Paniques morales : l’arme fatale de l’extrême droite

Temps de lecture : 3 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 16 septembre 2024] Maladies, sport, sexualité, religion : quel que soit le sujet, l’extrême droite construit des menaces imaginaires dans le but de créer du conflit. Ces “paniques morales” sont des armes redoutables pour fracturer nos démocraties.

Dès 1972, le concept de panique morale était forgé par le sociologue américain Stanley Cohen pour désigner une réaction collective disproportionnée à des pratiques culturelles ou personnelles minoritaires, considérées comme “déviantes” ou néfastes pour la société. Aujourd’hui, sous l’impulsion d’une extrême droite offensive, ces paniques morales ont pris une place considérable dans notre vie démocratique, s’invitant en permanence sur des plateaux de télévision, dans la vie politique ou sportive.

Ainsi, cet été, l’extrême droite a largement critiqué la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques pour son inclusivité. Selon la chaîne CNews, cette cérémonie a porté haut les couleurs du wokisme et ridiculisé la France à l’étranger. Une polémique a également touché la boxeuse algérienne Imane Khelif, accusée de ne pas être une femme par des ultraconservateurs comme JK Rowling ou Elon Musk.

L’utilité du “glitch”

Un travail récent d’Emily Apter traduit pour la revue francophone Les temps qui restent permet de mieux comprendre le mécanisme des paniques morales. Apter explique pourquoi les paniques morales se succèdent dans un chapelet de haine difficile à suivre, alimenté par certaines chaînes d’info en continu ou plates-formes, notamment X (ex-Twitter) qui les favorise par son algorithme.

La chercheuse new-yorkaise utilise le concept de “glitch” que l’on pourrait définir comme une perturbation ou disruption à fort potentiel médiatique. Cette notion de glitch a été mobilisée par les activistes féministes et par les activistes écologiques pour créer de la surprise. Ce fut le cas de la soupe à la tomate lancée sur Les Tournesols de Van Gogh.

Ce que l’on sait moins, c’est que cette technique de disruption est également utilisée par l’extrême droite. Ce militantisme s’exprime en ligne, à travers des polémiques complotistes, lors de campagnes politiques, par exemple lors des européennes de 2024. On trouvait par exemple de fausses images, la publication massive due à de faux comptes sous influence russe pour favoriser le Rassemblement national, ou encore des accusations mensongères par rapport aux programmes des partis politiques.

En France, on peut mentionner la panique morale liée au wokisme qui a suivi la polémique sur l’islamogauchisme agitée (entre autres) par Jean-Michel Blanquer et les tenants du Printemps Républicain, un groupuscule politique qui défend une forme d’universalisme au détriment des minorités (quelles qu’elles soient). Dans ce cas comme dans d’autres, les milieux néoconservateurs ne sont pas les seuls à alimenter cette machine à désinformer : de simples citoyens peuvent, en toute bonne foi, partager ces informations – c’est bien là tout le danger.

Nous pouvons constater que les thématiques portées par l’extrême droite ont, depuis plusieurs années déjà, contaminé l’échiquier politique – jusqu’à atteindre le centre droit. On assiste d’ailleurs à une inflation d’événements informationnels transformés en paniques morales qui sonneraient la fin de notre civilisation – une fin qui, décidément, met du temps à se matérialiser.

Un traitement médiatique qui se racialise

Dans sa thèse de doctorat, Ruari Shaw Sutherland a montré comment le traitement médiatique des événements s’est progressivement “racialisé” dans les démocraties sous la pression de quelques éditorialistes ou personnalités. Cela est particulièrement notable en Angleterre, sous l’influence de commentateurs tels que le masculiniste Andrew Tate ou la figure d’extrême droite Katie Hopkins.

Petit à petit, l’extrême droite a modernisé son approche pour devenir plus efficace, embrassant à plein les réseaux sociaux, imposant ses thèmes à certains médias à des fins électoralistes. On peut citer BFM TV dont l’approche est devenue plus réactionnaire et moins ouverte aux questionnements portés par la gauche.

De Donald Trump à Bolsonaro, d’Elon Musk à Vincent Bolloré, l’extrême droite utilise les paniques morales pour nous empêcher de penser – ou plutôt, pour nous obliger à regarder le monde selon son point de vue. Dans ce cadre, toute contradiction ou approche rationnelle est utilisée pour alimenter la rhétorique réactionnaire. Un exemple frappant fut celui de l’épidémie de Covid-19, lorsque la politique de vaccination et les mesures de santé publique ont été décrites comme liberticides, notamment pour Donald Trump. Une chose est claire : les paniques morales se manifestent d’abord à travers des émotions et des sentiments, comme si l’analyse rationnelle des faits devait systématiquement être considérée comme suspecte.

Embraser

Pour l’extrême droite, l’objectif est clair : imposer son projet sur n’importe quel sujet de société, pourvu qu’il soit inflammable. Or dans notre époque digitale caractérisée par l’inflation de violence verbale, tout est potentiellement inflammable. Le milliardaire libertarien Elon Musk a récemment ajouté sa pierre à l’édifice, en appelant implicitement à la guerre civile en Grande-Bretagne.

Tous ces exemples montrent que l’extrême droite est désormais en capacité de s’inviter à tout moment dans notre actualité politique. Sa stratégie de “bordélisation permanente” s’accompagne d’une volonté de normaliser son image. Ses thématiques de prédilection sont bien implantées dans l’espace médiatique et politique autour de figures d’ennemis imaginaires visant la destruction d’une homogénéité sociale tout aussi imaginaire. Force est de constater que, pour le moment, aucune opposition ne semble capable d’y résister.

Albin Wagener, ESSLIL


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Flock d’après Morris .


Plus de presse en Wallonie…

“Petites gens”, “France d’en bas”… Comment les responsables politiques désignent les classes populaires

Temps de lecture : 3 minutes >

[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 13 décembre 2016] Expressions entortillées, euphémismes maladroits, périphrases risibles… Quand la sémantique trahit un problème politique. Comment parler des classes populaires ? Comment les désigner dans le discours public ? On sent les responsables politiques particulièrement embarrassés sur le sujet. Jean-Pierre Raffarin avait choisi “La France d’en bas.” [extraits sonores dans l’article original] : “Les petites gens”, on pourrait presque se croire dans une chanson de Pierre Bachelet.

Il est intéressant d’examiner le vocabulaire qu’emploie Marine Le Pen : dans son discours, les classes populaires sont souvent englobées dans des adjectifs : “les invisibles” ou “les oubliés.” Derrière cette question sémantique, l’enjeu politique n’est pas mince : les employés et les ouvriers représentent 55% de la population active, auxquels il faut ajouter les retraités modestes. L’enjeu électoral n’est pas anecdotique non plus : impossible de gagner sans l’apport des classes populaires. Ce qu’avait réussi Nicolas Sarkozy en 2007, en candidat du “travailler plus pour gagner plus.” Alors pourquoi autant d’expressions entortillées, d’euphémismes maladroits, de périphrases risibles ?

Les politiques doivent d’abord faire face à une présomption d’arrogance. Une accusation de coupure vis-à-vis de la vie réelle. Le pain au chocolat à 10 centimes et le ticket de métro à 4 euros n’ont rien arrangé. Le responsable public doit choisir précautionneusement ses mots pour ne pas apparaître méprisant, ni même “surplombant“. Emmanuel Macron l’avait d’ailleurs appris à ses dépens, lorsqu’il avait évoqué les “pauvres qui prendront le bus“. Il ne faisait que reprendre l’expression d’un syndicaliste, mais dans sa bouche ce fut considéré comme une insulte. Autre exemple de cette sensibilité : les “sans-dents”, expression attribuée à François Hollande, est aujourd’hui le seul résidu des 320 pages de récit de son ancienne compagne.

Jean-Pierre Raffarin, l’inventeur de l’expression “France d’en bas” © AFP – Thomas Coex

Cette incapacité à trouver des mots simples et directs renvoie au climat de défiance. Tout comme il semble devenu impossible de prononcer le mot “arabe” (comme si c’était une tare) ; mot auquel le discours public préfère les longues périphrases de type “personne issue de l’immigration maghrébine.”

Qu’il semble étrange et révolu ce temps où Pierre Mendès France parlait benoîtement de “la retraite des vieux.” Il serait aujourd’hui taxé de “seniorophobie” dans un de ces néologismes qu’affectionne l’époque.

Cela dit, de qui parle-t-on avec ces “classes populaires” ?

L’absence d’un mot évident ne viendrait-elle pas du fait que la réalité est plus complexe, moins monolithique ? “Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement“, selon la formule de Boileau. Le sociologue François Dubet note que ce bloc “classes populaires” n’est pas homogène, et l’est même de moins en moins. Le chômage et la précarisation du travail créent une palette de situations sociales fort diverses. Pour éviter ces inconforts linguistiques, certains ont trouvé des astuces. Par exemple, celle de définir le public dont vous parlez… par l’heure de son réveil. “La France qui se lève tôt“, dit Nicolas Sarkozy : une formule qui a l’avantage de rassembler tous ceux qui souffrent un peu quand la sonnerie retentit. Cela fait du monde, mais ce n’est pas très précis. Si les politiques avaient lu les bandes-dessinées de Jul, ils auraient pu emprunter le concept astucieux de “prolo-sapiens” (l’une des classes sociales dans Silex and the city). Et puis il y a la solution ultime, celle de Laurent Wauquiez, l’ex-patron du parti Les Républicains, qui a résolu le problème sémantique :

Ne pas citer les catégories populaires, la méthode ultime pour ne pas commettre d’impair.

Frédéric Says, Le billet politique


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : France Culture | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Jean Gabin dans Le Président, un film d’Henri Verneuil (1961) © Cité Films ; © AFP.


Plus de presse en Wallonie…