[THECONVERSATION.COM, 25 novembre 2025] Charles FOURIER (1772-1837) est l’un des premiers auteurs à développer une critique du capitalisme libéral. Un philosophe dénigré par Karl Marx pour son socialisme utopique. Considéré tantôt comme un être fantasque, tantôt comme un inventeur encombrant, il exerce une carrière de commerçant durant une grande partie de sa vie. Une de ses réflexions résonne dans notre actualité : qu’est-ce qui peut motiver l’individu à l’égard de son travail ?
Il est probablement l’auteur le plus original parmi les socialistes français du XIXe siècle, considérés comme utopiques, tels Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon (1760-1825) ou Étienne Cabet (1788-1856). Les travaux que j’ai menés dans le cadre d’une thèse d’État sur les socialistes utopiques ont mis en évidence l’idée que, chez Charles Fourier, le travail n’était pas l’élément premier, mais une activité entraînée par des motivations, une “attraction passionnée.”

L’idée principale qui se dégage de son œuvre ? Les transformations des structures de production nécessitée par les crises, le chômage et la misère, doivent prendre la forme d’un collectivisme décentralisé. Ce dernier repose sur une propriété associée dont l’élément central est constitué par “la phalange” ou commune sociétaire.
Les nouvelles relations sociales sont analysées notamment dans la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), le Nouveau Monde industriel et sociétaire ou invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle, distribuée en séries passionnées (1829), la Fausse Industrie morcelée, mensongère et l’antidote, l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique donnant quadruple produit (1835-1836). Ces ouvrages mettent l’accent sur l’aliénation économique, doublée d’une aliénation affective qui ne peut être dépassée qu’en libérant l’individu de toutes les contraintes qui l’empêchent de se réaliser.
Dans ce nouveau système, par quoi les travailleurs et travailleuses sont-ils motivés, en dehors de l’argent ?
Motivations non pécuniaires
L’existence de rapports humains dans la production implique pour Charles Fourier la prise en considération des motivations non pécuniaires. Il critique dans le premier tome de la Théorie de l’unité universelle “les méthodes qui laissent dans l’oubli la plus vaste, la plus nécessaire des études, celle de l’Homme, c’est-à-dire de l’attraction passionnée.” Une organisation doit reposer sur l’association libre des attractions entre les êtres humains pour atteindre l’harmonie. Plaisirs et travail ne sont pas opposés, mais promus.
L’étude du monde du travail doit être “celle de l’homme social” centrée sur le “social et le passionnel“, en d’autres termes sur l’analyse des motivations. L’unité de production, en tant qu’organisation, est commandée à la fois par les impératifs économiques et techniques de la production, mais également par les besoins psychologiques des travailleurs.
Luxe des ateliers et bagne de l’usine
Le point de départ de sa réflexion est celui de l’adaptation physiologique, du corps, de l’individu à son travail. Charles Fourier insiste sur la nécessité d’usines harmonieuses, “le luxe des ateliers” et sa conséquence sur la santé des travailleurs. Une usine ne doit pas être un bagne. Il met l’accent sur l’importance des couleurs, des peintures souvent refaites, des conditions de température et de propreté des ateliers.

L’organisation du travail doit s’attacher à réduire les distances entre les postes de travail. Une opération de production va échoir à plusieurs groupes de travail et être décomposée en “éléments distincts.” Dans le Nouveau Monde industriel et sociétaire, il souligne que cet “exercice parcellaire en fonctions” va favoriser le passage d’un poste de travail à l’autre. Il s’agit de permettre “au travailleur exécutant” de replacer cette opération dans le tout de la production.
Papillonner contre la monotonie
Le passage d’un poste de travail à l’autre satisfait le besoin de variété, analysé sous le nom de “papillonne.” Les attitudes désignées sous le nom d’ennui, liées “à la monotonie d’un travail sans diversion” soulignées dans La Fausse Industrie, peuvent être réduites par l’alternance des tâches. Ces dernières nécessitent un fractionnement de la journée de travail et l’introduction de pauses. “Le but serait manqué si cet enchaînement de plaisirs ne coopérait pas au bien de l’industrie active” dit-il dans le tome III de la Théorie de l’unité universelle.
Pour Charles Fourier, le temps de travail doit être découpé en séances de deux heures. Cette division quotidienne pas à négliger les aspects économiques, tels que l’accroissement de la production et de la productivité.
“Perfection du tout” dans le travail en groupe
Il y a chez Charles Fourier l’idée que l’organisation du travail possède des propriétés sociales et psychologiques indépendantes de la technologie. Le machinisme ne peut répondre aux besoins des humains. C’est dans cette perspective qu’il faut développer le sentiment de coopération, d’appartenance à un groupe et l’émulation en favorisant le travail collectif.

C’est là que réside la profonde originalité du socialiste utopique. Son analyse rompt absolument avec l’hypothèse de la foule, associée à la perte du sentiment de responsabilité de l’individu, lorsqu’il rappelle dans le Nouveau Monde industriel et sociétaire que le groupe est “une masse liguée par identité de goût pour une fonction exercée.” Des hommes et femmes avec la même “attraction passionnée.”
Le groupe n’est pas une simple collection d’individus. Selon Charles Fourier, il implique des relations stables entre sept à neuf personnes. Il est analysé comme un moyen d’expression des motivations individuelles. Le travail en groupe satisfait le besoin de comprendre la signification de la tâche. La compréhension du but aiguise le besoin de contribuer à “la perfection du tout“, le besoin d’achever.
Sens de la vie
La motivation est dénommée par l’auteur “composite.” Dans ce contexte, les considérations affectives deviennent aussi importantes que les considérations économiques comme le taux de salaire, les horaires, etc. “Le lien ne serait que simple s’il se bornait à exciter l’émulation industrielle par appât du gain. Il faut y joindre des véhicules tirés d’autres passions comme les rencontres amicales“, précise Charles Fourier dans la Théorie de l’unité universelle.
Les relations affectives, faites de coopération et d’émulation, au sein du groupe de travail sont analysées sous le nom de “cabaliste.” Bien entendu, la motivation pécuniaire existe, mais l’aspect relationnel a pour conséquence de rendre plus complexe l’interprétation du comportement humain. “Les membres du groupe sont entraînés au travail par émulation, amour-propre, et autres véhicules compatibles avec celui de l’intérêt” rappelle-t-il dans la Théorie des Quatre Mouvements. L’amour-propre nous amène à tenir compte d’autrui. Cet échange réciproque satisfait le besoin de dignité, d’être reconnu dans son travail.
De Charles Fourier se dégage l’idée actuelle que l’accroissement de la productivité est souvent le résultat de la double exigence de la production et de la recherche d’un bien-être de l’individu. “Pour découvrir notre fin, il était deux conditions à remplir, la première de créer la grande industrie, fabriques, sciences et arts ; quand la grande industrie est créée, il reste à remplir la deuxième condition, la recherche du sens de notre vie” rappelle-t-il.
Bernard Guilhon (SKEMA Business School)
A lire également dans la WALLONICA : Le phalanstère du Bois du Cazier (Marcinelle) vs. le phalanstère de Charles Fourier… et d’autres encore
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