La banalité du mal : ce que dit la recherche en psychologie sociale

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[THECONVERSATION.COM, 1er juin 2025] La recherche en psychologie sociale réfute la thèse de la banalité du mal. La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent par un élément : leur orientation autoritaire – et ainsi par un comportement particulièrement coercitif, inégalitaire et intolérant.

Le chercheur en psychologie sociale Stanley Milgram publie en 1964 la première recherche expérimentale sur la soumission à l’autorité. Son protocole consiste à demander à des personnes volontaires d’infliger des décharges électriques à un autre participant (en réalité un compère de Milgram) dans le cadre d’une recherche prétendument sur les effets de la punition sur l’apprentissage. Un échantillon de psychiatres prédit une désobéissance quasi unanime, à l’exception de quelques cas pathologiques qui pourraient aller jusqu’à infliger un choc de 450 volts.

Les résultats provoquent un coup de tonnerre : 62,5 % des participants obéissent, allant jusqu’à administrer plusieurs chocs de 450 volts à une victime ayant sombré dans le silence après avoir poussé d’intenses cris de douleur. Ce résultat est répliqué dans plus d’une dizaine de pays auprès de plus de 3 000 personnes.

Ces données illustrent la forte propension à l’obéissance au sein de la population générale. Elles montrent également des différences individuelles importantes puisqu’environ un tiers des participants désobéit. Les caractéristiques socio-démographiques des individus et le contexte culturel semblent n’avoir aucune influence sur le comportement dans le protocole de Milgram. Comment expliquer alors les différences individuelles observées ?

Nous avons conduit une nouvelle série d’expériences dans les années 2010. Nos résultats montrent un taux d’obéissance similaire ainsi qu’une influence notable de l’autoritarisme de droite : plus les participants ont un score élevé à l’échelle d’autoritarisme de droite, plus le nombre de chocs électriques administrés est important.

Recherche sur l’autoritarisme

La psychologie sociale traite la question de l’autoritarisme depuis plusieurs décennies. Cette branche de la psychologie expérimentale a notamment fait émerger dès les années 1930 une notion importante : celle d’attitude.

Une attitude désigne un ensemble d’émotions, de croyances, et d’intentions d’action à l’égard d’un objet particulier : un groupe, une catégorie sociale, un système politique, etc. Le racisme, le sexisme sont des exemples d’attitudes composées d’émotions négatives (peur, dégoût), de croyances stéréotypées (“les Noirs sont dangereux“, “les femmes sont irrationnelles“), et d’intentions d’action hostile (discrimination, agression).

Les attitudes sont mesurées à l’aide d’instruments psychométriques appelés échelles d’attitude. De nombreux travaux montrent que plus les personnes ont des attitudes politiques conservatrices, plus elles ont également des attitudes intergroupes négatives (e.g., racisme, sexisme, homophobie), et plus elles adoptent des comportements hostiles (discrimination, agression motivée par l’intolérance notamment). À l’inverse, plus les personnes ont des attitudes politiques progressistes, plus elles ont également des attitudes intergroupes positives, et plus elles adoptent des comportements prosociaux (soutien aux personnes défavorisées notamment).

Les attitudes politiques et les attitudes intergroupes sont donc corrélées. Une manière d’analyser une corrélation entre deux variables est de postuler l’existence d’une source de variation commune, c’est-à-dire d’une variable plus générale dont les changements s’accompagnent systématiquement d’un changement sur les autres variables. Dit autrement, si deux variables sont corrélées, c’est parce qu’elles dépendent d’une troisième variable. La recherche en psychologie sociale suggère que cette troisième variable puisse être les attitudes autoritaires. Cette notion regroupe des attitudes exprimant des orientations hiérarchiques complémentaires :

      • l’orientation à la dominance sociale, une attitude orientée vers l’établissement de relations hiérarchiques, inégalitaires entre les groupes humains ;
      • l’autoritarisme de droite, une attitude orientée vers l’appui conservateur aux individus dominants.

La recherche en psychologie expérimentale, en génétique comportementale et en neurosciences montre invariablement que ce sont les attitudes autoritaires, plus que toute autre variable (personnalité, éducation, culture notamment), qui déterminent les attitudes intergroupes, les attitudes politiques, et ainsi le comportement plus ou moins coercitif, inégalitaire, et intolérant des personnes.

Autoritarisme dans la police

Étudions le cas d’un groupe : la police. Plusieurs études montrent que les policiers nouvellement recrutés ont des scores significativement plus élevés à l’échelle d’autoritarisme de droite que la population générale.

Ce résultat important suggère que les personnes autoritaires sont plus susceptibles de choisir une carrière dans la police (autosélection) et/ou que la police a tendance à privilégier les personnes autoritaires pour le recrutement (sélection). Les personnes autoritaires et l’institution policière semblent réciproquement attirées, ce qui entraîne un biais de sélection orienté vers l’autoritarisme de droite qui, on l’a vu, est responsable d’attitudes politiques conservatrices et d’attitudes intergroupes négatives.

À des fins de recherche, des universitaires ont développé un jeu vidéo simulant la situation d’un policier confronté à une cible ambiguë et devant décider de tirer ou non. Des personnes noires ou blanches apparaissent sur un écran de manière inattendue, dans divers contextes (parc, rue, etc.) Elles tiennent soit un pistolet, soit un objet inoffensif comme un portefeuille. Dans une étude menée aux États-Unis, les chercheurs ont comparé la vitesse à laquelle les policiers décident de tirer, ou de ne pas tirer, dans quatre conditions :

      1. cible noire armée,
      2. cible blanche armée,
      3. cible noire non armée,
      4. cible blanche non armée.

Les résultats montrent que les policiers décidaient plus rapidement de tirer sur une cible noire armée, et de ne pas tirer sur une cible blanche non armée. Ils décidaient plus lentement de ne pas tirer sur une cible noire non armée, et de tirer sur une cible blanche armée. Ces résultats montrent un biais raciste dans la prise de décision des policiers. Ils réfutent l’hypothèse d’une violence policière exercée par seulement “quelques mauvaises pommes.

On observe dans toutes les régions du monde une sur-représentation des groupes subordonnés parmi les victimes de la police (e.g., minorités ethniques, personnes pauvres). Les chercheurs en psychologie sociale Jim Sidanius et Felicia Pratto proposent la notion de terreur systémique (systematic terror) pour désigner l’usage disproportionné de la violence contre les groupes subordonnés dans une stratégie de maintien de la hiérarchie sociale.

Soutien des personnes subordonnées au statu quo

On peut s’interroger sur la présence dans la police de membres de groupes subordonnés (e.g., minorités ethniques, femmes).

Une explication est l’importance des coalitions dans les hiérarchies sociales tant chez les humains que chez les primates non humains, comme les chimpanzés, une espèce étroitement apparentée à la nôtre. On reconnaît typiquement une coalition quand des individus menacent ou attaquent de manière coordonnée d’autres individus. Le primatologue Bernard Chapais a identifié plusieurs types de coalition, notamment :

      • les coalitions conservatrices (des individus dominants s’appuient mutuellement contre des individus subordonnés qui pourraient les renverser) ;
      • l’appui conservateur aux individus dominants (des individus subordonnés apportent un appui aux individus dominants contre d’autres individus subordonnés) ;
      • les coalitions xénophobes (des membres d’un groupe attaquent des membres d’un autre groupe pour la défense ou l’expansion du territoire).

La police regroupe des individus subordonnés motivés par l’appui conservateur aux individus dominants (tel que mesuré par l’échelle d’autoritarisme de droite) et la xénophobie (telle que mesurée par les échelles de racisme).

Dans son ensemble, la recherche en psychologie sociale réfute la thèse de la banalité du mal. La violence dans les hiérarchies sociales est exercée par des individus qui se distinguent par leur orientation autoritaire, et ainsi par un comportement particulièrement coercitif, inégalitaire, et intolérant.

Le mauvais état de la démocratie dans le monde suggère une prévalence importante des traits autoritaires. Lutter contre l’actuelle récession démocratique implique, selon nous, la compréhension de ces traits.

Johan Lepage, Psychologie sociale UGA (FR)


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Relations entre voisins : la force des liens faibles

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[THECONVERSATION.COM, 22 mai 2025] Souvent présentées sous l’angle du déclin ou des conflits, les relations de voisinage sont encore très vivantes. En témoigne la Fête des voisins qui célèbre son vingt-cinquième anniversaire cette année. Mais comment se côtoie-t-on selon les milieux sociaux ?

Les relations de voisinage n’ont pas bonne presse. Dans les discours communs et les débats publics, elles sont bien souvent présentées sous le registre du déclin – on ne voisinerait plus aujourd’hui comme avant – ou sous celui des conflits de voisinage. Ce constat fait écho à de grandes enquêtes répétées aux États-Unis qui documentent la montée de l’isolement dans ce pays.

Mais comment voisine-t-on aujourd’hui en France ?

Cette question est à l’origine de l’ouvrage sur les liens sociaux de proximité publié en mai 2025, à partir de l’enquête Mon quartier, mes voisins, réalisée en 2018-2019 avec le collectif Voisinages. Cette recherche s’est déroulée un peu plus de trente-cinq ans après l’enquête Contact entre les personnes (1982-1983), qui constituait le dernier travail de référence de grande ampleur sur la question. Dans notre recherche, 2 572 personnes, sélectionnées aléatoirement au sein de 14 quartiers (bourgeois, populaires, gentrifiés…) ou communes périurbaines (urbaines ou rurales) situés en région parisienne et en région lyonnaise, ont été interrogées.

Les relations de voisinage : un fait social stable

Contrairement aux idées reçues sur le sujet, les relations de voisinage n’ont pas décliné au cours des dernières décennies. Le constat est sans ambiguïté : sur l’ensemble des indicateurs comparés (conversations, visites au domicile, échanges de services…), les proportions obtenues dans les deux enquêtes sont extrêmement proches.

© DP

Ainsi, 75 % des personnes interrogées dans l’enquête de 2025 sont entrées chez un voisin dans les douze derniers mois (73 % dans l’enquête Contacts des années 1990) ; 63 % ont reçu un service dans leur voisinage (contre 62 % en 1982-1983).

L’isolement complet des relations de son quartier s’en trouve même légèrement réduit : la proportion d’individus exclus de toutes relations diminue de 9 à 6 %. Cette forte stabilité des relations de voisinage vaut aussi pour les conflits, qui ne sont pas significativement plus fréquents dans notre enquête que dans l’enquête Contacts….

Le voisinage n’est donc pas mort, loin de là, et il est loin de se réduire à la figure ultramédiatisée des conflits de voisinage.

Les liens de proximité, entre conversations et services

Ce lien social noué avec ceux qui nous entourent est cependant de nature et d’intensité extrêmement variées ; il peut revêtir une grande diversité de forces, fonctions et contenus.

Au niveau minimal, le lien de voisinage est un lien faible, fait de rencontres informelles et de conversations dans les espaces publics. Ce type de lien est le plus répandu (94 % des individus entretiennent régulièrement des conversations dans leur quartier), et il remplit une fonction sociale manifeste : en tant qu’inconnus familiers, ces personnes avec qui l’on noue des contacts plus ou moins éphémères participent d’un sentiment de sécurité ontologique en certifiant la familiarité avec le quartier ou la commune de résidence.

Mais des parts conséquentes de la population entretiennent des liens plus approfondis. Ainsi, plus des trois quarts des individus ont rendu ou reçu des services dans leur quartier dans la dernière année. Ces liens, dits instrumentaux, rassemblent un ensemble varié de services. Parmi les plus fréquents, on trouve l’entraide liée à l’absence du logement (garder les clés, arroser les plantes, nourrir les animaux, récupérer un colis) : si 58 % des individus participent à ce type service, il est d’autant plus fréquent que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale puisque 67 % des cadres le déclarent, contre 48 % des employés, ouvriers et inactifs.

Voisins aux fenêtres d’un immeuble

On retrouve ce poids de la hiérarchie sociale concernant les services liés au quotidien, comme le prêt d’objets, outils ou ingrédients (qui est déclaré par un individu sur deux), et l’aide pour le bricolage ou le jardinage (qui concerne une personne sur quatre).

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D’autres services sont davantage liés à la configuration familiale (22 % des individus s’entraident pour la garde des enfants ou pour les accompagner ou récupérer à l’école ou à des activités). D’autres encore, plus rares et ayant ceci de particularité d’être généralement asymétriques, concernent quasi exclusivement les classes populaires : 4 % des individus se sont fait aider dans des démarches administratives et 4 % se font conduire ou accompagner quelque part.

Les relations conviviales, plus électives

Sept habitants sur dix entretiennent des liens conviviaux, qui prennent généralement la forme d’apéros ou repas partagés avec leurs voisins ou d’autres habitants de leur quartier. Ces liens concernent là encore davantage les classes moyennes et supérieures, que les employés, ouvriers ou inactifs. L’étude révèle en outre que ces relations sont davantage sélectives : les voisins que l’on invite à notre table sont davantage choisis au sein d’un large ensemble d’individus, pouvant habiter d’autres immeubles du même quartier et partageant souvent avec son invité, des caractéristiques sociodémographiques – classe d’âges, situation conjugale et familiale, classe sociale – proches, même si les liens de voisinage, pris dans leur ensemble, sont moins homophiles que dans la plupart des autres cercles sociaux des individus (relations professionnelles, relations amicales, etc.).

Du voisinage aux amitiés

Les liens sociaux de proximité comportent également des liens forts : toutefois, les individus avec qui ces liens privilégiés sont entretenus perdent généralement le qualificatif de voisins. Parmi les habitants des quartiers enquêtés dans Mon quartier, mes voisins, 16 % déclarent avoir un membre de leur famille et 38 % indiquent avoir des amis dans leur quartier.

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Ces liens forts, surtout lorsqu’ils sont amicaux, sont généralement associés à un investissement plus intensif dans la sociabilité de voisinage. Là encore se révèle le poids des gradients socioéconomiques : 42 % des cadres ont des amis dans leur quartier alors que ce n’est le cas que d’un tiers des membres des classes populaires.

Cette catégorisation de différents types de liens ne doit pas faire oublier qu’une même personne peut entretenir à la fois différents types de liens. Un même individu peut avoir, par exemple, à la fois des relations de forte intensité, nourries d’échanges et de partages, avec certains de ses voisins, des relations de bon voisinage, reposant sur des discussions et des petits échanges de services, avec d’autres, et des relations plus faibles, voire des contacts éphémères, ou des conflits, avec d’autres encore. Et ces liens peuvent évoluer au fil du temps : se renforcer, s’affaiblir ou disparaître.

Le voisinage comme ressource

Au-delà de la fête des voisins, à laquelle participe au moins de temps en temps environ un quart de la population, le voisinage occupe en France une place importante dans l’intégration sociale des individus. Il procure des ressources variées. Les relations de voisinage dites conviviales peuvent d’abord être analysées comme des ressources en soi, dans la mesure où ces liens sociaux apportent la protection et la reconnaissance nécessaires à l’existence sociale.

Les liens de proximité apportent également de l’aide explicite, pour organiser son quotidien ou partir de son logement en toute sérénité. Ils se révèlent particulièrement déterminants lorsqu’ils permettent à des franges de la population d’accéder à des services qu’ils ne pourraient supporter économiquement s’ils devaient y recourir par l’intermédiaire du secteur marchand (garde d’enfants, taxi, coupes de cheveux, réparations). Enfin, ces liens apportent des informations dans des domaines aussi différents que les stratégies scolaires, l’emploi, le logement, les bons plans, les aides à la parentalité, etc.

Joanie Cayouette-Remblière & Jean-Yves Authier, sociologues


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © nyon.ch ; © DP.


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