement d’une prise de conscience de la puissance de la lumière, non pas de la lumière extérieure, mais de la révolution d’une lumière intérieure dont le soleil est le miroir, pour s’enraciner dans une existence cosmique et devenir co-créateur d’un processus universel.” dit l’artiste.

Dans la création d’Evi Keller, le principe des quatre éléments, feu, eau, terre, air, est omniprésent. L’artiste associe entre autres des pigments, des minéraux, végétaux, de la cendre, de l’encre, du vernis sur de fines couches de films transparents qu’elle superpose, dessine, peint, grave, gratte, efface, sculpte et quelques fois les brûle, les expose aux rayons du soleil, à la pluie, au vent ou encore les recouvre de terre, dans un cycle dont l’espace-temps, propre à chaque œuvre, peut s’étaler sur de nombreux mois et années avant sa mise au monde. Selon l’artiste, “c’est l’œuvre qui in fine décide du temps de sa naissance”.

Les films transparents, utilisés par Evi Keller, constituant une substance quasi invisible et immatérielle, jouent un rôle important dans la transmutation de ses œuvres par la lumière en matières changeantes, leur donnant vie par réflexion, réfraction, absorption et transmission, permettant une infinité de regards et d’œuvres possibles dépendant de la lumière et de la position du spectateur.

“J’ai souvent l’impression que c’est la dimension mystique de l’astre solaire qui m’a guidée vers l’énergie fossile, soleil enseveli, dont sont issus les films plastiques, matériaux essentiels de ma création. Ces films sont porteurs de la mémoire de la vie. Issus du carbone organique, recyclé depuis des centaines de millions d’années au plus profond de la terre, ils constituent un lien crucial entre le vivant et les atomes créés dans le cœur des étoiles. Cette mémoire, une lumière fossilisée, et ce lien ciel-terre habitent mes œuvres, les rendent intemporelles et vivantes …. La substance des films plastiques, matière organique-synthétique, est réanimée et transformée dans le processus de création, acte réparateur qui anime un cycle de guérison, semblable à la photosynthèse donnant la vie. (…)”


Evi Keller, scénographie Création Matière-Lumière de l’Opéra Didon et Enée de Purcell (2023) © Evi Keller

[ARTSHEBDOMEDIAS.COM, 10 janvier 2025] Depuis une vingtaine d’années, Evi Keller intitule l’ensemble de ces œuvres Matière-Lumière. Mais ce titre nomme aussi un cheminement animé par le désir de retour vers les origines. La création a pour condition sine qua non la Création“, affirmait l’écrivain George Steiner. Pourrions-nous voir alors les transformations des matières engagées par Evi Keller, comme des réduplications de l’instant zéro ?

Quoi qu’il en soit, l’exposition à la Galerie Jeanne Bucher Jaeger ouvre un questionnement sur les cosmogonies nouvelles. Le titre Origines s’impose à l’artiste comme une évidence. Il incarne la tentative d’approcher, par l’art, le moment originel. Promesse d’un possible retour à la source. En mettant en scène les transformations continues d’une matière illuminée, les œuvres de Keller incitent à la méditation ; une réconciliation avec la lenteur des rythmes naturels et l’introspection. N’est-ce pas là, une porte ouverte vers les processus du dedans en résonance avec les forces du dehors ?

Lorsque nous franchissons la porte de la Galerie Jeanne Bucher Jaeger, une œuvre monumentale nous accueille. Si cette pièce impressionne d’emblée par sa taille, elle incarne avant tout la rencontre audacieuse entre l’eau et le feu, deux éléments fondamentaux qui traversent le travail d’Evi Keller depuis son enfance. L’œuvre se manifeste dans l’espace comme une éruption volcanique bleue ou une eau primordiale qui surgit de la matière et rend perceptible la lumière. Le bleu d’Evi Keller n’est pas le bleu de l’océan. Aucun corps ne s’y baigne. Il est immense – chœur de formes et de lumières…”, écrit le critique d’art et écrivain Olivier Kaeppelin. Approcher les pulsations de ce “cœur de formes et de lumières”, c’est avant tout poursuivre une quête intérieure : Je cherche à matérialiser la lumière et à spiritualiser la matière”, confie l’artiste. Pour y parvenir, Evi Keller dialogue avec les forces invisibles qui agitent les éléments primordiaux. Avec Matière-Lumière, l’eau, l’air, le feu et la terre, nous apparaissent, comme des principes actifs d’une cosmogonie intuitive.
Ces principes se retrouvent au cœur même du processus créatif de l’artiste. Evi Keller, appréhende chaque œuvre comme une situation ouverte dans le temps. Souvent laissées en pause durant des mois, voire des années, parfois même littéralement enterrées, les œuvres finissent par décider pour elles-mêmes leur finalité spatio-temporelle. De ce point de vue, elles acquièrent une certaine autonomie, comme s’il s’agissait de phénomènes naturels évoluant dans l’espace-temps du monde. Parvenir à spiritualiser la matière exige de s’engager dans une traversée lente. Pour l’artiste, il s’agit de faire silence, d’atteindre un état d’être permettant d’accueillir l’instant fugace. Evi Keller confie à ce propos : Quand je travaille, je ne sais jamais en avance ce que je vais réaliser. Il s’agit de me vider, d’éteindre tout ce qui me connecte au monde extérieur, pour accueillir ce qui se manifeste dans l’instant.” Ce rassemblement de l’être en son centre, et ici la condition sine qua non pour réussir à spiritualiser la matière et à matérialiser la lumière.
Mais cette quête ne peut se faire au-delà du corps de l’artiste, au-delà du geste. Ainsi, Evi Keller élabore ses œuvres souvent à même le sol ; elles sont ensuite levées, observées, puis replacées. Ces déplacements de l’œuvre entre le haut et le bas, entre terre et ciel, font écho à la célèbre formule alchimique attribuée à Hermès Trismégiste ce qui est en haut (le macrocosme) est comme ce qui est en bas (le microcosme)”. Peindre, effacer, gratter, ajouter des couches, métamorphoser la matière, revient pour l’artiste à questionner l’ordre du monde. Qu’un poète regarde au télescope ou au microscope, il voit toujours la même chose”,nous dit Bachelard. L’artiste le prend au mot. Chaque œuvre Matière-Lumière est une porte ouverte vers un monde de correspondances entre microcosme et macrocosme. En approchant la matière dans son intimité organique, elle se dévoile comme une structure quasi-cellulaire. C’est aussi par ce rapprochement extrême, par la fascination du plus petit, que l’artiste parvient à faire émerger une fenêtre ouvrant sur l’infiniment grand.
À l’image des brouillards de Turner, les œuvres d’Evi Keller semblent souvent comme éclairées du dedans. D’où vient cette lumière ? Quel est le secret de cette sensation étrange qui relève presque d’une illusion d’optique ? En jouant avec des palettes sombres et des traces lumineuses, l’artiste nous invite à percevoir, c’est-à-dire littéralement de percer pour voir, une source lumineuse jaillissante des profondeurs de la matière. Cette rencontre originaire entre matière et lumière nous entraîne dans un questionnement quasi-métaphasique : l’origine de la matière, n’est-elle pas la lumière elle-même ? Ou bien est-ce l’inverse ? Le cheminement de Keller, caresse l’idée de l’inséparabilité. Le trait d’union, entre les mots Matière et Lumière prend alors tous sons sens : il incarne l’entre-deux, à l’image de la figure du pont qui relie et sépare en même temps. L’œuvre d’Evi Keller se tisse dans cet entre-deux originel. N’est-ce pas aussi grâce à ce trait d’union entre Matière et Lumière que nous pourrions faire l’expérience du monde ?

Les chats facteurs de Liège

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[RTBF.BE, 24 mars 2023] Sur Twitter, une publication datant du 21 mars [2023] a recueilli plus de 1,4 million de “vues” en quelques jours et a été “retweetée” plus de 1000 fois. Il s’agit de la photo en noir et blanc d’un chat installé à l’intérieur d’une boîte aux lettres dans ce qui ressemble à un bureau de poste. L’image est accompagnée d’une affirmation selon laquelle la ville de Liège a utilisé 37 chats comme facteurs le siècle dernier.

Pendant une brève période, des chats ont distribué le courrier en Belgique. Dans les années 1970, la ville de Liège a “engagé” 37 chats pour distribuer le courrier dans des sacs étanches. Comme on pouvait s’y attendre, les chats n’ont pas été des facteurs efficaces.“, détaille le texte de la publication en anglais d’un compte dénommé “Fascinating”.

Ce n’est pas la première fois que cette histoire circule. Le récit a fait surface à plusieurs reprises et sous différentes formes au cours des dernières années. Comme le notent nos confrères de la VRT, un producteur d’aliments pour chats a, par exemple, utilisé cette histoire pour montrer à quel point les chats sont des animaux intelligents.

En 2007, un livre pour enfants a même été écrit en anglais appelé Les chats postiers de Liège. La première page du livre commence par ces mots : “L’histoire que vous allez lire, est inspirée de faits réels. Elle a eu lieu en 1879 à Liège, en Belgique, une ville localisée sur la Meuse“. Déjà ici, la date fait référence à 1879, tout comme la publicité pour les aliments pour chats, alors que le Tweet mentionnait les années 1970.

Mais l’histoire se retrouve également dans la presse. Dans un article de la BBC consacré aux “félins employés officiellement” publié en 2018, le média de service public britannique mentionne le récit des chats postiers à Liège en indiquant : “Une mention honorable pour les autorités belges qui, dans les années 1870, ont recruté 37 chats pour distribuer le courrier via des sacs étanches attachés à leur collier. L’idée a été lancée par la Société belge pour l’élévation du chat domestique, qui estimait que le sens naturel de l’orientation des chats n’était pas pleinement exploité.

De son côté la RTBF a publié fin janvier 2023, un court article dans le cadre de l’une de rubriques appelée La minute historique titré : “En 1870, la ville de Liège a formé 37 chats facteurs.

La Grand Poste de Liège en 1905 © histoiresdeliege.wordpress.com

D’où provient l’image du chat publiée sur Twitter ?

En regardant attentivement la photo du chat dans une boîte aux lettres reprise dans le Tweet viral, on se rend compte que la photo mentionne des noms de lieux : Lynmouth et Newton Abbot. Sans surprise et après une recherche rapide, il apparaît que ces localités ne se trouvent pas dans les environs de Liège, mais bien dans le sud-ouest de l’Angleterre.

En faisant quelques recherches, notamment via la recherche d’image inversée, on constate que la photo est reprise dans plusieurs publications. Une recherche dans la base de données de l’agence photographique internationale Getty Images en utilisant les mots-clés “chat” et “poste”, permet également de retrouver la photo. La légende indique qu’il s’agit d’une photo d’un chat “errant” dans le district de Lynton et Lynmouth (Devon) et datant de 1950.

Mais d’où vient cette histoire ?

Le 4 mars 1876, un article intitulé “Postal Cats” est paru dans le New York Times à la page 4. L’article décrit comment la “Société belge pour l’élévation du chat domestique” – une société censée se consacrer à “l’amélioration mentale et morale des chats domestiques” – a mis en place un projet test à Liège pour remplacer les pigeons voyageurs par des chats.

Selon le récit publié par le célèbre quotidien étasunien, 37 chats ont été conduits d’un bout à l’autre de la ville vers 14 heures et devaient rentrer chez eux le plus vite possible. À 18h48, le premier chat aurait réussi et dans les 24 heures, tous les autres auraient suivi. Selon les responsables de l’expérience, “un système régulier de communication féline entre Liège et les villages voisins” pouvait donc être mis en place peu de temps après.

Cet article d’archive a été à nouveau popularisé en 2018, quand le compte Twitter officiel du New York Times Archives a publié un Tweet avec une capture d’écran de l’article de l’époque.

Un article satirique de William L. Alden

Pourtant, l’histoire de ces chats postiers à Liège est complètement inventée. Comme le confirment les recherches de nos confrères de la VRT, aucune source historique n’est disponible pour confirmer l’existence d’une “Société belge pour l’élévation du chat domestique.

Par ailleurs, l’auteur de l’article est William L. Alden : un journaliste du New York Times, mais aussi un humoriste et un écrivain satiriste qui publiait régulièrement des articles de fiction pleins de critiques sociales dans le journal. En 1877, Alden a rassemblé ses articles satiriques pour le New York Times dans le livre Domestic Explosives and Other Sixth Column Fancies (Explosifs domestiques et autres fantaisies de la sixième colonne).

L’article Postal Cats reprenant l’histoire devenue virale plus d’un siècle plus tard figure dans ce volume, tout comme, par exemple, Raining Cats, une histoire tout aussi inventée dans laquelle il est décrit qu’il “pleuvait des chats” à San Francisco. Cela montre à quel point ces articles d’Alden étaient satiriques, imaginatifs mais non factuels.

Des chats parfois “mis au travail” dans les bureaux de poste, notamment en Angleterre

Cela ne veut cependant pas dire que les chats n’ont jamais travaillé dans les services postaux dans le passé. Comme le rappelle l’article de la BBC, ils ont régulièrement été utilisés au cours des siècles passés. Même s’ils ne servaient pas de messagers pour les lettres comme dans l’histoire supposée à Liège, les banques et les bureaux de poste utilisaient des chats pour éloigner les souris et autres nuisibles du papier. Souvent, ils étaient même payés pour le faire, toujours d’après la BBC.

Tibs le Grand” était, par exemple, responsable de la dératisation d’un bureau de poste londonien dans les années 1950. Dans les décennies qui ont suivi, des répulsifs et autres solutions chimiques plus efficaces sont apparus sur le marché et les chats sont passés à l’arrière-plan.

Une histoire virale pour “faire du clic”

Si des chats ont bien été employés dans des bureaux de poste, notamment pour chasser les souris, aucun élément factuel ne permet de confirmer l’existence d’une éventuelle phase de tests avec des “chats postiers” à Liège dans les années 1970.

Après quelques recherches en ligne, il apparaît clairement que ce récit ne tient pas debout. Il s’agit d’une histoire inventée à la fin du 19e siècle par un journaliste du New York Times et qui a souvent été considérée comme vraie depuis, notamment en raison de la notoriété du quotidien étasunien.

Alors pourquoi tant de gens s’accrochent-ils encore à l’histoire des 37 chats de Liège ? Tout d’abord, parce que c’est une histoire amusante et que les chats sont très populaires sur Internet. D’autre part, la recherche des clics est également une motivation importante pour faire revivre de temps à autre de telles histoires, légères et amusantes. Souvent, les liens présents dans d’autres tweets reprenant l’histoire mènent à des sites remplis de publicités.

Par ailleurs, les profils sur les médias sociaux qui partagent régulièrement des ‘faits amusants’ peuvent accumuler de nombreux adeptes au fil du temps. Le compte prend alors de la valeur et peut être vendu pour une somme importante.

Grégoire Ryckmans (avec la VRT)


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Plus de presse en Wallonie…

D’où vient le mot ‘crush’ ?

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[THECONVERSATION.COM, 28 janvier 2025] Très utilisé par les adolescentes et les adolescents, entré dans le dictionnaire en 2023, le terme “crush” nous plonge dans les interrogations contemporaines sur l’amour et la rencontre. Est-ce un flirt ? Non. Une romance ? Non plus. Un amour imaginaire ? Pas davantage. Si le terme “crush” est entré dans les dictionnaires en 2023, on se trouve souvent bien en peine dès qu’il s’agit de lui trouver un synonyme.

Il y a quelque chose de flou dans le “crush”, de “non-défini dans la définition” pour reprendre les termes de Mehdi, l’un des jeunes rencontrés pour mon enquête intitulée Crush. Fragments du nouveau discours amoureux, quelque chose qui nous renvoie donc à toutes ces interrogations contemporaines autour de l’amour, des fondements du couple, de la place qu’on lui donne ou encore des espaces de la rencontre amoureuse.

Même s’il n’est arrivé qu’il y a une dizaine d’années chez les adolescentes et les adolescents français, le terme “crush” est ancien. Un dictionnaire d’argot américain retrace son étymologie de l’ancien français à l’anglais, au XIVe siècle. On le retrouve beaucoup plus tard, à la fin du XIXᵉ siècle aux États-Unis. Des chercheuses qui ont travaillé sur les archives des universités qui se créent alors, notamment sur des journaux intimes d’élèves, montrent que le terme fait complètement partie du folklore estudiantin.

À la fin du XIXe siècle, une étudiante américaine de première année se doit d’avoir un crush pour une étudiante d’un niveau supérieur. Une bascule s’opère à la charnière du XXᵉ siècle : le crush est alors pathologisé, des articles sont publiés pour alerter les mères des dangers que courent leurs filles à avoir des crushs, présentés comme des voies vers le lesbianisme, faisant peser un risque pour la natalité. Ce moment de bascule est la première trace d’un usage massif du terme “crush” par rapport à la vie sentimentale des jeunes, qui fait ensuite flores dans la culture populaire américaine, notamment dans la chanson.

© unsplash.com

Derrière le flou inhérent au crush, les entretiens avec les adolescentes et adolescents font ressortir un certain nombre de règles sous-jacentes : l’engouement ne doit pas durer trop longtemps, il ne doit pas être trop intense et, à la fin du lycée, ou au moins de la période étudiante, on est censé passer à autre chose. Pour le résumer en quelques mots, on peut dire que le crush est “une attirance qui a vocation à rester cachée de la personne concernée.

S’il y a une dimension secrète dans le crush, ce secret se partage avec un groupe de copains et de copines. Comme dans le deuil, dont Marcel Mauss écrivait que c’est “l’expression obligatoire des sentiments“, le crush s’inscrit dans une grammaire collective, qui n’a de sens que parce qu’elle est partagée. On en parle, on apprend à en décoder les signes, on lui attribue des surnoms, on élabore des stratégies.

Le crush est soutenu, entretenu, et même parfois provoqué par les discussions. Il fonde la cohésion du groupe tout en constituant une pratique culturelle, ce qui n’était pas le cas avec les “béguins” des générations précédentes. Auparavant, on pouvait parler de ses coups de cœur avec ses amis et amies mais l’obsession – et les discussions – s’arrêtaient quand on rentrait chez soi, ou qu’on raccrochait le téléphone, dans un temps où l’on payait les conversations selon leur durée.

Alors que le flirt des années 1960 a été institué en culture par l’univers de la chanson ou des émissions comme Salut les copains (qui faisait le promotion de cette nouvelle relation où on peut se promener main dans la main, aller au cinéma ou aller danser avec une personne qui n’est pas forcément celle avec qui l’on va se marier) le crush est entretenu par les réseaux sociaux, lieu de multiples enquêtes ou de jeux avec les mèmes et par les séries Netflix.

Sur Netflix d’ailleurs, notons que la notion de crush est réappropriée par toute une série de films et de séries queer. C’est comme si une romance queer était autorisée par ce terme-là, comme s’il permettait enfin d’accéder à des histoires queer qui ne s’arrêtent pas à des récits douloureux ou aux difficultés du coming out. Le crush est aussi un moyen en quelque sorte d’explorer le champ des possibles.

Christine Détrez, sociologue (ENS de Lyon)


Au commencement était… l’écrasement

[ETYMONLINE.COM] crush (v.) Au milieu du 14e siècle, le verbe signifiait “écraser, briser, réduire en morceaux ou en petites particules ; forcer à s’écraser et meurtrir sous un poids lourd.” Il avait aussi un sens figuré, celui de “surmonter, soumettre.” Il vient de l’ancien français cruissir (en français moderne écraser), une variante de croissir, qui signifie “grincer des dents, s’écraser, se briser.” Ce dernier pourrait provenir du francique *krostjan, qui signifie “grincer“. On retrouve des cognats comme le gothique kriustan et l’ancien suédois krysta, tous deux signifiant “grincer“. Le sens figuré de “humilier, démoraliser” apparaît vers 1600. On trouve aussi des formes dérivées comme crushed, crushing et crusher. Des mots italiens comme crosciare, catalans comme cruxir et espagnols comme crujir signifient “craquer, grincer” et sont des emprunts germaniques.
crush (n.) Dans les années 1590, le terme désigne “l’acte de écraser, une collision violente ou une précipitation ensemble,” dérivant du verbe crush. L’acception “foule dense” apparaît en 1806. L’idée de “personne dont on est épris” est attestée pour la première fois en 1884 dans l’argot américain ; l’expression have a crush on (quelqu’un) est quant à elle documentée dès 1903.


I’ve got a Crush on You (Gershwin, 1928)

[Refrain] I’ve got a crush on you, sweetie pie
All the day and nighttime hear me sigh
I never had the least notion
That I could fall with so much emotion
Could you coo? Could you care
For a cunning cottage we could share?
The world will pardon my mush
‘Cause I’ve got a crush
My baby, on you

[Couplet] How glad the many millions of Timothys and Williams
Would be to capture me
But you had such persistence
You wore down my resistance
I fell and it was swell
You’re my big and brave and handsome Romeo
How I won you I will never, never know
It’s not that you’re attractive
But oh, my heart grew active
When you came into view

[Refrain] I’ve got a crush on you, sweetie pie
All the day and nighttime, hear me sigh
I never had the least notion
That I could fall with so much emotion
Could you coo? Could you care
For a cunning cottage we could share?
The world will pardon my mush
‘Cause I’ve got a crush
My baby, on you
Yes, I’ve got a crush
My baby, on you

      • musique : George Gershwin ;
      • paroles : Ira Gershwin ;
      • sortie : Treasure Girl en 1928 et Strike up the Band en 1930) ;
      • extrait FR : “J’ai un faible pour toi, mon petit chéri / Toute la journée et toute la nuit me donnent des signes / Je n’ai jamais eu la moindre idée  / Que je pourrais tomber avec autant d’émotion / Pourrais-tu cocooner, pourrais-tu t’occuper / D’un petit nid que nous pourrions partager ? / Le monde pardonnera mon élan / Car j’ai un faible, mon bébé, pour toi / Le monde pardonnera mon élan / Car j’ai un faible, mon bébé, pour toi…”

[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com ; youtube.com ; etymonline.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, A nous les petites anglaises (1976) © senscritique.com ; © unsplash.com.


Plus de presse en Wallonie…

BELGIQUE : Définition du ‘cordon sanitaire’ (Charte de la démocratie, 2022)

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[REVUEPOLITIQUE.BE, 8 mai 2022] Le 8 mai est la date anniversaire de la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie qui a mis fin à la Seconde guerre mondiale en Europe. Elle marque la fin des atrocités commises durant cette période funeste. Le 8 mai est également la date anniversaire de la signature, par l’ensemble des partis politiques démocratiques francophones de Belgique, de la Charte de la démocratie qui consacre le principe du cordon sanitaire à l’encontre des formations politiques dont le programme ou l’action mettent en péril les valeurs fondamentales et constitutionnelles de notre système démocratique. Cette Charte a vu le jour pour la première fois le 8 mai 1993 en réaction aux percées électorales des partis d’extrême droite en Belgique.

[…] Face à la menace grandissante que constituent les idéologies d’extrême droite ou de même nature en Europe pour la cohésion sociale et le vivre-ensemble, pour nos institutions et notre système démocratiques, il est plus que jamais nécessaire de montrer notre détermination à défendre l’ensemble des valeurs fondamentales et principes constitutionnels de notre régime démocratique.
Ainsi, en tant que formations politiques démocratiques, nous réitérons notre engagement de ne pas nous associer au sein d’une coalition politique aux formations ou aux partis qui portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique, tels que la remise en cause de l’État de droit, le recours à la violence ou le renversement du régime parlementaire ou démocratique.
Nous réitérons notre refus de mettre en place des exécutifs s’appuyant sur de telles formations. Dans le cadre du débat démocratique et à l’occasion des campagnes électorales, nous nous engageons également à ne pas adopter et à condamner tout discours, toute attitude qui aurait pour effet d’amplifier artificiellement les peurs qui font le lit des formations d’extrême droite ou de même nature.
Nous nous engageons à refuser de participer à tout débat ou à toute manifestation auxquels participeraient des représentants de formations ou partis politiques porteurs d’idéologies ou de propositions susceptibles d’attenter aux principes qui fondent notre démocratie.
Nous nous engageons à ne jamais adopter de comportement ou à tenir des propos qui donnent de la visibilité ou qui amplifient des propos reflétant des idéologies d’extrême droite ou de même nature, nationalistes, identitaires, discriminatoires, racistes ou antisémites.
Nous rappelons que le racisme, la xénophobie, la discrimination et l’antisémitisme ne sont pas des opinions mais sont des délits qu’il convient de dénoncer et de faire condamner…

Signé par : Georges-Louis BOUCHEZ (Mouvement Réformateur), François DE SMET (Défi), Paul MAGNETTE (Parti Socialiste),  Rajae MAOUANE (Ecolo), Jean-Marc NOLLET (Ecolo), Maxime PRÉVOT (Les Engagés).

© delorscentre.eu

Code de bonne conduite entre partis démocratiques à l’encontre des formations ou partis qui manifestement portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique

La bonne conduite à l’encontre des formations ou partis, belges ou étrangers, qui manifestement portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique est définie de la manière suivante :

      1. Ne pas s’associer à une coalition politique, aux formations ou partis qui manifestement portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique.
      2. Refuser de mettre en place des exécutifs s’appuyant sur de telles formations.
      3. Ne pas soutenir, cosigner ou voter les motions ou propositions dont l’initiative émane de mandataires de ces partis ou formations, quel que soit le sujet de la motion.
      4. Refuser tout mandat qui aurait été obtenu grâce au soutien ou à l’abstention des mandataires issus de ceux-ci.
      5. Ne pas soumettre à discussion ou négocier l’adhésion d’un de ces partis ou d’un de ces mandataires en vue du dépôt ou du vote d’un texte ou d’un amendement.
      6. Mettre tout en œuvre pour éviter de confier une fonction spécifique à un élu issu de ce type de parti ou formation (bureau d’assemblée, rapporteur, président de commission, questure, etc.) ou de permettre à ces élus de se constituer en groupe politique reconnu.
      7. Ne pas inviter un parti ou une formation de ce type ou un élu issu d’un tel parti ou d’une telle formation à une réflexion ou négociation en-dehors du travail parlementaire (Assises, réformes de l’Etat, etc.) ou d’y participer en cas de présence de ceux-ci.
      8. Ne pas adopter un comportement de sympathie ou de familiarité aboutissant à la banalisation ou à la respectabilisation des élus, candidats ou militants issus de ces formations ou partis, en Belgique ou à l’étranger et ce, en tout moment et en tout lieu (en ce compris l’ensemble de l’enceinte parlementaire), que l’activité soit directement liée ou non à l’activité parlementaire.
      9. Ne pas adopter un comportement ni tenir ou répercuter des propos, dans la presse ou sur les réseaux sociaux, aboutissant à banaliser, à donner de la visibilité ou à amplifier des propos à caractère discriminatoire, xénophobe raciste ou antisémite ou des propos tenus par des personnes, vivant en Belgique ou à l’étranger, qui promeuvent manifestement des idées d’extrême droite ou de même nature ou des idéologies ou propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique.
      10. S’engager à modérer les propos visés au point 9 qui s’exprimeraient sur les comptes réseaux sociaux de nos formations.
      11. Refuser de participer à toute manifestation, événement, activité auxquels ces partis ou formations ou leurs mandataires, candidats et militants participeraient, en ce compris toute manifestation visant à confronter les opinions des candidats (débat, forum, rencontre, etc.) pendant la campagne électorale.
      12. Refuser de participer à tout débat audiovisuel ou organisé par des sites internet, des influenceurs ou par des comptes sur les réseaux sociaux auquel un mandataire, un candidat ou un militant issu de ces formations ou partis participerait.
      13. Refuser de contribuer à un ouvrage collectif de quelque nature que ce soit (journalistique, littéraire, etc.) dès lors qu’un co-auteur appartiendrait à ces formations ou partis.
      14. Refuser de collaborer à une interview croisée dans les médias avec un mandataire, candidat ou militant issu d’une de ces formations et s’assurer préalablement de la non-utilisation détournée de propos dans le cadre d’une interview non annoncée comme croisée.
      15. Mettre tout en œuvre pour éviter de mettre à disposition de ces formations et partis ou de ses mandataires, candidats et militants des locaux, infrastructures, services publics ou toute autre ressource.
      16. Mettre tout en œuvre pour empêcher tout rassemblement, manifestation ou défilé sur la voie publique organisé par une formation d’extrême droite ou de même nature.
      17. Éviter de donner à ces formations ou partis une publicité dont ils tireraient bénéfice. Dans cet objectif, la concertation entre partis démocratiques sera privilégiée en vue de dégager de manière commune la mise en œuvre la plus opportune du présent Code.

Ce code de bonne conduite s’applique en tout lieu et en toute circonstance aux partis signataires, à leurs mandataires, à leurs candidats et à leurs militants.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : revuepolitique.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © lalibre.be ; © delorscentre.eu | N.B. Les extraits de phrases en caractère gras dans le code bonne conduite sont en caractères normaux dans le texte original. Wallonica fecit…


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