THONART : Introduction aux “Sanctuaires” (2025)

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Plusieurs d’entre vous avaient gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) différents articles publiés dans wallonica.org sur le thème de l’expérience opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infox, Montaigne, Paul Diel, le Body Building, Nietzsche ou Ernst Cassirer. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘. Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disiez-vous, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples et explications. Qu’il en soit ainsi : j’ai essayé l’essai… depuis 2023 ! Depuis, les choses ont bougé (cancer, boulot, dodo…) et quelques retraites récentes m’ont permis de reprendre la rédaction du texte baptisé initialement Être à sa place : manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé et dont le titre final m’est encore inconnu : quelle que soit la destinée de ce texte (plus de 200 pages déjà), le travail personnel exigé par sa rédaction suffit à me combler et c’est avec joie que je partage avec vous la synthèse de la version en cours. Commentaires bienvenus !

N.B. Les renvois à la bibliographie sont internes au document de travail : les liens sont donc inopérants ici.


Comme je l’écrivais, ce sont les lecteurs fidèles de mon blog encyclo wallonica.org qui ont insisté : ils désiraient disposer d’une boîte à outils individuelle, pour accompagner leur travail d’introspection, de méditation sur leur être-au-monde. L’ouvrage s’adresse dès lors à celles et ceux qui sont volontairement “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” [Camus, 1942] et tient à peu près ce langage : de prime abord, nous semblons chercher avant toute chose à éprouver la joie de vivre. Loin de dépendre d’un état de bonheur statique et extatique, cette dernière naît de l’expérience satisfaisante du quotidien, de l’exercice d’activités au cours desquelles notre esprit est persuadé que nous sommes la bonne personne, au bon endroit… et en toute confiance ! En d’autres termes : la satisfaction de « bien faire, ici et maintenant. » Problème : nous n’y voyons pas toujours clair…

Clairement distincte de la joie de vivre ainsi définie, l’aspiration au bonheur, si bien vendue dans la littérature de développement personnel, semblerait aujourd’hui enfin remplacée par une quête du sens renouvelée : si les Anciens espéraient découvrir le sens de la Vie, il s’agirait désormais de lui donner un sens [Chabot, 2024]. Soit. C’est une bonne nouvelle. Reste que ce glissement salutaire laisse dans l’ombre une question d’importance : mais pourquoi chercherions-nous donc à ‘donner un sens à la vie‘ ? Pourquoi ce Graal frustrant ? Quel est cet appel ontologique que l’humain entend de toute éternité et qui fait qu’il se lève et marche droit devant lui ? Et pourquoi son chat Robert, qui a pourtant l’ouïe fine, n’entend-il pas la même exhortation intime et continue-t-il à dormir près du poêle ? A l’observer, on en viendrait à douter de l’intérêt réel de ce fameux sens de la vie…

Peut-être l’expérience directe de la vie du chat Robert est-elle suffisante pour satisfaire sa conscience, peut-être, à défaut d’un élément perturbateur (une souris, une crampe de faim ou un bruit violent), le chat Robert se sent-il suffisamment en sécurité pour ne pas agir. Peut-être vit-il « à propos », comme le préconise Montaigne [Montaigne, 1588] : dans un simple équilibre entre ses désirs et ce que le monde lui propose.

Il ne fait aucun doute que ledit chat Robert approuverait pleinement Rousseau qui affirmait au milieu du XVIIIe que « si la nature nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé » [Rousseau, 1755].

A l’inverse, Viktor Frankl, rescapé des camps de concentration nazis et, à ce titre, moins confiant en l’Homme Sauvage, prend le contrepied de Rousseau en proposant : « Entre le stimulus et la réponse, il y a un espace. Dans cet espace, nous avons le pouvoir de choisir notre réponse. Dans notre réponse réside notre épanouissement et notre liberté » [Frankl, 1969].

Il est probable que cet espace de réflexion soit assez restreint dans la conscience du chat Robert ou de ses semblables. A contrario, chez l’humain, cet espace temporel est bien présent, fiché qu’il est entre les phénomènes que nous percevons, d’une part, et les actes que nous posons, d’autre part. Un tel intermède – appelons-le « intermède de Frankl » – semble néanmoins créer un vertige fort angoissant pour beaucoup d’entre nous. Décider, choisir, se tromper, ne pas mériter, être insuffisant, espérer réussir, renoncer, être déçu, « rater, rater encore, rater mieux » [Beckett, 1983] : face à une réalité dont chacun admet aujourd’hui la complexité [Morin, 1977], l’être humain est inquiet et il aspire à percevoir une légalité dans sa vie, une règle du jeu sur laquelle il puisse construire sa confiance [Hunyadi, 2023]… pour agir.

Dans ce laps de temps suspendu où les phénomènes dérangeants du quotidien créent la nécessité de délibérer avant que d’agir, il est communément admis que trois réactions s’offrent à lui, à cet instant précis où il part en quête d’une juste motivation pour agir et où sa main est encore sur la poignée de la porte du jardin :

      • La sidération (ou ‘gel’) va-t-elle s’emparer de sa délibération intime et, faute de générer une solution personnelle au problème, le sujet va-t-il se figer dans la conformité aux idées reçues, aux dogmes, aux autofictions ou aux légendes partagées ? En clair, le sujet va-t-il se blottir, immobile dans une légalité héritée sans discernement ? De là à explorer combien la recherche de la vérité peut constituer un acte de paresse…
      • Le sujet va-t-il jouer la carte de la fuite, se réfugier dans l’aliénation et prendre pour réalité des représentations de sa vie et de la légalité du monde, faites d’aveuglements rassurants, de discours où il se sent en sécurité ? Combien de positions racistes ou discriminatoires ne sont pas inspirées de cette réaction, où un individu se voit jugé à l’aulne de son appartenance à un groupe stéréotypé… et stigmatisé.
      • Va-t-il, au contraire, passer à l’attaque et « manger le monde » [Nietzsche, 1882], miser sur une attention augmentée pour éprouver sa puissance personnelle, pour faire face à l’imprévu ? Va-t-il quitter la posture dévorante du grizzly ou les hésitations de la souris et endosser la peau de l’ours qui, en toute simplicité, se sent capable de mener la vie qui se présente à lui ? Va-t-il découvrir la légalité qu’il cherche dans la branloire pérenne (le ‘monde en mouvement permanent’ selon Montaigne, 1588) et trouver la Joie dans une expérience de vie satisfaisante ?

Donc, transformons l’essai : plutôt que de prétendre guider quiconque vers un aussi quelconque sens de la vie, le propos sera tenu à rebours de cette tradition et explorera, d’une part, combien la fuite libidinale dans les différents aveuglements (en d’autres termes, le refuge dans des sanctuaires factices) entretient des leurres qui ne calment pas l’angoisse devant la vie. D’autre part, il s’agira d’illustrer avec des contre-exemples combien l’expérience directe est effectivement régulatrice et porte en elle une légalité rassurante, qui rend la confiance possible. C’est Deleuze qui précise : “Un mode d’existence est bon ou mauvais, noble ou vulgaire, plein ou vide, indépendamment du Bien et du Mal, et de toute valeur transcendante : il n’y a jamais d’autre critère que la teneur d’existence, l’intensification de la vie” [Deleuze, 1991].

Partant, qu’on ne pense pas que le vertige qui précède l’action ne concerne que les décisions essentielles de l’existence. Que du contraire : quelle que soit l’ampleur de la problématique à laquelle chacun est confronté, la décision passe par le même chemin. La bonne décision est simplement une décision éclairée, aussi libre d’aveuglements que faire se peut. Le reste n’est « qu’appendicules et adminicules pour le plus. » [Montaigne, 1588].

La méthode préconisée ici propose de renoncer à « avoir toujours raison » (combien de nos actions mal motivées ne justifions-nous pas grâce à de beaux discours logiques et… stériles) et préférer mettre en œuvre notre raison pour le plus grand bénéfice de notre satisfaction de vivre. L’ouvrage est distribué en thèmes de réflexion (d’introspection), chaque fois balancés entre questions liminaires, lectures éclairantes, explorations, méditations et exercices de pensée. Il suit le cheminement suivant :

      • CHAPITRE ZERO. LE TROUBLE. Parce que nous sommes vivants, nous partageons avec les autres êtres vivants (dont le chat Robert) une pulsion primale, un élan de base qui motive toute notre activité consciente : nous voulons continuer à vivre. C’est probablement ce que Spinoza baptisait le conatus, l’expérience de l’effort de vie, le combat de chacun quand il veut “persévérer dans son être” [Spinoza, 1677]. Qui plus est, nous voulons continuer à vivre en nous sentant « à notre place ». D’ailleurs, s’il est un paradis perdu sur lequel nous fantasmons, c’est bien celui où nous nous sentirions en sécurité, là où nous pourrions agir avec la conviction que les attentes que nous nourrissons envers notre environnement ne seraient pas déçues, un monde univoque où nous pourrions rester au premier degré de la pensée (comme le chat Robert). Force est de constater que notre quotidien est plus complexe, voire foisonnant, et que la vision que nous en avons est troublée par nos aveuglements, nos « écailles sur les yeux » [Proust, 1913]. Et c’est bel et bien « à la sueur de notre front » qu’au jour le jour nous cherchons à restaurer nos sanctuaires…
      • CHAPITRE PREMIER. LE REFLEXE DU SANCTUAIRE. De la même manière qu’un arbre fera plus de feuilles si l’ensoleillement est insuffisant pour son métabolisme, nous entrons en action lorsque notre pérennité est mise en question. Qu’un phénomène vienne à troubler notre homéostase (notre équilibre entre désirs internes et possibilités externes), aussitôt notre confiance s’inquiète et nous pousse à identifier l’activité qui pourra rétablir notre sentiment de sécurité. Mais que se passe-t-il alors si nous n’y voyons pas assez clair pour « raison garder » ? Pouvons-nous encore percevoir ce qui nous sera salutaire si nous nageons dans l’aveuglement ? Irons-nous jusqu’à tenir des discours aliénants où nous aurons l’illusion d’être en sécurité ? Allons-nous fabriquer de toutes pièces des sanctuaires factices et y vivre l’artifice ?
      • CHAPITRE DEUXIEME. LA CONSCIENCE NOETIQUE. Raison garder est pratiquement bien malaisé car “il nous est impossible de parler d’une réalité quelconque si ce n’est sous la forme d’un contenu de notre conscience” [von Franz, 1972] et notre conscience est justement le triste repaire de nos aveuglements ! Pire, selon Endel Tulving [Tulving, 1985], ce n’est pas une mais trois consciences qui sont à l’œuvre pour motiver nos décisions d’agir. Qu’il s’agisse de la représentation du monde (conscience dite ‘noétique’), la fiction de soi (conscience dite ‘auto-noétique’) ou de la sensation de la situation en cours (conscience ‘a-noétique’) : voilà bien trois instances distinctes, assorties de leur système de références propre et ne parlant pas la même langue, qui se disputent le devant de notre délibération intime. Et chacune est convaincue d’agir pour notre bien ! Dédiée à nos représentations du monde (tout ce qui n’est pas nous-même), la conscience noétique a la fâcheuse tendance à se payer de mots, à poser en travers de notre réflexion des dogmes séduisants de logique et à nous laisser confondre la légalité vitale (la ‘nature’ de Spinoza) avec les règles spécifiques à des domaines spécifiques comme les sciences, les religions ou les traditions. Pour ne pas perdre le nord, on guettera donc quand cette conscience devient par trop dogmatique et technique.
      • CHAPITRE TROISIEME. LA CONSCIENCE AUTONOETIQUE. Là où notre conscience noétique tient (ou adopte) des explications logiques et formulées dans la meilleure langue de nos académies afin de décrire ce monde qui nous entoure et nous sollicite, nous changeons de méthode discursive quand il s’agit de nous décrire personnellement et d’appréhender notre positionnement affectif face aux phénomènes qui s’évertuent à troubler notre sanctuaire intime (par exemple : les autres êtres humains). Etrangement, notre vocabulaire se fait plus imagé et, abandonnant les rapports logiques de cause à effet, l’enchaînement des faits relève plus de l’association symbolique que l’on retrouve dans les rêves, les mythes ou dans les écrits de fiction. Il est fascinant, lorsqu’on se donne la peine de fixer le miroir assez longtemps, de voir combien nous nous racontons comme des personnages plutôt que comme des personnes. A l’inverse, il est également fascinant de voir comme nous prêtons des comportements humains (et une moralité) aux représentations intimes que nous baptisons « les dieux », alors que notre cheminement personnel mène inexorablement à la conclusion que, contrairement à nous, la Divinité n’a pas d’âme. La raison impliquera alors de se garder des séductions du lyrisme héroïque et narratif quand cette conscience de nous-même est à l’ouvrage.
      • CHAPITRE QUATRIEME. LA CONSCIENCE ANOETIQUE. Voilà, parmi nos trois consciences, la plus insaisissable. Ce n’est pas un hasard. Elle est notre conscience non verbale, celle dont les travaux ne pourront être dévoyés, d’une part, par la logique des mots et des raisonnements techniques ni, d’autre part, par les séductions lyriques de nos légendes personnelles : elle s’exprime directement dans les comportements et l’action, sans conscience… formalisée. Héritière d’une partie du royaume de Poséidon, elle garde dans ses profondeurs le volet neurologique de ce qui était communément appelé le subconscient et elle laisse sa sœur, la conscience autonoétique, en gérer le volet psychologique. Reste que nos signaux hormonaux et nos cicatrices traumatiques ne s’empêchent pas de délibérer dans leurs logiques sous-marines, à leur manière et, le cas échéant, de bâtir des aveuglements lourds d’influence. Dans ce cas, notre raison aura failli à désamorcer l’influence de la conscience anoétique lorsqu’elle s’est faite trop atavique ou sauvage. Pourquoi pensez-vous que l’infirmière vous conseille de ne prendre aucune décision conjugale au lever d’une anesthésie générale ?
      • CHAPITRE CINQUIEME. RAISON GARDER LORSQU’IL Y A ÂME QUI VIVE. Notre quotidien est donc fait de décisions d’agir au mieux (« à notre juste place ») et, à chacune de ces décisions, correspond l’alternative entre (a) être conforme à un modèle (sidération de la pensée), (b) fantasmer une situation de sécurité proche du phénomène stressant (fuite dans l’aliénation) ou (c) exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle (attaque et résolution du problème). C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir. C’est là que notre outil de base trouve sa pleine justification : la raison lucide est là pour faire le ménage entre les motivations accidentelles avancées par chacune des trois consciences qui œuvrent à notre pérennité, chacune à sa manière et quelquefois en curieuse contradiction. Mais cette raison agissante, quelle est son échelle de valeurs ?
        Le problème formulé dans les termes « je ne me sens pas à ma place, que faire ? » implique ces deux chantiers personnels : d’une part, je devrais éviter de m’aliéner dans cette « ma place » fantasmée qui ne correspond pas à mon activité réelle et, d’autre part, il serait bon d’y projeter un « je » qui soit vraiment moi (peut-être d’ailleurs que ce « je » qui me sert de référence est trop sublime pour se satisfaire de mon existence effective). Dans son rôle de régulateur des consciences, la raison remplit sa mission de tri des motivations et de réduction des affects. De là à considérer qu’elle est la digne représentante de valeurs transcendantes qui présideraient à notre délibération, il n’y a qu’un pas… que nous ne ferons pas. Que du contraire. Le lecteur se verra ici proposé de faire table rase de tous les systèmes de valeurs, qu’elles soient immanentes, divines, idéales, kantiennes ou quantiques, et de renouer avec le concept d’âme, dans un sens bien païen ! Chez chacun, l’âme serait la fonction essentielle de dévoilement de notre lien intime et ineffable avec la Vie [Heidegger, 1927], du sentiment non formulé de la légalité et de l’harmonie de ce qui ‘est’ : la « nature naturante » de Spinoza [Spinoza, 1677]. Baromètre muet suspendu au mur du bureau de Dame Raison, elle est au beau fixe quand nous prenons des décisions éclairées et annonce l’orage quand nous tentons de tricher avec nous-mêmes. Le Bien et le Mal se voient ici remplacé par l’authentique et l’artificiel. Enfin sevrée de toutes les religions qui en avaient fait poétiquement le siège du divin en nous, l’âme accède à son statut profane « d’idée vraie », telle que Spinoza l’évoquait [Spinoza, 1677]. Giono aurait pu traduire ceci en disant : « L’âme, c’est simplement la fenêtre ouverte sur le fleuve. »
      • CHAPITRE SIXIEME. FACE AU MULTIPLE, LE CHOIX LIBIDINAL. Devant les grands drames citoyens auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui (vous voulez des exemples ?), avec l’aigreur d’estomac provoquée par tous ces lendemains dont on n’aime plus la musique, avachis que nous sommes devant la logorrhée de nos écrans, nos aveuglements personnels trouvent hélas un écho dans l’environnement cognitif qui fait notre quotidien… connecté. Je peux aisément faire la part des choses face à un propos un peu facho, voire profondément machiste, de mon garagiste (c’est un exemple inventé pour le propos) ; il m’est plus difficile de garder la tête froide lorsque l’océan d’informations auquel je me frotte tous les jours confirme mes aveuglements personnels (« scroller » n’est pas s’informer !). C’est alors tâche double pour la raison qui doit faire la part des choses entre le multiple et l’authentique. Ici encore, Mark Hunyadi [Hunyadi, 2023] invite à penser au réflexe libidinal, ce désir d’une simple décharge hormonale, qui nous pilote face au numérique dont l’omniprésence n’est plus à commenter (d’autres l’on fait de manière assez convaincante : voir Bronner, 2021). Il parle d’une liberté de supermarché », qui nous permet de choisir ‘ce qu’on veut’ mais ‘uniquement dans le menu’ affiché par les plateformes commerciales qui sont désormais nos interlocutrices dans beaucoup d’actes que nous posons au quotidien. Quelle hygiène informationnelle adopter en attendant qu’un nouveau paradigme sociétal vienne assainir nos activités connectée (à titre d’exemple, voir Leboulanger, 2023) ?
      • CHAPITRE SEPTIEME. LE MODELE DU JONGLEUR. De ces tâches de raison sans cesse renouvelées, à l’instar du quotidien de Sisyphe [Camus, 1942], le modèle visuel pourrait être la gravure Le jongleur de mondes [Grandville, 1844]. Il s’agit en effet de…
        1. pouvoir jongler, c’est-à-dire travailler à diminuer la douleur de la distance entre soi et la réalité. Partant, ‘être à sa place’ procède de ce travail de raison, satisfaisant au quotidien, mené au bord du chaos, avec un œil sur cinq indicateurs de Grande Santé [Nietzsche, 1882] : l’incarnation, le degré d’appropriation de la culture, la maîtrise de la verbalisation, l’hygiène informationnelle et la confiance dans la vie. C’est pourquoi il est impératif d’évaluer continuellement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ car une fois la pensée éclairée, la décision d’agir pourra alors se concentrer sur le problème effectif et sa résolution. A défaut, elle ne sera que le reflet des aveuglements intimes. C’est ainsi que, dans le sanctuaire (grec, cette fois), Dame Raison, avec Athéna sur l’épaule, veille continuellement à transmuter des drames intimes en problèmes à résoudre…
        2. jongler utile, à savoir consacrer son attention à une sélection des phénomènes du monde qui constituent notre périmètre vital effectif : le destin des tortues à moustache des Galapagos ne mérite peut-être pas notre pleine attention, au moment où un bébé pleure de faim dans la pièce d’â côté. La tâche n’est pas aisée quand on baigne dans l’abondance informative qu’aujourd’hui permettent les réseaux digitaux. Comment résister à l’appel libidinal [Hunyadi, 2023] de ces systèmes numériques fermés qui nous garantissent la pleine satisfaction de nos désirs… si nous choisissons dans les limites du menu ? Comment ne pas lâcher la main-courante quand le multiple prend le masque de l’important ? Quel régime adopter contre l’infobésité dispersante ?
        3. aimer jongler et jouir de son activité satisfaisante plutôt que chercher la reconnaissance et la conformité dans le Spectacle. C’est bel et bien de replacer les valeurs et les dogmes dans leur vitrine de musée ; bonne idée également que de rapporter à la médiathèque publique les films de super-héros dont nous nous sentions les protagonistes ; et mieux encore, de laisser au bar les cocktails hormonaux pour enfin ouvrir la fenêtre qui donne sur le jardin. Mais qu’en est-il alors de notre besoin de ressentir la régulation du cours des choses, une légalité où reposer notre confiance dans la vie ? La proposition est ici de continuer à se défaire de l’emprise des discours aveuglants, de s’habituer à une pensée plus libérée des fameuses « écailles sur les yeux » et, partant, de laisser éclore une confiance nouvelle en obéissant à une injonction simplissime : « regarde tes mains quand tu fais ! » Le vieux Renoir (le peintre, Auguste) n’enseignait rien d’autre à son fils (Jean, le cinéaste) quand il exigeait de n’avoir autour de lui que des outils où il pouvait reconnaître la main de celui qui l’avait façonné [Renoir, 1962] : de toutes nos belles facultés d’êtres humains, ne négligeons pas la raison qui œuvre à nous libérer des aveuglements, comme on lève les poutrelles d’une écluse pour mieux laisser s’écouler le fleuve ! Et Lao-Tseu de se lever du fond de la classe pour insister encore : la loi de la nature ne se dit pas, elle s’expérimente !

Face à l’effort constant exigé par cette attitude auto-critique, d’aucuns opposent combien, au contraire, ils préfèrent la noyade en eau glacée. Face à l’angoisse, elle leur est un mode d’effacement sans douleur : on sombre dans un engourdissement fatal, comme on s’endort. Hélas, aucun expert en la matière n’est là pour témoigner et pour répondre à une question à mes yeux cruciale : aux portes soi-disant veloutées de cette mort sans drame, l’âme a-t-elle un dernier soubresaut, une décharge intérieure du conatus qui fait peut-être battre le pied une dernière fois, dans l’espoir vain de rejoindre encore la lumière nébuleuse de la surface ?

Combien de nos contemporains ne vivent pas ainsi leur quotidien comme une noyade sans douleur, édulcorée par les artifices, dans une lente mort de l’âme, un neutre écoulement de leur force vitale, jusqu’à avoir le regard sans couleur des « hommes creux » de T.S. Eliot [Eliot, 1925] ? Initialement composé en ligne pour les lecteurs du blog wallonica.org, cet essai s’adresse finalement à tous ceux qui, à l’inverse, veulent marcher debout et… mourir de leur vivant !

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR.


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Écran ou papier… pourquoi tourner une page vaut mieux que cliquer

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[THECONVERSATION.COM, 19 août 2025] Le fait de pouvoir tourner les pages d’un livre ou de tracer au crayon les contours des lettres donne des appuis aux élèves dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Dans un monde d’outils numériques, pourquoi préserver cette importance du toucher ?

Lorsque les enfants entrent à l’école, l’une des techniques les plus courantes pour leur enseigner l’alphabet consiste à passer par des manipulations pratiques, comme la formation de lettres avec de l’argile ou de la pâte à modeler.

Mais à mesure que les élèves avancent en âge, la place du toucher diminue dans leur quotidien scolaire – à leur détriment. Beaucoup d’exercices de lecture deviennent numériques, et l’utilisation des claviers d’ordinateur pour écrire continue de progresser, d’autant que les outils d’intelligence artificielle (IA) sont très attractifs en matière d’édition et de composition.

Je suis linguiste et j’étudie les différences entre la lecture sur papier et la lecture numérique et la manière dont l’écriture favorise la réflexion. Avec ma collègue Anne Mangen, nous avons interrogé plus de 500 élèves du secondaire inscrits dans une école internationale d’Amsterdam (Pays-Bas) sur leurs expériences de lecture de textes imprimés par rapport celle des textes numériques. Par ailleurs, j’ai interrogé 100 étudiants et jeunes adultes aux États-Unis et en Europe sur leurs préférences en matière d’écriture manuscrite comparée à la saisie sur clavier.

Rassemblées, les réponses de ces deux études démontrent que les adolescents et les jeunes adultes continuent d’accorder de l’importance au contact physique dans leur rapport à l’écrit ; elles sont riches d’enseignements importants pour les éducateurs et les parents.

La lecture et l’écriture vues par les élèves

Lorsqu’on leur a demandé ce qu’ils aimaient le plus dans la lecture sur papier ou l’écriture à la main, les étudiants ont manifesté leur enthousiasme sur l’importance du toucher. Ce qui m’a surpris, c’est à quel point leurs perceptions à ce sujet concordaient dans les deux études.

Tenir un livre ou un instrument d’écriture entre leurs mains était important pour les élèves, c’est ce que montrent des observations comme : “On a vraiment l’impression de lire parce que le livre est entre nos mains.” ou “J’aime tenir un stylo et sentir le papier sous mes mains, pouvoir former physiquement des mots.

Les participants à l’étude ont également commenté l’interaction entre le toucher et le mouvement. En ce qui concerne la lecture, l’un d’eux a parlé de “la sensation de tourner chaque page et d’anticiper ce qui va se passer ensuite.” À propos de l’écriture manuscrite, un participant a décrit “le fait de sentir les mots glisser sur la page.

© acfj-yakimono.jimdofree.com

De nombreux étudiants ont également fait part d’avantages cognitifs. Une multitude de répondants ont évoqué la concentration, le sentiment d’immersion dans un texte ou la mémoire. En ce qui concerne la lecture imprimée, un étudiant a déclaré : “Je la prends plus au sérieux parce que je l’ai physiquement entre les mains.” Pour l’écriture, une réponse disait : “Je peux voir ce que je pense.”

Il y avait également des réflexions d’ordre psychologique. Des élèves ont ainsi écrit : “La sensation d’un livre entre mes mains est très agréable” ou “La satisfaction d’avoir rempli toute une page à la main, c’est comme si j’avais gravi une montagne.

D’autres commentaires ont souligné à quel point le toucher permettait aux élèves de se sentir plus personnellement connectés à l’acte de lire et d’écrire. À propos de la lecture, l’un d’eux a déclaré : “C’est plus personnel parce que c’est entre vos mains.” À propos de l’écriture manuscrite, un autre a déclaré : “Je me sens plus attaché au contenu que je produis.

Un certain nombre de répondants ont écrit que lire des livres physiques et écrire à la main leur semblait en quelque sorte plus “réel” que d’utiliser leurs équivalents numériques. Un étudiant a commenté “le caractère réel du livre.” Un autre a déclaré que “cela semble plus réel que d’écrire sur un ordinateur, les mots semblent avoir plus de sens.

Nous avons demandé aux participants ce qu’ils appréciaient le plus dans la lecture numérique et dans l’écriture sur un clavier d’ordinateur. Sur plus de 600 réponses, une seule mentionnait le rôle du toucher dans ce qu’ils appréciaient le plus dans l’utilisation de ces technologies pour lire et écrire. Pour la lecture, les étudiants ont salué la commodité et l’accès à Internet. Pour l’écriture, la plus grande rapidité et le fait de pouvoir accéder à Internet étaient des réponses fréquentes.

Ce que nous dit la science sur le toucher

Ce que les élèves nous disent de l’importance du toucher reflète les conclusions de la recherche : ce sens est un moyen efficace de développer les compétences précoces en lecture et en écriture, ainsi qu’une aide pour les lecteurs et les personnes qui écrivent plus expérimentés dans leurs interactions avec l’écrit.

RENOIR Auguste, Coco lisant (1905) © musee-orsay.fr

Les psychologues et les spécialistes de la lecture continuent de faire état d’une meilleure compréhension chez les enfants et les jeunes adultes lorsqu’ils lisent sur papier plutôt que sur support numérique, tant pour les lectures scolaires que pour la lecture de loisir. Pour les personnes qui écrivent chevronnées, les données suggèrent que passer plus de temps à écrire à la main qu’à utiliser un clavier d’ordinateur est corrélé à de meilleures capacités motrices fines.

Une récente étude menée en Norvège à l’université a comparé les images cérébrales d’étudiants prenant des notes et a révélé que ceux qui écrivaient à la main, plutôt que de taper au clavier, présentaient une plus grande activité électrique dans les parties du cerveau qui traitent les nouvelles informations et qui favorisent la formation de la mémoire.

Quelles stratégies d’apprentissage mettre en place ?

Le défi pour les enseignants et les parents consiste à trouver comment intégrer le toucher dans les activités de lecture et d’écriture dans un monde qui dépend tellement des outils numériques.

Voici trois suggestions pour résoudre ce paradoxe :

      1. Les parents et les enseignants peuvent commencer par écouter les élèves eux-mêmes. Malgré tout le temps qu’ils passent sur leurs appareils numériques, de nombreux jeunes reconnaissent clairement l’importance du toucher dans leur expérience de lecture et d’écriture. Élargissez la conversation en discutant ensemble des différences entre la lecture et l’écriture numériques et manuelles.
      2. Ensuite, les parents peuvent trouver des occasions pour leurs enfants de lire des textes imprimés et d’écrire à la main en dehors de l’école, par exemple en les emmenant à la bibliothèque et en les encourageant à écrire une histoire ou à tenir un journal. Mieux encore, les adultes peuvent montrer l’exemple en adoptant eux-mêmes ces pratiques dans leur vie quotidienne.
      3. Enfin, les enseignants doivent accorder davantage de place à la lecture d’imprimés et aux devoirs manuscrits. Certains se penchent déjà sur les avantages intrinsèques de l’écriture manuscrite, notamment comme aide à la mémoire et comme outil de réflexion, deux qualités mentionnées par les participants de notre enquête.

Les supports de lecture numériques et les claviers continueront à être utilisés dans les écoles et les foyers. Mais cette réalité ne doit pas occulter le pouvoir du toucher.

Naomi S. Baron, linguiste


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, ISRAËLS Isaac, Jeune fille lisant sur le divan (détail, 1920) © Museum Gouda ; © acfj-yakimono.jimdofree.com ; © musee-orsay.fr.


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PHILOMAG.COM : Le “je-ne-sais-quoi” chez Jankélévitch, c’est quoi ?

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[PHILOMAG.COM, 8 juillet 2025] Eh oui, le “je-ne-sais-quoi” aussi est un concept philosophique ! Enfin, en quelque sorte. Car avec un nom pareil, ne botterait-il pas un peu en touche ? Ou alors, ne serait-il pas indéfinissable… par définition ? Nicolas Tenaillon examine la question, avec celui qui l’a propulsé sur le devant de la scène des idées : Vladimir Jankélévitch.

“Ce mystère léger qui fait tout le prix de l’existence”

Expression inventée au XVIIe siècle où elle sert à désigner ce qui attire et échappe à la raison, le je-ne-sais-quoi devient chez Vladimir Jankélévitch (1903-1985), disciple de Bergson et penseur de l’instant fugitif, une notion centrale pour aborder l’ontologie (la science de l’être), la morale et l’esthétique. Dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien (3 tomes, 1957), Jankélévitch voit dans cette formule ce qui “proteste et remurmure en nous contre le succès des entreprises réductionnistes.” Nous sentons en effet que le savoir cartésien, dans sa quête de certitude et de clarté, se heurte à “l’inévident“, que l’essence (quiddité) des choses ne se livre jamais entièrement à l’investigation de la raison. Cet écart entre l’essence et l’existence (quoddité) est précisément ce que nomme le “je-ne-sais-quoi” (nescioquid), qui n’est ni un non-être, ni un moindre-être, ni un mode d’être mais un “presque-rien” par lequel chaque chose se singularise au moment où elle apparaît ou disparaît, avec la fulgurance d’une étincelle. Ni mesurable, ni objectivable, ce non-concept relève de l’intuition, de l’esprit de finesse pascalien. Être capable d’en faire l’expérience est délectable, car “le je-ne-sais-quoi est ce mystère léger qui fait tout le prix de l’existence.

Exigez l’original !

Cependant cette lueur du “je-ne-sais-quoi“, son apparaître fugitif, fait qu’il donne facilement lieu à des contrefaçons. Comme l’avaient vu La Rochefoucauld ou La Bruyère, ces grands moralistes du XVIIe siècle, observateurs ironiques des imposteurs de la cour de Louis XIV qui affichaient hypocritement des “mines contrites et des simagrées“, il y a un mésusage éthique du “je-ne-sais-quoi” qui signale son ambivalence.

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Mais pour qui sait l’interpréter positivement, ce à quoi s’emploie Jankélévitch dans son Traité des vertus (1949), le nescioquid permet de distinguer à côté des “vertus de l’intervalle” (celle des grands principes indifférents au temps), des “vertus de pointe” qui ne sont jamais totalement possédées mais qui, précisément, parce qu’elles sont à la fois fragiles et intenses, permettent de perfectionner la construction de notre être moral en adaptant nos décisions aux circonstances imprévisibles du moment : le “je-ne-sais-quoi” dans la vertu est alors ce surplus de pureté, de sincérité, cette touche d’amour ou de désintéressement qui fait qu’un acte moral est véritablement moral et échappe, par sa subtilité, au simple respect du devoir, à la pesanteur de l’effort méritoire. Toutefois c’est en esthétique que le “je-ne-sais-quoi” se laisse le mieux appréhender. N’était-ce pas d’ailleurs déjà le cas au XVIIe siècle lorsque, s’opposant à l’art poétique de Boileau qui soutenait que “ce qui se conçoit bien s’énonce clairement“, le chevalier de Méré affirmait que “ce qui plaît consiste en des choses presque imperceptibles, comme dans un clin d’œil, dans un sourire, et dans je ne sais quoi, qui s’échappe fort aisément et qu’on ne trouve plus sitôt qu’on le cherche” (Des agréments, 1677) ?

Irréductible… et vital

Mais, aussi énigmatique soit-il, c’est pourtant bien en esthétique que le nescioquid devient presque catégorisable : “Il y a entre le beau et le sublime une distance infinitésimale, un rien, un je-ne-sais-quoi“, affirme Jankélévitch. C’est que, pour celui qui n’est pas seulement philosophe et moraliste mais aussi pianiste et musicologue, le “je-ne-sais-quoi” est finalement identifiable au charme dont il est dit dans Fauré ou l’inexprimable (1974) qu’il est “indéductible“, “indivisible“, “indéfinissable“, “inexprimable, c’est-à-dire à la fois indicible et ineffable.” Le “presque-rien” est ainsi ce qui rend une œuvre irremplaçable, unique, touchante : ce tremblement de voix, cette note tenue, cette inflexion du temps, si caractéristique de la musique française début de siècle, celle de Fauré, de Ravel, de Debussy dont Jankélévitch jouait les œuvres pour piano avec ravissement.

Si l’on peut philosopher sur le “je-ne-sais-quoi“, c’est donc seulement de manière négative en disant ce qu’il n’est pas. Car ce qu’il désigne n’est pas vraiment de l’ordre du langage. C’est pourquoi la musique l’exprime mieux que les mots, qui toujours découpent et figent ce qu’ils sont censés définir : “Le je-ne-sais-quoi, c’est le charme suprême, et ce charme échappe à l’analyse.”

Nicolas Tenaillon


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Le travail émotionnel des repas de famille : le prix de la convivialité

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[THECONVERSATION.COM, 23 décembre 2024] Les repas sont de plus en plus marqués par une attente de convivialité. À Noël, le phénomène est à son paroxysme. Cette injonction à la convivialité est liée au diktat du bien-être, du bonheur et à l’importance accordée aujourd’hui au bien-être des enfants. Elle répond aussi à une anxiété collective liée aux risques alimentaires. Mais cette convivialité, loin d’être spontanée, repose sur un travail émotionnel important, surtout porté par les mères.

Partager un repas, aussi appelé commensalité, est souvent présenté par les sciences de la nutrition et les politiques de santé publique comme un moyen de prévenir des maladies liées à l’alimentation, telle l’obésité, ou comme levier pour améliorer la santé mentale et sociale des convives. Manger ensemble en famille régulièrement, et d’autant plus manger ensemble dans une ambiance conviviale, serait ainsi la panacée pour des enjeux sanitaires et sociaux contemporains. Pourtant, ces supposés bienfaits ne sont pas clairement démontrés, et nous ne savons pas vraiment ce qui serait bénéfique dans le fait de manger ensemble.

Si l’attention à l’ambiance des repas de famille est grandissante, nous en savons peu sur la manière dont la convivialité prend forme et sur les effets de cette injonction sur les mères, principales responsables du travail alimentaire domestique.

Nous avons mené entre 2020 et 2023 une enquête sociologique, basée sur une centaine d’heures d’observation de repas de famille dans 14 foyers aux positions socio-économiques variées, en France et en Australie, ainsi que sur des entretiens avec les parents observés. Celle-ci révèle l’ampleur de la gestion des émotions que sous-tendent les repas de famille quotidiens. Les repas sont appréhendés non seulement par l’assiette, mais aussi à travers une approche relationnelle. Ses résultats montrent que la convivialité a un prix : un travail émotionnel invisibilisé.

Le concept sociologique de ‘travail émotionnel’

Le concept de travail émotionnel, théorisé par la sociologue Américaine Arlie R. Hochschild dans les années 1980, est de plus en plus connu, mais demeure mal compris. Le travail émotionnel (Emotion Work en anglais), correspond au management de ses propres émotions pour correspondre à un état requis dans une situation donnée. C’est aussi travailler sur ses émotions pour influer sur l’état émotionnel des autres. Ce qui sous-tend le travail émotionnel sont des normes sociales dominantes concernant la parentalité, la famille et les pratiques alimentaires guidant ce que l’on ‘devrait’ ressentir et comment, dans certaines circonstances. Celles-ci sont qualifiées, selon Hochschild, de règles de sentiments. Le travail sur les émotions peut être essayer de provoquer, chez soi-même ou chez une autre personne, une émotion qui n’est pas initialement présente ou alors chercher à atténuer ou dissimuler une émotion ressentie. Le travail émotionnel peut également être évité, par exemple si les ressources émotionnelles manquent.

Au-delà de l’assiette : la gestion des émotions à table

Les manières de tables ont longtemps régulé la façon de manger ensemble. Les règles de sentiments constituent désormais un cadre de référence supplémentaire pour la commensalité. À table, il est ainsi souvent attendu de jouer le jeu du collectif, d’éviter les antagonismes, l’isolement, le mécontentement, et de favoriser le plaisir, l’affection ou l’humour. Il s’agit aussi de faire en sorte que les émotions se manifestent de manière contrôlée : on peut être content à table, mais pas surexcité.

Loin de l’image idéalisée des repas de famille, la convivialité repose sur un équilibre fragile d’émotions qu’il s’agit de réguler en permanence. C’est là que le travail émotionnel entre en jeu.

Même dans les familles dôtées de super-pouvoirs, les stratégies de travail émotionnel sont souvent mises en échec © Disney Enterprises

Les membres des familles observées lors de l’enquête passent la plupart de leur temps séparé (travail, école, activités extrascolaires, etc.). Ainsi, en plus de l’impératif de nourrir la famille et de socialiser les enfants à une certaine manière de manger, les repas partagés sont une occasion de se retrouver en famille, de se raconter sa journée, de vérifier que les enfants vont bien, et d’être ensemble, tout simplement. C’est également l’occasion de passer un bon moment ensemble, car c’est aussi ce qui ‘fait famille’ aujourd’hui.

Le travail émotionnel prend plusieurs formes, comme reprendre des frères et sœurs qui se chamaillent, mais calmement, avec un ton de voix apaisant ; inciter les enfants à manger leurs légumes, mais avec humour ou avec affection ; ne pas prêter trop d’attention au rejet d’un enfant de certains légumes, tout en l’incitant à manger ; prendre sur soi pour rester calme, s’animer pour se montrer plus enjoué ou énergique qu’on en l’est vraiment. Dans les faits, il s’agit plus d’un effort pour tendre vers cet idéal que d’une véritable réussite, car les conditions sociales d’existence empêchent souvent d’y parvenir pleinement. Cet écart entre normes dominantes et réalité pèse fortement sur les parents, en particulier sur les mères

Le genre du travail émotionnel

En plus du travail alimentaire domestique, condition sine qua non aux repas partagés, générer la convivialité exige une quantité importante d’efforts à table, qui sont invisibilisés et répartis inégalement entre les parents en fonction du genre. Si le temps consacré par les femmes à la cuisine a diminué, la répartition genrée du travail alimentaire domestique reste fortement inégalitaire, les femmes passant 34 minutes de plus par jour que les hommes sur le travail alimentaire domestique. Par ailleurs, même si les pères participent plus, les mères portent en général la charge mentale et émotionnelle, ce qui intensifie pour elles ce travail.

Les mères et les pères des familles enquêtées s’engagent différemment dans le travail émotionnel. Les mères assument une grande partie de la gestion des émotions à table, bien que celle-ci soit peu visible : c’est le propre du travail émotionnel que de passer inaperçu, comme un jeu d’acteur réussi. Le travail émotionnel des mères vise à la création d’une ambiance harmonieuse et à la modération des tensions et conflits. Cela se fait souvent à travers la démonstration d’affection, en lien avec la place centrale des normes émotionnelles et de bien-être dans la construction de la famille et le soin aux enfants.

La Famille Addams (Barry Sonnenfeld, 1991) © Paramount

Les pères, en revanche, assument la partie plus visible de l’iceberg du travail émotionnel commensal, à travers une socialisation par l’humour, taquinant par exemple un enfant sur ses manières de table. Ceux-ci se montrent en revanche plus autoritaires, enclins à s’énerver et à provoquer des émotions intenses (positives ou négatives), ce qui sape parfois le travail émotionnel de fond fourni par les mères.

Convivialité et manque de ressources

L’injonction à la convivialité à table n’a pas non plus les mêmes effets sur les convives et le repas en fonction des ressources de la famille. Lorsqu’un ensemble de ressources (économiques, culturelles, temporelles, émotionnelles, etc.) manque, les parents se trouvent dans une situation où il est difficile de faire plaisir aux enfants autrement que par la nourriture. La démonstration de l’amour parental et le soin accordé aux enfants se cristallise alors à travers la convivialité, en servant des menus qu’aiment plus facilement les enfants, mais souvent moins équilibrés. Cela incite à nuancer les discours parfois moralisateurs adressés aux parents qui ne se conformeraient pas aux normes commensales et nutritionnelles dominantes.

Un autre regard sur ce que ‘bien manger’ veut dire

Alors que la charge mentale du travail domestique est de plus en plus connue, prendre en compte le travail émotionnel propre aux repas de famille enrichit notre compréhension de ce que signifie nourrir la famille et bien manger aujourd’hui, notamment au regard d’inégalités socio-économiques et de genre. Les enquêtes sociologiques qualitatives révèlent aussi à quel point le travail domestique alimentaire s’est alourdit pour les mères et que, plus généralement, le métier de mère s’est fortement intensifié.

Fairley Le Moal, sociologue


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Et si on arrêtait avec le mythe des “Trente Glorieuses” ?

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[FRANCECULTURE, 27 mars 2025] On parle souvent des Trente Glorieuses avec nostalgie. Trente années de prospérité, basées sur la consommation, une société bien ordonnée et une croissance qui semblait sans limites. Pourtant, ce mythe construit a posteriori évacue une partie des réalités sociales et économiques de l’époque.

Rappelez-vous : c’était la croissance et le plein emploi, on roulait en Citroën DS, on dînait en famille sur des tables en formica, c’était “l’bon temps”, celui de l’insouciance. C’étaient les Trente Glorieuses, trente années de prospérité inédite entre 1945 et 1975. Ou bien n’est-ce pas plutôt un mythe tenace qui continue de nous enfermer dans un passé fantasmé et nous empêche de penser notre avenir ? L’historien Vincent Martigny, qui a dirigé l’ouvrage collectif Les temps nouveaux : En finir avec la nostalgie des Trente Glorieuses (2025) explique notamment qu’il y a eu “un certain nombre d’oubliés de la grande prospérité. Les immigrés, les femmes, certains ouvriers non-qualifiés ont beaucoup souffert des Trente Glorieuses.

En effet, au début des années 1960, tout n’est pas si rose en France, il existe des bidonvilles, comme à Nanterre, les femmes ne peuvent pas avoir un compte en banque et l’homosexualité est toujours criminalisée. “L’idée n’est pas du tout d’enterrer les Trente Glorieuses en disant qu’elles ont été négatives“, explique l’historien, “mais de dire que cette période ne peut plus infuser nos imaginaires contemporains. Nous devons changer de récit. Ce qui est intéressant avec cette expression, c’est qu’elle n’a jamais été employée pendant les Trente Glorieuses elles-mêmes, elle a été utilisée a posteriori, et prendre de l’essor à mesure que la France s’enfonce dans une crise économique dans les années 1980 puis 1990. C’est à cette période que l’on regarde derrière son épaule avec une forme de nostalgie.

Une expression forgée a posteriori

En effet, l’expression Trente Glorieuses apparaît dans un livre de Jean Fourastié paru en 1979. Économiste et haut-commissaire à la planification, Fourastié y analyse l’évolution de la France d’après-guerre à travers le prisme d’un petit village du Lot qu’il connaît bien, Douelle. En 30 ans, il constate que Douelle est passée d’une économie agricole à une économie tertiaire, que le trafic automobile a considérablement augmenté, comme le niveau de vie de ses habitants.

© 13atmosphere.com

Ainsi, les Trente Glorieuses, c’est un peu notre mythe de l’âge d’or. Et comme le dit Roland Barthes, la fonction du mythe, c’est avant tout d’évacuer le réel. L’avantage avec ce mythe, c’est que toutes les familles politiques y trouvent ce qui leur plaît. À droite, les Trente Glorieuses, sont synonymes d’une société traditionnelle ordonnée, hiérarchisée, où les immigrés sont invisibilisés et où les ouvriers et les femmes restent à leur place.

Les laissés-pour-compte

Michèle Dominici, réalisatrice du documentaire L’histoire oubliée des femmes au foyer, explique notamment dans l’émission La Grande table en mai 2022 que dans ces années d’après-guerre, “la femme n’est pas une citoyenne à part entière. Elle n’est pas complètement autonome. Avant 1965, elle n’a pas le droit de travailler sans l’autorisation de son mari, ni d’avoir un compte en banque quand elle est mariée. Elle est également seconde légalement dans le foyer, car la notion de chef de famille n’est supprimée qu’en 1970.

L’illusion d’une croissance sans limite

Basée sur la valeur travail et un mode de vie moderne et consumériste, la société des années 1960 est aussi un monde où seuls comptent la croissance et le produit intérieur brut (PIB). “Les Trente Glorieuses, c’est aussi la période du déni écologique, poursuit Vincent Martigny. Alors que, dès 1972, le rapport Meadows montre que nous ne pouvons pas continuer à consommer dans un monde aux ressources limitées, ces informations ne sont pas diffusées au grand public, et surtout ne feront pas l’objet de prise en charge par les pouvoirs publics.

À gauche, au contraire, on garde des Trente Glorieuses le souvenir des grandes mobilisations, la contestation du capitalisme et la révolution sexuelle. Mais si révolution sexuelle il y a, c’est à bien souvent à l’avantage des hommes. “Les Trente Glorieuses ont été une période d’avancées considérables pour les droits des femmes“, reconnaît l’historien, “à commencer par le droit à disposer de son corps et le droit à l’avortement. Mais ce n’est pas suffisant pour dire qu’il y avait une égalité dans le désir entre hommes et femmes. Toute une génération d’hommes, à l’époque, faisait peu de cas de la parole des femmes, sans avoir pour autant le sentiment de mal se comporter. C’est aussi ça les Trente Glorieuses.

Une crise du futur

Dans les années 1970, les deux chocs pétroliers mettent fin à cette période de prospérité inédite et à une croissance à 5 %. La civilisation du pétrole et du plastique se fissure, engendrant le chômage de masse. On a même parfois parlé de la période suivant les Trente Glorieuses comme des “Trente Piteuses“. Ce qui pourrait expliquer pourquoi alors se réfugier dans l’imaginaire de cette époque “bénie” : dans les années 1970, on était plein d’espoir vis-à-vis du futur et on fantasmait la société de l’an 2000. Aujourd’hui, nous vivons une crise du futur et l’an 2050 fait peur. Il est peut-être temps alors de changer notre logiciel et d’arrêter de comparer notre époque avec celle de nos grands-parents, comme le suggère Vincent Martigny : “Le but n’est pas de nier les Trente Glorieuses, mais de trouver comment reproduire des conditions de prospérité sous un mode différent, en tenant compte des enjeux d’aujourd’hui. D’abord, il faudrait inventer de nouvelles formes de collectifs, non seulement dans les mouvements sociaux, mais aussi dans notre façon de s’emparer de la politique. Deuxièmement, il faut regarder à nouveau ce qui, dans le présent, doit nous donner des raisons d’espérer dans l’avenir. Troisièmement, nous devons montrer que lorsque la transition environnementale sera réussie dans notre pays, nous vivrons mieux, plus longtemps, en meilleure santé. Des conditions de vie qui seront mille fois meilleurs que celles d’aujourd’hui et que celle des Trente Glorieuses.

Yann Lagarde, France Culture


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DRAI, Claudine (née en 1951)

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[MAGGIOREGAM.COM, 2024] Claudine Drai (Paris, 1951) est une artiste française qui vit et travaille actuellement à Paris. Les œuvres de Claudine Drai, réalisées à partir de matériaux mixtes, explorent la relation entre le physique et l’intangible, ainsi que la présence et l’absence jusqu’à la source de la genèse d’une création. L’un de ses matériaux préférés est le papier, notamment le papier de soie et le papier japonais, qu’elle froisse pour donner forme et éternité à un monde fragile. Transformant l’immatériel en matière, elle crée des compositions candides qui sortent de la toile, s’étendant dans l’espace et jouant avec les lumières et les ombres, révélant un monde transcendantal où certaines présences apparaissent. La délicatesse de ses créations est soulignée par la prédominance du blanc, qui résulte en transparence, illusions et jeux de lumière.

Comme l’a écrit Olivier Kaeppelin : “C’est ce qu’elle expérimente, cette mobilité permanente qui va du vide, du “rien” à la forme puis de la forme au “rien”, avant de tenter à nouveau l’aventure de cette réalité en devenir. En examinant de près les reliefs de Claudine Drai, elle nous montre l’acte de naissance. Des naissances fragiles, menacées, dont la survie doit être assurée par une action constamment renouvelée”. Ce ne sont pas le blanc indiscriminé ni la figure en papier modelée qui apparaissent en son sein, mais c’est l'”entre-deux” qui les fait trembler, respirer comme des flèches dans l’air, en plein essor.

Cette intention de rester dans la vibration essentielle et vitale n’est pas sans danger. Le résultat, la pensée conceptrice, sont suspendus dans un vide. Si la contrainte disparaît, ce vide peut se défaire et tout emporter, renversant alors le travail dans l’abîme. Claudine Drai s’engage dans un face-à-face dangereux avec les anges qui sont les esprits de son œuvre. C’est précisément parce que ce danger peut tout dissoudre dans la blancheur qu’il nous force à être aigu, à l’affût, à augmenter notre capacité sensorielle ainsi que notre compréhension. Claudine Drai nous offre cette réalité enrichie par la conscience et les sensations. Elles sont causées par le risque de ne plus percevoir, de ne plus voir. Ce réveil ouvre le champ d’une aventure esthétique où le moindre contrepoint, le moindre tournoiement, la moindre modulation construisent le sens de l’œuvre.

Claudine Drai a travaillé à de nombreuses reprises sur des commandes publiques. Parmi celles-ci, la sculpture monumentale pour le hall de l’hôpital Saint-Camille à Bry-sur-Marne, sous le patronage de la Caisse des Dépôts et Consignations ; un triptyque en papier et pigment suggérant une connexion entre les trois religions monothéistes réalisé en 2008 et exposé ultérieurement dans le hall communal de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle ; une sculpture rendant hommage à toutes les victimes d’attentats terroristes réalisée en 2016 avec le soutien du groupe ADP. En 2012, elle commence également à travailler le bronze, le pliant et le rendant aussi léger que le papier. À la 57e Biennale de Venise en 2017, son projet d’exposition intitulé “Le lien des mondes” était riche de contaminations de différents mondes, impliquant des personnalités issues de la poésie, de l’art culinaire et de la haute couture, telles que le styliste Hubert Barrère et le chef étoilé Guy Martin. La même année, le Palazzo Fortuny à Venise l’a incluse dans l’exposition collective “Intuition” et ses œuvres ont été exposées dans la salle privée du Grand Véfour, le restaurant parisien appartenant au chef Guy Martin, situé dans un palais historique du XVIIIe siècle.

L’expérimentation multisensorielle de Claudine Drai commence en 1994, lorsqu’elle commence à inclure le sens de l’odorat dans ses œuvres tridimensionnelles. Sa perception extraordinaire dans le domaine du parfum lui permet de collaborer avec Guérlain en 2018 pour la célébration du 190e anniversaire de la Maison de parfumerie. À cette occasion, une exposition intitulée “L’âme du temps” a été organisée dans le magasin historique de Guérlain sur les Champs-Élysées et inaugurée par l’artiste. À la suite de cette synergie particulière, le nouveau parfum L’Heure Blanche a été lancé en édition limitée. La créativité de l’artiste française l’a également conduite dans le domaine de l’architecture. En 2021, en collaboration avec l’architecte français Vincent Parreira, elle a créé une œuvre d’art pour le projet “1 building 1 art work” initié par Laurent Dumas, fondateur et président du groupe Emerige.

Le célèbre réalisateur de cinéma Wim Wenders a été tellement inspiré par les œuvres fascinantes et suggestives de Claudine Drai qu’il a réalisé une œuvre vidéo intitulée “Présence” explorant sa manière de travailler. Il s’agit d’une vidéo artistique en 3D qui, partant de l’art de Claudine Drai, explore la genèse de l’art à travers une histoire visuelle évocatrice. “Présence” a été présenté lors de la semaine d’ouverture de la Biennale de Venise 2022 au Palazzo Grassi grâce au soutien de François Pinault et il a été projeté au Centre Pompidou à Paris en octobre 2023. Le public est absorbé en regardant l’artiste travailler dans son studio, froissant du papier de ses propres mains, parfois les yeux fermés, comme si ses mains savaient instinctivement ce que son esprit suggère. En 2022, l’ACP – Palazzo Franchetti, la fondation vénitienne dirigée par Alessia et Roberta Calarota, a présenté une sélection de ses œuvres d’art.

En 2023, deux événements majeurs ont eu lieu : la présentation de l’œuvre vidéo “Présence” de Wim Wenders au Centre Pompidou à Paris, ainsi que le dévoilement de l’œuvre acquise par Guérlain pour leur siège sur les Champs-Élysées. En Décembre 2024 le Centre Pompidou accueillera une exposition avec une sélection de ses œuvres. Les œuvres de Claudine Drai sont incluses dans des collections privées prestigieuses à travers le monde et son art a été exposé dans des galeries et des musées importants, tels que le Centre Pompidou à Paris, la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence, la Fondation Ghisla à Locarno, en Suisse. Dans le passé, elle a collaboré avec la galerie Jérôme de Noirmont à Paris, La Piscine à Roubaix et la galerie Hasegawa à Tokyo, au Japon.


HUNYADI : Le numérique, outil libidinal

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[DIAL.UCLOUVAIN.BE] Depuis le début du XXIe siècle, l’extension mondiale du numérique a refaçonné de manière profonde et spectaculaire le mode de vie de tous les humains à travers le monde. L’extension planétaire de ce phénomène est fascinante en elle-même : comment se fait-il que les technologies numériques aient pu en si peu de temps acquérir une telle emprise sur la vie des humains sans susciter de résistance significative de la part des citoyens de par le monde, et ce, indépendamment des contextes politiques ?

Car c’est là l’un des faits les plus frappants : cette extension se déroule identiquement en contexte libéral et en contexte autoritaire, dans les États démocratiques modernes aussi bien qu’en Chine ou en Russie. La force d’envoûtement du numérique ne connaît pas de frontières.

Or, je formule l’hypothèse que pour comprendre cette emprise, il faut, à contre-courant des nombreuses explications géopolitiques ou économiques, par nature surplombantes, redescendre dans le laboratoire secret du psychisme humain et entrer dans le monde infime des utilisateurs eux-mêmes, sans l’adhésion desquels le système ne pourrait pas survivre, et en tout cas pas s’épanouir sous la forme que nous lui connaissons. C’est là, dans l’économie psychique des individus, que se trouve le secret de son extension. Le système numérique ne flotte pas dans les airs, il ne vit et ne se reproduit qu’à travers les individus vivants qui l’utilisent. Son emprise doit donc nécessairement passer par le psychisme de ces individus vivants. Une fois comprise l’adhésion psychique des individus au numérique, nous pourrons appréhender l’impact que ce dernier exerce sur les relations de confiance en général.

Il se pourrait bien que le secret de l’extension du numérique ne soit nullement caché, et qu’il se manifeste au contraire en permanence à ciel ouvert à chacun d’entre nous. Il est possible en effet qu’il réside dans le plus trivial des lieux communs partagés à propos du numérique – à savoir qu’il est tellement… pratique.

Cette caractéristique, si évidente à chaque utilisateur, pourrait bien en réalité pointer le doigt sur l’essence même de l’extension du système : car ce qui est pratique exerce une telle puissance d’envoûtement qu’il contourne et affaiblit toute critique, refoule toute mise en question, écarte toute objection. C’est lui, ce caractère pratique, qui est l’arme fatale du système, son arme de séduction massive. C’est donc avant toutes choses la notion de pratique ellemême qu’il faut interroger.

Que veut donc dire être pratique ? “Être pratique” indique une certaine coloration subjective du rapport instrumental moyen-fin. Ce qui est pratique doit certes servir à quelque chose (c’est sa fin : toutes nos applications servent à quelque chose), mais doit servir cette fin de la manière la plus commode et la plus confortable possible – ce qui peut impliquer des facteurs temporels (rapidité), psychiques (actes mentaux simples ou routiniers), ergonomiques (manipulabilité), économiques et matériels. Le caractère pratique de la relation instrumentale s’évalue par rapport à la dépense subjective psychique et physique de l’usager. C’est donc un concept énergétique : ce qui coûte subjectivement le moins en dépense psychique, corporelle et matérielle est ce qui est le plus pratique. Or, il est indubitable que par toutes les fonctions qu’il offre, par sa maniabilité et son efficacité, le numérique est pratique en ce sens.

Si le pratique séduit si facilement, c’est qu’il va dans le sens du désir, du contentement, de la satisfaction. En cela, on peut dire que le moteur de l’extension du numérique est fondamentalement libidinal, au sens large : il va dans le sens du désir, il vise l’agrément, procure du plaisir et ce, de la manière énergétiquement la plus économique possible. J’emploie ici le terme de ‘libidinal’ non pas dans un sens sexuel restreint, mais au sens large de force désirante, d’appétence, sens originel qu’on trouve par exemple chez saint Augustin ou Pascal. Or, la force du numérique, une force qui explique son succès sans précédent dans l’histoire industrielle, c’est de savoir s’adresser à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux. Il ne s’adresse pas aux individus comme à des êtres rationnels capables de juger, mais comme à des êtres libidinaux désireux de cliquer pour satisfaire leur désir, exprimer ou partager leurs émotions. Il sait épouser les contours de leur vie psychique, en s’y fondant, en s’y lovant. C’est cela, le secret de l’extension du système numérique. L’attrait irrésistible des dispositifs numériques en général vient de leur capacité d’envoûtement libidinal.

Ce n’est pas pour rien que partout à travers le monde, le jeu a été et est encore un vecteur massif de la propagation du numérique (comme on le voit encore avec le métavers, qui veut faire du monde un immense plateau de jeu, après que les jeux vidéo en ont représenté la première forme concrète). L’industrie numérique sait exploiter comme aucun dispositif technique avant elle la tendance libidinale de l’homme à aller au plus commode, au plus agréable, à ce qui est énergétiquement le moins dispendieux. C’est pourquoi je parle à ce propos d’un principe de commodité, qui est ce principe libidinal qui nous fait irrésistiblement aller au plus satisfaisant et au plus pratique.

Cela veut dire que les outils que propose le système numérique s’imposent à chacun par l’adhésion libidinale qu’ils provoquent, c’est-à‑dire par leur capacité à épouser les contours de la vie psychique des utilisateurs. Du coup, ces outils leur apparaissent simultanément comme une extension de leur vie psychique. C’est sur cette extension de soi, qui implique simultanément une exposition du soi comme le dit Bernard Harcourt [La société d’exposition, 2020], que repose le succès sans précédent des réseaux sociaux, en particulier chez les jeunes, qui y sont accros. Mais pour les rendre accros, il faut bien savoir ce qui les rend accros, et c’est avec un cynisme décomplexé que tous les grands réseaux sociaux exploitent les fragilités psychiques des jeunes du monde entier, précisément pour les rendre addicts.

Mark Hunyadi, philosophe


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[DOCUMENTA] L’article ci-dessus est extrait de l’excellent ouvrage du philosophe Mark Hunyadi : Faire confiance à la confiance (Eres, 2023). L’intégralité du texte est téléchargeable sur le site DIAL de l’UCLouvain et notre recension est disponible sur la fiche de l’ouvrage dans notre BIBLIOTECA
A propos du même auteur : HUNYADI : La confiance est ce qui nous relie au monde ; HUNYADI : Faire confiance à la confiance (2023) ; THONART : Raison garder est un cas de conscience.s (2024) ; THONART : Introduction aux “Sanctuaires” (2025)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de dial.pr (Open Access) | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : dial.uclouvain.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © theartcycle.fr ; © freepik.com ; © Collection privée ; © Editions Eres.


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Spinoza ou la démocratie comme État ‘absolument absolu’

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[THECONVERSATION.COM, 28 juillet 2025] Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Pour le Hollandais Baruch Spinoza (1632-1677), penseur singulier, véritable anomalie au XVIIe siècle, la démocratie est le meilleur des régimes, celui qui confère le plus de puissance et de stabilité à l’État. En permettant l’expression des conflits nés des passions humaines, les assemblées démocratiques élaborent un savoir collectif et des normes qui préservent la concorde civile.

À l’époque classique, dans une Europe dominée par le modèle de la monarchie absolue de droit divin, la démocratie n’a pas bonne presse. Il est un défaut que la plupart des philosophes lui imputent, c’est la longueur des délibérations en assemblée, le temps perdu en discussions lorsque l’urgence se fait sentir. Rien de mieux alors qu’un chef qui saura couper court et contourner l’obstruction que représente l’expression des désaccords. Hobbes en particulier fera de l’incompétence des membres des grandes assemblées propres à la démocratie l’un de ses vices majeurs. Pis, ces délibérations seraient le ferment des factions, qui mèneraient inexorablement à la guerre civile. Voilà ce qui à ses yeux vient “définitivement” assurer la supériorité du régime monarchique sur le régime populaire ou démocratique.

Une anomalie à l’âge classique

Dans ce concert de reproches, Spinoza fait entendre une tout autre voix. Le Traité politique (1677), son dernier ouvrage resté inachevé, élabore ce qu’Étienne Balibar appelle une “science de l’État” qui vise à en assurer la conservation et à le préserver contre les débordements violents des masses. Après le renversement brutal, en 1672, de la République de Hollande qui, sans être une démocratie, reposait sur un pouvoir parlementaire fort, après le retour en grâce de l’absolutisme royal, Spinoza a bien conscience qu’aucune théorie politique conséquente ne peut éluder la question de la sécurité de l’État, seule à même de garantir celle des individus.

Un principe gouverne la démonstration : la sécurité de l’État, monarchie, aristocratie ou démocratie selon la typologie devenue classique, ne doit jamais reposer sur la loyauté d’un seul homme ou de quelques-uns. Pour assurer sa propre conservation, un État doit donc se rendre impersonnel, et s’appuyer sur un ensemble de mécanismes qui rendent impossible qu’un petit nombre ait entre ses mains le salut de tous et décide de tout en vertu de ses propres affects. Parmi ces rouages institutionnels figurent en bonne place les assemblées, qui reconfigurent totalement la monarchie comme l’aristocratie, en y introduisant systématiquement des contre-pouvoirs, qui sont autant de résistances et de garde-fou au despotisme. À travers les conseils, les syndics, les sénats et toutes sortes d’instances délibératives dont les fonctionnements et les relations sont minutieusement décrits, Spinoza entreprend donc d’étendre aux autres types de régimes ce qui est vu communément comme l’un des inconvénients majeurs de la démocratie.

On arrive alors à ce paradoxe qui fait du spinozisme une “anomalie sauvage” au cœur du siècle classique : c’est en se démocratisant toujours plus, c’est-à-dire en augmentant le nombre de ceux qui ont part à la décision et à l’exercice du pouvoir, que l’État devient plus puissant et plus stable. En un mot, la démocratie est l’État “absolu en“, ou “absolument absolu” (omnino absolutum imperium), car il tend à faire coïncider le souverain avec la multitude tout entière.

L’absolutisme de l’État n’est plus pensé contre la liberté des citoyens, mais par elle. Le chapitre XVI du Traité théologico-politique (1670) affirmait déjà que la démocratie était l’État le plus naturel, parce qu’il est le plus conforme à l’égalité et à la liberté “que la nature accorde à chacun.” Comme l’a montré Alexandre Matheron, la nécessité logique veut que les hommes s’organisent démocratiquement, la démocratie devient la règle et non plus l’exception.

L’expérience et les affects comme matière de la pensée politique

Ce paradoxe s’explique par le terrain nouveau assigné à la politique : l’expérience et la matière fluctuante et irrationnelle des affects. Spinoza n’est pas un utopiste, c’est paradoxalement au nom d’un réalisme lucide que la démocratie est préférée à tous les autres régimes. À partir de ce donné incontournable que sont les affects, Spinoza récuse toute transcendance du pouvoir à la puissance de la multitude, clé de voûte de sa conception démocratique du politique.

Le principe qui découle de ce naturalisme intégral tient dans la formule jus sive potentia : le droit (jus) du souverain s’étend aussi loin que s’étend sa puissance (potentia), c’est-à-dire sa capacité à se faire obéir dans les faits. Dès lors que la politique consiste dans un rapport de puissances, la multitude devient l’instance de légitimation ultime, l’unique puissance instituante : quand bien même elle se trouverait privée de toute représentation politique, si le pouvoir soulève par ses décisions ou sa conduite une indignation générale, la mécanique passionnelle s’enclenche et ouvre la voie à un renversement de l’État. Se pose alors la question des stratégies institutionnelles visant à canaliser les passions en vue d’une plus grande autonomie du corps politique.

La multitude comme sujet politique. L’union en lieu et place de l’unité

Le concept de multitude, que Spinoza préfère à celui de peuple, sous-entend que ce qui est premier, c’est une multiplicité, rendue diverse et conflictuelle par le jeu des passions. Le but de la mécanique institutionnelle est dès lors de produire une union, qui n’est ni unité, ni uniformité, sur la base de cette dynamique contradictoire qui peut conduire aux divisions, mais aussi à la concorde.

Frontispice du “Léviathan” de Thomas Hobbes (1651) © fredericgrolleau.com (2019)

Loin d’être cet agrégat de volontés singulières unifiées seulement par l’État comme chez Hobbes, la multitude devient chez Spinoza le véritable sujet politique, toujours en devenir, car elle n’accède à ce statut de sujet qu’à la condition d’œuvrer en commun : chez Spinoza, on ne se libère pas seul ni sans les autres. Or la nature des affects oppose plus souvent les hommes les uns aux autres qu’elle ne les unit. C’est à l’échelle collective et civile que les individus accèdent à une forme d’autonomie, sous réserve d’un État bien constitué où les institutions peuvent déjouer les tendances passionnelles destructrices. Non pas en court-circuitant l’expression des dissensus par la censure ou par des dispositifs d’accélération de la prise de décision et de contournement de la discussion. Au contraire, cette conflictualité doit se déployer au grand jour et trouver à s’exprimer sur le plan institutionnel. Spinoza s’oppose à la pratique des secrets d’État qui entretiennent la défiance de la multitude tenue dans l’opacité.

Ainsi, au sein de la monarchie, le Conseil du roi, dont le fonctionnement a tout d’une assemblée, devient le véritable organe de la décision, le monarque n’ayant pas d’autre option que de promulguer ce qui a été décidé collectivement sans lui. Si, dans le régime aristocratique, seule la classe des patriciens exerce le pouvoir, elle a vocation à s’élargir toujours plus, jusqu’à coïncider, à terme, avec la multitude. On comprend dès lors pourquoi la démocratie apparaît comme le meilleur régime, puisqu’il comporte structurellement l’assise la plus large, le socle le plus puissant : la multitude ne menace plus le souverain dès lors qu’elle s’identifie à lui.

Vertu du conflit et invention démocratique

Cette place confiée aux discussions ne permet pas pour autant de ranger la pensée politique spinoziste du côté d’une conception procédurale de la démocratie, qui rationaliserait en assemblée les désaccords d’un peuple réputé ingouvernable. La démocratie de Spinoza n’est pas non plus à proprement parler une démocratie libérale, qui prendrait l’individu libre et rationnel pour point de départ et pour finalité. Car Spinoza conteste l’existence d’un libre-arbitre qui permettrait à tout un chacun de se déterminer indépendamment de causalités externes qui limitent son action. Les individus ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils sont dépendants les uns des autres pour leur survie et leur vie affective se compose dans un rapport étroit avec leurs semblables.

Jaurès à la tribune du Parlement (juin 1913) © DP

La conflictualité provient de cette situation d’interdépendance qui à la fois oppose et unit les hommes entre eux. Ce n’est donc pas “en dépassant” les conflits ni en les occultant que la décision collective sur le bien commun est prise, bien au contraire c’est “en les traversant” que l’on peut faire surgir dans le moment interminable et parfois intense de la discussion ce à quoi personne n’avait pensé auparavant. Autrement dit, la démocratie est éminemment le lieu de l’invention.

L’éloge des discussions en assemblée que l’on trouve au chapitre IX, §14 du Traité politique (1677) décrit au sein d’une aristocratie décentralisée et démocratisée l’élaboration d’un véritable savoir démocratique, produit dans l’espace de la confrontation et de l’expression, des différences et des singularités d’un réel qui n’est ni uniforme ni immuable, au sein d’instances élues nombreuses et diverses. Il s’agit bien de travailler à même les divisions, en les formulant de façon toujours plus fine et plus exacte :

C’est la liberté qui périt avec le bien commun, lorsqu’un petit nombre d’individus décident de toutes choses suivant leurs seuls affects. Les hommes en effet sont de complexion trop épaisse pour pouvoir tout saisir d’un coup ; mais ils s’affinent en délibérant, en écoutant et en discutant ; et, à force d’explorer toutes les pistes, ils finissent par trouver ce qu’ils cherchaient, qui recueille l’assentiment de tous, et à quoi personne n’avait pensé auparavant.

Être plus spinoziste que Spinoza : la voix des femmes et la démocratie à venir

Le Traité politique (1677) s’interrompt brusquement avec la mort de son auteur au seuil de l’exposé portant sur le régime démocratique, laissant place, pour une part, à l’interprétation. Reste que la démocratie, dont la spécificité consiste à étendre le droit de voter et d’assurer les charges de l’État à tous, en vertu non d’un choix mais d’un droit, est bien pour Spinoza le meilleur régime.

Dans un geste d’ouverture et de fermeture, Spinoza consacre les premiers paragraphes de cet ultime chapitre à dresser la liste des exclus, des “sans voix“, qui n’ont vocation ni à gouverner ni à siéger au sein des assemblées. Cette liste comprend celles et ceux qui ne relèvent pas de leur propre droit, étant dépendants d’un autre pour leur subsistance : en tout premier lieu les salariés et les femmes.

La démocratie spinozienne serait donc avant tout une démocratie de propriétaires mâles. L’expérience montre que les femmes ne gouvernent nulle part à parité avec les hommes, mais là où Spinoza impose une limite au développement spontané des forces de la multitude à laquelle appartiennent bien les femmes, il nous faut être plus spinoziste encore, et déduire de l’histoire et de l’expérience l’égalité de toutes et de tous, en lieu et place de la prétendue “faiblesse” d’un genre soupçonné d’ajouter de la division entre les hommes qui rivaliseraient pour les séduire. Les régimes archétypaux que décrit Spinoza ne sont que des combinaisons parmi d’autres, et rien n’empêche que l’expérience produise d’autres genres de démocratie.

Retenons de Spinoza que toute exclusion de la discussion, toute accélération du temps de la délibération sont au sens strict contre-productives. Elles entravent le processus d’invention de solutions nouvelles au profit d’une reproduction de l’ordre existant. Plus grave encore, elles ne font pas disparaître les conflits, qui menacent alors de se muer en affects destructeurs. La représentation institutionnelle n’épuise pas l’éventail des interventions possibles de la multitude, en témoigne au chapitre XX du Traité théologico-politique (1670) le vibrant plaidoyer de Spinoza en faveur de la liberté de parole, qui ne peut être ôtée sans que l’État lui-même s’expose à la corruption et à la ruine.

Transportons-nous, pour finir, dans le contexte actuel : les commissions d’enquête parlementaires, les pétitions, toutes ces modalités de contrôle et d’interpellation du pouvoir exécutif par des représentants au sein d’instances élues ou en dehors d’elles, par la multitude elle-même, font la véritable puissance d’un État qui, en leur faisant droit, assure sa propre stabilité. Elles incarnent une démocratie réelle : non pas une belle totalité unifiée et paisible, mais bien cette chose en elle-même conflictuelle. Elles traduisent les divisions qui tissent le lien social, en un processus toujours ouvert de production des normes par la multitude elle-même. À ce titre, la démocratie est bien chez Spinoza l’autre nom du politique.

Céline Hervet, philosophe


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WORMS : La subjectivité fait partie du réel

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[RTBF.BE, La couleur des idées, 17 mai 2025] À la fois philosophe et homme de média, Frédéric Worms lie la philosophie contemporaine à l’actualité, une notion chère à Bergson avec qui il entretient un long compagnonnage.  Si Bergson a fait office pour lui “d’introduction au XXe siècle“, Frédéric Worms confie qu’il “lui reste nécessaire pour appréhender notre époque et ses spécificités.” Rien d’étonnant à cela puisque la star de la philosophie (responsable du premier embouteillage aux Etats-Unis !) a toujours défendu la précision qui manquait, selon lui, à sa discipline.

Au micro de Pascale Seys, Frédéric Worms rappelle la définition que le philosophe français donnait de l’actualité, “une définition très forte, très précise“, d’autant plus nécessaire dans cette période où nous sommes déboussolés face à l’accélération des changements en cours dans les équilibres mondiaux : “L’actualité, c’est ce qui concerne notre vie, c’est ce que notre corps rencontre à l’instant présent, comme le soutenant ou le menaçant.” Ceci explique que l’actualité soit “mesurée par des degrés d’urgence.” De ce fait, elle “refoule aussi des choses auxquelles nous aimerions penser mais que nous maintenons à l’arrière“, ajoute-t-il, rappelant au passage que Bergson était contemporain de Freud et de ses théories.

Le vitalisme [Académie française : “Théorie selon laquelle les phénomènes de la vie s’expliquent par un principe vital, encore appelé force vitale, présent dans chaque individu“] est donc un critère essentiel de l’actualité mais pour l’appréhender, nous dit Frédéric Worms, il est nécessaire, malgré les urgences, d’y insérer “un peu de passé, un peu de mémoire, un peu de connaissance, un peu d’orientation“, autant de perspectives souvent mises à la trappe quand les évènements déferlent.

Quelle boussole adopter pour garder ce cap ? Le producteur à France Culture rappelle la devise de Bergson : “Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action.” “Cela veut dire que même dans l’action la plus urgente, même en pilotant dans la tempête, on doit garder le cap sur des principes“, explicite-t-il. Et de donner les résistances au nazisme, en France comme en Europe, en exemple. Il insiste par ailleurs sur la nécessité de “garantir une Europe de la vérité“, la vérité étant “la mère de toutes les batailles” en matière de philosophie. “On ne peut pas lutter contre un problème sans passer par la vérité”, déclare-t-il. Un rappel particulièrement le bienvenu en cette ère de post-vérité. Frédéric Worms appose toutefois une précision de taille : “la subjectivité fait partie du réel.

Tania Markovic, Musiq3


Subjectivation (nom commun) – (Psychologie) Processus par lequel un individu devient un sujet unique, notamment à travers la transformation psychique caractéristique de l’adolescence. […] Le mot subjectivation est formé à partir du mot latin subjectus, participe passé de subjicere (mettre sous, soumettre), et du suffixe –ation, utilisé pour former des noms d’action à partir de verbes. Il est attesté en français depuis 1991.

Subjectivité (nom commun) – Qualité de ce qui est propre à un sujet, reflétant ses perceptions, émotions ou jugements personnels.

Du coup, au lieu de construire du lien pour élaborer un “nous”, il suffirait au contraire de déconstruire les clôtures illusoires, défaire les frontières, désenclore les subjectivités.

Roger-Pol Droit, Qu’est-ce qui nous unit ?


En psychanalyse, la notion de subjectivation s’est d’abord imposée en creux, pour rendre compte de formes de souffrance singulières, liées aux difficultés de construction d’un espace psychique différencié. En effet, les capacités à se situer par rapport à autrui, à tolérer ses mouvements pulsionnels et ses affects, comme ceux de l’autre, ne sont pas données d’emblée, mais relèvent d’un long parcours, souvent chaotique et aléatoire, engagé dès le début de la vie.

François Richard (2006)


[SHS.CAIRN.INFO/REVUE-LE-CARNET-PSY, mai 2006] La subjectivation a l’intérêt et l’avantage de se présenter comme un processus et non pas comme une structure finie, tels l’identité, le sujet ou le Moi. Elle s’érige contre toute chosification d’une entité psychique qui serait fermée sur elle-même. La subjectivité n’est pas formée d’emblée, elle ne peut pas s’auto-originer, ses origines lui sont extérieures. Le processus de subjectivation retrace le surgissement du sujet et de la subjectivité personnelle à partir du non-encore-sujet. Il s’agit d’un processus asymptotique, qui permet de ne pas se référer à un sujet idéal, achevé, aux limites définies une fois pour toutes.

L’espace psychique ne se compose pas d’une entité seule, unique et homogène. Il est peuplé des bribes, fragments, segments, fractions. Au fond, paradoxalement, l’individu est multiple. Le processus de subjectivation tente de rendre collectif et groupal cet espace psychique constitué par des particules hétérogènes. En opposition avec la subjectivation, les processus comme le déni, la projection, le refoulement, le clivage ou la forclusion, entretiennent la désunion et l’isolement des fragments élémentaires du psychisme.

En raison de l’hétérogénéité, incertitudes et multiplicités constitutives de l’être psychique, la subjectivation se présente nécessairement comme un processus hasardeux, à l’issue imprévisible, ligne de crête jamais complètement stabilisée ni acquise, sans cesse remise en question, et en danger permanent de désubjectivation ou d’impossibilité. L’abondance actuelle de références à la subjectivation s’explique par les nombreuses issues pathologiques qui guettent chacune des composantes de ce processus. […]

Il n’est pas étonnant que ces dernières années, le processus de subjectivation intéresse des psychanalystes spécialisés dans la clinique d’adolescents. Gutton (1996) définit le processus adolescent comme le travail exigé à la psyché pour intégrer dans un corps d’adulte les nouveautés pubertaires. Rémy, jeune homme de 13 ans en thérapie, parle de ses récentes vacances. Il a fait du rafting, qu’il décrit comme la périlleuse descente d’un torrent, à la fois au dehors et au plus près du dedans de son corps. A ce moment de la thérapie, accepter cette expérience bouleversante revenait à accepter sa pulsionnalité pubertaire naissante, elle aussi périlleuse et incertaine. Son self adolescent pouvait se fonder sur cette expérience corporelle. Forme de subjectivation où la découverte de nouvelles sensations lui apportait des assises à ses fantasmes infantiles.

Winnicott (1971b) dégage l’importance de l’expérience personnelle d’exister à partir de la rencontre entre l’objet subjectivement ressenti et sa perception objective, où prévaut l’illusion temporaire d’une indifférenciation entre le dehors et le dedans et entre le rêve et la réalité. Coïncidence heureuse qui apporte le sentiment subjectif d’exister et en même temps crée une zone de non différenciation dans le sujet. Le jeune enfant éprouve un sentiment de prolongement de sa personne dans le corps de l’autre, qui lui apporte une sensation de lien avec sa propre existence. Le processus de subjectivation comporte aussi ce travail de conquête et d’appropriation de ces expériences extérieures et à la limite du soi. Il cherche ainsi à assimiler ce qui resterait en dehors d’une expérience personnelle. Dans l’expérience adolescente, le corps prend le relais du lien entre le self et son environnement. En effet, comme pour les objets du monde extérieur, il convient qu’il puisse éprouver ses sensations corporelles comme étant à la fois créées et trouvées.

Toutefois, la subjectivation ne s’effectue pas seulement par acquis, conquêtes et assimilations, mais aussi, par des détachements et des différenciations. Les difficultés de personnalisation apparaissent lorsque l’être psychique se trouve menacé et, simultanément à ces processus de détachements, nécessaires à la subjectivation, sont exclues des parties de l’expérience personnelle. Se forment ainsi des personnalité “comme si” ou en faux self ou d’autres dominées par l’inanité, la vacuité et la superficialité, privées de contact avec le monde extérieur et avec des parties personnelles du monde interne. Des modalités propres à la difficulté de la subjectivation se rencontrent aussi dans les troubles narcissiques-identitaires, où la personne se retrouve exilée d’elle-même, effacée et en perte du sens de soi.

Alberto Konicheckis, psychanalyste


[LELYSIUM.WORDPRESS.COM, 8 août 2017] Le Rêve du papillon est une fable du penseur chinois Tchouang-tseu (IVe siècle avant Jc) dans son Zhuangzi, chapitre II, Discours sur l’identité des choses :

Un jour, le philosophe Zhuangzi s’endormit dans un jardin fleuri, et fit un rêve. Il rêva qu’il était un très beau papillon. Le papillon vola çà et là jusqu’à l’épuisement ; puis, il s’endormit à son tour. Le papillon fit un rêve aussi. Il rêva qu’il était Zhuangzi. À cet instant, Zhuangzi se réveilla. Il ne savait point s’il était, maintenant, le véritable Zhuangzi ou bien le Zhuangzi du rêve du papillon. Il ne savait pas non plus si c’était lui qui avait rêvé du papillon, ou le papillon qui avait rêvé de lui.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, correction, édition et iconographie | sources : rtbf.be ; shs.cairn.info ; lelysium.wordpress.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © DP.


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Asperger & le legs embarrassant des sciences nazies

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Le legs embarrassant des sciences nazies

[SCIENCES-CRITIQUES.FR, 23 mai 2025] Passées leurs premières velléités de purger les sciences de toute influence juive, les nazis ont laissé libre cours à la recherche, qui a prospéré au moins jusqu’au milieu de la guerre. Mais que faire des savoirs nés sous le Troisième Reich, indissociables de ses crimes ? La question est récurrente en médecine.

Une défaite lors de la Première Guerre mondiale, qui se termine par une révolution chassant une dynastie régnant depuis des siècles ; plusieurs années d’hyperinflation faisant perdre toute valeur à la monnaie ; puis une nouvelle crise économique entraînant un chômage de masse ; et pour finir l’instauration d’une dictature menée par un caporal qui ne fait pas mystère de son intention de déclencher une nouvelle guerre.

L’histoire allemande du premier tiers du XXe siècle n’est faite que de bruit et de fureur. Mais dans ce chaos politique, universités et laboratoires demeurent comme des pôles de stabilité. La science allemande est la meilleure du monde, et le reste en dépit de l’instabilité. Entre 1901 et 1939, le tiers des prix Nobel en physique, chimie ou physiologie et médecine est attribué à un chercheur allemand ou autrichien.

L’arrivée au pouvoir des nazis en janvier 1933 porte certes un coup violent au monde scientifique allemand. L’antisémitisme exacerbé du nouveau pouvoir contraint de nombreux chercheurs à l’exil. Le plus célèbre d’entre eux est Albert Einstein, qui est en quelque sorte l’arbre cachant la forêt. Moins connue du grand public, mais tout aussi éminente pour son rôle dans l’histoire des sciences, l’université de Göttingen voit son exceptionnel centre de recherche mathématique, constitué autour de David Hilbert, se vider de ses forces vives.

Les nouvelles autorités n’ont que mépris pour les sciences les plus fondamentales. L’antisémitisme trouve là un nouveau terrain d’application : pour les nazis, la race germanique a le sens du concret là où la race juive se complaît dans l’abstraction.

DÉNONCER LA “PHYSIQUE JUIVE”

Sous l’impulsion de deux prix Nobel de physique, Philip Lenard et Johannes Stark, le mouvement dit de la Deutsche Physik (physique allemande) entreprend d‘interdire l’enseignement de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique, alors à la pointe de la recherche en physique, mais dénoncées comme “physique juive pour leur abstraction.” Lenard et Stark, tous deux nazis convaincus, ont passé la soixantaine et ne comprennent rien aux nouvelles directions prises par la physique. Leur campagne en faveur de la Deutsche Physik choque le milieu des physiciens allemands qui, sans être nazis, restent travailler en Allemagne.

Werner Heisenberg, auréolé de son prix Nobel de 1932, en est la figure la plus éminente. A partir de 1936, suite à un arbitrage au plus haut niveau de Himmler, les attaques contre la physique juive et Heisenberg qui refuse de la dénoncer cessent. Les tentatives d’un Ernst Lehmann, professeur de botanique à l’université de Tübingen pour créer une Deutsche Biologie, ou d’un Ludwig Bieberbach, professeur à l’université de Berlin, de défendre les Deutsche Mathematik ne rencontrent pas plus de succès.

Si on laisse de côté les sciences humaines et sociales, on peut donc dire que la recherche scientifique sous le nazisme s’est poursuivie dans des conditions somme toute normales : le pouvoir nazi, dont un des symboles était l’inamovible ministre de la Science, de l’Education et de la Formation du Peuple, de 1934 à son suicide le 8 mai 1945, n’intervient pas dans le contenu des recherches. La Kaiser Wilhelm Gesellschaft, qui finance et gère des laboratoires dont les membres se consacrent à temps plein à la recherche, voit son budget passer de 5,7 millions de Reichsmark en 1932 à 14,4 millions en 1944. Jusqu’en 1937, elle est présidée par un physicien respecté, Max Planck. A condition de n’être ni Juif, ni opposant politique, il faisait bon être chercheur sous le Troisième Reich.

Comment apprécier la production scientifique faite sous le régime nazi ? Son intention délibérée d’aller à la guerre, puis, à partir de 1942, la mobilisation de toutes ses forces au service de l’armée, a conduit à d’énormes investissements dans deux domaines à l’influence aussi durable que considérable : le spatial et le nucléaire. L’importance des recherches menées sous le Troisième Reich en matière de fusées comme de maîtrise de la fission atomique n’a pas échappé aux Alliés, qui se lancèrent dans une vaste opération de repérage et de capture des savants allemands impliqués dans ces programmes. On sait aujourd’hui que des Allemands jouèrent un rôle majeur dans l’accession de l’URSS à l’arme atomique en 1949 comme dans l’alunissage américain de 1969.

Joseph Goebbels, ministre de la propagande (au milieu), et Albert Speer, ministre de l’armement (à droite), assistent à un lancement de missile V2 depuis Peenemünde, dans le nord-est de l’Allemagne, en août 1943 © Wikicommons

Dans les deux cas, les savoirs acquis dans ces domaines par le Troisième Reich étaient étroitement liés à ses crimes. L’historien allemand Rainer Karlsch a montré qu’il était possible, quoi que non démontré, qu’un essai d’arme nucléaire que l’on qualifierait aujourd’hui de tactique ait été mené sur les détenus du camp de Ohrdruf en mars 1945. Quant à l’espace, il est parfaitement établi que l’ingénieur Werner von Braun, concepteur de la fusée Saturne qui permit le succès du programme Apollo, savait que les missiles V2 qu’il avait conçus étaient assemblés entre 1943 et 1945 par les détenus du camp de Dora dans des conditions si épouvantables qu’un tiers d’entre eux y périrent.

UN HÉRITAGE COMPLEXE À ASSUMER AUJOURD’HUI

L’héritage que nous ont légué les nazis ne se limite pas à ce savoir technique au service de la guerre et de la destruction. Tout à leur obsession démographique d’accroître la vigueur du peuple allemand, les nazis financèrent des recherches visant à déterminer les causes de nombreuses maladies et à agir sur elles par de la prévention. Comme l’a montré l’historien des sciences américain Robert Proctor, ce sont des épidémiologistes travaillant sous le Troisième Reich, usant des méthodes les plus modernes, qui montrèrent pour la première fois le caractère cancérigène de l’amiante ou du tabac.

Ces recherches, menées sur des registres statistiques – que l’on appellerait aujourd’hui des bases de données – ne prêtent guère à contestation éthique. Il n’en est pas de même des expériences menées sur les malheureux détenus de camps de concentration. A Dachau, par exemple, des médecins SS plongèrent des prisonniers dans des bains glacés pour étudier leurs réactions physiologiques et les meilleures méthodes pour les réchauffer ensuite. Au moins 80 prisonniers en sont morts. S’il semble que ces travaux n’aient pas été menés avec la rigueur nécessaire, même selon les standards de l’époque, ils n’en ont pas moins été cités par la littérature internationale plus de quarante fois.

Autre exemple : la rédaction des sept volumes d’un atlas de l’anatomie du corps humain par le médecin – et fervent nazi – autrichien Eduard Pernkopf a fait appel à 1 377 corps de prisonniers exécutés. Cet atlas est pourtant longtemps resté une référence. Les crimes commis par les médecins nazis ont été jugés lors d’un procès tenu à Nuremberg qui se conclut en août 1947. Une de ses conséquences fut l’adoption d’un code de Nuremberg, qui est aujourd’hui encore un texte de référence en matière d’éthique biomédicale.

Un dernier legs embarrassant de la science du Troisième Reich porte sur la nosologie, c’est-à-dire la classification des maladies. On ne parle plus guère aujourd’hui de “syndrome de Reiter“, comme on l’a fait pendant des décennies, mais plutôt d’arthrite réactionnelle : l’implication du médecin Hans Reiter dans les expériences sur le typhus menées sur des détenus de Buchenwald est à en effet à présent bien établie, quoi qu’il n’ait jamais été poursuivi par la justice.

Surtout, le syndrome d’Asperger, aujourd’hui très connu, a été décrit dans la thèse de doctorat, soutenue en 1943, du médecin autrichien Hans Asperger qui, s’il n’était pas nazi, participa comme la quasi-totalité des médecins du Reich aux opérations de sélection avant euthanasie des malades mentaux. En cela le syndrome d’Asperger, qui visait à caractériser les “psychotiques autistiques” ne devant pas être euthanasiés car leurs remarquables facultés intellectuelles pouvaient être utiles à la Volksgemeinchaft, la “communauté du peuple”, est sans doute un des héritages les plus complexes à assumer aujourd’hui de la science du Troisième Reich.

Comme l’écrit Robert Proctor dans La Guerre des nazis contre le cancer, “nous construisons trop souvent une image d’épouvantail à propos des médecins nazis – des démons monstrueux et sadiques acharnés à commettre un génocide et des expérimentations criminelles. Il y eut bien sûr de tels hommes mais le fascisme eut aussi des aspects féconds et créatifs, aussi pervers que cela puisse paraître.

Nicolas Chevassus-au-Louis, journaliste


© autisme-soutien.fr

Syndrome d’Asperger :
la fin d’un diagnostic controversé

[AUTISME-SOUTIEN.FR, extraits] Si vous avez été diagnostiqué du syndrome d’Asperger, ou si ce terme vous a aidé à mettre des mots sur votre singularité, vous vous demandez peut-être pourquoi il n’est plus utilisé aujourd’hui. Depuis quelques années, cette appellation a disparu des classifications officielles au profit d’une terminologie plus globale : trouble du spectre de l’autisme (TSA). Mais que recouvrait le syndrome d’Asperger ? Pourquoi a-t-il été abandonné, et que change ce nouveau vocabulaire pour les personnes autistes ? Cet article fait le point sur l’histoire du terme, les raisons de sa disparition, et ce qu’il signifie aujourd’hui pour les concernés.

D’où vient le terme syndrome d’Asperger ?

Le mot Asperger vient du nom d’un médecin autrichien, Hans Asperger, qui a décrit en 1944 un groupe d’enfants présentant un comportement social atypique, des intérêts très spécifiques, et un langage bien développé. Il les appelait alors “psychopathes autistiques” (cfr. Die “Autistischen Psychopathen” im Kindesalter, Les psychopathes autistiques pendant l’enfance, 1944). Ces profils ont longtemps été considérés comme une forme distincte d’autisme sans déficience intellectuelle.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Des recherches historiques ont révélé en 2018 qu’Hans Asperger avait collaboré avec le régime nazi. Il a participé à des processus de tri entre enfants “utiles” à la société et d’autres, envoyés vers des centres de mise à mort. Ce passé trouble a entaché durablement son nom.

Une popularisation tardive… Et rapide

Le terme syndrome d’Asperger est apparu bien plus tard, en 1981, grâce à la psychiatre britannique Lorna Wing, qui a redécouvert les travaux d’Asperger. Il est entré dans les classifications officielles dans les années 1990 (DSM-IV, CIM-10), devenant un diagnostic à part entière. À l’époque, il a permis de mieux repérer des profils jusque-là invisibles, notamment chez les adultes autistes diagnostiqués tardivement.

Qu’est-ce que le syndrome d’Asperger désignait exactement ?

Le diagnostic d’Asperger concernait des personnes :

      • sans retard de langage dans l’enfance,
      • avec une intelligence dans la norme ou supérieure,
      • présentant des difficultés d’interaction sociale,
      • ayant des routines, des gestes répétitifs ou des intérêts très intenses.

Ce profil correspondait souvent à ce qu’on appelle “autisme sans déficience”, une expression encore utilisée aujourd’hui pour désigner les adultes autistes les plus autonomes… Mais cela ne signifie pas qu’ils n’ont pas de besoins spécifiques.

Pourquoi le terme syndrome d’Asperger a-t-il été abandonné ?

Une vision dépassée de l’autisme

Pendant longtemps, on a cru qu’il existait plusieurs formes d’autisme. En réalité, les recherches ont montré que ces distinctions artificielles masquaient un continuum d’expériences. Il n’y a pas deux autismes, mais un spectre, où chaque personne présente un profil unique. C’est pourquoi, en 2013, la classification américaine DSM-5 a supprimé le diagnostic d’Asperger pour l’intégrer dans les troubles du spectre de l’autisme (TSA). La classification internationale CIM-11 a suivi.

L’objectif est de mieux refléter la diversité des profils autistiques, L’objectif est de mieux refléter la diversité des profils autistiques, sans les enfermer dans des catégories cloisonnées ou des symboles désormais contestés, comme le puzzle ou la couleur bleue.

Un nom associé à l’eugénisme

Le passé de Hans Asperger, révélé récemment, a aussi joué un rôle dans l’abandon du terme. Il ne s’agit pas simplement de faits historiques : continuer à employer son nom, c’est risquer de perpétuer une vision hiérarchisée, élitiste et eugéniste de l’autisme. De nombreuses personnes autistes rejettent aujourd’hui ce terme pour ces raisons éthiques. Elles préfèrent parler d’autisme, tout court.

TSA, niveau de soutien… Que signifie le diagnostic aujourd’hui ?

Le diagnostic actuel se base sur une vision unifiée de l’autisme. On parle désormais de trouble du spectre de l’autisme (TSA), avec différents niveaux de soutien selon les besoins quotidiens :

      • Niveau 1 : autonomie importante, mais besoins d’aménagements ponctuels,
      • Niveau 2 : accompagnement régulier nécessaire,
      • Niveau 3 : accompagnement quotidien indispensable.

Tous les professionnels ne mentionnent pas ces niveaux dans leurs bilans. Certains les trouvent trop réducteurs ou préfèrent une description personnalisée du fonctionnement. Dans tous les cas, une personne anciennement dite Asperger correspondrait aujourd’hui à un TSA de niveau 1, même si ce terme n’apparaît pas forcément dans son dossier. Ce que cela change (ou non) pour les personnes concernées : un changement de vocabulaire, pas d’identité. Si vous avez été diagnostiqué du syndrome d’Asperger, rien de ce que vous êtes ne disparaît. Seul le mot change, pas le fonctionnement, ni les besoins. Certaines personnes continuent à se reconnaître dans ce terme, d’autres le rejettent. C’est un choix personnel. Ce qui compte, c’est de pouvoir vous définir de façon claire, et d’obtenir les accompagnements adaptés.

Conclusion

Le syndrome d’Asperger n’est plus utilisé dans les classifications officielles, pour des raisons à la fois scientifiques (vision en spectre) et éthiques (passé trouble de Hans Asperger). Cela ne remet pas en cause les vécus ni les spécificités des personnes concernées. Aujourd’hui, on parle de trouble du spectre de l’autisme, avec des niveaux de soutien adaptés. Ce changement reflète une volonté de mieux inclure, mieux comprendre, mieux accompagner.


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Plus de vie en Wallonie…

KELLER, Evi (née en 1968)

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[JEANNEBUCHERJAEGER.COM, 2025] Evi Keller, artiste plasticienne allemande est née en 1968, à Bad Kissingen. Elle vit et travaille à Paris. De 1989 à 1993, elle étudie l’histoire de l’art à l’Université Louis-et-Maximilien ainsi que la photographie et le graphisme à l’Académie de la Photographie de Munich en Allemagne.

Sa démarche artistique interroge le principe cosmique de la transformation de la matière par la lumière. Dans l’ensemble de son œuvre sculpturale, picturale, photographique, sonore et performative, l’artiste n’a cessé de se consacrer à ce processus de transformation, réunissant sa complexité sous le terme de Matière-Lumière.

Matière-Lumière est le seul titre qu’Evi Keller donne à toutes ses créations des 20 dernières années. Que toute vie sur terre soit imprégnée de l’énergie solaire, a inspiré à l’artiste une vision qui unit la terre et le soleil et les fait évoluer dans un perpétuel devenir, dans le temps. Il était essentiel pour elle de puiser dans cette conscience et de trouver une nouvelle forme artistique pour matérialiser le soleil et son interaction constante avec nous, et finalement, au-delà du symbole du soleil, d’incarner la lumière dans ses dimensions physiques et spirituelles. Par ses créations, l’artiste souhaite matérialiser cette lumière, la préserver, l’amplifier et surtout transmettre cette force cosmique, l’énergie du feu céleste. “Matière-Lumière incarne le cheminement d’une prise de conscience de la puissance de la lumière, non pas de la lumière extérieure, mais de la révolution d’une lumière intérieure dont le soleil est le miroir, pour s’enraciner dans une existence cosmique et devenir co-créateur d’un processus universel.” dit l’artiste.

Dans la création d’Evi Keller, le principe des quatre éléments, feu, eau, terre, air, est omniprésent. L’artiste associe entre autres des pigments, des minéraux, végétaux, de la cendre, de l’encre, du vernis sur de fines couches de films transparents qu’elle superpose, dessine, peint, grave, gratte, efface, sculpte et quelques fois les brûle, les expose aux rayons du soleil, à la pluie, au vent ou encore les recouvre de terre, dans un cycle dont l’espace-temps, propre à chaque œuvre, peut s’étaler sur de nombreux mois et années avant sa mise au monde. Selon l’artiste, “c’est l’œuvre qui in fine décide du temps de sa naissance”.

Les films transparents, utilisés par Evi Keller, constituant une substance quasi invisible et immatérielle, jouent un rôle important dans la transmutation de ses œuvres par la lumière en matières changeantes, leur donnant vie par réflexion, réfraction, absorption et transmission, permettant une infinité de regards et d’œuvres possibles dépendant de la lumière et de la position du spectateur.

“J’ai souvent l’impression que c’est la dimension mystique de l’astre solaire qui m’a guidée vers l’énergie fossile, soleil enseveli, dont sont issus les films plastiques, matériaux essentiels de ma création. Ces films sont porteurs de la mémoire de la vie. Issus du carbone organique, recyclé depuis des centaines de millions d’années au plus profond de la terre, ils constituent un lien crucial entre le vivant et les atomes créés dans le cœur des étoiles. Cette mémoire, une lumière fossilisée, et ce lien ciel-terre habitent mes œuvres, les rendent intemporelles et vivantes …. La substance des films plastiques, matière organique-synthétique, est réanimée et transformée dans le processus de création, acte réparateur qui anime un cycle de guérison, semblable à la photosynthèse donnant la vie. (…)”


Evi Keller, scénographie Création Matière-Lumière de l’Opéra Didon et Enée de Purcell (2023) © Evi Keller

[ARTSHEBDOMEDIAS.COM, 10 janvier 2025] Depuis une vingtaine d’années, Evi Keller intitule l’ensemble de ces œuvres Matière-Lumière. Mais ce titre nomme aussi un cheminement animé par le désir de retour vers les origines. La création a pour condition sine qua non la Création“, affirmait l’écrivain George Steiner. Pourrions-nous voir alors les transformations des matières engagées par Evi Keller, comme des réduplications de l’instant zéro ?

Quoi qu’il en soit, l’exposition à la Galerie Jeanne Bucher Jaeger ouvre un questionnement sur les cosmogonies nouvelles. Le titre Origines s’impose à l’artiste comme une évidence. Il incarne la tentative d’approcher, par l’art, le moment originel. Promesse d’un possible retour à la source. En mettant en scène les transformations continues d’une matière illuminée, les œuvres de Keller incitent à la méditation ; une réconciliation avec la lenteur des rythmes naturels et l’introspection. N’est-ce pas là, une porte ouverte vers les processus du dedans en résonance avec les forces du dehors ?

Lorsque nous franchissons la porte de la Galerie Jeanne Bucher Jaeger, une œuvre monumentale nous accueille. Si cette pièce impressionne d’emblée par sa taille, elle incarne avant tout la rencontre audacieuse entre l’eau et le feu, deux éléments fondamentaux qui traversent le travail d’Evi Keller depuis son enfance. L’œuvre se manifeste dans l’espace comme une éruption volcanique bleue ou une eau primordiale qui surgit de la matière et rend perceptible la lumière. Le bleu d’Evi Keller n’est pas le bleu de l’océan. Aucun corps ne s’y baigne. Il est immense – chœur de formes et de lumières…”, écrit le critique d’art et écrivain Olivier Kaeppelin. Approcher les pulsations de ce “cœur de formes et de lumières”, c’est avant tout poursuivre une quête intérieure : Je cherche à matérialiser la lumière et à spiritualiser la matière”, confie l’artiste. Pour y parvenir, Evi Keller dialogue avec les forces invisibles qui agitent les éléments primordiaux. Avec Matière-Lumière, l’eau, l’air, le feu et la terre, nous apparaissent, comme des principes actifs d’une cosmogonie intuitive.
Ces principes se retrouvent au cœur même du processus créatif de l’artiste. Evi Keller, appréhende chaque œuvre comme une situation ouverte dans le temps. Souvent laissées en pause durant des mois, voire des années, parfois même littéralement enterrées, les œuvres finissent par décider pour elles-mêmes leur finalité spatio-temporelle. De ce point de vue, elles acquièrent une certaine autonomie, comme s’il s’agissait de phénomènes naturels évoluant dans l’espace-temps du monde. Parvenir à spiritualiser la matière exige de s’engager dans une traversée lente. Pour l’artiste, il s’agit de faire silence, d’atteindre un état d’être permettant d’accueillir l’instant fugace. Evi Keller confie à ce propos : Quand je travaille, je ne sais jamais en avance ce que je vais réaliser. Il s’agit de me vider, d’éteindre tout ce qui me connecte au monde extérieur, pour accueillir ce qui se manifeste dans l’instant.” Ce rassemblement de l’être en son centre, et ici la condition sine qua non pour réussir à spiritualiser la matière et à matérialiser la lumière.
Mais cette quête ne peut se faire au-delà du corps de l’artiste, au-delà du geste. Ainsi, Evi Keller élabore ses œuvres souvent à même le sol ; elles sont ensuite levées, observées, puis replacées. Ces déplacements de l’œuvre entre le haut et le bas, entre terre et ciel, font écho à la célèbre formule alchimique attribuée à Hermès Trismégiste ce qui est en haut (le macrocosme) est comme ce qui est en bas (le microcosme)”. Peindre, effacer, gratter, ajouter des couches, métamorphoser la matière, revient pour l’artiste à questionner l’ordre du monde. Qu’un poète regarde au télescope ou au microscope, il voit toujours la même chose”,nous dit Bachelard. L’artiste le prend au mot. Chaque œuvre Matière-Lumière est une porte ouverte vers un monde de correspondances entre microcosme et macrocosme. En approchant la matière dans son intimité organique, elle se dévoile comme une structure quasi-cellulaire. C’est aussi par ce rapprochement extrême, par la fascination du plus petit, que l’artiste parvient à faire émerger une fenêtre ouvrant sur l’infiniment grand.
À l’image des brouillards de Turner, les œuvres d’Evi Keller semblent souvent comme éclairées du dedans. D’où vient cette lumière ? Quel est le secret de cette sensation étrange qui relève presque d’une illusion d’optique ? En jouant avec des palettes sombres et des traces lumineuses, l’artiste nous invite à percevoir, c’est-à-dire littéralement de percer pour voir, une source lumineuse jaillissante des profondeurs de la matière. Cette rencontre originaire entre matière et lumière nous entraîne dans un questionnement quasi-métaphasique : l’origine de la matière, n’est-elle pas la lumière elle-même ? Ou bien est-ce l’inverse ? Le cheminement de Keller, caresse l’idée de l’inséparabilité. Le trait d’union, entre les mots Matière et Lumière prend alors tous sons sens : il incarne l’entre-deux, à l’image de la figure du pont qui relie et sépare en même temps. L’œuvre d’Evi Keller se tisse dans cet entre-deux originel. N’est-ce pas aussi grâce à ce trait d’union entre Matière et Lumière que nous pourrions faire l’expérience du monde ?

Les chats facteurs de Liège

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[RTBF.BE, 24 mars 2023] Sur Twitter, une publication datant du 21 mars [2023] a recueilli plus de 1,4 million de “vues” en quelques jours et a été “retweetée” plus de 1000 fois. Il s’agit de la photo en noir et blanc d’un chat installé à l’intérieur d’une boîte aux lettres dans ce qui ressemble à un bureau de poste. L’image est accompagnée d’une affirmation selon laquelle la ville de Liège a utilisé 37 chats comme facteurs le siècle dernier.

Pendant une brève période, des chats ont distribué le courrier en Belgique. Dans les années 1970, la ville de Liège a “engagé” 37 chats pour distribuer le courrier dans des sacs étanches. Comme on pouvait s’y attendre, les chats n’ont pas été des facteurs efficaces.“, détaille le texte de la publication en anglais d’un compte dénommé “Fascinating”.

Ce n’est pas la première fois que cette histoire circule. Le récit a fait surface à plusieurs reprises et sous différentes formes au cours des dernières années. Comme le notent nos confrères de la VRT, un producteur d’aliments pour chats a, par exemple, utilisé cette histoire pour montrer à quel point les chats sont des animaux intelligents.

En 2007, un livre pour enfants a même été écrit en anglais appelé Les chats postiers de Liège. La première page du livre commence par ces mots : “L’histoire que vous allez lire, est inspirée de faits réels. Elle a eu lieu en 1879 à Liège, en Belgique, une ville localisée sur la Meuse“. Déjà ici, la date fait référence à 1879, tout comme la publicité pour les aliments pour chats, alors que le Tweet mentionnait les années 1970.

Mais l’histoire se retrouve également dans la presse. Dans un article de la BBC consacré aux “félins employés officiellement” publié en 2018, le média de service public britannique mentionne le récit des chats postiers à Liège en indiquant : “Une mention honorable pour les autorités belges qui, dans les années 1870, ont recruté 37 chats pour distribuer le courrier via des sacs étanches attachés à leur collier. L’idée a été lancée par la Société belge pour l’élévation du chat domestique, qui estimait que le sens naturel de l’orientation des chats n’était pas pleinement exploité.

De son côté la RTBF a publié fin janvier 2023, un court article dans le cadre de l’une de rubriques appelée La minute historique titré : “En 1870, la ville de Liège a formé 37 chats facteurs.

La Grand Poste de Liège en 1905 © histoiresdeliege.wordpress.com

D’où provient l’image du chat publiée sur Twitter ?

En regardant attentivement la photo du chat dans une boîte aux lettres reprise dans le Tweet viral, on se rend compte que la photo mentionne des noms de lieux : Lynmouth et Newton Abbot. Sans surprise et après une recherche rapide, il apparaît que ces localités ne se trouvent pas dans les environs de Liège, mais bien dans le sud-ouest de l’Angleterre.

En faisant quelques recherches, notamment via la recherche d’image inversée, on constate que la photo est reprise dans plusieurs publications. Une recherche dans la base de données de l’agence photographique internationale Getty Images en utilisant les mots-clés “chat” et “poste”, permet également de retrouver la photo. La légende indique qu’il s’agit d’une photo d’un chat “errant” dans le district de Lynton et Lynmouth (Devon) et datant de 1950.

Mais d’où vient cette histoire ?

Le 4 mars 1876, un article intitulé “Postal Cats” est paru dans le New York Times à la page 4. L’article décrit comment la “Société belge pour l’élévation du chat domestique” – une société censée se consacrer à “l’amélioration mentale et morale des chats domestiques” – a mis en place un projet test à Liège pour remplacer les pigeons voyageurs par des chats.

Selon le récit publié par le célèbre quotidien étasunien, 37 chats ont été conduits d’un bout à l’autre de la ville vers 14 heures et devaient rentrer chez eux le plus vite possible. À 18h48, le premier chat aurait réussi et dans les 24 heures, tous les autres auraient suivi. Selon les responsables de l’expérience, “un système régulier de communication féline entre Liège et les villages voisins” pouvait donc être mis en place peu de temps après.

Cet article d’archive a été à nouveau popularisé en 2018, quand le compte Twitter officiel du New York Times Archives a publié un Tweet avec une capture d’écran de l’article de l’époque.

Un article satirique de William L. Alden

Pourtant, l’histoire de ces chats postiers à Liège est complètement inventée. Comme le confirment les recherches de nos confrères de la VRT, aucune source historique n’est disponible pour confirmer l’existence d’une “Société belge pour l’élévation du chat domestique.

Par ailleurs, l’auteur de l’article est William L. Alden : un journaliste du New York Times, mais aussi un humoriste et un écrivain satiriste qui publiait régulièrement des articles de fiction pleins de critiques sociales dans le journal. En 1877, Alden a rassemblé ses articles satiriques pour le New York Times dans le livre Domestic Explosives and Other Sixth Column Fancies (Explosifs domestiques et autres fantaisies de la sixième colonne).

L’article Postal Cats reprenant l’histoire devenue virale plus d’un siècle plus tard figure dans ce volume, tout comme, par exemple, Raining Cats, une histoire tout aussi inventée dans laquelle il est décrit qu’il “pleuvait des chats” à San Francisco. Cela montre à quel point ces articles d’Alden étaient satiriques, imaginatifs mais non factuels.

Des chats parfois “mis au travail” dans les bureaux de poste, notamment en Angleterre

Cela ne veut cependant pas dire que les chats n’ont jamais travaillé dans les services postaux dans le passé. Comme le rappelle l’article de la BBC, ils ont régulièrement été utilisés au cours des siècles passés. Même s’ils ne servaient pas de messagers pour les lettres comme dans l’histoire supposée à Liège, les banques et les bureaux de poste utilisaient des chats pour éloigner les souris et autres nuisibles du papier. Souvent, ils étaient même payés pour le faire, toujours d’après la BBC.

Tibs le Grand” était, par exemple, responsable de la dératisation d’un bureau de poste londonien dans les années 1950. Dans les décennies qui ont suivi, des répulsifs et autres solutions chimiques plus efficaces sont apparus sur le marché et les chats sont passés à l’arrière-plan.

Une histoire virale pour “faire du clic”

Si des chats ont bien été employés dans des bureaux de poste, notamment pour chasser les souris, aucun élément factuel ne permet de confirmer l’existence d’une éventuelle phase de tests avec des “chats postiers” à Liège dans les années 1970.

Après quelques recherches en ligne, il apparaît clairement que ce récit ne tient pas debout. Il s’agit d’une histoire inventée à la fin du 19e siècle par un journaliste du New York Times et qui a souvent été considérée comme vraie depuis, notamment en raison de la notoriété du quotidien étasunien.

Alors pourquoi tant de gens s’accrochent-ils encore à l’histoire des 37 chats de Liège ? Tout d’abord, parce que c’est une histoire amusante et que les chats sont très populaires sur Internet. D’autre part, la recherche des clics est également une motivation importante pour faire revivre de temps à autre de telles histoires, légères et amusantes. Souvent, les liens présents dans d’autres tweets reprenant l’histoire mènent à des sites remplis de publicités.

Par ailleurs, les profils sur les médias sociaux qui partagent régulièrement des ‘faits amusants’ peuvent accumuler de nombreux adeptes au fil du temps. Le compte prend alors de la valeur et peut être vendu pour une somme importante.

Grégoire Ryckmans (avec la VRT)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Keystone/Getty Images ; histoiresdeliege.wordpress.com


Plus de presse en Wallonie…

D’où vient le mot ‘crush’ ?

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[THECONVERSATION.COM, 28 janvier 2025] Très utilisé par les adolescentes et les adolescents, entré dans le dictionnaire en 2023, le terme “crush” nous plonge dans les interrogations contemporaines sur l’amour et la rencontre. Est-ce un flirt ? Non. Une romance ? Non plus. Un amour imaginaire ? Pas davantage. Si le terme “crush” est entré dans les dictionnaires en 2023, on se trouve souvent bien en peine dès qu’il s’agit de lui trouver un synonyme.

Il y a quelque chose de flou dans le “crush”, de “non-défini dans la définition” pour reprendre les termes de Mehdi, l’un des jeunes rencontrés pour mon enquête intitulée Crush. Fragments du nouveau discours amoureux, quelque chose qui nous renvoie donc à toutes ces interrogations contemporaines autour de l’amour, des fondements du couple, de la place qu’on lui donne ou encore des espaces de la rencontre amoureuse.

Même s’il n’est arrivé qu’il y a une dizaine d’années chez les adolescentes et les adolescents français, le terme “crush” est ancien. Un dictionnaire d’argot américain retrace son étymologie de l’ancien français à l’anglais, au XIVe siècle. On le retrouve beaucoup plus tard, à la fin du XIXᵉ siècle aux États-Unis. Des chercheuses qui ont travaillé sur les archives des universités qui se créent alors, notamment sur des journaux intimes d’élèves, montrent que le terme fait complètement partie du folklore estudiantin.

À la fin du XIXe siècle, une étudiante américaine de première année se doit d’avoir un crush pour une étudiante d’un niveau supérieur. Une bascule s’opère à la charnière du XXᵉ siècle : le crush est alors pathologisé, des articles sont publiés pour alerter les mères des dangers que courent leurs filles à avoir des crushs, présentés comme des voies vers le lesbianisme, faisant peser un risque pour la natalité. Ce moment de bascule est la première trace d’un usage massif du terme “crush” par rapport à la vie sentimentale des jeunes, qui fait ensuite flores dans la culture populaire américaine, notamment dans la chanson.

© unsplash.com

Derrière le flou inhérent au crush, les entretiens avec les adolescentes et adolescents font ressortir un certain nombre de règles sous-jacentes : l’engouement ne doit pas durer trop longtemps, il ne doit pas être trop intense et, à la fin du lycée, ou au moins de la période étudiante, on est censé passer à autre chose. Pour le résumer en quelques mots, on peut dire que le crush est “une attirance qui a vocation à rester cachée de la personne concernée.

S’il y a une dimension secrète dans le crush, ce secret se partage avec un groupe de copains et de copines. Comme dans le deuil, dont Marcel Mauss écrivait que c’est “l’expression obligatoire des sentiments“, le crush s’inscrit dans une grammaire collective, qui n’a de sens que parce qu’elle est partagée. On en parle, on apprend à en décoder les signes, on lui attribue des surnoms, on élabore des stratégies.

Le crush est soutenu, entretenu, et même parfois provoqué par les discussions. Il fonde la cohésion du groupe tout en constituant une pratique culturelle, ce qui n’était pas le cas avec les “béguins” des générations précédentes. Auparavant, on pouvait parler de ses coups de cœur avec ses amis et amies mais l’obsession – et les discussions – s’arrêtaient quand on rentrait chez soi, ou qu’on raccrochait le téléphone, dans un temps où l’on payait les conversations selon leur durée.

Alors que le flirt des années 1960 a été institué en culture par l’univers de la chanson ou des émissions comme Salut les copains (qui faisait le promotion de cette nouvelle relation où on peut se promener main dans la main, aller au cinéma ou aller danser avec une personne qui n’est pas forcément celle avec qui l’on va se marier) le crush est entretenu par les réseaux sociaux, lieu de multiples enquêtes ou de jeux avec les mèmes et par les séries Netflix.

Sur Netflix d’ailleurs, notons que la notion de crush est réappropriée par toute une série de films et de séries queer. C’est comme si une romance queer était autorisée par ce terme-là, comme s’il permettait enfin d’accéder à des histoires queer qui ne s’arrêtent pas à des récits douloureux ou aux difficultés du coming out. Le crush est aussi un moyen en quelque sorte d’explorer le champ des possibles.

Christine Détrez, sociologue (ENS de Lyon)


Au commencement était… l’écrasement

[ETYMONLINE.COM] crush (v.) Au milieu du 14e siècle, le verbe signifiait “écraser, briser, réduire en morceaux ou en petites particules ; forcer à s’écraser et meurtrir sous un poids lourd.” Il avait aussi un sens figuré, celui de “surmonter, soumettre.” Il vient de l’ancien français cruissir (en français moderne écraser), une variante de croissir, qui signifie “grincer des dents, s’écraser, se briser.” Ce dernier pourrait provenir du francique *krostjan, qui signifie “grincer“. On retrouve des cognats comme le gothique kriustan et l’ancien suédois krysta, tous deux signifiant “grincer“. Le sens figuré de “humilier, démoraliser” apparaît vers 1600. On trouve aussi des formes dérivées comme crushed, crushing et crusher. Des mots italiens comme crosciare, catalans comme cruxir et espagnols comme crujir signifient “craquer, grincer” et sont des emprunts germaniques.
crush (n.) Dans les années 1590, le terme désigne “l’acte de écraser, une collision violente ou une précipitation ensemble,” dérivant du verbe crush. L’acception “foule dense” apparaît en 1806. L’idée de “personne dont on est épris” est attestée pour la première fois en 1884 dans l’argot américain ; l’expression have a crush on (quelqu’un) est quant à elle documentée dès 1903.


I’ve got a Crush on You (Gershwin, 1928)

[Refrain] I’ve got a crush on you, sweetie pie
All the day and nighttime hear me sigh
I never had the least notion
That I could fall with so much emotion
Could you coo? Could you care
For a cunning cottage we could share?
The world will pardon my mush
‘Cause I’ve got a crush
My baby, on you

[Couplet] How glad the many millions of Timothys and Williams
Would be to capture me
But you had such persistence
You wore down my resistance
I fell and it was swell
You’re my big and brave and handsome Romeo
How I won you I will never, never know
It’s not that you’re attractive
But oh, my heart grew active
When you came into view

[Refrain] I’ve got a crush on you, sweetie pie
All the day and nighttime, hear me sigh
I never had the least notion
That I could fall with so much emotion
Could you coo? Could you care
For a cunning cottage we could share?
The world will pardon my mush
‘Cause I’ve got a crush
My baby, on you
Yes, I’ve got a crush
My baby, on you

      • musique : George Gershwin ;
      • paroles : Ira Gershwin ;
      • sortie : Treasure Girl en 1928 et Strike up the Band en 1930) ;
      • extrait FR : “J’ai un faible pour toi, mon petit chéri / Toute la journée et toute la nuit me donnent des signes / Je n’ai jamais eu la moindre idée  / Que je pourrais tomber avec autant d’émotion / Pourrais-tu cocooner, pourrais-tu t’occuper / D’un petit nid que nous pourrions partager ? / Le monde pardonnera mon élan / Car j’ai un faible, mon bébé, pour toi / Le monde pardonnera mon élan / Car j’ai un faible, mon bébé, pour toi…”

[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com ; youtube.com ; etymonline.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, A nous les petites anglaises (1976) © senscritique.com ; © unsplash.com.


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BELGIQUE : Définition du ‘cordon sanitaire’ (Charte de la démocratie, 2022)

Temps de lecture : 5 minutes >

[REVUEPOLITIQUE.BE, 8 mai 2022] Le 8 mai est la date anniversaire de la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie qui a mis fin à la Seconde guerre mondiale en Europe. Elle marque la fin des atrocités commises durant cette période funeste. Le 8 mai est également la date anniversaire de la signature, par l’ensemble des partis politiques démocratiques francophones de Belgique, de la Charte de la démocratie qui consacre le principe du cordon sanitaire à l’encontre des formations politiques dont le programme ou l’action mettent en péril les valeurs fondamentales et constitutionnelles de notre système démocratique. Cette Charte a vu le jour pour la première fois le 8 mai 1993 en réaction aux percées électorales des partis d’extrême droite en Belgique.

[…] Face à la menace grandissante que constituent les idéologies d’extrême droite ou de même nature en Europe pour la cohésion sociale et le vivre-ensemble, pour nos institutions et notre système démocratiques, il est plus que jamais nécessaire de montrer notre détermination à défendre l’ensemble des valeurs fondamentales et principes constitutionnels de notre régime démocratique.
Ainsi, en tant que formations politiques démocratiques, nous réitérons notre engagement de ne pas nous associer au sein d’une coalition politique aux formations ou aux partis qui portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique, tels que la remise en cause de l’État de droit, le recours à la violence ou le renversement du régime parlementaire ou démocratique.
Nous réitérons notre refus de mettre en place des exécutifs s’appuyant sur de telles formations. Dans le cadre du débat démocratique et à l’occasion des campagnes électorales, nous nous engageons également à ne pas adopter et à condamner tout discours, toute attitude qui aurait pour effet d’amplifier artificiellement les peurs qui font le lit des formations d’extrême droite ou de même nature.
Nous nous engageons à refuser de participer à tout débat ou à toute manifestation auxquels participeraient des représentants de formations ou partis politiques porteurs d’idéologies ou de propositions susceptibles d’attenter aux principes qui fondent notre démocratie.
Nous nous engageons à ne jamais adopter de comportement ou à tenir des propos qui donnent de la visibilité ou qui amplifient des propos reflétant des idéologies d’extrême droite ou de même nature, nationalistes, identitaires, discriminatoires, racistes ou antisémites.
Nous rappelons que le racisme, la xénophobie, la discrimination et l’antisémitisme ne sont pas des opinions mais sont des délits qu’il convient de dénoncer et de faire condamner…

Signé par : Georges-Louis BOUCHEZ (Mouvement Réformateur), François DE SMET (Défi), Paul MAGNETTE (Parti Socialiste),  Rajae MAOUANE (Ecolo), Jean-Marc NOLLET (Ecolo), Maxime PRÉVOT (Les Engagés).

© delorscentre.eu

Code de bonne conduite entre partis démocratiques à l’encontre des formations ou partis qui manifestement portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique

La bonne conduite à l’encontre des formations ou partis, belges ou étrangers, qui manifestement portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique est définie de la manière suivante :

      1. Ne pas s’associer à une coalition politique, aux formations ou partis qui manifestement portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique.
      2. Refuser de mettre en place des exécutifs s’appuyant sur de telles formations.
      3. Ne pas soutenir, cosigner ou voter les motions ou propositions dont l’initiative émane de mandataires de ces partis ou formations, quel que soit le sujet de la motion.
      4. Refuser tout mandat qui aurait été obtenu grâce au soutien ou à l’abstention des mandataires issus de ceux-ci.
      5. Ne pas soumettre à discussion ou négocier l’adhésion d’un de ces partis ou d’un de ces mandataires en vue du dépôt ou du vote d’un texte ou d’un amendement.
      6. Mettre tout en œuvre pour éviter de confier une fonction spécifique à un élu issu de ce type de parti ou formation (bureau d’assemblée, rapporteur, président de commission, questure, etc.) ou de permettre à ces élus de se constituer en groupe politique reconnu.
      7. Ne pas inviter un parti ou une formation de ce type ou un élu issu d’un tel parti ou d’une telle formation à une réflexion ou négociation en-dehors du travail parlementaire (Assises, réformes de l’Etat, etc.) ou d’y participer en cas de présence de ceux-ci.
      8. Ne pas adopter un comportement de sympathie ou de familiarité aboutissant à la banalisation ou à la respectabilisation des élus, candidats ou militants issus de ces formations ou partis, en Belgique ou à l’étranger et ce, en tout moment et en tout lieu (en ce compris l’ensemble de l’enceinte parlementaire), que l’activité soit directement liée ou non à l’activité parlementaire.
      9. Ne pas adopter un comportement ni tenir ou répercuter des propos, dans la presse ou sur les réseaux sociaux, aboutissant à banaliser, à donner de la visibilité ou à amplifier des propos à caractère discriminatoire, xénophobe raciste ou antisémite ou des propos tenus par des personnes, vivant en Belgique ou à l’étranger, qui promeuvent manifestement des idées d’extrême droite ou de même nature ou des idéologies ou propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique.
      10. S’engager à modérer les propos visés au point 9 qui s’exprimeraient sur les comptes réseaux sociaux de nos formations.
      11. Refuser de participer à toute manifestation, événement, activité auxquels ces partis ou formations ou leurs mandataires, candidats et militants participeraient, en ce compris toute manifestation visant à confronter les opinions des candidats (débat, forum, rencontre, etc.) pendant la campagne électorale.
      12. Refuser de participer à tout débat audiovisuel ou organisé par des sites internet, des influenceurs ou par des comptes sur les réseaux sociaux auquel un mandataire, un candidat ou un militant issu de ces formations ou partis participerait.
      13. Refuser de contribuer à un ouvrage collectif de quelque nature que ce soit (journalistique, littéraire, etc.) dès lors qu’un co-auteur appartiendrait à ces formations ou partis.
      14. Refuser de collaborer à une interview croisée dans les médias avec un mandataire, candidat ou militant issu d’une de ces formations et s’assurer préalablement de la non-utilisation détournée de propos dans le cadre d’une interview non annoncée comme croisée.
      15. Mettre tout en œuvre pour éviter de mettre à disposition de ces formations et partis ou de ses mandataires, candidats et militants des locaux, infrastructures, services publics ou toute autre ressource.
      16. Mettre tout en œuvre pour empêcher tout rassemblement, manifestation ou défilé sur la voie publique organisé par une formation d’extrême droite ou de même nature.
      17. Éviter de donner à ces formations ou partis une publicité dont ils tireraient bénéfice. Dans cet objectif, la concertation entre partis démocratiques sera privilégiée en vue de dégager de manière commune la mise en œuvre la plus opportune du présent Code.

Ce code de bonne conduite s’applique en tout lieu et en toute circonstance aux partis signataires, à leurs mandataires, à leurs candidats et à leurs militants.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : revuepolitique.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © lalibre.be ; © delorscentre.eu | N.B. Les extraits de phrases en caractère gras dans le code bonne conduite sont en caractères normaux dans le texte original. Wallonica fecit…


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FONTENELLE : violoncelliste et esprit libre

Temps de lecture : 4 minutes >

[LESOIR.BE, 8 juillet 2025] De Seattle à Namur, Pierre Fontenelle a tracé une voie singulière dans l’univers du violoncelle. Entre répertoires classiques, créations contemporaines et liberté de ton, il impose un style personnel à entendre chez nous cet été.

Je ne crois pas au talent, mais au travail.

Dans la vie de Pierre Fontenelle, la musique s’est imposée comme un élan naturel. Sans préméditation. Une rencontre presque accidentelle, mais fondatrice. Né en Belgique en 1997, il passe son enfance à Seattle, aux États-Unis, avant de revenir sur sa terre natale à 18 ans, après un détour par le Luxembourg. Une double identité et deux langues maternelles qui ont forgé chez lui un regard curieux, une ouverture à l’autre et aux autres.

C’est vers 10 ou 11 ans qu’il découvre le violoncelle, un instrument qu’il apprend au départ de manière autodidacte, notamment en regardant des vidéos sur YouTube. “J’ai rejoint l’orchestre de mon école pour être avec mes amis. Il ne fallait pas de prérequis, et j’ai choisi le violoncelle un peu au hasard“, raconte-t-il. Chez lui, personne ne joue d’un instrument et le foyer n’est pas forcément mélomane. “Quand on écoutait de la musique, ce n’était pas du classique mais du rock. Ma mère était fan de Queen et de David Bowie. C’était ça mon environnement (sourire). Un de mes frères est fan de rock. L’autre d’électro.

D’ailleurs, tout jeune, c’est le violoncelle d’Apocalyptica ou de 2Cellos qui l’attire. “Celui de Yo Yo Ma et son côté absolument œcuménique aussi. Pour moi, le violoncelle n’a jamais été un instrument classique mais un instrument tout court.” De hobby à passion, l’apprentissage devient un défi. Deux ans après ses débuts, sur les conseils de son professeur d’orchestre, ses parents l’inscrivent à des cours. Et c’est à 14 ans, lors de son retour en Europe (au Luxembourg), qu’il entre dans un parcours plus structuré qui le mènera jusqu’au conservatoire.

Pourtant, son ambition est au départ plus de travailler dans le monde musical que d’être musicien professionnel. “Je savais que je n’étais pas un prodige et que je n’avais pas eu le parcours qui devait me permettre une carrière.” Le déclic survient à 16 ou 17 ans, lors d’un projet avec un orchestre de jeunes sous la direction de Leonardo García-Alarcón à Namur. “L’énergie était phénoménale. J’ai eu envie de faire ça toute ma vie.

Un travail assidu

Malgré le scepticisme de certains de ses professeurs qui ne l’imaginent pas faire carrière dans la musique, Pierre Fontenelle trace sa route. Presque comme une sorte de revanche, qui le pousse à décupler ses efforts. A travailler sans relâche pour rattraper le temps. Après le Luxembourg, il passera par l’Imep, le conservatoire de Mons, Paris, l’Académie Jaroussky, avec des personnalités telles qu’Éric Chardon, Han Bin Yoon et Anne Gastinel. Et finalement, il fait de sa différence sa force.

Lauréat des concours Breughel (2022), Buchet (2020) et Edmond Baert (2019), il devient violoncelle-soliste de l’Opéra royal de Wallonie-Liège entre 2019 et 2022. Mais refuse de s’enfermer dans un carcan. “Je ne crois pas au talent, mais au travail. Je ne me suis jamais projeté dans le répertoire classique au sens strict. Je ne serai jamais Rostropovitch ou Queyras. Mais je suis enthousiaste, et le public le sent.

Au contact de musiciens issus de divers univers, il façonne un répertoire qui lui est propre et qui mêle les genres sans distinction. A l’image de Roots, son récent album sorti chez Cypres qui se consacre à la musique contemporaine américaine en miroir de sa jeunesse à Seattle, dans toute sa diversité. De Caroline Shaw à Reena Esmail en passant par Andrea Casarrubios.

Aujourd’hui, il cultive un répertoire personnel, en mouvement constant. Il se produit tout l’été en Belgique dans des configurations variées. Il a même fondé son propre festival à Namur, avec l’ambition de croiser les publics et les esthétiques. Fidèle à sa ligne : faire découvrir, créer du lien, oser la transversalité.

Gaëlle Moury, Le Soir / MAD


[LABELCYPRES.COM] Le passeport reflète-il l’identité culturelle ou la nationalité ? Belge de naissance, mais ayant grandi aux États-Unis à Seattle, la question de l’appartenance identitaire a été une constante dans la vie du jeune violoncelliste Pierre Fontenelle. Il dédie son premier enregistrement discographique solo à l’Amérique du 21ème siècle dans laquelle il a grandi en rendant hommage à toute la diversité de cette société. Les œuvres proposées sont le reflet des nombreuses vagues d’immigration qui ont forgé ce multiculturalisme célébré par le milieu musical, une synthèse de la musique classique européenne, du blues, du jazz, du rock mais aussi plus récemment de la musique du monde. L’album est essentiellement dédié à trois compositrices avec lesquelles Pierre a eu l’occasion de travailler : Caroline Shaw, Reena Esmail et Andrea Casarrubios. Un second volume à venir sera consacré à son pays natal, la Belgique.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | sources : pierrefontenelle.com ; lesoir.be ; rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © pierrefontenelle.com ; © youtube.com ; labelcypres.com | Nous avons adoré Roots !


Plus de musique en Wallonie ?

Aux sources de la démocratie : penser le ‘commun’ avec Alcméon, Héraclite et Démocrite

Temps de lecture : 7 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 15 juillet 2025] Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent les penseurs de la démocratie ? Premier volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Alcméon, Héraclite et Démocrite, trois Grecs contemporains de l’invention démocratique, au Ve siècle avant notre ère.

La réflexion ancienne sur la démocratie peut-elle nous aider à comprendre et à résoudre les crises que traversent nos démocraties ? Il faut certes se méfier des ressemblances induites par la persistance des mots. Au Ve siècle avant notre ère, le mot “démocratie” devient courant en Grèce ancienne pour caractériser un type de régime qui donne le pouvoir (kratos) au peuple (dêmos). Il s’agissait d’un régime assurant la domination du peuple – pris aussi en un sens social et économique, par opposition aux élites – par le biais d’institutions où il se rassemble ou par l’intermédiaire du tirage au sort (respectivement l’Assemblée ou le Conseil, à Athènes).

La démocratie est cependant plus que cela, et c’est ce que l’on peut découvrir en explorant sa préhistoire au sein des cités grecques du VIe siècle avant notre ère, qui furent secouées par d’intenses crises sociales et donnèrent lieu à un haut degré d’innovation institutionnelle. Cet âge de l’expérimentation politique met en avant la mobilisation collective pour défendre et sauvegarder les institutions, et voit émerger la cité comme une forme du commun, une manière d’agir ensemble et de prendre soin des biens communs.

C’est sous cet aspect que les expériences politiques de l’Antiquité grecque stimulent de nouveau la réflexion sur les expérimentations démocratiques contemporaines, comme le montre le travail original de Chloé Santoro, qui a examiné le dispositif de la convention citoyenne sur la fin de vie (CCFV) à l’aune de l’Athènes antique, pour en sonder les limites et les potentialités. Les philosophes des VIe et Ve siècles, ceux que l’on dit “présocratiques” et que l’on tient souvent pour des penseurs de la nature, peu intéressés par la politique, peuvent-ils aussi contribuer à cette réflexion ?

Alcméon, Héraclite et Démocrite nous donnent en effet, chacun à leur manière, accès au sens de cette expérience d’invention du commun dont ils furent les témoins. Ils nous rappellent que la démocratie ne saurait être viable si elle n’est pas, elle aussi, une forme de mise en commun des tâches et des devoirs, des joies et des peines ; qu’elle suppose de réaliser une certaine forme d’égalité et que chacun perçoive la loi comme un bien commun ; qu’elle suppose enfin que la vie des cités s’accorde avec l’ordre du monde et ne se détourne pas de la réalité.

Avant la démocratie : penser l’isonomie avec Alcméon

Alcméon de Crotone était un savant, actif au tournant du Ve siècle, dans cette colonie grecque du sud de l’actuelle Italie, région que l’on appelait alors “Grande Grèce” tant elle était peuplée de cités grecques. Dans un fragment de son œuvre perdue (DK 24 B 4), nous le voyons expliquer qu’un corps est en bonne santé, si les “puissances” qui sont en lui, à savoir le chaud, le froid, le sec, l’humide, l’amer, le doux entrent dans un mélange bien proportionné. En revanche, la maladie se déclare sous l’effet d’un excès de ces puissances, si par exemple le chaud ou le froid prend l’ascendant sur les autres. La santé serait donc une “isonomie des puissances“, tandis que la maladie serait une “monarchie” au sein de celles-ci. Apparemment, Alcméon ne nous parle que de santé et de maladie. Pourtant, son vocabulaire semble avoir une résonance politique. Que signifie en particulier ce terme d’isonomie ?

Alcméon est contemporain d’un événement qui s’est déroulé autour de 510, dans l’île de Samos, proche de la côte de l’actuelle Turquie, et qui nous été raconté par Hérodote, dans ses Histoires (III, 142). Alors que l’île est sous la menace d’une invasion perse et que son tyran vient d’être assassiné, un certain Maiandros, assurant le pouvoir par intérim, décide de convoquer une assemblée, déclare “poser au milieu le pouvoir” et proclame “l’isonomie” des citoyens. La “mise au milieu” correspond à l’une des manières dont les Grecs créent des choses communes, en partageant au sein d’une communauté un bien auquel chacun peut prétendre prendre part. Les pratiques de distribution étaient fréquentes dans ces sociétés très anciennes : la viande au banquet, le gibier entre chasseurs ou le butin entre guerriers devient ainsi une chose commune. Ce qui est posé au milieu, c’est ce dont chacun aura une part et dont personne n’aura plus qu’un autre.

C’est donc le pouvoir qu’il s’agit de partager ainsi entre tous les citoyens, et c’est précisément cela, le sens de l’”isonomie“, à savoir que chacun ait une part égale du pouvoir, que chacun l’exerce, ensemble ou à son tour. Voilà ce que Maiandros pense qu’il faut faire entre égaux, car c’est le partage égal qui convient aux égaux. Nous comprenons mieux ce qu’Alcméon voulait dire d’un corps en bonne santé : comme la bonne cité, un corps sain fait contribuer toutes les puissances à son bon fonctionnement, selon un mélange bien proportionné, qui peut inclure des moments d’action commune et des moments d’action alternée. La monarchie, dans un corps comme dans une cité, ouvre la voie à l’excès de puissance et à la maladie. Nous comprenons que pour Alcméon, il n’y a pas d’un côté de la politique et de l’autre de la nature et des corps – il y a, en toutes choses, des forces qui concourent à maintenir l’ordre commun et des forces qui le menacent.

Au fondement de la cité et de l’univers : penser le commun avec Héraclite

D’une vingtaine d’années plus jeune qu’Alcméon, Héraclite d’Éphèse est né autour de 520, dans cette cité du littoral occidental de l’actuelle Turquie qu’on appelait alors l’Ionie, une région elle aussi peuplée de cités grecques. Héraclite développe une réflexion sur le “commun” : il emploie le terme grec xunos (qui sera remplacé en grec classique par koinos), qui caractérise précisément la chose qui est commune entre les membres d’une communauté, par opposition à ce qui est individuel (idios). Ainsi, la réalité de notre monde est une forme de commun, à laquelle nous accédons lorsque nous faisant vraiment usage de notre pensée, qui, elle aussi, est donnée en commun à tous (fragment 113). Lorsque nous croyons avoir une pensée individuelle, nous sommes comme les rêveurs qui s’éloignent, le temps de leur sommeil, du monde commun (fr. 89). Contrairement à ce que dira le sophiste Protagoras, aucun individu n’est la mesure des choses : la réalité, c’est ce qui nous est commun. Ce à quoi nous pensons accéder seuls n’est que du vent.

Cette pensée a aussi une dimension politique. Héraclite établit une analogie entre la manière dont la pensée qui connaît l’univers s’appuie sur “ce qui est commun à tous” et la manière dont la cité s’appuie sur la loi (fr. 114). La cité ne vivra que pour autant que les lois humaines qui la nourrissent se fondent sur les lois qui gouvernent toutes choses, lois qui sont divines. Là encore, rien n’est plus opposé à ce que dira le sophiste Protagoras, fondant l’accord démocratique sur les seules perceptions partagées, à un moment donné, par les citoyens de la cité. Une cité ne se gouverne pas comme il nous plaît de le faire, mais comme il faut qu’elle le soit pour prendre place au sein d’une réalité plus vaste. Dès lors, il n’y a pour le peuple qui veut faire prévaloir l’intérêt commun qu’une seule voie possible, indiquée par le fragment 44 : “Le peuple doit combattre pour sa loi comme pour son rempart.” La loi qui fonde le commun protège le peuple, y compris de lui-même ; elle lui permet d’être une communauté et, ainsi, de trouver sa place au sein de l’univers.

Héraclite témoigne ainsi d’un siècle de réformes politiques par lesquelles on tentait de résoudre les crises qui divisaient le peuple, opposaient les riches et les pauvres, en réinstituant la communauté sur de nouvelles bases, par diverses méthodes de brassage et de redistribution des places et des rôles. La grande réforme à laquelle on attribue, en 507-508, l’apparition de la démocratie à Athènes, la réforme de Clisthène, est l’aboutissement de cette histoire, celle de l’art politique de brasser la population pour lui rendre la concorde et lui offrir une nouvelle capacité d’action collective.

S’engager ou ne pas s’engager dans les affaires publiques : Démocrite

Démocrite d’Abdère, né vers 470, dans cette cité de Thrace située sur le littoral face à l’île de Thasos. Elle fut durant la vie de Démocrite une démocratie, et le philosophe semble ainsi avoir eu l’occasion de réfléchir à la vie démocratique et à ses vicissitudes. Il explique que lorsque l’on a du bien, il n’est pas convenable, et certainement peu profitable, “de négliger ses affaires pour œuvrer à celles des autres” (fr. 253). Le riche peut ainsi avoir tendance à ne voir dans le commun que ce qui intéresse les autres. Mais, poursuit Démocrite, si l’on ne néglige pas les affaires publiques et que l’on accomplit son devoir civique, on peut aussi se faire une mauvaise réputation “même si on ne vole pas ni ne commet d’injustice“, car la vie au service de la cité nous donne mille occasions de commettre des erreurs et d’être exposé au ressentiment de nos concitoyens. Vivre dans une démocratie qui exige de chacun qu’il fasse sa part, c’est donc toujours prendre le risque de se voir reprocher de ne pas agir assez – comme le riche qui préfère ne s’occuper que de ses affaires – ou d’agir trop – comme le citoyen qui se mêle de tout et mécontente chacun.

Démocrite semble avoir éprouvé les fatigues de la démocratie. Pourtant, il nous rappelle, dans le fragment 252, qu’”il faut faire le plus grand cas des affaires de la cité, afin qu’elle soit bien administrée.” En effet, “sa sauvegarde est la sauvegarde de tout, et sa ruine est la ruine de tout“. Or, ajoute-t-il, il semble que la seule manière de préserver la cité, ce soit que chacun s’abstienne de vaincre ses adversaires “au détriment de l’équité” et que personne ne parvienne à “s’approprier le pouvoir contre l’intérêt commun“. Voilà donc ce à quoi nous condamne la vie démocratique : il ne faut cesser d’endurer le poids de l’engagement, si nous voulons éviter que le commun ne cède sous la pression des ambitions des uns et de la désaffection des autres. Au fond, les penseurs anciens nous disent peut-être qu’une démocratie ne tient qu’aussi longtemps qu’elle est une chose commune, c’est-à-dire une république.

Arnaud Macé, auteur de La République (CNRS Editions, 2025)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © houseofswitzerland.org.


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ARTIPS | Alechinsky : laissez parler les p’tits papiers

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[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR, 7 juillet 2025Où l’on découvre que le recyclage, c’est tout un art. Nous sommes au début des années 1950. Pierre Alechinsky vient de terminer des études de typographie à Bruxelles, sa ville natale, et se lance dans une carrière de peintre en France.

De Saint-Ouen à Aix-en-Provence, il se met à écumer les marchés aux puces, les arrière-boutiques des libraires ou encore les greniers des notaires à la recherche de vieux papiers. Lettres intimes ou officielles, cartes géographiques obsolètes, actes notariés, pages tombées d’ouvrages divers, factures oubliées… Sa collection s’étoffe au gré de ses trouvailles. Mais que compte-t-il faire de tous ces “rescapés de la paperasse“, comme il les appelle tendrement ?

Eh bien, il ne va pas tarder à leur donner une seconde vie… artistique ! Oui, car Alechinsky s’en sert comme support pour créer de nouvelles œuvres dessinées, peintes ou gravées. Bien sûr, l’artiste prête une grande attention à la texture, à la couleur et à la résistance de ces feuilles qui lui servent de toiles.

Pierre Alechinsky, La première heure (1968-1974), peinture à l’acrylique, dans la prédelle : 5 encres sur tapuscrits de Michel Butor © Pierre Alechinsky

Mais ce qui y est inscrit l’intéresse tout autant. Il aime justement travailler à partir de ce qui existe déjà, “collaborer” avec les auteurs anonymes de ces documents, en détourner le sens avec humour et poésie.

Les planches d’un manuel de botanique du 18e siècle se muent ainsi en créatures fantastiques en quelques traits à l’encre de Chine, tandis que de vieux titres boursiers reprennent de la valeur grâce à ses coups de pinceau.

Quant aux tapuscrits (comme des manuscrits, mais tapés à la machine) de l’un de ses amis écrivains, Alechinsky les orne de ses dessins et les dispose comme des vignettes sous une peinture colorée.

Cela devient même sa marque de fabrique : les “remarques marginales“. Une expression empruntée au jargon de la typographie… comme en souvenir de ses études !

Charlotte Dubus-Hamel


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : newsletters.artips.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Pierre Alechinsky à l’imprimerie Clot, Bramsen et Georges (Paris, 1972) © Christian Gibey ; © Pierre Alechinsky.


Plus d’arts visuels en Wallonie…

LANJOUÈRE, Manon (née en 1993)

Temps de lecture : 8 minutes >

[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 17 juin 2025] Des astres aux fonds marins, Manon Lanjouère, artiste, a toujours cherché à tisser un lien entre art et science. Elle s’intéresse d’abord à l’astrophysique, jusqu’à sa rencontre en 2019 avec l’astronaute Jean-François Clervois, qui lui raconte son observation de la beauté et la vulnérabilité de la Terre, depuis l’espace. Cela a suscité chez moi l’envie d’atterrir et d’ancrer mon travail sur des questions environnementales.” Depuis l’enfance, la jeune artiste bretonne a vécu dans une approche respectueuse de la nature.

L’appel du large

Elle a toujours nourri, aussi, une vive appétence pour la science, fascinée par les illustrations des encyclopédies, prenant plaisir à inventorier et à répertorier, par exemple des fiches techniques sur les coraux. L’aventure de la résidence scientifique Tara au large du Brésil en 2021 est un vrai choc pour elle. Elle y découvre “tout ce monde invisible que l’on est en train de détruire” tels les planctons. Cette expérience m’a permis de prendre conscience du pouvoir de l’art et du sensible comme outil pour militer en faveur de la préservation du vivant.”

Fascination du vivant

Se considérant comme une artiste chercheuse”, Manon Lanjouère reste enjouée malgré la gravité des sujets, tel celui des résidus de plastique en mer. Alliant science, art et poésie, elle propose dans Les Particules un référencement surréaliste de créatures mutantes, bioluminescentes sous forme de cyanotypes : l’Asterionellopsis glacialis(coton-tige), la Tubularia indivisa (paille pour boire), la Licmophora flebellata (touillette à café)…

Son prochain projet est un film sur les ravages des chalutiers, dont le labour continu détruit des fonds marins. Elle reste optimiste et ose espérer un réenchantement” en changeant nos habitudes. Le vivant est résilient. La vie vient de l’eau, notre survie dépend de ce milieu-là.”

Valérie de Maulmin


Vue d’exposition à Simultania Strasbourg © Manon Lanjouère

[VIENSVOIR.OAI13.COM, 20 mars 2024]   Manon Lanjouère est une artiste qui plonge la photographie dans des océans d’imaginaire. Nous sommes allés la rencontrer dans son atelier pour un entretien qui détaille son approche artistique.

Après une heure trente d’entretien chaleureux quoique dans une température glaciale, tandis qu’elle me raccompagnait et que je lui disais que je me donnais pour but d’entrer dans “la cuisine de l’art“, Manon Lanjouère approuva vivement et ajouta : beaucoup de gens se font une idée fausse des artistes, il croient que nous procédons par illuminations, alors qu’il y a beaucoup de vécu et de travail derrière la création.” Et c’est bien ce que je poursuis à travers ces entretiens : montrer que la création s’enracine et croît dans un humus plus ou moins épais.

Généalogie de l’artiste

C’est précisément par son arbre généalogique que nous avons commencé.
“J’ai grandi dans les coulisses du théâtre du Châtelet, à Paris, où ma maman a travaillé pendant 35 ans. Je me promenais dans les décors, j’allais frapper à la porte des loges des comédiens pour les rencontrer, c’était un peu magique. Ça a forcément marqué ma pratique photographique puisque j’aime bien construire beaucoup de choses avant de venir à la photographie. C’est pourquoi je dis souvent que je suis une fausse photographe (dans la suite de l’entretien, elle utilisera le terme d’artiste visuelle). C’est de là que vient mon goût de la mise en scène. Après le lycée, j’ai étudié en histoire de l’art pendant trois ans, pour pouvoir ensuite entrer à l’Ecole des Gobelins. Mais c’est ma première formation qui m’a probablement le plus influencée, plus que celle en photographie, parce que c’est là que ma créativité s’est développée. J’adore le XIXème siècle, les prémices de la photographie et je cherche souvent à rendre ces oeuvres plus contemporaines, à faire des clins d’oeil à ces premiers travaux photographiques. Ça donne une direction à mes recherches avant même qu’elles ne commencent.”

Un autre facteur déterminant pour son travail repose sur sa sensibilité écologique. Et là, se dévoile l’importance de l’autre branche de l’arbre généalogique.
“C’est mon papa qui m’a initié à la photographie, mais nous partageons surtout l’amour de la mer, dans de longues traversées qui sont autant de moment d’intimité. J’ai commencé à faire du bateau très jeune et les premières fois, tu as peur quand tu réalises que tu ne vois plus la côte. Mais même s’il y a des moments difficiles, tempêtes, mal de mer, ça me met toujours à ma place d’humain. Dès que tu es en pleine mer, tu crées un lien particulier avec l’élement naturel, presque un rapport amoureux. Ça vient de là, le fait que dans mes projets, je me questionne beaucoup sur la manière dont je me comporte quand je traverse un paysage. Je suis travaillée par la trace, l’empreinte qu’on laisse quand on interagit avec l’environnement.”

Dans l’atelier

Dans l’atelier de Manon Lanjouère, nous sommes entourés de livres, d’images et de documents de travail qui me donnent envie d’entrer plus profondément dans les différentes phases de la création.
“Au début d’un projet, il y a énormément de lectures ; puisque je travaille de plus en plus en collaborant avec des scientifiques, je lis pour pouvoir me préparer à leur poser des questions. Par exemple, pour le projet de résidence sur le bateau Tara, il y a quasiment une année de préparation avant d’embarquer. Ce ne sont pas que des lectures scientifiques, ça peut être aussi des fictions, des livres qui m’ont portée : des livres-références (une bibliographie est proposée en fin d’article). Il y a presque toujours un Jules Verne qui accompagne chacun de mes projets, ici, Vingt mille lieues sous les mers, des films (Ponyo sur la falaise de Miyazaki), etc.

Et bien sûr, des images. Je regarde celles liées à d’anciennes périodes des sciences, elles m’inspirent beaucoup parce qu’en elles la poésie se mélange à la science. Après cette période de recherche et de collecte, je vais composer des sortes de moodboard, comme celui qui est derrière toi. A l’intérieur, les choses, les sources d’inspiration se connectent entre elles et progressivement, l’oeuvre ou la pièce apparaît.”

Genèse, conception

Et là, tu commences à penser aux photos que tu vas produire ?
“Ça s’articule presque en même temps que la scénographie.” C’est le bon mot, scénographie ? “C’est vrai que c’est plutôt de l’ordre de l’installation photographique. Par exemple, pour le projet “les Particules” qui traite de la pollution plastique dans les océans, je savais que j’allais utiliser des déchets pour représenter des micro-organismes marins et j’avais en tête une exposition qui serait immersive. Le choix du support et du rendu des oeuvres s’est fait dans ce sens là. Le parti-pris du cyanotype sur verre me permettait notamment de reprendre la technique ancienne de l’orotone et de venir rehausser les parties transparentes du verre avec de la peinture fluorescente. Cela me permet de plonger tout l’espace d’exposition dans le noir, en lumière noire. Alors, les oeuvres “s’illuminent”, on plonge dans les abysses, celles de Vingt mille lieues sous les mers. Il y avait aussi l’idée de jouer sur la distance à laquelle le spectateur regarderait les œuvres pour qu’il y ait un effet de surprise quand il comprendrait que ces cyanotypes de micro-organismes sont en réalité des re-créations constituées de déchets plastiques. Enfin, il y a l’aspect éthique puisque la fabrication de mes œuvres ne doit pas participer à la société de consommation du plastique. Au final, tous ces paramètres vont influencer la matérialité de mes futures pièces.”

De l’éthique dans la photographie

Est-ce que tu te tiens à un protocole précis pour la production des œuvres ?
“Oui et non. Ce que je veux protocolaire, ici, c’est l’usage du plastique pour représenter une forme de vivant. Mais dans ce projet, chaque pièce répond à un protocole différent : parfois, elle est fabriquée à partir de déchets que j’ai collectés ; d’autres fois, par exemple pour la diatomée constituée de touillettes à café, puisque ces touillettes sont désormais interdites en France, j’ai imprimé la pièce en 3D en utlisant des matériaux bio-sourcés. Et d’autres pièces correspondent à des photomontages.”

Ce sujet de la pollution plastique sur les micro-organismes te tient à cœur, bien sûr.
“Oui, sur le bateau Tara, j’ai observé ces particules au microscope. Soudain, dans un minuscule échantillon d’eau, tu vois des milliers d’espèces. Et tout cela est invisible à l’oeil nu… Sur un autre plan, c’est un sujet qui n’a pas beaucoup de visibilité parce qu’il n’y a pas d’images-choc comme, par exemple, la tortue qui étouffe à cause d’un sac en plastique ou l’hippocampe qui traîne un coton-tige.”

Mais tes images n’ont pas le style de celles qui provoquent une réaction épidermique.
“C’est très volontaire parce que je ne sais pas si l’envie de changer passe par le dégoût, comme si cette émotion avait pour effet de tétaniser celle ou celui qui reçoit l’image. Personnellement, je voulais créer de belles images pour faire appel au sensible et toucher ainsi une autre forme de discours. Ça pousse peut-être à chercher plus à comprendre l’oeuvre, à faire l’effort de lire la légende qui est intégrée dans l’image et qui reprend très directement les étiquettes du British Algae d’Anna Atkins. J’essaie aussi de donner des clefs de lecture dans un petit vestibule un peu à part de l’exposition. Inciter les spectateurs à aller plus loin sans les forcer.”

Le travail de l’artiste

Comment se passe la production des pièces ? Tu t’enfermes dans la chambre noire pendant des mois ?
“Non, ce n’est pas toujours moi qui les fait. Par exemple, très peu de gens en Europe font du cyanotype sur verre, la manipulation en est compliquée donc je leur vais déléguer cette partie en leur transmettant fichiers et négatifs. Dans la mesure où, sur chaque nouveau projet, je change d’écriture photographique, si je produisais toutes mes pièces de A à Z, le temps serait démultiplié. Et tu l’as compris, ce qui me plaît le plus dans un projet, c’est toute la partie consacrée à la recherche et à la conception. Mais ça dépend aussi des projets. J’aime manipuler les choses et avoir un rapport physique à l’oeuvre d’art mais je ne me sens pas obligée de tout faire moi-même ; je travaille avec deux assistants spécialisés et par exemple, je ne fais plus mes retouches moi-même. Evidemment, c’est un investissement mais ça permet aussi d’intégrer d’autres personnes avec d’autres regards qui stimulent ma pratique. Je ne veux pas être une artiste qui bosse toute seule dans son coin.”

Et demain ?

Je trouve que tu as un sens de l’accrochage très juste, sur les hauteurs, les écarts entre les pièces, la séquence. Comment fais-tu ?
“Je ne saurais pas l’expliquer. Je vois beaucoup d’expositions, je prête beaucoup d’attention aux détails : système d’accroche, type d’encadrement. Je fais beaucoup de photos que je classe dans des carnets et quand je monte une expo, je me plonge dedans pour chercher des formes qui seront liées au sens du projet.”

Des modèles pour toi ?
“Oui, bien sûr, mais pas forcément des photographes. Sauf évidemment, Joan Fontcuberta. Parmi les artistes contemporains, Roni Horn. Et puis des scénographes comme Rolf Börzik (scénographe de Pina Bausch) et, grosse influence, le metteur en scène Bob Wilson. Récemment il y a aussi Gilles Aillaud, et Dominique Gonzalez-Foerster.”

Tu te sens militante ?
“Depuis peu, oui. Avant, j’étais peut-être trop jeune et j’avais un peu peur d’inclure du politique dans ma démarche. Mais aujourd’hui, je pense que mon discours militant s’illustre à travers mes projets. C’est aussi parce que j’essaie de beaucoup les accompagner, donner des conférences, sensibiliser, organiser des ateliers pour faire découvrir ce monde microscopique en même temps que des gestes artistiques.”

Pour finir, si tu te projettes dans trente ans, tu te vois toujours pratiquer la photographie ?
Pas forcément. La photo, pour moi, c’était peut-être une porte d’entrée. Et c’est aussi pour ça que je vais chercher des nouvelles pratiques, parce que ce sont des découvertes qui mettent du réenchantement. Peut-être qu’un jour je vais me réveiller et vouloir faire de la mise en scène pour le théâtre… Pour moi, le plus important, c’est ce que j’ai envie de raconter à travers mes projets et pour l’instant, c’est de l’ordre du miltantisme écologique. Mais pour le futur, je ne m’interdis rien du tout.

Bruno Dubreuil


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Manon Lanjouère, P.O.E.M (Particules de polyéthylène modèles pour l’étude des micro/nano-plastiques dans les océans), 2023-2024, tissage de fragments issus de 250 bouteilles plastique ©ADAGP | visiter le site de Manon Lanjouère


Plus d’arts des médias en Wallonie et à Bruxelles…

Pratiquer les langues autrement : l’IA comme partenaire de conversation ?

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[THECONVERSATION.COM, 6 juillet 2025Les robots conversationnels ou “chatbots” font partie de ces innovations en matière d’intelligence artificielle qui peuvent séduire les élèves s’initiant à une langue étrangère. Mais comment les utiliser de façon pertinente ? Que peuvent-ils apporter quand elles sont mises en place dans un cadre pédagogique bien réfléchi ?

En avril dernier, une lycéenne italienne expliquait à la radio comment elle avait réussi à améliorer son français grâce à un “application magique” avec qui elle discutait chaque soir. Cette application, c’est ChatGPT, le fameux agent conversationnel boosté à l’intelligence artificielle (IA). Son témoignage illustre un phénomène mondial : les jeunes – et moins jeunes – utilisent désormais ces outils pour apprendre, réviser ou pratiquer.

L’intelligence artificielle générative (IAG) a aujourd’hui atteint un niveau de maturité tel qu’elle peut soutenir efficacement l’apprentissage des langues. Les outils sont désormais multilingues, adaptables, capables de générer du contenu écrit ou oral, et ajustés aux demandes de chacun. Mais que faire de cette IA qui parle (presque) toutes les langues ? Est-ce une menace pour l’école ou une chance pour apprendre autrement ?

Un robot qui répond toujours, sans juger

Parmi les nombreuses innovations récentes dans le domaine de l’intelligence artificielle et des technologies éducatives, les robots conversationnels (les “chatbots“) sont les plus accessibles : il suffit de poser une question, et ils répondent à l’écrit comme à l’oral. Ils peuvent tenir une conversation, corriger une phrase, reformuler une expression ou jouer un rôle (serveur, guide touristique ou enseignant de langue…).

Ce sont des alliés intéressants pour pratiquer une langue à son rythme, sans peur du jugement. Un étudiant timide peut s’entraîner à parler espagnol dans un café fictif sans craindre de faire des fautes. Un adulte peut répéter les mêmes phrases vingt fois sans gêner personne. Ces dialogues, même artificiels, stimulent l’apprentissage.

Des outils comme CallAnnie, Gliglish, LangAI, Talkpal ou les versions avancées de Duolingo proposent aujourd’hui des conversations avec un tuteur basé sur l’IA, adaptées au niveau des apprenants. Certains enseignants conçoivent même leurs propres chatbots éducatifs pour mieux coller au niveau ou aux attentes de leur public.

Agents conversationnels : les coulisses de la “machine”

Mais comment ces robots peuvent-ils “comprendre” nos messages ? En réalité, ces robots n’ont pas la faculté de compréhension des êtres humains : ils fonctionnent par prédiction statistique. Autrement dit, ils prédisent la suite la plus probable d’un texte en s’appuyant sur des milliards de données textuelles issues du web. C’est ce qu’on appelle un modèle de langage.

Ces modèles – comme GPT (OpenAI) ou BERT (Google, Meta) – sont le résultat d’un algorithme complexe, d’une programmation informatique et de ce qu’on appelle aujourd’hui la culture du prompt, c’est-à-dire l’art de formuler une requête efficace pour générer une réponse pertinente. Leurs réponses sont souvent très fluides, naturelles, parfois impressionnantes… mais elles peuvent aussi être fausses, incohérentes ou biaisées. C’est pourquoi un cadre pédagogique est indispensable : un dialogue sans médiation humaine reste limité.

Savoir interagir avec l’IA devient une compétence clé, qu’on appelle désormais la littératie en IA. Cela implique de :

      • comprendre que l’IA ne “comprend” pas comme un humain, se méfier de l’illusion de “tout savoir” qu’elle peut donner aux apprenants ;
      • savoir formuler des requêtes (ou prompts) efficaces pour générer une réponse pertinente, acquérir ce qu’on appelle aujourd’hui la culture du prompt ;
      • être capable d’évaluer la pertinence des réponses, de repérer les erreurs, les biais ou les stéréotypes ;
      • adopter une posture critique et respecter l’éthique numérique (vérification des sources, protection des données, etc.).

Les enseignants ont un rôle essentiel à jouer pour guider les apprenants vers un usage réfléchi, créatif et responsable de ces outils.

Une expérience en classe : parler avec un chatbot

Dans une université française, une équipe a testé un chatbot développé avec Mizou auprès de 16 étudiants débutants en français (niveau A1). Objectif : renforcer l’expression orale via des jeux de rôle simples. Les résultats sont encourageants : les étudiants ont gagné en confiance, se sentant moins jugés et plus motivés à parler.

Toutefois, certaines réponses générées par le chatbot étaient trop complexes par rapport au niveau attendu – par exemple, des phrases longues avec un vocabulaire difficile ou des formulations trop soutenues. D’autres étaient parfois trop répétitives, ce qui pouvait entraîner une perte d’intérêt. Ce retour d’expérience confirme l’intérêt de ces outils… à condition qu’ils soient bien accompagnés d’un suivi humain.

L’un des atouts majeurs de l’IA est sa flexibilité : débutants, intermédiaires ou avancés peuvent y trouver des bénéfices. Pour les premiers, les chatbots permettent de pratiquer des situations quotidiennes (‘se présenter’, ‘commander’, ‘demander son chemin’). Les niveaux intermédiaires peuvent enrichir leur expression ou corriger leurs erreurs. Les plus avancés peuvent débattre ou s’exercer à rédiger avec un retour critique. L’IA n’a pas vocation à remplacer les échanges humains, mais elle les complète, en multipliant les opportunités d’interaction.

Les chatbots ne remplacent pas la richesse d’une vraie relation humaine, mais ils peuvent aider à préparer des échanges. Avant de converser avec un correspondant étranger, l’apprenant peut s’exercer avec l’IA pour gagner en fluidité et confiance.

De même, avant un séjour à l’étranger, discuter avec un chatbot permet de se familiariser avec les phrases clés et les situations courantes. Certains apprenants utilisent aussi l’IA pour traduire ou vérifier une formulation. L’enjeu n’est donc pas de remplacer les interactions humaines, mais de multiplier les occasions d’apprendre, à tout moment, dans un cadre sécurisé et individualisé.

L’IA conversationnelle n’est pas une baguette magique, mais un outil prometteur. Lorsqu’elle est utilisée avec recul, créativité et esprit critique, elle peut véritablement enrichir l’enseignement et l’apprentissage des langues.

Demain, les apprenants ne dialogueront plus uniquement avec des enseignants, mais aussi avec des robots. À condition que ces agents soient bien choisis, bien paramétrés et intégrés dans un cadre pédagogique réfléchi, ils peuvent devenir de puissants alliés. L’enjeu est de taille : former des citoyens plurilingues, critiques et lucides – face à l’intelligence artificielle, et avec elle.

Sophie Othman, Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)


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CHEVALIER : Vers des histoires plus solaires

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[CALLIEGE.BE/SALUT-FRATERNITE, n°130, 1er juillet 2025] Depuis quelques années, le milieu de l’imaginaire francophone, c’est-à-dire des auteurices et éditeurices des littératures dites de l’imaginaire (science-fiction, fantasy et fantastique, notamment), s’interrogent davantage sur les nouveaux récits : le renouvellement des imaginaires.

Chloé Chevalier

Consœurs et confrères de la science-fiction, prenons conscience de nos responsabilités ! Puisqu’on nous demande de dessiner quelques portes ouvertes sur demain, choisissons intelligemment le paysage que nous installons derrière ! Et si nous sortions des seuls scénarios catastrophe ou des récits post-apocalyptiques, qui avaient sans doute leur plein sens quand il ne s’agissait que d’alerter, mais qui, quand les catastrophes sont déjà là, à l’œuvre, partout dans le monde autour de nous, ont surtout pour résultat de paralyser ? D’empêcher d’agir comme de penser. Quand le noir est complet, quand le monde nous angoisse, que tout part en vrille, il faut rallumer quelques lumières, non toutes les éteindre. Ainsi seulement nous pouvons continuer d’avancer, quitte à trébucher quelquefois en route – cela arrive.

L’apocalypse est facile à écrire… En tant qu’autrice, je peux l’affirmer : effrayer est facile. Sortir les grands moyens pour terrifier ou faire pleurer les lecteurices est toujours beaucoup plus aisé que d’émerveiller sincèrement. En se focalisant, à l’écriture, sur les sentiments négatifs, on atteint directement ce que nos cerveaux ont de plus archaïque, et les lecteurices sont capturés, obligés de tourner la page encore et encore. Savoir susciter et alimenter l’enthousiasme, l’espoir, là réside le vrai défi.

En somme, s’opposent deux voies narratives, deux types de science-fiction, donc de rapport à l’avenir, mais aussi au présent. D’un côté une science-fiction de la peur. La peur du changement, la peur du différent ou de l’invasion, la peur de perdre ce qu’on possède, la peur de tout ce qui n’est pas ici et maintenant, la peur qui mène à la haine et surtout au désespoir. De l’autre côté une science-fiction de l’espoir, de la confiance, de l’ouverture – de l’acceptation de tout ce qui suscite la peur dans l’autre voie ?

Choisir son cap

Pour désigner cette nouvelle tendance de la science-fiction, certains parlent de ‘solarpunk’, d’autres de ‘hopepunk’ (deux termes construits en référence au sombre ‘cyberpunk’) qui convoquent l’espoir ou le durable. D’autres parlent juste de retour à l’utopie, pour résister aux (trop ?) nombreuses dystopies qui émaillent le genre. Au fond, il ne s’agit que d’étiquettes : l’important réside dans la dynamique adoptée, la direction choisie.

Rappelons ici qu’utopie n’est pas un synonyme de projet optimiste. L’utopie n’est pas un objectif concret à réaliser, pas un projet matériel avec une marche à suivre, un mode d’emploi. C’est un horizon vers lequel se diriger, un non-lieu qui ne cesse de reculer quand on l’approche… et ce pour toujours garder un cran d’avance. Il ne faut pas atteindre l’utopie, seulement la poursuivre.

L’utopie, ce n’est pas non plus le bonheur individuel, restreint. C’est l’harmonie, au sens musical du terme, les cordes harmoniques, la résonance, avec ses convictions, ses espoirs les plus audacieux.

Chloé Chevalier, écrivaine et scénariste


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Pourquoi la musique sonne-t-elle juste ou faux ?

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[THECONVERSATION.COM, 17 juin 2025Pourquoi la musique sonne-t-elle juste ou faux et pourquoi seuls quelques élus après un travail forcené sont-ils capables de jouer ensemble et juste ? La réponse à cette question relève autant des mathématiques et de la physique que de la physiologie.

S’il arrive souvent qu’on perçoive dans diverses circonstances que certaines personnes, même seules, chantent faux, c’est parce qu’elles s’éloignent de façon très significative de l’échelle musicale attendue. Pour fixer les idées, si dans une mélodie, la note attendue est un La3 (le la au milieu du clavier) sa fréquence devrait être de l’ordre de 440 Hz, c’est-à-dire 440 oscillations par seconde. Si elle dévie de plus de 10 Hz, elle sera suffisamment éloignée de l’attendu pour choquer les auditeurs qui connaissent la mélodie. Les échelles musicales ont une grande part d’arbitraire et leur perception relève donc de l’acquis.

Quelqu’un qui n’a aucune culture musicale ne sera en aucun cas choqué par ces déviations. D’ailleurs, les échelles musicales qui ne relèvent pas de notre culture telles que les échelles orientales ou les échelles en quart de tons nous paraissent fausses, car elles ne nous sont pas familières.

La justesse est donc une notion toute relative, et c’est lorsque l’on fait de la musique à plusieurs que celle-ci prend vraiment son sens. En effet, deux musiciens qui jouent ensemble doivent être d’accord, c’est-à-dire que les notes qu’ils vont jouer ensemble doivent s’accorder. Et là, notre oreille est intraitable : si deux musiciens ne sont pas accordés, le résultat est extrêmement déplaisant, ça sonne faux. On sort donc du domaine de l’acquis pour rentrer dans celui de la physique.

La musique, une affaire de physiciens ?

À quel phénomène cela tient-il ? La réponse à cette question est connue finalement depuis assez peu de temps au regard de l’histoire de la musique puisque c’est seulement au milieu du XIXe siècle qu’Hermann von Helmholtz donne une explication scientifique de la notion de dissonance, qu’il nomme Rauhigkeit (‘rugosité’).

Il associe la notion de dissonance à la notion de battements. En effet, les mathématiques nous disent que, lorsqu’on superpose deux sons purs de même amplitude et de fréquences voisines, il en résulte un son unique dont la fréquence est leur moyenne et dont l’amplitude est modulée périodiquement par une fréquence égale à leur différence. Par exemple, si on superpose deux sons purs de même amplitude et de fréquences 439 Hz et 441 Hz, on obtient un son de 440 Hz qui s’éteint deux fois par seconde (2 Hz). C’est une sensation assez désagréable, car notre cerveau n’apprécie pas les événements répétés rapidement qui mobilisent trop son attention :

Hermann von Helmholtz a estimé subjectivement que la sensation était la plus désagréable pour des battements autour de 30 Hz. Quand cette fréquence augmente, la sensation de battement disparaît et la sensation désagréable avec.

Les choses se compliquent lorsqu’on superpose deux sons complexes. Un son complexe est un son périodique dont on sait, depuis Joseph Fourier, qu’il peut être décomposé en une somme de sons purs – les harmoniques –, dont les fréquences sont multiples de sa fréquence, dite fréquence fondamentale. Lorsqu’on superpose deux sons complexes, alors tous les harmoniques du premier son sont susceptibles de battre avec un voire plusieurs harmoniques du second. La probabilité pour que les deux sons sonnent bien ensemble est alors quasi nulle.

Les rares situations sans battement correspondent aux intervalles consonants : l’octave qui correspond à un rapport de fréquence égal à 2 exactement, la quinte qui correspond à un rapport 3/2, la quarte 4/3, la tierce majeure 5/4 et, à la limite, la tierce mineure 6/5.

Ces intervalles, si la note fondamentale n’est pas trop basse, ne créent pas de battements. Cela s’explique car de la superposition de deux sons d’un intervalle juste résulte un seul son, dont la fréquence fondamentale est la différence entre les deux. Ainsi un La3 à 440 Hz et un La4 à 880 Hz (octave) donnent un La3 de fréquence 440 Hz, mais avec un timbre différent. Un La3 à 440 Hz et un Mi4 à 660 Hz (quinte) donnent un La2 à 220 Hz. De même, un La3 à 440 Hz et un do#4 à 550 Hz (tierce majeure) donnent un La1 à 110 Hz.

Dans tous les cas, l’oreille ne perçoit pas de battements car ceux-ci sont trop rapides. Par contre, si on considère un La2 une octave plus bas à 220 Hz et un do#3 à 275 Hz (tierce majeure), on obtient un La1 à 55 Hz qui commence à être perçu comme rugueux. À cette hauteur, la tierce est presque dissonante. C’est sans doute pour cela qu’au Moyen Âge, la tierce majeure était rejetée, car considérée comme dissonante, sans parler de la tierce mineure. Ces deux intervalles sont d’ailleurs toujours considérés par les spécialistes comme des consonances imparfaites, par opposition à l’octave et la quinte qui sont des consonances parfaites.

Ces intervalles sont à la base de la musique occidentale puisqu’ils permettent de construire la gamme naturelle Ut (do) ré mi fa sol la, qui va permettre, en combinant différentes notes non conjointes, de définir les bases de l’harmonie musicale. Au fil du temps, les compositeurs et les auditeurs seront de plus en plus accommodants vis-à-vis de la justesse et, actuellement, sur un clavier numérique, seules les octaves sont rigoureusement justes.

Finalement, de nos jours, chanter juste, c’est chanter pas trop faux !

Jean-Pierre Dalmont, Le Mans Université


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Marguerite, un film de Xavier Giannoli avec Catherine Frot et Denis Mpunga (2015) © Fidélité Films.


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Faut-il nourrir les oiseaux en été ?

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[LPO, 18 mars 2022] Le nourrissage des oiseaux est pratiqué l’hiver par des millions de personnes dans leur jardin ou sur leur balcon, et il est bien souvent vital pour de nombreuses espèces durant cette période de pénurie alimentaire. Un nourrissage permanent peut cependant avoir des conséquences néfastes et mettre en danger certaines populations d’oiseaux.

Ainsi, la LPO (Ligue pour la Protection des Oiseaux française) conseille aux Français de nourrir les oiseaux uniquement en période de froid prolongé, soit en général de la mi-novembre à fin mars. Dès que le printemps s’installe, les oiseaux commencent à établir leur territoire et débutent la construction de leur nid ou recherchent la cavité où ils pondront leurs œufs. S’il est alors tentant de les attirer aux mangeoires pour mieux les observer, la mise à disposition de nourriture n’est plus nécessaire, la nature fournissant suffisamment d’aliments “de saison” à l’avifaune, y compris dans les villes. Continuer de nourrir les oiseaux peut même devenir contre-productif et leur nuire.

Si vous n’avez pas encore commencé le processus de sevrage, il est désormais temps de réduire petit à petit les quantités, afin de stopper tout nourrissage au bout de 7 à 10 jours. Cet arrêt est important car les lipides des graines ou des boules de graisse ne sont pas adaptés aux futurs poussins qui doivent être nourris exclusivement de protéines. De nombreuses espèces deviennent ainsi insectivores. D’autre part, la dépendance à un lieu précis de nourrissage doit cesser pour inciter les oiseaux à chercher par eux-mêmes la nourriture la plus adéquate à leur biologie. En revanche, l’apport d’eau est utile tout au long de l’année.

Risques de transmission de maladies

En période chaude où la prédominance des maladies est plus forte qu’en hiver, le rassemblement d’individus de différentes espèces autour des points de nourrissage peut favoriser la propagation de plusieurs infections telles que la salmonellose, qui affecte notamment les verdiers et les pinsons. Même en hiver, pensez à nettoyer régulièrement les mangeoires et les abreuvoirs pour en améliorer l’hygiène, en favorisant les désinfectants naturels (huile d’arbre à thé, vinaigre…) !.

Un effet sur les taux de prédation

La concentration engendrée par le nourrissage peut faire augmenter les taux de prédation par des animaux sauvages (épervier d’Europe) ou domestiques (chats). Dans tous les cas, il est toujours bon d’appliquer quelques règles de précaution comme disposer les mangeoires dans des endroits dégagés, avec un accès facile à des perchoirs en hauteur, pour éviter la prédation par les chats.

Perturbations physiologiques

Plusieurs études ont démontré que des couples ayant accès à plus de nourriture pondaient plus tôt. La demande énergétique des poussins est ainsi décalée par rapport au pic de disponibilité alimentaire, ce qui peut entraîner une surmortalité juvénile. De plus, beaucoup de jeunes oiseaux deviennent insectivores au cours du printemps et un nourrissage prolongé peut perturber leurs habitudes alimentaires alors qu’ils doivent justement apprendre à se nourrir par eux-mêmes en capturant des insectes.

Chez le Kakapo, un perroquet très rare endémique de Nouvelle-Zélande, il a par ailleurs été observé qu’un nourrissage fréquent des femelles reproductrices avait pour conséquence une profonde altération du sex-ratio avec la production quasi-unique de poussins mâles. Même si les connaissances sur le sujet ne permettent pas de généraliser, il ne faut pas exclure la possibilité que le nourrissage en période de reproduction puisse engendrer un piège écologique et/ou évolutif dans certaines situations.

Altération de la composition de la communauté aviaire

Toutes les espèces ne bénéficient pas équitablement du nourrissage, que ce soit en hiver ou en période de reproduction. Si la mise à disposition de suppléments alimentaires est susceptible d’augmenter les densités de quelques espèces, il est aussi possible qu’elle réduise en parallèle, à travers un processus de compétition, les densités d’autres espèces.

Et l’eau dans tout cela ?

A la différence de l’alimentation, vous pouvez mettre de l’eau à disposition de la faune sauvage toute l’année. Mais attention, tout comme les mangeoires, il vous faudra veiller à garder les abreuvoirs propres et changer l’eau toutes les semaines du printemps à l’automne afin d’éviter la prolifération de moustiques.


Sittelle torchepot © Benoît Naveau

[PROTECTIONDESOISEAUX.BE, 5 mai 2024] À quelle période de l’année et dans quelles conditions est-il opportun de nourrir les oiseaux ? Le nourrissage des oiseaux des jardins est une pratique courante en Europe, comme dans le monde. En général, celle-ci se déroule en hiver, et de nombreux belges y participent. Le nourrissage est-il bénéfique à d’autres saisons ?

Les arguments mis en avant par les adeptes du nourrissage hivernal sont d’une part une amélioration potentielle de la survie des oiseaux pendant la saison la plus difficile sur le plan des conditions météorologiques, et d’autre part les opportunités d’observations rapprochées, dont le potentiel éducatif est élevé. L’apport de nourriture en période hivernale est constitué essentiellement de mélanges de graines (tournesol principalement, en général avec du millet, de l’avoine, des arachides, …). Il arrive que ces aliments soient complétés par des graisses en période de gel. Le nourrissage est souvent effectué à partir du mois d’octobre jusqu’en mars. La plupart du temps, il prend fin au printemps juste avant la période de nidification. En effet, en cette période, les oiseaux sont plus territoriaux et abandonnent en grande majorité les mangeoires.

La Ligue Royale Belge pour la Protection des Oiseaux est parfois interrogée concernant le prolongement de la période de nourrissage de nos amis ailés. Cette prolongation aurait lieu pendant la période de reproduction afin d’enrayer le déclin observé des populations d’oiseaux.

Conséquences du nourrissage en période de reproduction

Le nourrissage en période de nidification peut avoir pour effet positif un avancement de la date de ponte, ce qui est souvent associé à une ponte d’œufs plus importante et donc plus de jeunes à l’envol. Par contre, le nourrissage en période de reproduction comporte plusieurs effets négatifs.

Tout d’abord, la qualité nutritionnelle de la nourriture fournie artificiellement est inférieure à celle des aliments naturels que les oiseaux se procurent dans la nature (chenilles, insectes, …). Il est donc primordial de prendre en compte la qualité des aliments pour que ceux-ci soient bénéfiques aux oiseaux. Les aliments déshydratés fournis via les mangeoires ne peuvent servir que de complément, car les oisillons ont besoin de nourriture humide pour s’hydrater (leurs parents ne leur apportent pas d’eau).

Un autre élément important est la transmission d’agents pathogènes. En effet, le rassemblement d’oiseaux autour des mangeoires, même si elle est moindre en période de reproduction, favorise le développement de maladies. Les températures plus élevées au printemps augmentent les risques de transmission. Il a été démontré que la trichomonose contribue à la diminution de la population du Verdier d’Europe par exemple. De plus, un nourrissage pendant la période de nidification peut affecter la synchronisation du comportement reproducteur des oiseaux avec la disponibilité des ressources alimentaires. En effet, ce nourrissage induit une ponte et une éclosion des oisillons plus hâtive, ce qui peut avoir pour conséquence une inadéquation entre le pic de ressources alimentaires (arthropodes, insectes…) et la demande énergétique des poussins.

Le nourrissage pourrait également avoir un effet sur l’évolution des espèces. A titre d’exemple, en Nouvelle-Zélande, il ne restait que 200 individus de Strigops kakapo. Un nourrissage systématique des femelles reproductrices a alors été organisé pour favoriser la reproduction. Résultat : les femelles ont vu éclore une majorité de poussins mâles.

Favoriser un jardin naturel et limiter le nourrissage aux périodes de grand froid

Nous conseillons donc de limiter le nourrissage à la période la plus froide de l’hiver (quand les températures sont négatives ou légèrement au-dessus de 0°C), en arrêtant progressivement le nourrissage dès que les températures remontent. Afin d’accueillir les oiseaux dans un jardin, nous conseillons plutôt d’aménager ce dernier le plus naturellement possible afin qu’ils puissent y trouver tout ce dont ils ont besoin, toute l’année. Par exemple, les buissons et les haies sauvages d’espèces indigènes fournissent des baies, des graines et des insectes. Les vergers procurent des cavités mais aussi des fruits. Les prairies de fauches ou fleuries sont de véritables terrains de chasse pour les oiseaux. Une mare permet aux oiseaux de s’abreuver et de se baigner, mais également de se nourrir des insectes qui y sont attirés.

Le meilleur moyen d’aider les oiseaux est d’aménager un jardin naturel :
        • Stopper l’utilisation des pesticides et des insecticides.
        • Planter une haie sauvage en évitant de la tailler en période de nidification.
        • Éviter de tondre l’entièreté de la pelouse.
        • Si le terrain le permet, planter un verger.
        • Semer une prairie de fauche ou fleurie.
        • Installer une mare.

 

COMMON COLLECTIONS : catalogue de collections muséales, artistiques et scientifiques en Wallonie

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[COMMON COLLECTIONS] Common Collections est un réseau constitué à l’initiative de la Province de Liège, rassemblant seize institutions culturelles de Wallonie, de statut public et associatif. Le projet a pour but de rassembler au sein d’un espace numérique commun – et par conséquent de rendre accessible au plus grand nombre – les collections patrimoniales conservées par les différents partenaires, dont une partie seulement est exposée.

À partir de 2014, la Province de Liège a lancé un ambitieux projet d’informatisation de ses collections grâce à l’acquisition d’un logiciel professionnel dédié à cet usage. Initialement déployée au Musée de la Vie wallonne pour ses collections ethnographiques, cette solution a ensuite été étendue à l’ensemble du patrimoine artistique provincial, puis dès 2022 à d’autres partenaires à l’échelle régionale qui illustrent notamment les domaines technique, scientifique, archéologique ou encore historique. Cet ensemble compose aujourd’hui le réseau Common Collections, auquel l’asbl Musées et Société en Wallonie est associée.

Le catalogue en ligne, vitrine publique du réseau, réunit aujourd’hui plus de 70.000 notices descriptives, illustrant la diversité des collections de chacun de ses membres. Grâce au travail d’inventaire des équipes scientifiques de chaque établissement, le catalogue est en développement constant. Pour des recherches plus poussées au sein de chacune des collections, nous vous invitons à contacter directement les institutions gestionnaires. Seuls les documents et informations dont les droits ont été accordés et/ou cédés, conformément aux législations en vigueur, ont été mis en ligne.


Université de Liège. place du 20-août © Jean Louis Wertz

[MUSEES.ULIEGE.BE, 13 septembre 2023] Le pôle muséal et culturel de l’Université a rejoint cette année le réseau Common Collections, en partenariat avec une dizaine d’autres institutions culturelles.

Les partenaires actuels du réseau Common Collections sont : Blegny-Mine, le Centre d’interprétation de la Pierre (Sprimont), le Château de Jehay, l’Espace muséal d’Andenne, la Maison de la Métallurgie et de l’Industrie de Liège, le Musée de la Vie wallonne, le Musée du Château Fort de Logne, les Musées de Verviers, les Collections artistiques de la Province de Liège, le Préhistomuséum, la Fondation Province de Liège pour l’Art et la culture, le Trinkhall Museum, ainsi que le Pôle muséal et culturel de l’Université de Liège.

A l’initiative de la Province de Liège, Common Collections est un projet de mutualisation du logiciel de gestion de collections The Museum System (TMS), conçu pour les musées et les institutions culturelles. Il permet de stocker, organiser et accéder facilement l’ensemble des informations et médias sur les collections et les objets qu’elles renferment. Avec une interface conviviale pour la saisie, une sécurité renforcée des données sensibles et une vision efficace qui aide la prise de décision en matière de gestion, le logiciel se veut utile aux gestionnaires de musées et collections. Une interface web commune définie par un groupe de travail composé par les partenaires, permet la visibilité des collections aux chercheurs, étudiants, ou à un large public tout en facilitant leur découverte et leur compréhension.

Au sein des collections universitaires, une phase de test a été menée principalement avec les collections du Musée Wittert et du Pôle muséal et culturel (héritées notamment de l’ancien Centre d’Histoire des Sciences et des Techniques). Elle a permis de vérifier le bon fonctionnement du système et de résoudre quelques petits problèmes d’importation, en cours de résolution, avant une utilisation plus large. On a ainsi pu s’assurer que les informations sur les collections sont stockées de manière cohérente et accessible, et que le système répond aux besoins de l’institution.

Actuellement (septembre 2023), l’encodage a commencé également dans les collections de la Maison de la Science, celles d’Anatomie humaine et celles de Médecine vétérinaire (objets provenant de l’École vétérinaire de Cureghem).

Dans un avenir proche, d’autres collections s’y joindront : celles de dendrochronologie et d’archéométrie, de tératologie, des coupes histologiques végétales, la collection de préhistoire (en partenariat avec le Préhistomuséum pour la réflexion liée aux fiches), et celle du Musée de Zoologie.

Nous invitons les gestionnaires des autres collections universitaires qui le souhaitent à nous contacter pour organiser la migration des données, avec l’objectif de rationaliser la gestion des collections et de faciliter le partage des informations. Nous travaillerons en étroite collaboration avec eux pour assurer le succès de ce projet.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : ULiège ; Province de Liège | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © commoncollections.be ; © Jean Louis Wertz.


D’autres initiatives en Wallonie…

ARTIPS : Le diable s’habille en bleu

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[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR, 20 juin 2025] Où l’on rencontre des marchands qui en voient de toutes les couleurs. 1263, Strasbourg. Les marchands de colorant rouge, qu’on obtient notamment à partir de la garance, sont plutôt verts de jalousie : la star du moment, c’est la couleur bleue ! Sa popularité ne fait que grimper, mettant à mal leurs affaires.

Ils ont alors une idée… Ils demandent à un artisan de réaliser un vitrail racontant l’histoire du moine Théophile qui, selon la légende, aurait pactisé avec le diable. Et pour discréditer le bleu, les marchands demandent au maître verrier d’attribuer cette couleur au démon. Malin !

En soi, un siècle et demi auparavant, ce choix n’aurait choqué personne. Le bleu était alors le parent pauvre des couleurs : il était peu utilisé et avait une connotation péjorative. Une aversion de longue date puisqu’elle remonte à l’Antiquité gréco-romaine, époque durant laquelle la couleur était mal définie. L’origine germanique du mot ‘bleu’ en est d’ailleurs un indice, le latin n’ayant pas réellement de terme pour cette teinte.

Job tourmenté par le diable (1263), vitrail de l’ancienne église des Dominicains © Musée de l’Œuvre Notre-Dame, Strasbourg

Mais alors, pourquoi tout cela change-t-il au XIIe siècle ? Pour des raisons théologiques, on commence à distinguer la lumière terrestre de la lumière divine. Or, comme la lumière terrestre est déjà représentée par le blanc, il faut bien choisir autre chose pour le divin, et c’est le bleu qui l’emporte ! Peu à peu, les artistes représentent des ciels bleus, puis cette couleur devient associée à la Vierge Marie et finit par inonder les vitraux, les enluminures, ou encore les émaux.

On comprend que cela ait causé du tracas à nos marchands de garance… Malheureusement pour eux, si ce joli vitrail a effectivement été réalisé, il n’aura pas permis d’enterrer la mode du bleu. Celle-ci perdure même jusqu’aujourd’hui puisqu’il s’agit de la couleur préférée des Français ! Sur l’œuvre ci-dessous, on voit le bleu du ciel divin et le blanc du ciel terrestre :

Frères de Limbourg, La chute des anges rebelles (Les Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416) © Musée Condé, Chantilly

Le ciel n’est bleu que par convention, mais rouge en réalité. [Alberto Giacometti]

Cora Hopkins


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : newsletters.artips.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © BnF ; © Musée de l’Œuvre Notre-Dame, Strasbourg ; © Musée Condé, Chantilly.


Plus d’arts visuels en Wallonie…

Les IA, nos nouvelles confidentes : quels risques pour la santé mentale ?

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[THECONVERSATION.COM, 17 juin 2025Depuis le lancement, en novembre 2022, de ChatGPT, l’agent conversationnel développé par OpenAI, les intelligences artificielles génératives semblent avoir envahi nos vies. La facilité et le naturel avec lesquels il est possible d’échanger avec ces outils sont tels que certains utilisateurs en font même de véritables confidents. Ce qui n’est pas sans risque pour la santé mentale.

Les grands modèles de langage, autrement dit les intelligences artificielles “génératives” telles que ChatGPT, Claude et autre Perplexity, répondent à de très nombreux besoins, que ce soit en matière de recherche d’informations, d’aide à la réflexion ou de résolution de tâches variées ; ce qui explique l’explosion actuelle de leur utilisation scolaire, universitaire, professionnelle ou de loisir.

Mais un autre usage de ces IA conversationnelles se diffuse à une vitesse impressionnante, en particulier chez les jeunes : l’équivalent de discussions entre amis, pour passer le temps, questionner ou échanger des idées et surtout se confier comme on le ferait avec un proche. Quels pourraient être les risques liés à ces nouveaux usages ?

Un terrain propice à une adoption rapide

La conversation par écrit avec les intelligences artificielles semble s’être banalisée très rapidement. À noter d’ailleurs que s’il existe des IA utilisant des échanges vocaux, elles semblent cependant moins utilisées que les échanges textuels.

Il faut dire que nous étions depuis de longues années déjà habitués à échanger par écrit sans voir notre interlocuteur, que ce soit par SMS, par e-mail, par “tchat” ou tout autre type de messagerie. Les IA génératives reproduisant remarquablement bien l’expression verbale des êtres humains, l’illusion de parler à une personne réelle est quasiment immédiate, sans avoir besoin d’un avatar ou d’une quelconque image simulant l’autre.

Immédiatement disponibles à toute heure du jour et de la nuit, conversant toujours sur un ton aimable, voire bienveillant, entraînées à simuler l’empathie et dotées, si ce n’est d’une “intelligence”, en tout cas de connaissances en apparence infinies, les IA sont en quelque sorte des partenaires de dialogue idéales.

Il n’est dès lors pas étonnant que certains se soient pris au jeu de la relation, et entretiennent des échanges suivis et durables avec ces substituts de confidents ou de “meilleurs amis”. Et ce, d’autant plus que ces conversations sont “personnalisées” : les IA mémorisent en effet les échanges précédents pour en tenir compte dans leurs réponses futures.

Certaines plateformes, comme Character.ai ou Replika, proposent par ailleurs de personnaliser à sa guise l’interlocuteur virtuel (nom, apparence, profil émotionnel, compétences, etc.), initialement pour simuler un jeu de rôle numérique. Une fonctionnalité qui ne peut que renforcer l’effet de proximité, voire d’attachement affectif au personnage ainsi créé.

Voici à peine plus de dix ans, le réalisateur Spike Jonze tournait le film Her, décrivant la relation amoureuse entre un homme sortant d’une difficile rupture et l’intelligence artificielle sur laquelle s’appuyait le système d’exploitation de son ordinateur. Aujourd’hui, il se pourrait que la réalité ait déjà rejoint la fiction pour certains utilisateurs des IA génératives, qui témoignent avoir entretenu une “romance numérique” avec des agents conversationnels. Des pratiques qui pourraient ne pas être sans risque pour l’équilibre mental de certaines personnes, notamment les plus jeunes ou les plus fragiles.

Des effets sur la santé mentale dont la mesure reste à prendre

Nous constatons aujourd’hui, dans tous les pays (et probablement bien trop tard…), les dégâts que l’explosion de l’usage des écrans a causés sur la santé mentale des jeunes, en particulier du fait des réseaux sociaux.

Entre autres facteurs, une des hypothèses (encore controversée, mais très crédible) est que la désincarnation des échanges virtuels perturberait le développement affectif des adolescents et favoriserait l’apparition de troubles anxieux et dépressifs.

Jusqu’à aujourd’hui, pourtant, les échanges menés par l’intermédiaire des réseaux sociaux ou des messageries numériques se font encore a priori principalement avec des êtres humains, même si nous ne côtoyons jamais certains de nos interlocuteurs dans la vie réelle. Quels pourraient être les conséquences, sur l’équilibre mental (émotionnel, cognitif et relationnel) des utilisateurs intensifs, de ces nouveaux modes d’échanges avec des IA dénuées d’existence physique ?

Il est difficile de les imaginer toutes, mais on peut concevoir sans peine que les effets pourraient être particulièrement problématiques chez les personnes les plus fragiles. Or, ce sont précisément celles qui risquent de faire un usage excessif de ces systèmes, comme cela est bien établi avec les réseaux sociaux classiques.

À la fin de l’année dernière, la mère d’un adolescent de 14 ans qui s’est suicidé a poursuivi les dirigeants de la plateforme Character.ai, qu’elle tient pour responsables du décès de son fils. Selon elle, son geste aurait été encouragé par l’IA avec laquelle il échangeait. En réponse à ce drame, les responsables de la plateforme ont annoncé avoir implémenté de nouvelles mesures de sécurité. Des précautions autour des propos suicidaires ont été mises en place, avec conseil de consulter en cas de besoin.

Une rencontre entre des personnes en souffrance et un usage intensif, mal contrôlé, d’IA conversationnelles pourrait par ailleurs conduire à un repli progressif sur soi, du fait de relations exclusives avec le robot, et à une transformation délétère du rapport aux autres, au monde et à soi-même.

Nous manquons actuellement d’observations scientifiques pour étayer ce risque, mais une étude récente, portant sur plus de 900 participants, montre un lien entre conversations intensives avec un chatbot (vocal) et sentiment de solitude, dépendance émotionnelle accrue et réduction des rapports sociaux réels.

Certes, ces résultats sont préliminaires. Il paraît toutefois indispensable et urgent d’explorer les effets potentiels de ces nouvelles formes d’interactions pour, si cela s’avérait nécessaire, mettre tout en œuvre afin de limiter les complications possibles de ces usages.

Mankiewicz Joseph L., L’aventure de Madame Muir (The ghost and Mrs. Muir, 1947) © DP

Autre crainte : que dialoguer avec un “fantôme” et se faire prendre à cette illusion puissent aussi être un facteur déclenchant d’états pseudo-psychotiques (perte de contact avec la réalité ou dépersonnalisation, comme on peut les rencontrer dans la schizophrénie), voire réellement délirants, chez des personnes prédisposées à ces troubles.

Au-delà de ces risques, intrinsèques à l’emploi de ces technologies par certaines personnes, la question d’éventuelles manipulations des contenus – et donc des utilisateurs – par des individus mal intentionnés se pose également (même si ce n’est pas cela que nous constatons aujourd’hui), tout comme celle de la sécurité des données personnelles et intimes et de leurs potentiels usages détournés.

IA et interventions thérapeutiques, une autre problématique

Pour terminer, soulignons que les points évoqués ici ne portent pas sur l’utilisation possible de l’IA à visée réellement thérapeutique, dans le cadre de programmes de psychothérapies automatisés élaborés scientifiquement par des professionnels et strictement encadrés.

En France, les programmes de ce type ne sont pas encore très utilisés ni optimisés. Outre le fait que le modèle économique de tels outils est difficile à trouver, leur validation est complexe. On peut cependant espérer que, sous de nombreuses conditions garantissant leur qualité et leur sécurité d’usage, ils viendront un jour compléter les moyens dont disposent les thérapeutes pour aider les personnes en souffrance, ou pourront être utilisés comme supports de prévention.

Le problème est qu’à l’heure actuelle, certaines IA conversationnelles se présentent d’ores et déjà comme des chatbots thérapeutiques, sans que l’on sache vraiment comment elles ont été construites : quels modèles de psychothérapie utilisent-elles ? Comment sont-elles surveillées ? et évaluées ? Si elles devaient s’avérer posséder des failles dans leur conception, leur emploi pourrait constituer un risque majeur pour des personnes fragiles non averties des limites et des dérives possibles de tels systèmes.

Les plus grandes prudence et vigilance s’imposent donc devant le développement ultrarapide de ces nouveaux usages du numérique, qui pourraient constituer une véritable bombe à retardement pour la santé mentale…

Antoine Pelissolo, professeur de psychiatrie


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Her, un film de Spike Jonze (2013) © Annapurna Pictures ; © DP.


Plus de conventions sociales en Wallonie…

ARTIPS : L’union fait la force

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[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR, 16 juin 2025] Où l’on apprend à se donner un coup de main entre deux coups de pinceau. Années 1870, Paris. L’artiste Louise BRESLAU (1856-1927) peine à joindre les deux bouts… Bien décidée à devenir peintre professionnelle, elle doit cependant faire face à un milieu plutôt hostile aux femmes.

La jeune femme vient d’ailleurs d’intégrer l’une des seules institutions qui acceptent les artistes féminines, l’académie Julian. Mais les cours coûtent plus cher aux femmes qu’aux hommes et Breslau peine à décrocher des commandes…

BASHKIRTSEFF Marie, L’Académie Julian (1881) © Musée d’Art de Dnipro

Heureusement, elle n’est pas seule dans cette situation ! D’autres femmes suivent les cours de l’académie Julian et traversent les mêmes difficultés. C’est le cas par exemple de Marie Bashkirtseff ou encore de Madeleine Zillhardt, qui deviendra la compagne de Louise Breslau.

Leur compagnie est précieuse pour notre peintre. Malgré certaines rivalités professionnelles, les femmes des cours Julian s’entraident. Elles posent les unes pour les autres et s’encouragent dans leurs ambitions artistiques respectives.

Cette entraide a aussi toute son importance pour ce qui est des préoccupations plus terre-à-terre. Ainsi, plusieurs s’associent pour partager leur logement, leur atelier et leurs frais quotidiens. Tant bien que mal, elles réussissent à concilier leur apprentissage avec un confort de vie acceptable. Et tout cela grâce à leur solidarité !

C’est à cet esprit de camaraderie que Louise Breslau rend hommage dans son tableau Portrait des amies [en en-tête de l’article]. Elle s’y représente aux côtés de ses colocataires, Maria Feller et Sophie Schaeppi, toutes deux étudiantes à l’académie Julian… sans oublier bien sûr leur petit chien de compagnie !

Coup de chance pour Breslau, cette toile est très appréciée lors de son exposition au Salon de Paris en 1881, lançant la carrière de la peintre. Forte de ce succès, celle-ci devient une portraitiste renommée qui saisit avec brio l’intimité de ses sujets.

BRESLAU Louise, La Toilette (Madeleine Zillhardt) (1898) © Collection privée

Elle continue ainsi de rendre hommage à ses amies et ses proches dans son art, en plus de faire de Madeleine Zillhardt son modèle privilégié…

On nous demande, avec une indulgente ironie, combien il y a eu de grandes artistes femmes. Eh ! Messieurs, il y en a eu et c’est étonnant, vu les difficultés qu’elles rencontrent. (Marie Bashkirtseff)

Charlotte Dubus-Hamel


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : newsletters.artips.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, BRESLAU Louise, Portrait des amies (1881) © Musée d’Art et d’Histoire de Genève (N.B. Breslau est à droite du tableau, devant son chevalet) ; © Musée d’Art de Dnipro ; © Collection privée.


Plus d’arts visuels en Wallonie…

VAN EMPEL, Ruud (né en 1958)

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[MUSEEPHOTO.BE, 24 mai 2025] Ruud van Empel est né à Breda en 1958. Après avoir obtenu son diplôme (1981) à l’AKV St. Joost à Breda, il s’installe à Amsterdam. Il a commencé à créer des œuvres d’art basées sur la technique du photo-collage, utilisant la photographie analogique et la photocopieuse, puis le traitement numérique de l’image. van Empel reçoit des commandes pour le célèbre duo de télévision Theo et Thea. Il conçoit des décors pour De Flessentrekrevue et est directeur artistique du long métrage Theo et Thea et Le démasquage de l’empire du fromage d’orteil.

Les séries Study in Green (2003-2004), Untitled (2004) et la série World, Moon and Venus, qui lui est étroitement liée, lui valent une reconnaissance mondiale. La percée américaine conduit également à l’attention des musées et à des acquisitions aux Pays-Bas. Au cours de sa carrière, Ruud van Empel a reçu plusieurs prix, notamment le Sint Joost Award (1981), le Charlotte Kolher Award (1993), le H.N.Werkmann Award (2001) et le Breda Oeuvre Award (2013).

Les œuvres de Ruud van Empel font partie de collections importantes, notamment celles du Rijksmuseum et du Groninger Museum, du Museum Voorlinden, de la George Eastman House à Rochester (NY), de la Generali Foundation à Vienne, de la Collection FNAC à Paris, de la Sir Elton John Photography Collection à Londres et du MoPA Museum of Photographic Arts à San Diego.

L’exposition A Perfect World de Ruud van Empel [au Musée de la Photographie de Charleroi] explore un univers fascinant où réalisme et idéalisme se conjuguent. Connu pour ses œuvres qui créent des mondes visuels captivants et mystérieux, van Empel, grâce à une méticuleuse technique de collage numérique, assemble, telle une mosaïque, des milliers de fragments photographiques, produisant des images qui semblent à la fois réelles et surréelles, chaque détail étant soigneusement pensé et exécuté.

L’exposition met en avant plusieurs séries emblématiques de l’artiste, dont notamment ses portraits d’enfants et de jeunes adultes, souvent entourés de nature luxuriante, inspirés de la peinture pastorale des Pays-Bas du XIXe siècle. Les visages innocents et les paysages parfaits plongent le spectateur dans une atmosphère sereine, empreinte d’une légère inquiétude, l’invitant à s’interroger sur la réalité de ces images.

Ruud van Empel transcende les frontières traditionnelles de la photographie. Ses œuvres ne sont pas des captures de moments, des images prises dans leur globalité mais des constructions complexes qui racontent des histoires et suscitent des émotions profondes, baignées qu’elles sont des souvenirs de l’enfance.

Jusqu’au milieu des années 1990, van Empel utilisait des techniques de collage traditionnelles pour ses assemblages photographiques. En 1995, il a adopté un processus numérique, utilisant l’ordinateur pour créer ses photographies conceptuelles. Cette transition a marqué un tournant dans l’histoire de la photographie d’art, redéfinissant les possibilités du médium numérique. En puisant dans son vaste stock de photos numériques qu’il a réalisées, van Empel a créé un nouveau genre photographique, qu’il décrit comme la “construction d’une image photographique ou d’objets photographiques.” L’appareil photo demeure au cœur de sa pratique, fournissant les éléments de base de ses compositions construites dans les moindres détails.

L’exposition A Perfect World propose aux visiteurs l’exploration de mondes utopiques créés par van Empel. Chaque photographie est une fenêtre sur un univers parallèle, où la perfection apparente cache souvent des zones plus sombres. Cette dualité entre beauté et mystère est au cœur de son œuvre, faisant de cette exposition une occasion unique de découvrir comment la photographie numérique peut générer des réalités intemporelles et idéalisées.


“Study for women #2” (2001) © Ruud van Empel

[LECHO.BE, 12 juin 2020] Ses images d’enfants noirs sont devenus un emblème d’innocence, reprises sur Instagram par les partisans de Black Live Matters. Ruud van Empel est né à Breda aux Pays-Bas. Il est photographe. Non, peintre. Non, designer. Non, portraitiste. Non, photoshoppeur. Non, illusionniste. Il est tout cela, et ce qu’on appellera d’un terme ancien, un “imagier”, ces moines enlumineurs, peintres et sculpteurs du Moyen-Âge, artisans qui taillaient des images de la beauté.

Étudiant en design, Ruud se plie aux règles du Bauhaus où, selon la fameuse formule, la forme suit la fonction. Il s’en écarte et ressent que “la beauté peut être laide”. C’est un sentiment qui “m’est venu tôt, enfant, dans les années soixante : avec ma mère, je regardais des fleurs. Elle les trouvait belles, et moi je les trouvais laides, leurs couleurs trop vives”. Il creuse cette sensation, la tourne et la retourne comme plus tard il tournera et retournera la matière de ses images. “J’ai perçu que c’était à double face : il y a une laideur de la beauté et une beauté de la laideur.”

“Mes montages sont une forme d’assaut contre la réalité qui, perdant ses proportions réelles, trouble comme un cauchemar. Ainsi, ceux qui voient mes images ne savent pas toujours comment les regarder”. (Ruud van Empel)

Il aborde cette dualité par le noir et blanc. Ses premiers travaux dépendent de la puissance de traitement des PowerMac des années 1990. Il aborde sa technique d’inserts d’images dans l’image. Cette chirurgie sensible gagne en complexité avec l’arrivée de processeurs graphiques plus puissants, qui lui ouvrent les portes de la couleur. Il s’engage dans ce qu’il appelle un “montage, une forme d’assaut contre la réalité qui, perdant ses proportions réelles, trouble comme un cauchemar. Ainsi, ceux qui voient mes images ne savent pas toujours comment les regarder”. En 2000, ses Study for Women créent des personnages à partir de photos des plus grands top models. “C’était un plongeon dans des milliers d’archives : quand on ne peut faire poser le modèle, il faut trouver l’image de la bonne position…”

Illusion totale

Ensuite, il met en scène ses modèles dans son studio et les recompose pixel après pixel, grain de la peau, reflet de l’œil, tissé de l’étoffe. L’illusion est totale: en 2006, le directeur de Rochester House (Kodak), le plus ancien musée de la photo du monde, croit à des images d’archives sans saisir qu’il s’agit de montages-collages.

Tout son travail est une évasion non au sens touristique, mais libertaire: une échappée à la réalité. Il évoque le portrait d’une fillette dans la forêt: “Je suis guidé par toutes les images que j’ai vues, dont une copie est restée imprimée dans mon cerveau. Cette fillette est très ancienne, je l’ai travaillée de mémoire, elle est là depuis longtemps, je le sais”. Chez lui, cette présence de la mémoire est poignante. C’est elle qui fait de lui un cousin de Tim Burton et Bob Wilson, deux autres maîtres de la limite ineffable entre profondeur du rêve et surface de l’image.

Sa récente exposition Making Nature (2019) recomposait une nature sans humains, de cactus, de pétales et de feuilles diaphanes qu’il a photographiés à Cuba, au Surinam, au Sri Lanka, “comme celles qu’on a chez soi et qui sont si laides”, sourit-il. Il ne s’écoule pas de semaine sans que des collectionneurs le sollicitent (parmi eux, Elton John, qui en possède dix-neuf dans ses bureaux d’Atlanta, a chanté en 2009 Goodbye Yellow Brick Road à Rotterdam en dédiant sa chanson “à mon photographe préféré”). Ces images d’une inquiétante familiarité inspirent une sidération et vibrent d’une vie qui existe sans exister.

Qu’est-ce que la gueule de bois, et y a-t-il des remèdes ?

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[THECONVERSATION.COM, 10 juin 2025] Les vendeurs de remèdes miracles contre la gueule de bois nous assurent qu’ils nous permettront de boire sans payer l’addition. Mais ces promesses séduisantes ne reposent sur aucune preuve scientifique solide. Et lorsque ces produits sont vendus en pharmacie, cela entretient une illusion de légitimité qui brouille les repères en matière de santé publique.

La gueule de bois – ce malaise du “lendemain de fête” – est souvent banalisée, moquée, voire érigée en rite de passage. Mais il s’agit aussi désormais d’un phénomène médicalement reconnu, puisque codifié par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans la dernière version de la Classification internationale des maladies (CIM-11).

Que nous apprennent les recherches scientifiques sur les causes de ce désagréable état et ses conséquences ? Existe-t-il des prédispositions ? Des remèdes qui fonctionnent ? Que change le fait que la gueule de bois soit aujourd’hui reconnue comme une entité médicale à part entière ? Voici les réponses.

Qu’est-ce que la gueule de bois ?

La gueule de bois (en anglais “alcohol hangover“) désigne l’ensemble des symptômes qui apparaissent lorsque le taux d’alcool dans le sang est redescendu à zéro, généralement plusieurs heures après une consommation excessive. Cet état dure de 6 à 24 heures. Selon le Hangover Research Group, un collectif international de chercheurs spécialisé dans l’étude scientifique de la gueule de bois et la littérature scientifique récente, les symptômes sont de trois types :

      1. physiques : maux de tête, nausées, vomissements, fatigue, sécheresse buccale, tremblements, tachycardie, troubles du sommeil ;
      2. psychologiques et cognitifs : anxiété (illustrée par le mot-valise anglais “hangxiety“), irritabilité, humeur dépressive, troubles de l’attention, de la mémoire, lenteur cognitive ;
      3. physiologiques : inflammation systémique, stress oxydant, déséquilibre électrolytique (les électrolytes présents dans le sang, comme le sodium ou le potassium par exemple, interviennent dans plusieurs processus biologiques, notamment les fonctions nerveuses et musculaires), hypoglycémie (diminution du taux de sucre sanguin), dérèglement du rythme circadien (l’”horloge interne” qui régule notre corps), perturbation de neurotransmetteurs (les messagers chimiques qui permettent aux neurones de communiquer entre eux) comme le glutamate et la dopamine.
© theconversation.com

Peut-on prédire qui aura une gueule de bois ?

Si la gueule de bois peut survenir à partir d’une alcoolisation modérée (de l’ordre, par exemple, de quatre verres en une soirée), la dose minimale varie fortement selon les individus. Divers facteurs modérateurs ont été bien identifiés. C’est notamment le cas de la vitesse d’ingestion : plus l’alcool est consommé rapidement, plus le pic d’alcoolémie est élevé, ce qui augmente le risque de gueule de bois.

La biologie joue également un rôle, qu’il s’agisse du sexe (on sait, par exemple, que les femmes éliminent plus lentement l’alcool que les hommes), du poids, de l’état de santé, ou encore de la génétique, qui influe sur les processus enzymatiques (notamment ceux impliquant les enzymes qui interviennent dans la détoxification de l’alcool, telle que l’alcool déshydrogénase et les aldéhydes déshydrogénases).

L’âge joue également un rôle : les jeunes adultes sont plus sujets à la gueule de bois que les personnes âgées. Les jeunes adultes ont tendance à consommer plus rapidement et en plus grande quantité lors d’occasions festives (“binge drinking“), ce qui augmente fortement le risque de gueule de bois.

Les personnes plus âgées consomment souvent de façon plus modérée et régulière. Avec l’âge, certaines personnes réduisent naturellement leur consommation et apprennent à éviter les excès et à anticiper les effets. Elles répondent moins aux effets inflammatoires de l’alcool et rapportent moins les symptômes de la gueule de bois.

Enfin, l’état physique (niveau d’hydratation, sommeil, alimentation préalable) influe aussi sur les symptômes. Boire à jeun, sans ingérer d’eau ni dormir suffisamment, majore les symptômes.

Gueule de bois et “blackouts” : un lien inquiétant

Les “blackouts” alcooliques, ou amnésies périévénementielles, traduisent une perturbation aiguë de l’hippocampe, une structure du cerveau qui joue un rôle essentiel dans la mémoire. En interagissant avec certains récepteurs présents au niveau des neurones, l’alcool bloque les mécanismes moléculaires qui permettent la mémorisation ; le cerveau n’imprime alors plus les souvenirs…

Bien que ces blackouts ne soient pas synonymes de gueule de bois, ils y souvent associés. En effet, une telle perte de mémoire indique une intoxication sévère, donc un risque plus élevé de gueule de bois… et d’atteintes cérébrales à long terme !

Un facteur de risque pour l’addiction ?

Plusieurs études suggèrent un paradoxe du lien entre gueule de bois et addiction. Ainsi, bien que la gueule de bois soit une expérience désagréable, elle ne dissuaderait pas nécessairement la consommation future d’alcool et pourrait même être associée à un risque accru d’addiction à l’alcool. Une étude a par exemple suggéré que la gueule de bois fréquente chez les jeunes constitue un marqueur prédictif spécifique et indépendant du risque de développer une addiction à l’alcool plus tard dans la vie. Ce lien semble refléter une vulnérabilité particulière aux effets aversifs de l’alcool.

Chez les buveurs “sociaux” qui se caractérisent par une consommation d’alcool festive, sans présenter une addiction à l’alcool, une gueule de bois sévère est souvent dissuasive. Cependant, chez certains profils à risque (individus jeunes, impulsifs, ou présentant des antécédents familiaux), la gueule de bois n’induit pas de réduction de consommation. Pis : elle est perçue comme un désagrément tolérable renforçant l’habitude de consommation et cette réponse aux effets subjectifs de la gueule de bois constitue ainsi un facteur de vulnérabilité à l’addiction à l’alcool, notamment si l’individu cherche à soulager la gueule de bois… en buvant de nouveau (cercle vicieux).

Pas de remède miracle

Eau pétillante, bouillon, vitamine C, aspirine, bacon grillé, sauna, jus de cornichon, “hair of the dog” (“poils du chien“, ce qui signifie en réalité reprendre un verre)… La littérature populaire est riche en remèdes de grand-mère censés soulager la gueule de bois.

Selon les dires des uns et des autres, pour éviter ou limiter les désagréments liés à une consommation excessive d’alcool, il faudrait se réhydrater (eau, bouillons), soutenir le foie (chardon-Marie, cystéine), réduire l’inflammation (antioxydants, ibuprofène), relancer la dopamine (café, chocolat) ou encore restaurer les électrolytes (boissons pour sportifs)… Pourtant, à ce jour, l’efficacité de ces différents remèdes n’a été étayée par aucune preuve scientifique solide.

En 2020, une revue systématique de la littérature a conclu à l’absence d’efficacité démontrée des interventions analysées, les résultats en matière d’efficacité étant jugés “de très faible qualité”. Ce travail a inclus 21 essais contrôlés randomisés, analyse 23 traitements différents, et conclut que la qualité globale des preuves est très faible, selon le système GRADE (Grading of Recommendations Assessment, Development and Evaluation). Précédemment, d’autres travaux étaient également arrivés à la même conclusion. La meilleure prévention reste donc de boire modérément, lentement, et de s’hydrater.

Un enjeu éthique : faut-il traiter la gueule de bois ?

Le fait que la gueule de bois soit maintenant reconnue comme une entité médicale interroge. Ce glissement sémantique est risqué : il pourrait banaliser l’alcoolisation excessive, et même favoriser la consommation. Risque-t-on de voir un jour des médecins prescrire un “traitement” préventif pour permettre de boire plus sans souffrir ? La médicalisation de la gueule de bois pourrait aussi avoir un effet pervers : considérer qu’il est possible de “boire sans conséquence”, à condition de bien se soigner après coup… Il ne faut pas oublier que la gueule de bois n’est pas un simple désagrément : cet état est le reflet d’un stress intense infligé au cerveau et au reste du corps. La comprendre, c’est mieux se protéger – et, peut-être aussi, réfléchir à ses habitudes de consommation.

À ce sujet, si vous le souhaitez, vous pouvez autoévaluer vos symptômes de gueules de bois en utilisant cette traduction française de la Hangover Symptom Scale (HSS) [voir article original pour le lien vers le test]

Mickael Naassila, Université de Picardie Jules Verne (FR)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Charles Bukowski © Emmanuel García Velázquez – slate.fr.


Plus de conventions sociales en Wallonie…

DADO : L’exposition Ars Mechanica à La Boverie (Liège, 2025)

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[LABOVERIE.COM, présentation officielle de l’expo] Ars Mechanica – La Force d’innover.Du 25 avril au 27 juillet 2025, La Boverie accueille une exposition unique qui met en lumière l’héritage industriel et artistique du Groupe FN Browning, à travers 135 ans d’innovation et de savoir-faire. En exposant des productions industrielles et artisanales dans un musée des Beaux-Arts, il s’agit de rappeler qu’à une période de l’histoire, les Beaux-Arts et la technique (technè) faisaient tous deux parties des arts mécaniques, avec comme point commun l’expression du génie humain. Les œuvres présentées ne sont pas seulement des pièces esthétiques, mais témoignent du travail des femmes et des hommes qui, grâce à des outils industriels performants et à des inventeurs de génie, ont façonné des productions de qualité, fiables et innovantes à l’origine de révolutions technologiques majeures.

© Stéphane Dado – FN Browing Group

Au fil d’une scénographique subtile et pertinente, le parcours révèlera un large éventail d’objets jamais exposés jusqu’ici, témoins des réalisations de l’entreprise dans les différents domaines qu’elle a explorés depuis sa création en 1889 : armes légères, véhicules, aéronautique, aérospatiale, sports… et bien d’autres encore. L’exposition présentera également des peintures, sculptures, affiches publicitaires créées par des artistes renommés, ainsi que des archives et photos qui illustrent l’industrialisation, la fabrication et les impacts sociaux de l’entreprise. Un voyage fascinant au croisement de l’art, de l’histoire et de la technique qui a fait des marques FN, Browning et Winchester des légendes vivantes.


DADO : 𝐀𝐑𝐒 𝐌𝐄𝐂𝐇𝐀𝐍𝐈𝐂𝐀

À l’heure où les politiques publiques militent activement pour la réduction de la place des voitures dans les centres urbains, et où la frénésie d’investissements dans l’armement soulève de profondes interrogations éthiques — en particulier dans un pays aussi fragilisé budgétairement que la Belgique —, l’exposition Ars Mechanica, actuellement présentée au musée de La Boverie (Liège), surprend par l’ostentation avec laquelle elle met en scène automobiles et fusils. Elle surprend surtout par l’absence de recul critique sur ces objets, exposés ici comme autant d’icônes techniques ou industrielles pas nécessairement appropriées dans un musée dédié à la création plastique. Le titre de l’exposition laissait pourtant espérer une réflexion subtile, à la croisée des arts, des techniques, de l’artisanat et des sciences. Il n’en est rien. Ce à quoi l’on assiste, c’est à une véritable célébration de la FN Browning — consortium regroupant la Fabrique Nationale d’Herstal (FN), la célèbre marque de fusils Browning, et l’entreprise américaine de carabines Winchester, fondée en 1855 dans le Connecticut. Fait peu connu mais non négligeable : l’unique actionnaire de la FN est la Région wallonne.

© Stéphane Dado – FN Browing Group

La FN s’inscrit dans une tradition armurière liégeoise qui remonte au XVIe siècle. Longtemps artisanale, cette production connaît un tournant décisif à la fin du XIXe siècle, portée par les avancées technologiques, les exigences croissantes du monde militaire et un besoin accru de précision, qui impose le passage à la production en série. En 1889, dix maisons d’armurerie liégeoises s’associent pour fonder la Fabrique Nationale d’Armes de Guerre à Herstal. C’est un jalon fondamental dans l’histoire industrielle de la région : dès sa création, l’entreprise honore une commande de 150 000 fusils de type Mauser, la première arme produite dans ses usines.

À la fin du siècle, la FN diversifie ses activités : automobiles de luxe ou de gamme intermédiaire, camions, vélos, turboréacteurs… Elle excelle dans les savoir-faire de forge, fonderie et tôlerie, exploitant avec virtuosité les propriétés de l’acier et la diversité des alliages. Cette diversification, qui perdurera près d’un siècle, prend fin dans les années 1980, lorsque la crise sidérurgique frappe de plein fouet l’ensemble de la Wallonie.

© Stéphane Dado – FN Browing Group

Aussi riche et passionnante que soit cette histoire industrielle, on peut légitimement s’interroger sur la pertinence de son exposition dans un musée d’art tel que La Boverie — un musée du design ou d’histoire industrielle aurait sans doute offert un cadre plus cohérent.

L’un des écueils majeurs de l’exposition est l’effacement de la dimension artistique, réduite ici à sa plus simple expression. Elle est engloutie sous l’abondance d’armes et de véhicules, comme si la seule prouesse technique suffisait à leur conférer une valeur artistique. Pourtant, certaines armes de prestige ou de chasse produites par la FN témoignent d’un haut degré d’exigence tant technique qu’esthétique : précision mécanique irréprochable, utilisation de matériaux nobles comme le noyer pour les crosses, robustesse pensée pour traverser les générations, finitions exécutées à la main sur les pièces d’exception. Certaines sont gravées au burin ou à la pointe sèche par des maîtres graveurs, à l’intention d’une clientèle de collectionneurs et d’amateurs d’armes d’art.

Ce savoir-faire exceptionnel aurait pu constituer le cœur d’une réflexion esthétique approfondie. Or, c’est précisément ce qui fait défaut : les qualités artistiques remarquables de ces objets sont à peine évoquées. Plusieurs pièces présentent pourtant des techniques raffinées de marqueterie métallique et d’incrustations d’or, d’argent ou de nacre. Le décor mériterait une lecture plus approfondie : figuration naturaliste (scènes de chasse, cervidés et oiseaux rendus avec un grand réalisme), ornementations baroques ou rocaille (arabesques, feuillages stylisés à la manière des orfèvres), gravures géométriques inspirées de l’Art déco, ou encore motifs héraldiques personnalisés.

L’exposition tente néanmoins d’associer ces armes à des peintures de chasse, évoquant au passage le mimétisme de la bourgeoisie du XIXe siècle, qui, désireuse de singer l’aristocratie, partage avec elle ce goût détestable pour l’extermination animale à des fins récréatives.

HEINTZ Richard, La Roche Noire à Sy (1905) © La Boverie

Quelques œuvres picturales parviennent malgré tout à émerger du lot, offrant un contrepoint plus sensible : un superbe paysage de Richard Heintz (La Roche Noire à Sy, 1905), ou une toile expressive de l’illustrateur américain N. C. Wyeth (Hunters with Bear, vers 1911). Ces peintures contrastent vivement avec les sculptures animalières fades ou les représentations stéréotypées de cervidés signées Trucker Smith ou Kyle Sims, dont la qualité évoque davantage les toiles poussiéreuses des brocantes dominicales que le raffinement d’une collection muséale.

© Stéphane Dado – FN Browing Group

De superbes agrandissements photographiques en noir et blanc viennent rehausser certaines pièces (armes ou véhicules), en arrière-plan des objets originaux. L’idée est excellente et la présentation réussie. On regrettera toutefois que ni le nom du photographe, ni le lieu de conservation de ces clichés ne soient mentionnés. Quelques affiches publicitaires de la FN, réalisées par Auguste Bénard vers 1900 dans un style clairement influencé par l’Art nouveau, retiennent également l’attention.

Mais la véritable pièce maîtresse de l’exposition reste sans conteste la frise monumentale d’Émile Berchmans, Les Forgerons de Vulcain — une huile sur toile peinte en 1910 pour le pavillon de la FN à l’Exposition universelle de Bruxelles. Cette allégorie saisissante rappelle, avec force et lyrisme, que toute création mécanique repose sur la maîtrise du feu et le façonnage du métal. C’est sans doute la seule pièce du lieu à offrir une véritable dimension artistique, la seule qui fait un peu rêver dans un parcours partagé entre la technicité et le spectaculaire. Accueillir une exposition clé sur porte ne représente certes aucun coût, mais cela ne témoigne en rien d’une ambition artistique affirmée ni d’une vision imaginative. Une ville comme Liège mérite assurément mieux…

Stéphane DADO


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | contributeur : Stéphane Dado | crédits illustrations : © Stéphane Dado – FN Browing Group ; © La Boverie.


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MURAT : Toutes les époques sont dégueulasses (2025)

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[ACTUALITTE.COM, 30 mai 2025] La littérature a toujours été le reflet de notre société, les réactions qu’elle suscite révèle les attentes, les rejets ou l’enthousiasme du public et témoigne des changements de mentalités. Si les changements déclenchent parfois des polémique, un courant, apparu depuis quelques années, remet en cause les classiques. Laure Murat reprend à son compte la formule d’Antonin Artaud pour le titre d’un court essai sur le “wokisme” en littérature : Toutes les époques sont dégueulasses.

EAN 9782378562533

Professeure de littérature à l’université de Los Angeles, l’écrivaine qui, il y a deux ans, avait obtenu le Prix Médicis essai pour Proust, un roman familial, n’hésite pas à reformuler la question du débat qui, pour elle, est mal posée. L’autrice s’accorde sur le fait que chez Ian Fleming, les propos de James Bond choquent par un sexisme déplacé, par exemple dans L’espion qui m’aimait, une femme lance au héros : “Toutes les femmes aiment être plus ou moins violées. Elles aiment être prises. C’est la douce brutalité contre mon corps meurtri qui a rendu son acte d’amour si merveilleusement pénétrant.” Propos difficilement acceptables à notre époque, qui méritent attention. Plus discutable est la remise en cause des textes pour enfants de Roald Dahl. Dans James et la pêche géante : “Tante éponge était spectaculairement grosse/Et terriblement flasque de surcroît” a été remplacé pour ne pas ne pas stigmatiser les enfants en surpoids par : “Tante éponge était une méchante vieille brute/Et mériterait d’être écrasée par les fruits.

Laure Murat expose la différence entre réécriture et récriture, une différence fondamentale à comprendre pour que le débat soit le plus clair possible : “la réécriture relève de l’art et de l’acte de création, la récriture de la correction et de l’altération.” La réécriture a toujours existé, prenons les tragédies grecques, elles ont toutes été réécrites, Racine par exemple avec Andromaque ou Phèdre, et remises au goût du jour pour le public. Cette réécriture est un acte de création alors que la récriture est un acte de modification.

La revendication actuelle pointe du doigt des propos ou des personnages offensants. Le risque de modification serait de déformer trop le personnage et ses propos et rendre ainsi le récit incompréhensible. Retoucher les propos d’un personnage sans changer sa manière de penser et sa vision du monde, rend d’une part le texte inintelligible et trahit les intentions de l’auteur.

Récrire c’est prendre le risque d’effacer ce qui a été et qui reste un témoignage sur la pensée de l’époque : “Éliminer ce qui gêne aujourd’hui au motif que cela nous offense, c’est priver les opprimés de leur oppression.” En éliminant ce qui gêne, la récriture falsifie l’Histoire pour la rendre plus acceptable, ce qui pourrait s’apparenter à une censure.

Pour replacer le texte dans la période, Laure Murat propose de le contextualiser à l’aide d’une préface ou postface de l’éditeur afin de le restituer dans l’époque et le rendre accessible, un travail d’historien littéraire en sorte. Attention cependant aux intentions de l’éditeur qui derrière la notion nécessaire de pédagogie, cache bien évidemment une nécessité tout autre, celle de la rentabilité économique.

© lemonde.fr

Une initiative qui fait couler beaucoup d’encre, est celle du Sensitivity Reader, pratique qui consiste à retoucher le texte en amont par des juristes par exemple, afin d’évacuer toute source de polémique. On se souvient de la virulence d’un débat entre deux écrivains à ce sujet (Nicolas Mathieu-Kev Lambert) : l’un défendait le droit à la création et à l’imperfection tandis que l’autre, plaidait pour le droit à la précision.

La solution est une lecture éclairée des œuvres dites “litigieuses” qu’on souhaite lire, le lecteur a le droit aussi de ne pas lire ces œuvres qui dérangent. L’avantage des œuvres réécrites est celle d’avoir le choix de lire encore les œuvres originales qui pourront toujours témoigner de ce qui a été.

Le wokisme n’est finalement que la feuille de vigne qui recouvrait les sexes sur les tableaux de la renaissance, un acte de pudibonderie qui n’a jamais empêché la curiosité.

Christian Dorsan


[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 5 juin 2025] Dans un essai paru chez Verdier, l’écrivaine Laure Murat entend poser calmement des termes clairs au débat sur la réécriture des classiques.

Intitulé Toutes les époques sont dégueulasses, citation d’Antonin Artaud, l’essai de Laure Murat, écrivaine et professeur aux États-Unis, entend faire le bilan provisoire et dépassionné d’un grand débat de notre temps : la question de la réécriture des œuvres classiques. Un débat dans lequel volent en escadrille des tas de mots pièges, souvent anglais : la Cancel culture, le wokisme, les sensibility readers, la pensée décoloniale, l’intersectionnalité, le totalitarisme d’atmosphère, bref des tas de termes minés et passionnels, que Laure Murat dispose avec sang-froid et pragmatisme, non sans, peut-être, les simplifier un peu trop.

Elle commence par expliquer que ce livre est une pause dans l’embrouillamini contemporain, et pour ce faire, elle s’applique à opérer une première distinction : entre la réécriture — processus artistique qui consiste à tirer d’une œuvre une autre œuvre, exemple Carmen de Bizet réécrit à partir du roman de Mérimée ; et la récriture, un processus pratique qui consiste à amender ou corriger une œuvre pour des raisons stratégiques, par exemple le remplacement de termes jugés blessants pour les personnes grosses dans Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl. Une mise au point théorique simple, qui lui permet rapidement de s’attarder sur le deuxième processus qu’elle juge un problème, voire une bêtise : il ne suffit pas de changer le titre de Dix petits nègres pour altérer véritablement l’esprit profondément réactionnaire et possiblement raciste du livre d’Agatha Christie. Une bêtise qui est aussi, “une affaire de gros sous”, puisque ses diverses “récritures” servent moins le progrès intellectuel et politique que l’industrie qui les conduit. Et Laure Murat de pointer l’opportunisme marchand de cette “pasteurisation des livres.

Qu’est-ce qu’une œuvre ?

Une pasteurisation qu’elle sépare de la “lecture sensible”, qui a fait si peur il y a quelque temps à Nicolas Mathieu et au sein duquel elle fait une autre bonne distinction : d’une part la lecture sensible des classiques, qui consistent à contextualiser un canon qu’il est bon de redéfinir constamment pour qu’il vive, avec, par exemple de bonnes préfaces critiques : d’autre part une forme de lecture/censure qui s’appliquerait aux livres contemporains, dont les auteurs seraient forcés de conformer leurs récits à une soi-disant doxa “wokiste“, jusqu’à parfois s’autocensurer eux-mêmes. Danger qu’elle minimise toutefois, en rappelant que si censure il existe aujourd’hui sur les livres aux États-Unis notamment, elle s’exerce sur tout un corpus de romans écrits par ou sur des personnes LGBT dans les bibliothèques et les établissements scolaires.

© Le fils de bulle

Il est difficile de ne pas être d’accord avec Laure Murat, tant ses arguments sont simples et nets, et ses exemples bons — mais je me suis demandée si c’était aussi simple que ça. J’ai repensé en fermant le livre à cette manière de dire en introduction : “j’écris ce livre pour faire une pause“, manière apparemment de refroidir le débat, mais aussi quelque chose d’un peu professoral, un léger surplomb qui exigerait sans doute plus de volume, plus d’arguments, et plus d’exemples. Si le débat est aussi compliqué, aussi déchirant, ce n’est pas parce que ceux qui le pratiquent sont tous des poulets sans tête qui courent en tous sens, c’est parce que les subtilités qui le régissent sont redoutables. Et cette distinction par exemple entre “réécriture” et “récriture” n’est pas si évidente si on y réfléchit bien. Cela m’est apparu au cours du livre, quand elle évoque l’infléchissement de certains contes pour des raisons morales ou de protection de l’enfance : faut-il considérer que les films Disney sont des réécritures ou des récritures des classiques ? Probablement les deux…

En bref, Laure Murat ne se situe probablement pas hors de la mêlée, mais dedans, et c’est très bien, car cette mêlée ne produit à mon avis pas que de vaines controverses, elle donne à penser continuellement à ce que c’est qu’une œuvre, un classique, et qu’est-ce que c’est que la pensée critique.

Lucile Commeaux


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : actualitte.com ; radiofrance.fr/franceculture | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Philippe Matsas ; © lemonde.fr ; © Le fils de bulle.


Plus de presse en Wallonie…

La banalité du mal : ce que dit la recherche en psychologie sociale

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[THECONVERSATION.COM, 1er juin 2025] La recherche en psychologie sociale réfute la thèse de la banalité du mal. La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent par un élément : leur orientation autoritaire – et ainsi par un comportement particulièrement coercitif, inégalitaire et intolérant.

Le chercheur en psychologie sociale Stanley Milgram publie en 1964 la première recherche expérimentale sur la soumission à l’autorité. Son protocole consiste à demander à des personnes volontaires d’infliger des décharges électriques à un autre participant (en réalité un compère de Milgram) dans le cadre d’une recherche prétendument sur les effets de la punition sur l’apprentissage. Un échantillon de psychiatres prédit une désobéissance quasi unanime, à l’exception de quelques cas pathologiques qui pourraient aller jusqu’à infliger un choc de 450 volts.

Les résultats provoquent un coup de tonnerre : 62,5 % des participants obéissent, allant jusqu’à administrer plusieurs chocs de 450 volts à une victime ayant sombré dans le silence après avoir poussé d’intenses cris de douleur. Ce résultat est répliqué dans plus d’une dizaine de pays auprès de plus de 3 000 personnes.

Ces données illustrent la forte propension à l’obéissance au sein de la population générale. Elles montrent également des différences individuelles importantes puisqu’environ un tiers des participants désobéit. Les caractéristiques socio-démographiques des individus et le contexte culturel semblent n’avoir aucune influence sur le comportement dans le protocole de Milgram. Comment expliquer alors les différences individuelles observées ?

Nous avons conduit une nouvelle série d’expériences dans les années 2010. Nos résultats montrent un taux d’obéissance similaire ainsi qu’une influence notable de l’autoritarisme de droite : plus les participants ont un score élevé à l’échelle d’autoritarisme de droite, plus le nombre de chocs électriques administrés est important.

Recherche sur l’autoritarisme

La psychologie sociale traite la question de l’autoritarisme depuis plusieurs décennies. Cette branche de la psychologie expérimentale a notamment fait émerger dès les années 1930 une notion importante : celle d’attitude.

Une attitude désigne un ensemble d’émotions, de croyances, et d’intentions d’action à l’égard d’un objet particulier : un groupe, une catégorie sociale, un système politique, etc. Le racisme, le sexisme sont des exemples d’attitudes composées d’émotions négatives (peur, dégoût), de croyances stéréotypées (“les Noirs sont dangereux“, “les femmes sont irrationnelles“), et d’intentions d’action hostile (discrimination, agression).

Les attitudes sont mesurées à l’aide d’instruments psychométriques appelés échelles d’attitude. De nombreux travaux montrent que plus les personnes ont des attitudes politiques conservatrices, plus elles ont également des attitudes intergroupes négatives (e.g., racisme, sexisme, homophobie), et plus elles adoptent des comportements hostiles (discrimination, agression motivée par l’intolérance notamment). À l’inverse, plus les personnes ont des attitudes politiques progressistes, plus elles ont également des attitudes intergroupes positives, et plus elles adoptent des comportements prosociaux (soutien aux personnes défavorisées notamment).

Les attitudes politiques et les attitudes intergroupes sont donc corrélées. Une manière d’analyser une corrélation entre deux variables est de postuler l’existence d’une source de variation commune, c’est-à-dire d’une variable plus générale dont les changements s’accompagnent systématiquement d’un changement sur les autres variables. Dit autrement, si deux variables sont corrélées, c’est parce qu’elles dépendent d’une troisième variable. La recherche en psychologie sociale suggère que cette troisième variable puisse être les attitudes autoritaires. Cette notion regroupe des attitudes exprimant des orientations hiérarchiques complémentaires :

      • l’orientation à la dominance sociale, une attitude orientée vers l’établissement de relations hiérarchiques, inégalitaires entre les groupes humains ;
      • l’autoritarisme de droite, une attitude orientée vers l’appui conservateur aux individus dominants.

La recherche en psychologie expérimentale, en génétique comportementale et en neurosciences montre invariablement que ce sont les attitudes autoritaires, plus que toute autre variable (personnalité, éducation, culture notamment), qui déterminent les attitudes intergroupes, les attitudes politiques, et ainsi le comportement plus ou moins coercitif, inégalitaire, et intolérant des personnes.

Autoritarisme dans la police

Étudions le cas d’un groupe : la police. Plusieurs études montrent que les policiers nouvellement recrutés ont des scores significativement plus élevés à l’échelle d’autoritarisme de droite que la population générale.

Ce résultat important suggère que les personnes autoritaires sont plus susceptibles de choisir une carrière dans la police (autosélection) et/ou que la police a tendance à privilégier les personnes autoritaires pour le recrutement (sélection). Les personnes autoritaires et l’institution policière semblent réciproquement attirées, ce qui entraîne un biais de sélection orienté vers l’autoritarisme de droite qui, on l’a vu, est responsable d’attitudes politiques conservatrices et d’attitudes intergroupes négatives.

À des fins de recherche, des universitaires ont développé un jeu vidéo simulant la situation d’un policier confronté à une cible ambiguë et devant décider de tirer ou non. Des personnes noires ou blanches apparaissent sur un écran de manière inattendue, dans divers contextes (parc, rue, etc.) Elles tiennent soit un pistolet, soit un objet inoffensif comme un portefeuille. Dans une étude menée aux États-Unis, les chercheurs ont comparé la vitesse à laquelle les policiers décident de tirer, ou de ne pas tirer, dans quatre conditions :

      1. cible noire armée,
      2. cible blanche armée,
      3. cible noire non armée,
      4. cible blanche non armée.

Les résultats montrent que les policiers décidaient plus rapidement de tirer sur une cible noire armée, et de ne pas tirer sur une cible blanche non armée. Ils décidaient plus lentement de ne pas tirer sur une cible noire non armée, et de tirer sur une cible blanche armée. Ces résultats montrent un biais raciste dans la prise de décision des policiers. Ils réfutent l’hypothèse d’une violence policière exercée par seulement “quelques mauvaises pommes.

On observe dans toutes les régions du monde une sur-représentation des groupes subordonnés parmi les victimes de la police (e.g., minorités ethniques, personnes pauvres). Les chercheurs en psychologie sociale Jim Sidanius et Felicia Pratto proposent la notion de terreur systémique (systematic terror) pour désigner l’usage disproportionné de la violence contre les groupes subordonnés dans une stratégie de maintien de la hiérarchie sociale.

Soutien des personnes subordonnées au statu quo

On peut s’interroger sur la présence dans la police de membres de groupes subordonnés (e.g., minorités ethniques, femmes).

Une explication est l’importance des coalitions dans les hiérarchies sociales tant chez les humains que chez les primates non humains, comme les chimpanzés, une espèce étroitement apparentée à la nôtre. On reconnaît typiquement une coalition quand des individus menacent ou attaquent de manière coordonnée d’autres individus. Le primatologue Bernard Chapais a identifié plusieurs types de coalition, notamment :

      • les coalitions conservatrices (des individus dominants s’appuient mutuellement contre des individus subordonnés qui pourraient les renverser) ;
      • l’appui conservateur aux individus dominants (des individus subordonnés apportent un appui aux individus dominants contre d’autres individus subordonnés) ;
      • les coalitions xénophobes (des membres d’un groupe attaquent des membres d’un autre groupe pour la défense ou l’expansion du territoire).

La police regroupe des individus subordonnés motivés par l’appui conservateur aux individus dominants (tel que mesuré par l’échelle d’autoritarisme de droite) et la xénophobie (telle que mesurée par les échelles de racisme).

Dans son ensemble, la recherche en psychologie sociale réfute la thèse de la banalité du mal. La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent par leur orientation autoritaire, et ainsi par un comportement particulièrement coercitif, inégalitaire, et intolérant.

Le mauvais état de la démocratie dans le monde suggère une prévalence importante des traits autoritaires. Lutter contre l’actuelle récession démocratique implique, selon nous, la compréhension de ces traits.

Johan Lepage, Psychologie sociale UGA (FR)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © odysee.com.


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PICHAULT : Chili con carne (Le bon appétit, 2002)

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[C4, supplément au n° 101-102, novembre-décembre 2002] Le soleil s’est levé depuis belle lurette et je suis toujours couché. à côté de Lise, dans de beaux draps, je la regarde dormir sans me lasser, mais sans l’enlacer pour ne pas la réveiller, quoi que la tentation soit forte.

Je dois me lever et écrire ma recette pour le C4. J’ai promis que je me reconcentrerais sur mon sujet et que j’arrêterais de vous parler de Lise. Ce ne sera pas simple car elle occupe toutes les cases de mon cerveau, petit cervelet et hypothalamus compris. Chose prolise, chose dure… décidément je m’embrouille, elle m’ embrouille. Chose promise, chose due.

Voyons… “Sans chichi, pas conne du tout, notez-la dans un petit carnet, voici la recette du chili con carne.” Ca commencera comme ça… je vais me lever… ding-dong… on sonne à la porte. Un coup d’oeil par la fenêtre… le facteur. Pas timbré. Je m’enveloppe dans mon vieux peignoir car le facteur est une facteuse et on n’est jamais trop prude ni trop prudent.

      • Bonjour Monsieur.
      • Bonjour Madame.
      • J’ai un petit colis pour vous, ça vient de Suisse…
      • Merci.
      • Au revoir et bonne journée…

Et de fait la journée commence bien, j’adore recevoir des petits colis, c’est tellement gai de couper la ficelle et de déballer lentement le paquet, très lentement, pour jouir pleinement de ce temps suspendu, ces quelques secondes presque angoissantes qui précèdent la découverte.

Un colis de Suisse ? C’est sans doute de ma soeur Janine qui habite à Sion ; c’est trop petit pour être du chocolat ; dommage car je raffole du chocolat extra noir fait là, à Sion. J’ouvre… un flacon de Viagra, douze petits losanges bleus de 50 milligrammes. Et c’est bien ma soeur qui me l’envoie, elle a joint un petit mot. C’est pourtant pas son genre, qu’est-ce qui lui prend :

Mon cher frère, je n’ai pas l’habitude de te confier mes petits problèmes, -heureusement pour moi ! – mais en matière sexuelle – oh, ma soeur ! –(excuse mon écriture tremblotante mais j’ai l’impression de commettre un péché en écrivant ce mot, Dieu me pardonnera sans doute) – sans nul doute ! – tu es plus ferré que moi sur le sujet. – c’est pas difficile, Janine a toujours été un peu tarte – Mon Marcel m’honorait tous les trois mois et je m’en contentais (l’excès nuit en tout) mais depuis qu’il est branché sur Internet, voilà maintenant deux ans, il passe ses nuits à surfer sur le Net, pendant que je pleure sur ma couette. Sa souris. oui… ma chatte, non ! J’ai donc pensé, puisque le Viagra est ici en vente libre, lui en donner à son insu, mais avant je désirais connaitre ton avis d’expert – là , elle exagère ! – sur les effets du Viagra. J’attends ton rapport sexuel. Merci d’avance. Bises. Janine.

Ben ça alors, elle me prend pour un cobaye et pour un étalon. Si elle croit que je vais bouffer ses pilules, elle se fourre le doigt dans… l’oeil. Pour moi l’amour, c’est nature, c’est le trapèze sans filet, non mais ! Je vais lui répondre que ça marche bien pour ne pas la peiner et qu’elle se débrouille avec son Marcel viagré. Revenons à notre chili :

      • Faites tremper vos haricots rouges (500gr) la veille.
      • Le lendemain, égouttez-les, rincez-les et renoyez-les dans une casserole. Faites bouillir et écumez.
      • Ajoutez un gros oignon piqué de clous de girofle, quelques carottes, une branche de céleri, thym, laurier et une étamine contenant quelques piments rouges (chilis).
      • Faites mijoter deux heures et ne salez qu’une demie heure avant la fin de la cuisson.
      • Dans une poêle, faites revenir du hachis (500gr) de boeuf, de veau ou d’agneau (carne), ajoutez sel, cannelle et cumin et mélangez aux haricots. C’est prêt.

Ca pique un peu et c’est bien meilleur que la saloperie de Viagra de ma soeur Janine. Lise s’est réveillée, elle s’approche de moi et m’embrasse tendrement.

      • Dis, tu ne trouves pas que les poissons rouges ont un comportement bizarre ce matin.
      • Ah, oui ?

Etienne Pichault


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : Etienne Pichault | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © amourmaracasetsalami.com.


Passer à table en Wallonie…

ARTIPS : Un vrai labyrinthe, où l’on découvre une œuvre d’art qui doit beaucoup à la science

Temps de lecture : 3 minutes >

[NEWSLETTERS.ARTIPS.FR, 26 mai 2025] Années 2020, Louvain (Leuven en version originale), en Flandre. Les architectes Pieterjan Gijs et Arnout Van Vaerenbergh vont toquer à la porte de l’Institut des plantes de KU Leuven, l’université où ils ont eux-mêmes étudié.

Ils ont besoin d’un coup de main de ces botanistes. Que sont-ils donc en train de préparer ? Le duo a reçu une importante commande de KU Leuven, qui fête en 2025 ses 600 ans d’existence. Pour l’occasion, la vénérable université a prévu d’inaugurer une route des arts et des sciences à travers la ville. Comme son nom l’indique, ce projet a la particularité d’inviter des artistes locaux et internationaux à réfléchir avec des scientifiques de toutes les facultés de l’université, pour imaginer ensemble des œuvres qui resteront dans l’espace public.

L’idée de Pieterjan et Arnout ? Créer un labyrinthe végétal, inspiré de ceux qui agrémentaient autrefois les jardins des nobles demeures. Mais dans ce Wandering Garden, qu’on pourrait traduire par “Jardin d’errance” en français, point de haies rectilignes taillées au cordeau.

© kuleuven.be

Au contraire, sur la structure tout en courbes conçue par le studio Gijs Van Vaerenbergh, mille et une espèces de plantes grimpantes, soigneusement sélectionnées avec les spécialistes de KU Leuven, vont pouvoir s’épanouir librement au fil du temps. Formant ainsi un véritable répertoire botanique… immersif !

Car bien sûr, les visiteurs sont les bienvenus : ils peuvent dès à présent déambuler au cœur du Wandering Garden, prendre leur temps pour explorer et contempler, rebrousser chemin…

Un labyrinthe n’est pas une impasse, un cul-de-sac, un piège. Mais un chemin qui ouvre sur d’autres chemins…

Stéphane Michaka

Comme l’expliquent les deux créateurs, la promenade à l’intérieur de cette œuvre est un parallèle avec le cheminement de la recherche scientifique. On y entre, on tâtonne, on s’interroge, on se confronte à l’inconnu…. et on finit par découvrir quelque chose !

Leuven vous attend…

Et si vous profitiez de ce 600e anniversaire pour découvrir l’une des plus belles villes universitaires d’Europe ? Le Wandering Garden de Gijs Van Vaerenbergh vient d’y être inauguré, tout comme les autres œuvres qui ponctuent la route des arts et des sciences. Et si vous voulez en savoir plus, jetez un coup d’oeil sur VISITLEUVEN.BE…

Tout comme son M Museum qui…

…est un musée et une plateforme d’arts plastiques établissant à travers les siècles des rapports pertinents entre l’art et la société, ainsi qu’entre différentes disciplines artistiques. M réalise ses ambitions internationales depuis Louvain, capitale européenne de l’innovation. M, installé au cœur historique de Louvain, se distingue par l’association de l’art ancien et de l’art contemporain. Le grand architecte Stéphane Beel a conçu un complexe muséal aux lignes épurées autour de l’ancien musée municipal Vander Kelen-Mertens. Le musée, doté d’un jardin intérieur central et d’une terrasse sur le toit offrant un panorama à couper le souffle, est également un point de rencontre idéal pour les visiteurs de tous âges. M dispose aussi d’un second lieu, la collégiale Saint-Pierre historique, où nous présentons à un large public une série exceptionnelle d’œuvres d’art, dont le célèbre triptyque La Cène de Dieric Bouts. M gère une collection de plus de 53 000 objets, s’articulant d’une part autour de la production artistique historique à Louvain et dans le Brabant, et d’autre part autour de l’art belge depuis 1945. Nous présentons aussi bien des pièces majeures que les nouvelles œuvres d’artistes contemporains. Des expositions temporaires invitent les visiteurs à découvrir des pièces moins connues de la collection, souvent présentées en dialogue avec des objets prêtés par des collègues de la communauté muséale internationale. Plus d’infos sur MLEUVEN.BE/FR…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : newsletters.artips.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © © kuleuven.be.


Plus d’arts visuels en Wallonie…