Les carnets de chasse de Georges Lebrun au Congo belge (1912-1920) constituent un recueil de 140 pages, rassemblé, coordonné et édité par son frère, René Lebrun. De diffusion limitée, ces carnets nous ont été remis par Pierre Lebrun, leur neveu, président de l’asbl Faune, Education, Ressources naturelles.
Jean-Claude RUWET (1991)
L’extrait des Cahiers d’Ethologie consacré à Georges Lebrun (1884-1920) a été remis par son petit-neveu, Michel Lebrun, à l’équipe de wallonica.org en 2025, aux fins de conservation et de partage avec les plus jeunes générations, peut-être moins conscientes que la violence et le respect forment un duo antagoniste qui a varié selon les lieux et les époques. Une lecture critique de cet article et du livre lui-même [en cours de transcription] permet de comprendre que ledit Congo belge et l’époque coloniale étaient un lieu et une époque où le respect n’était pas le facteur dominant dans le duo. C’est notre histoire. C’est notre Travail de Mémoire. Nous livrons ce témoignage tel quel : lisez curieux !
[Cahiers d’Ethologie, 1991, 3 : 375-378] Georges Lebrun débarque pour la première fois au Congo belge en 1912 pour un premier terme de trois ans, en tant qu’agent de l’administration coloniale. Il est désigné comme adjoint au lieutenant-chef de poste de Dungu (3° 26’N, 28° 37’E), localité située au confluent du Kibali et de la Dungu dans la région des Uele.
Celle-ci n’est pas encore complètement “pacifiée” ; elle est très instable, et les rébellions sont fréquentes. Le rôle d’un chef de poste est alors considérable ; il dirige et contrôle quelques centaines de travailleurs de l’administration coloniale, remplit les fonctions d’officier de police judiciaire, d’officier de l’état civil, de commissaire de police, d’agent de transport, de surveillant des marchés “indigènes” ; il dirige la politique des chefferies, en s’appuyant sur les chefs et sultans plus ou moins ralliés, gère le budget de son territoire.

G. Lebrun se voit confier le recensement des villages, de leur population et de la perception de l’impôt. C’est pour lui l’occasion de la vie aventureuse qu’il a choisie, et pleine de risques il faut le dire : difficultés de déplacement, maladies endémiques – paludisme, fièvre jaune, maladie du sommeil -, bêtes sauvages, insécurité de toutes natures, responsabilités écrasantes. On a peine aujourd’hui à imaginer ce qu’était réellement ce Congo de grand-papa. Les missions qui lui sont confiées obligent Lebrun à de longs trajets en brousse, d’un village à l’autre. En cours de route, il abat le gibier à plumes et à poils nécessaire au ravitaillement de sa troupe. Accompagné d’un seul pisteur, il se lance aussi à la chasse au gros gibier, à la recherche d’émotions fortes. Tintin au Congo, c’est lui.
Dans la région de Gangara, chefferie Beka, le long de la rivière Dungu, il abat, le 24.12.1912, en une seule sortie de chasse, huit antilopes – sans doute des cobes – et un buffle ; le 01.01.1913, il abat cinq antilopes, deux phacochères, trois buffles. Le 05.04.1913, il est dans la chefferie de Faradge ; il va faire connaissance avec le gros gibier. Il abat 12 antilopes, trois “sangliers”, un rhinocéros blanc. Le lendemain, deux antilopes, deux rhinocéros blancs, un éléphant. A la mi-juin, il est chez le chef Azanga, en territoire Azandé, dans l’extrême pointe nord-est de la colonie ; il tombe sur un groupe de quatre rhinocéros blancs ; il tue une femelle (cfr. photo en en-tête de cet article), les autres fuient ; il retrouve leur trace le lendemain et blesse un mâle qui le charge ; il le tue à deux mètres, est bousculé et blessé à la jambe ; il “éprouve comme contre-coup une véritable rage de massacre.” Il reprend la piste des deux sujets qui se sont échappés. Il les rejoint, en blesse un mortellement.
Lebrun fait part des émotions fortes que lui procurent les risques encourus. Cela devient une drogue. En matière de danger, dit-il, “l’éléphant et le buffle sont à classer à égalité ; le rhinocéros vient après ; quant au lion, on l’assassine comme une antilope.” Lebrun, clopin-clopant, et son pisteur se rendent alors au village de Bere, en territoire Mundu, sur la Lodja près de la Garamba. Le 26 juin, à peine remis de ses blessures, Lebrun et son guide Baia sont de nouveau sur la piste des rhinocéros. Ils approchent un groupe de quatre à moins de 10 m ; les bêtes s’éveillent et fuient ; les chasseurs reprennent la piste, se rapprochent au plus près ; Lebrun tire sur deux cibles : une femelle mortellement blessée fuit ; le deuxième coup a fauché un jeune “de la taille d’un sanglier.” Les chasseurs se mettent sur la piste de la femelle et sont chargés par derrière par le mâle, qui est abattu à bout portant ; ils rejoignent la femelle gisante et le chasseur l’achève. Lebrun et Baia prennent la pose près du mâle abattu.

En septembre 1913, l’administrateur-adjoint qu’est Lebrun doit procéder à la délimitation des territoires Koboro et Azanga. C’est l’occasion d’une nouvelle chasse. Un jour, il abat un rhino qu’il avait d’abord jugé trop petit, mais qui a la malencontreuse idée de le charger. Le lendemain, “d’un magnifique doublé“, il “couche sur le sol deux énormes rhinos porteurs de cornes splendides.” Quelques jours plus tard encore, dans la même région, le chasseur rejoint trois rhinos : une énorme femelle qui contemple deux jeunes mâles qui s’affrontent. “Vident-ils entre eux une querelle d’amoureux ? Je laisse cette question pour un plus psychologue que moi.” La femelle est abattue ; un jeune mâle fuit ; l’autre, vraisemblablement un jeune de deux ans de la morte, ne prétend pas partir; il fait mine de charger quand le chasseur tente d’approcher; commentaire : “bref, j’ai dû le faucher pour être débarrassé.” Le temps d’attendre l’enlèvement des cornes, et on se remet en route. Les cadavres sont donc abandonnés aux hyènes et aux vautours.
Lebrun, adjoint à l’administrateur du territoire, déclare donc et décrit la mise à mort de 14 rhinocéros blancs ; il en comptera 15 à son tableau de chasse. Pour mémoire, le rhinocéros blanc de la variété nordique est, dans la décennie quatre-vingts, devenu une espèce en danger d’extinction dans le nord-est du Zaïre ; il n’en restait qu’une douzaine au Parc National de la Garamba. Grâce à d’immenses efforts et contributions financières, les effectifs se seraient rétablis en 1990 au niveau d’une vingtaine de sujets.
A la fin de l’année 1913, Lebrun a à faire dans la région de Bomo-Kardi, au nord de Faradge, où la forêt commence à apparaître. Rencontrant une troupe de chimpanzés, il avise une femelle de 1,50 m, perchée dans un arbre, étroitement enlacée à la poitrine par son bébé ; tous deux sont touchés par une cartouche à 24 ballettes ; pendant que les chimpanzés font grand tapage, la mère grimpe plus haut, se cale dans une fourche, où elle meurt pendant que le petit tombe au sol… Le Nemrod manifeste alors le désir de tirer un élan de Derby, cette énorme “antilope“, confinée au nord-est de la colonie, près de la frontière “anglaise“, d’où elle fait des incursions. L’espèce aurait été beaucoup plus abondante, mais la rumeur prétend que la peste bovine l’aurait décimée au début du siècle. Dans l’extrême nord de la zone de Maruka, Lebrun localise un élan, le tire, le blesse ; l’animal est à terre et râle dans les herbes ; commentaire :”une sorte de folie s’empare de moi ; il se meurt, et pourtant je crains qu’il ne s’échappe, et, coup sur coup, je tire deux balles” ; c’est le pisteur qui le calme: – “c’est assez, ne tire plus” – “j’aurais tiré encore.” Le spécimen est de taille : 1,40 m de longueur de cornes.

En deux ans, de mars 1912 à mars 1915, Lebrun aligne le tableau de chasse suivant : 3 éléphants, 15 rhinocéros blancs, 11 hippopotames, 8 phacochères, 4 lions, 2 léopards, 3 hyènes, 29 buffles de savane, 1 buffle de forêt, 2 girafes, 4 élans de Derby, 27 antilopes onctueuses, 19 bubales, 67 cobes de Thomas, 3 cobes des roseaux, 3 potamochères, 5 antilopes harnachées et une douzaine d’antilopes plus petites, 19 crocodiles, 5 chimpanzés, 3 cynocéphales, singes et gibiers divers : 147, soit un total de 400 pièces.
Après un bref retour dans l’Europe de 1915 en guerre, Lebrun revient quasi immédiatement au Congo pour un nouveau terme, de 1915 à août 1919. Il est cette fois administrateur en titre du poste d’Ilembo. Les devoirs de sa charge lui laissent moins de temps pour voyager en brousse. Il est plus sédentaire, et s’est assagi. Il s’est pris d’admiration pour la faune et, tout en demeurant chasseur, il se constitue une collection d’animaux vivants : 2 grands ducs, 1 marabout, 1 vautour, 1 serval, 2 civettes, 1 colobe à camail, 1 cynocéphale, 1 chimpanzé, 1 jeune lionne partagent sa parcelle. A cette ménagerie, se joignent 2 léopards, des hylochères et potamochères, des porcs épics, céphalophes et chevrotains. A son congé en 1919, il ramène cette ménagerie au zoo d’Anvers dont les collections ont été dispersées par la guerre. Sa pièce maîtresse est un Okapi ; capturé bébé dans la région de Buta, dans le Bas Uele, élevé au biberon; c’est le premier exemplaire ramené vivant en Europe. A ces animaux vivants, s’ajoutent des peaux, trophées, squelettes qui prennent le chemin du Musée du Congo à Tervuren [aujourd’hui Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren].
En 1919, ces collections font sensation. Georges Lebrun apparaît comme un spécialiste de la faune dont les services officiels veulent utiliser les talents. Il s’agit d’enquêter sur les possibilités et la pérennité du commerce de l’ivoire ; il faut évaluer cette ressource, définir des mesures pour en réglementer l’exploitation, documenter les services coloniaux sur la vie et les nombres des éléphants, choisir et délimiter des zones de protection comme celles à réserver à la chasse, examiner l’extension possible de la domestication des pachydermes. “La législation sur la chasse doit être modifiée sous peine de voir disparaître cette faune splendide ; l’exploitation et la vente des dépouilles d’animaux de tous genres ayant pris une si grande extension.” En mai 1920, Lebrun revient ainsi du Congo, en mission zoologique officielle pour un 3ème terme de deux ans. Il est nanti d’un équipement de récolte et de préparation.des spécimens. Il se dirige vers le Kwango, qu’il découvre bien plus pauvre que le Nord-Est ; il s’installe à Kwamouth, au confluent de la rivière Kasaï et du fleuve. Il commence ses récoltes, dans des conditions pénibles, notamment du point de vue du ravitaillement. Miné par les privations et les fièvres, il se tue à la tâche. Le 5 juillet 1920, Lebrun meurt d’une crise d’urémie au village de Matia.
Cette brève carrière coloniale et les notes du protagoniste jettent une lueur crue sur l’évolution rapide des mentalités.
En 1912, le chasseur n’a aucune retenue : sur le bateau navigant sur le fleuve, les Blancs s’amusent à faire des canons sur les crocos et les hippos, dont les cadavres descendent au fil de l’eau. En brousse, Lebrun se dit pris d’une frénésie de chasse. C’est l’esprit de l’époque. Il rencontre un chasseur d’éléphants américains qui, pour l’année 1912, avoue 45 pachydermes à son tableau. En 1913, il rencontre le récolteur d’une mission zoologique américaine, Mr Lang, qui s’en retourne avec les dépouilles de 10 élans de Derby.
Lors de son second terme, Lebrun s’intéresse davantage à la constitution de collections de spécimens, préparés ou vivants.
Pour son troisième terme, dans le cadre d’une mission zoologique, il s’éveille à la protection. Mais sa mission tourne court.
En 1925, ce sera la création du Parc National Albert, le premier parc national africain, conçu sur le modèle des parcs nationaux américains. Le pays s’organise, la conservation se met en place sous la Pax belgica. Le Blanc règne. Après l’indépendance, et dans les bouleversements de celle-ci, qu’il soit européen ou américain, le Blanc s’instaure volontiers censeur et se fera donneur de leçons. N’est-ce pas pourtant le moment, en toute humilité, de songer à nos responsabilités originelles ? Quels spectacles lamentables n’avons-nous pas donnés quand, avant de nous assagir, et par le droit du plus fort, nos passions destructrices se sont déchaînées? Avant de donner des leçons, je pense qu’il est juste que nos nations anciennement coloniales fassent acte de contrition et reconnaissent leurs erreurs.
Jean-Claude RUWET (1991)
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, édition, correction et iconographie | sources : Famille de Georges Lebrun | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Un rhinocéros blanc abattu dans les Uele en 1912 © ‘Trophée’ et photos G. Lebrun | Remerciements à Michel Lebrun.
Plus de témoignages en Wallonie…
- TEMOIGNAGE : Carnets de prisonnier
- JUDKIEWICZ : La pomme et le raifort (roman, à paraître, 2024)
- KUNEL : Marcel Remy – Étude biographique (1923)
- LEONARD : La fête de la Pentecôte à Cointe (avant 1940)
- FRECHKOP S., Animaux protégés au Congo Belge (Institut des parcs nationaux du Congo belge, Bruxelles, 1953)
- RUWET : Les carnets de chasse de Georges Lebrun au Congo belge (1912-1920)
- HENOUMONT : 1944… les bombes ! (CHiCC, récits de témoins)
- TEMOIGNAGE : Elie Haversin, carnet d’un médecin liégeois en août 1914
- KOCH , Henri (1903-1969)
- MAHOUX : Augusta Chiwy, l’ange noir de Bastogne (1921-2015)
- TEMOIGNAGE : Une liégeoise en juin 1940…