[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 13 décembre 2016] Expressions entortillées, euphémismes maladroits, périphrases risibles… Quand la sémantique trahit un problème politique. Comment parler des classes populaires ? Comment les désigner dans le discours public ? On sent les responsables politiques particulièrement embarrassés sur le sujet. Jean-Pierre Raffarin avait choisi “La France d’en bas.” [extraits sonores dans l’article original] : “Les petites gens”, on pourrait presque se croire dans une chanson de Pierre Bachelet.
Il est intéressant d’examiner le vocabulaire qu’emploie Marine Le Pen : dans son discours, les classes populaires sont souvent englobées dans des adjectifs : “les invisibles” ou “les oubliés.” Derrière cette question sémantique, l’enjeu politique n’est pas mince : les employés et les ouvriers représentent 55% de la population active, auxquels il faut ajouter les retraités modestes. L’enjeu électoral n’est pas anecdotique non plus : impossible de gagner sans l’apport des classes populaires. Ce qu’avait réussi Nicolas Sarkozy en 2007, en candidat du “travailler plus pour gagner plus.” Alors pourquoi autant d’expressions entortillées, d’euphémismes maladroits, de périphrases risibles ?
Les politiques doivent d’abord faire face à une présomption d’arrogance. Une accusation de coupure vis-à-vis de la vie réelle. Le pain au chocolat à 10 centimes et le ticket de métro à 4 euros n’ont rien arrangé. Le responsable public doit choisir précautionneusement ses mots pour ne pas apparaître méprisant, ni même “surplombant“. Emmanuel Macron l’avait d’ailleurs appris à ses dépens, lorsqu’il avait évoqué les “pauvres qui prendront le bus“. Il ne faisait que reprendre l’expression d’un syndicaliste, mais dans sa bouche ce fut considéré comme une insulte. Autre exemple de cette sensibilité : les “sans-dents”, expression attribuée à François Hollande, est aujourd’hui le seul résidu des 320 pages de récit de son ancienne compagne.

Cette incapacité à trouver des mots simples et directs renvoie au climat de défiance. Tout comme il semble devenu impossible de prononcer le mot “arabe” (comme si c’était une tare) ; mot auquel le discours public préfère les longues périphrases de type “personne issue de l’immigration maghrébine.”
Qu’il semble étrange et révolu ce temps où Pierre Mendès France parlait benoîtement de “la retraite des vieux.” Il serait aujourd’hui taxé de “seniorophobie” dans un de ces néologismes qu’affectionne l’époque.
Cela dit, de qui parle-t-on avec ces “classes populaires” ?
L’absence d’un mot évident ne viendrait-elle pas du fait que la réalité est plus complexe, moins monolithique ? “Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement“, selon la formule de Boileau. Le sociologue François Dubet note que ce bloc “classes populaires” n’est pas homogène, et l’est même de moins en moins. Le chômage et la précarisation du travail créent une palette de situations sociales fort diverses. Pour éviter ces inconforts linguistiques, certains ont trouvé des astuces. Par exemple, celle de définir le public dont vous parlez… par l’heure de son réveil. “La France qui se lève tôt“, dit Nicolas Sarkozy : une formule qui a l’avantage de rassembler tous ceux qui souffrent un peu quand la sonnerie retentit. Cela fait du monde, mais ce n’est pas très précis. Si les politiques avaient lu les bandes-dessinées de Jul, ils auraient pu emprunter le concept astucieux de “prolo-sapiens” (l’une des classes sociales dans Silex and the city). Et puis il y a la solution ultime, celle de Laurent Wauquiez, l’ex-patron du parti Les Républicains, qui a résolu le problème sémantique :
Ne pas citer les catégories populaires, la méthode ultime pour ne pas commettre d’impair.
Frédéric Says, Le billet politique
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : France Culture | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Jean Gabin dans Le Président, un film d’Henri Verneuil (1961) © Cité Films ; © AFP.
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