Les autocrates n’agissent plus comme Hitler ou Staline, ils gouvernent par la manipulation

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[THECONVERSATION.COM, 2 septembre 2025Les autocrates contemporains sont passés maîtres dans l’art de la manipulation des médias et de l’opinion. Ils évitent la répression brutale ou la violence ouverte et préservent les apparences de la démocratie – tout en la vidant de sa substance. Les critiques du président Donald Trump l’accusent souvent de nourrir des ambitions despotiques. Des journalistes et des universitaires ont établi des parallèles entre son style de leadership et celui de dirigeants autoritaires à l’étranger.

Certains démocrates avertissent que les États-Unis glissent vers l’autocratie – un système au sein duquel un dirigeant détient un pouvoir sans limite. D’autres rétorquent que qualifier Trump d’autocrate est exagéré. Après tout, ce dernier n’a pas suspendu la Constitution, ni obligé les écoliers à célébrer ses mérites, ni exécuté ses rivaux, comme l’ont fait des dictateurs comme Augusto Pinochet, Mao Zedong ou Saddam Hussein.

Mais les autocrates modernes ne ressemblent pas toujours à leurs prédécesseurs du XXe siècle. Ils ont une image soignée, évitent la violence ouverte et parlent le langage de la démocratie. Ils portent des costumes, organisent des élections et prétendent être porte-paroles de la volonté du peuple. Plutôt que de terroriser leurs citoyens, beaucoup utilisent le contrôle des médias et de la communication pour influencer l’opinion publique et promouvoir des récits nationalistes. Nombre d’entre eux accèdent au pouvoir, non pas par des coups d’État militaires, mais par les urnes.

Le soft power des autocrates contemporains

Au début des années 2000, le politologue Andreas Schedler a forgé le terme d’autoritarisme électoral pour décrire des régimes qui organisent des élections sans réelle compétition. Les chercheurs Steven Levitsky et Lucan Way utilisent une autre expression, celle d’autoritarisme compétitif, pour désigner des systèmes dans lesquels des partis d’opposition existent, mais où les dirigeants les affaiblissent par la censure, par la fraude électorale ou par diverses manipulations juridiques.

Dans mes propres travaux, menés avec l’économiste Sergueï Gouriev, nous explorons une stratégie plus large qu’emploient les autocrates modernes pour conquérir et conserver le pouvoir. Nous l’appelons autocratie informationnelle ou dictature de la manipulation (spin dictatorship).

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Ces dirigeants ne s’appuient pas sur la répression violente. Ils entretiennent plutôt l’illusion qu’ils sont compétents, qu’ils respectent les principes démocratiques et qu’ils défendent la nation – la protégeant de menaces étrangères ou d’ennemis intérieurs qui chercheraient à saper sa culture ou à voler sa richesse.

La façade démocratique hongroise

Le premier ministre hongrois Viktor Orban illustre bien cette approche. Il a d’abord exercé le pouvoir de 1998 à 2002, puis est revenu sur le devant de la scène en 2010, avant de remporter trois autres élections – en 2014, en 2018 et en 2022 – à l’issue de campagnes que des observateurs internationaux ont qualifiées “de menaçantes et de xénophobes.

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Orban a conservé les structures formelles de la démocratie – tribunaux, Parlement et élections régulières –, mais les a systématiquement vidées de leur substance. Au cours de ses deux premières années de mandat, il n’a nommé que des fidèles à la Cour constitutionnelle, dont le pouvoir est de vérifier la constitutionnalité des lois. Il a contraint des juges à quitter leurs fonctions en imposant un âge de retraite plus bas et il a réécrit la Constitution afin de limiter le champ d’action de leur contrôle judiciaire. Il a également renforcé le contrôle du gouvernement sur les médias indépendants. Pour soigner son image, Orban a dirigé les fonds publicitaires de l’État vers des médias lui étant favorables. En 2016, l’un de ses alliés a racheté le plus grand quotidien d’opposition de Hongrie, puis a ensuite procédé à sa brutale fermeture.

Orban a également pris pour cible des associations d’avocats et des universités. L’université d’Europe centrale, enregistrée à la fois à Budapest et aux États-Unis, symbolisait autrefois la nouvelle Hongrie démocratique. Mais une loi sanctionnant les institutions accréditées à l’étranger l’a contrainte à déménager à Vienne (Autriche) en 2020.

Pourtant, Orban a, dans l’ensemble, évité le recours à la violence. Les journalistes sont harcelés plutôt qu’emprisonnés ou tués. Les critiques sont discréditées, mais elles ne sont pas interdites. Le pouvoir d’attraction du premier ministre hongrois repose sur un récit selon lequel son pays serait assiégé – par les immigrés, par les élites libérales et par les influences étrangères –, lui seul étant capable de défendre la souveraineté et l’identité chrétienne du pays. Ce discours trouve un écho très fort chez les électeurs âgés, ruraux et conservateurs, même s’il fait figure de repoussoir chez les populations urbaines et plus jeunes.

Tournant mondial pour les autocrates

Au cours des dernières décennies, des variantes de la dictature de la manipulation sont apparues à Singapour, en Malaisie, au Kazakhstan, en Russie, en Équateur et au Venezuela. Des dirigeants, comme Hugo Chávez et le jeune Vladimir Poutine, ont consolidé leur pouvoir et marginalisé l’opposition en usant d’une violence limitée.

Les données confirment cette tendance. À partir de rapports sur les droits humains, de sources historiques et de médias locaux, mon collègue Sergueï Gouriev et moi-même avons constaté que l’incidence mondiale des assassinats politiques et des emprisonnements par des autocrates avait fortement diminué des années 1980 aux années 2010.

On peut légitimement se poser la question du pourquoi. Dans un monde interconnecté, la répression ouverte a un coût. Attaquer journalistes et dissidents peut inciter des gouvernements étrangers à imposer des sanctions économiques et dissuader les entreprises internationales d’y investir leurs fonds. Restreindre la liberté d’expression risque aussi d’étouffer l’innovation scientifique et technologique ; une ressource dont même les autocrates ont besoin dans les économies modernes fondées sur la connaissance.

Cependant, lors d’épisodes de crise, même les dictateurs de la manipulation reviennent souvent à des tactiques plus traditionnelles. En Russie, Poutine a violemment réprimé les manifestants et emprisonné des opposants politiques. Parallèlement, des régimes plus brutaux, comme ceux de la Corée du Nord et de la Chine, continuent de gouverner par la peur, combinant incarcérations massives et technologies avancées de surveillance. Mais, dans l’ensemble, c’est la manipulation qui remplace la terreur.

Les États-Unis sont-ils encore une démocratie ?

Je m’accorde avec la plupart des analystes pour dire que les États-Unis restent une démocratie. Pourtant, certaines des tactiques de Trump rappellent celles des autocrates informationnels. Il a attaqué la presse, outrepassé des décisions de justice, exercé des pressions sur les universités pour restreindre l’indépendance académique et limiter les admissions internationales.

Son admiration pour des hommes forts, tels que Poutine, Xi Jinping en Chine et Nayib Bukele au Salvador, inquiète les observateurs. Dans le même temps, Trump dénigre régulièrement ses alliés démocratiques et les institutions internationales telles que les Nations unies et l’Otan. Certains analystes affirment que la démocratie dépend du comportement de ses politiciens. Mais un système qui ne survit que si les dirigeants choisissent de respecter les règles n’est pas un véritable système résilient.

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Ce qui compte le plus, c’est de savoir si la presse, la justice, les organisations à but non lucratif, les associations professionnelles, les églises, les syndicats, les universités et les citoyens disposent du pouvoir – et de la volonté – de tenir les dirigeants responsables de leurs actes.

Préserver la démocratie aux États-Unis

Les riches démocraties, comme celles des États-Unis, du Canada ou de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, bénéficient d’institutions solides – journaux, universités, tribunaux et associations – qui servent de contre-pouvoirs. Ces institutions aident à expliquer pourquoi des populistes, tels que Silvio Berlusconi en Italie ou Benyamin Nétanyahou en Israël, bien qu’accusés de contourner les règles électorales et de menacer l’indépendance judiciaire, n’ont pas démantelé les démocraties de leurs pays.

Aux États-Unis, la Constitution offre une protection supplémentaire. La modifier exige une majorité des deux tiers dans les deux chambres du Congrès ainsi que la ratification par les trois quarts des États – un obstacle bien plus élevé qu’en Hongrie, où Orban n’a eu besoin que d’une majorité des deux tiers au parlement pour réécrire la Constitution.

Bien sûr, même la Constitution des États-Unis peut être affaiblie si un président défie la Cour suprême. Mais un tel geste risquerait de déclencher une crise constitutionnelle et de lui aliéner des soutiens clés.

Cela ne signifie pas que la démocratie américaine soit à l’abri de tout danger. Mais ses fondations institutionnelles sont plus anciennes, plus solides et plus décentralisées que celles de nombreuses démocraties récentes. Sa structure fédérale, grâce à ses multiples juridictions et ses possibilités de veto, rend difficile la domination d’un seul dirigeant.

Cependant, la montée en puissance de dictatures de la manipulation doit nous interpeller. Partout dans le monde, des autocrates ont appris à contrôler leurs citoyens par des simulacres de démocratie. Comprendre leurs techniques pourrait aider les Américains à préserver la véritable démocratie.

Daniel Treisman (University of California, USA)


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © vecteezy.com ; © correspondanceeuropeenne-eu ; © lesechos.fr : © cjg.be | L’article original en anglais date du 3 jun 2025…


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X, Meta, Amazon et Google : le moment de bascule pro-Trump

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[THECONVERSATION.COM, 15 février 2025] La puissance des plates-formes américaines telles que X, Amazon, Google ou Meta, désormais capables d’imposer leurs diktats aux États, est inédite à l’échelle de l’histoire. Récit d’une conquête fulgurante fondée sur une prédation généralisée.

La remise en cause des grands réseaux sociaux atteint aujourd’hui un niveau jamais rencontré, souligné par les appels massifs à quitter X. Elle fait suite à l’expression par leurs leaders, lors la prise de fonctions de Donald Trump, de positions politiques extrémistes. Mais la confusion règne et il est difficile de comprendre les logiques à l’œuvre dans une telle effervescence, où certaines postures se contredisent elles-mêmes (par exemple, interdire TikTok puis l’autoriser). Essayons d’y voir clair autour de mises en perspective.

Un enjeu de corruption du pouvoir politique comme point de départ

Les grandes firmes de la tech se sont bousculées pour financer la campagne de Trump puis sa cérémonie d’investiture, avec des montants tels qu’ils auraient été interdits en Europe. On peut s’en émouvoir, mais le fait est que ce faisant, elles ne font que profiter des modalités de financement politique (dites ‘SuperPAC’) introduites en 2010, qui autorisent des dépenses illimitées dans le cadre d’une élection. Il convient donc de se souvenir que les plates-formes du numérique avaient fait de même précédemment en faveur du camp démocrate, en espérant des retours qui ne sont pas venus. D’un point de vue structurel, c’est bien la corruption via les SuperPAC, comme l’avait indiqué dès 2010 le juriste Lawrence Lessig (Republic, Lost, 2011), qui détruit la démocratie américaine et non les positions politiques des leaders de la tech.

Pourquoi l’alliance des démocrates et de la tech a-t-elle capoté ?

Dans les années 2010, le libéralisme économique assumé, la liberté d’expression sans entraves à la mode américaine, appartenaient au camp démocrate. Trump I était vent debout contre les plates-formes, assimilées à des entreprises de fake news comme les médias en général. Les soutiens financiers de Trump I venaient plutôt des industries traditionnelles, pétrolière ou automobile notamment, et des opérateurs de télécoms mobilisés contre les plates-formes.

Mais en 2018, le scandale Cambridge Analytica révèle la négligence voire la complicité de Facebook, permettant d’influencer certains comptes dans des États clés lors des élections de 2016. C’est alors qu’après avoir prôné un laisser-faire absolu, dirigeants républicains comme démocrates basculent vers une politique de fermeté. En 2019, 48 procureurs et la Federal Trade Commission se coordonnent pour engager une procédure de démantèlement des grandes plates-formes agrégeant quantité de services, telles que Google et Facebook/Méta. Ces procédures, rejetées une première fois en 2022, sont encore en cours.

Les élections de 2020 cristallisent cette méfiance dès lors que Trump en conteste les résultats et soutient l’insurrection du Capitole, le 6 janvier 2021. Dans la foulée, les grandes plates-formes suspendent les comptes de Trump et d’organisations des assaillants. Trump crée Truth Social, les Proud Boys se réfugient sur Parler, etc.

Pour autant, les plates-formes, malgré leur prise de conscience de leur responsabilité, restent critiquées par les démocrates. Ils se rendent compte, un peu tard, que les formats de viralité qui guident les plates-formes, favorisent des expressions simplistes, réactives, clivantes, falsifiées, tout ce qui constitue un discours élémentaire d’extrême droite contre toutes les explications complexes des processus.

Jen Schradie, sociologue du numérique au Centre de recherche sur les inégalités sociales (Sciences po), a montré à quel point, dès les années 2010, ce sont ces courants qui ont profité des plates-formes et, particulièrement, depuis la pandémie de Covid qui a entraîné un recul très net de l’esprit critique de type scientifique.

Au même moment, les effets du Règlement général sur la protection des données (RGPD) commencent à se faire sentir en Europe. Il est même répliqué par l’État de Californie. À cela s’ajoute, le renforcement de la méfiance générale quant à la politique éditoriale trop tolérante vis-à-vis de Trump, de Steve Bannon et consorts, qui se conjugue à la suspicion de l’utilisation des données personnelles et aux effets délétères des réseaux sur certaines personnalités, ainsi que l’a montré Frances Haugen, lanceuse d’alerte qui publie les Facebook papers en 2019. Bref, le vent tourne pour les plates-formes du point de vue réglementaire, et la mise en place de modération, bien que coûteuse, s’annonce impérative.

La contre-offensive lancée par Musk et suivie par les autres plateformes

Nouvelle crise lorsque Elon Musk entreprend de racheter Twitter en 2022 : exode massif de comptes, départ d’annonceurs, rien n’arrête Musk qui taille dans les effectifs en visant en priorité les équipes de modération. Cet achat devient un moment clé de la campagne que Musk veut entreprendre contre l’idéologie dite woke qui, selon lui, aurait envahi ce réseau. Il a bien l’intention de devenir le porte-drapeau d’une révolution libertarienne en se servant de la plate-forme pour pousser tous ses arguments anti-État, antirégulation, anticensure. Il s’allie – alors provisoirement – avec les équipes de Trump issues d’une autre tradition réactionnaire, protectionniste et autoritaire, unis seulement par le culte du profit, de la concurrence sans régulation et de l’affaiblissement de l’État.

Cette alliance s’étend, à l’occasion de l’élection présidentielle de 2024, aux autres plates-formes qui ont compris qu’elles ont tout à gagner, premièrement, à interrompre le cycle de contrôle qui se mettait en place et à profiter de la dérégulation trumpiste ; deuxièmement, à bénéficier de son offensive extractiviste pour une énergie abondante, problème clé des data centers des plates-formes qui jettent aux orties leurs ‘engagements’ environnementaux. Au point d’en rajouter sur le plan idéologique, comme Mark Zuckerberg affichant une prétention masculiniste qui rappelle les origines de cette application qu’il avait créée pour classer les filles à Harvard. Ou Musk qui se lance dans une campagne aux relents nazis, aux États-Unis puis à l’étranger, en s’affirmant anti-immigrants, tout en défendant une émigration sélective dont les entreprises de la tech ont besoin (et plus spécialement d’Indiens formés, travaillant sans limites horaires et dans l’obéissance totale).

Objectif numéro 1 des plates-formes : poursuivre leur entreprise de prédation générale

Le modèle économique, culturel et légal des plates-formes depuis 2009 repose sur la prédation, et cela concerne aussi bien YouTube que Meta ou Twitter/X. Prédation des données personnelles pour la publicité programmatique, contre le RGPD européen. Prédation des contenus produits par les médias professionnels, normalement protégés par des droits d’auteur qui ont suscité des conflits très vifs entre Google et Facebook et les médias en Australie et au Canada. Depuis, les enjeux se sont aggravés avec l’utilisation de ces contenus pour entraîner leur IA sans avertir les ayants droit, y compris des scénaristes qui, en protestation, ont fait grève à Hollywood. Certains médias ont conclu des accords contraints et forcés, d’autres ont refusé, comme le New York Times. Prédation des entreprises : depuis les années 2010, les plates-formes ont racheté leurs concurrents ou les sociétés possédant des technologies de pointe, comme l’IA. Enfin, prédation des investissements et des talents.

Cette toute puissance, devenue l’égale des États est inédite dans l’histoire, le seul modèle comparable étant celui des compagnies des Indes (néerlandaise, anglaise et française) à partir de 1600 (Boullier, Puissance des plateformes numériques, territoires et souverainetés, Sciences po, 2022, 2e édition).

Cette puissance leur permet aujourd’hui d’attaquer de front les États hors des États-Unis, d’où les conflits ouverts avec l’Union européenne et avec le Brésil. Elle leur permet aussi de pénétrer en profondeur l’État américain en vue de devenir son fournisseur exclusif – comme pour Amazon –, de lui dicter ses politiques industrielles et spatiales, et d’acheter des électeurs ou des candidats, comme l’a fait Musk avec Trump qui a immédiatement fourni le retour sous forme de poste quasi ministériel.

Des solutions existent, qui feront l’objet d’un nouvel article à retrouver sur The Conversation.

Dominique Boullier, Sciences Po


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © media.com.


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