Et si on arrêtait avec le mythe des “Trente Glorieuses” ?

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[FRANCECULTURE, 27 mars 2025] On parle souvent des Trente Glorieuses avec nostalgie. Trente années de prospérité, basées sur la consommation, une société bien ordonnée et une croissance qui semblait sans limites. Pourtant, ce mythe construit a posteriori évacue une partie des réalités sociales et économiques de l’époque.

Rappelez-vous : c’était la croissance et le plein emploi, on roulait en Citroën DS, on dînait en famille sur des tables en formica, c’était “l’bon temps”, celui de l’insouciance. C’étaient les Trente Glorieuses, trente années de prospérité inédite entre 1945 et 1975. Ou bien n’est-ce pas plutôt un mythe tenace qui continue de nous enfermer dans un passé fantasmé et nous empêche de penser notre avenir ? L’historien Vincent Martigny, qui a dirigé l’ouvrage collectif Les temps nouveaux : En finir avec la nostalgie des Trente Glorieuses (2025) explique notamment qu’il y a eu “un certain nombre d’oubliés de la grande prospérité. Les immigrés, les femmes, certains ouvriers non-qualifiés ont beaucoup souffert des Trente Glorieuses.

En effet, au début des années 1960, tout n’est pas si rose en France, il existe des bidonvilles, comme à Nanterre, les femmes ne peuvent pas avoir un compte en banque et l’homosexualité est toujours criminalisée. “L’idée n’est pas du tout d’enterrer les Trente Glorieuses en disant qu’elles ont été négatives“, explique l’historien, “mais de dire que cette période ne peut plus infuser nos imaginaires contemporains. Nous devons changer de récit. Ce qui est intéressant avec cette expression, c’est qu’elle n’a jamais été employée pendant les Trente Glorieuses elles-mêmes, elle a été utilisée a posteriori, et prendre de l’essor à mesure que la France s’enfonce dans une crise économique dans les années 1980 puis 1990. C’est à cette période que l’on regarde derrière son épaule avec une forme de nostalgie.

Une expression forgée a posteriori

En effet, l’expression Trente Glorieuses apparaît dans un livre de Jean Fourastié paru en 1979. Économiste et haut-commissaire à la planification, Fourastié y analyse l’évolution de la France d’après-guerre à travers le prisme d’un petit village du Lot qu’il connaît bien, Douelle. En 30 ans, il constate que Douelle est passée d’une économie agricole à une économie tertiaire, que le trafic automobile a considérablement augmenté, comme le niveau de vie de ses habitants.

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Ainsi, les Trente Glorieuses, c’est un peu notre mythe de l’âge d’or. Et comme le dit Roland Barthes, la fonction du mythe, c’est avant tout d’évacuer le réel. L’avantage avec ce mythe, c’est que toutes les familles politiques y trouvent ce qui leur plaît. À droite, les Trente Glorieuses, sont synonymes d’une société traditionnelle ordonnée, hiérarchisée, où les immigrés sont invisibilisés et où les ouvriers et les femmes restent à leur place.

Les laissés-pour-compte

Michèle Dominici, réalisatrice du documentaire L’histoire oubliée des femmes au foyer, explique notamment dans l’émission La Grande table en mai 2022 que dans ces années d’après-guerre, “la femme n’est pas une citoyenne à part entière. Elle n’est pas complètement autonome. Avant 1965, elle n’a pas le droit de travailler sans l’autorisation de son mari, ni d’avoir un compte en banque quand elle est mariée. Elle est également seconde légalement dans le foyer, car la notion de chef de famille n’est supprimée qu’en 1970.

L’illusion d’une croissance sans limite

Basée sur la valeur travail et un mode de vie moderne et consumériste, la société des années 1960 est aussi un monde où seuls comptent la croissance et le produit intérieur brut (PIB). “Les Trente Glorieuses, c’est aussi la période du déni écologique, poursuit Vincent Martigny. Alors que, dès 1972, le rapport Meadows montre que nous ne pouvons pas continuer à consommer dans un monde aux ressources limitées, ces informations ne sont pas diffusées au grand public, et surtout ne feront pas l’objet de prise en charge par les pouvoirs publics.

À gauche, au contraire, on garde des Trente Glorieuses le souvenir des grandes mobilisations, la contestation du capitalisme et la révolution sexuelle. Mais si révolution sexuelle il y a, c’est à bien souvent à l’avantage des hommes. “Les Trente Glorieuses ont été une période d’avancées considérables pour les droits des femmes“, reconnaît l’historien, “à commencer par le droit à disposer de son corps et le droit à l’avortement. Mais ce n’est pas suffisant pour dire qu’il y avait une égalité dans le désir entre hommes et femmes. Toute une génération d’hommes, à l’époque, faisait peu de cas de la parole des femmes, sans avoir pour autant le sentiment de mal se comporter. C’est aussi ça les Trente Glorieuses.

Une crise du futur

Dans les années 1970, les deux chocs pétroliers mettent fin à cette période de prospérité inédite et à une croissance à 5 %. La civilisation du pétrole et du plastique se fissure, engendrant le chômage de masse. On a même parfois parlé de la période suivant les Trente Glorieuses comme des “Trente Piteuses“. Ce qui pourrait expliquer pourquoi alors se réfugier dans l’imaginaire de cette époque “bénie” : dans les années 1970, on était plein d’espoir vis-à-vis du futur et on fantasmait la société de l’an 2000. Aujourd’hui, nous vivons une crise du futur et l’an 2050 fait peur. Il est peut-être temps alors de changer notre logiciel et d’arrêter de comparer notre époque avec celle de nos grands-parents, comme le suggère Vincent Martigny : “Le but n’est pas de nier les Trente Glorieuses, mais de trouver comment reproduire des conditions de prospérité sous un mode différent, en tenant compte des enjeux d’aujourd’hui. D’abord, il faudrait inventer de nouvelles formes de collectifs, non seulement dans les mouvements sociaux, mais aussi dans notre façon de s’emparer de la politique. Deuxièmement, il faut regarder à nouveau ce qui, dans le présent, doit nous donner des raisons d’espérer dans l’avenir. Troisièmement, nous devons montrer que lorsque la transition environnementale sera réussie dans notre pays, nous vivrons mieux, plus longtemps, en meilleure santé. Des conditions de vie qui seront mille fois meilleurs que celles d’aujourd’hui et que celle des Trente Glorieuses.

Yann Lagarde, France Culture


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