[AGENCEWALLONNEDUPATRIMOINE.BE, Lettre du patrimoine n°80, 17 novembre 2025] Il y a cent ans, en 1925, Paris accueillait l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes. De cette manifestation naquit un terme, Art déco, qui allait bientôt désigner un mouvement artistique d’ampleur mondiale.
Un jalon symbolique de cette transition aux frontières de l’Art nouveau et de l’Art déco est le Pavillon de la Belgique, conçu par Victor Horta pour l’Exposition internationale de 1925. Confronté à des contraintes du site – forme en « T » et conservation des arbres existants – Horta opte pour une architecture mesurée, structurée de volumes clairs et géométriques, réalisée en bois et en staff. Il renonce aux envolées végétales de sa période précédente pour une composition plus sobre et équilibrée.

Le pavillon abritait un hall central et plusieurs salles décorées par des artistes belges : frise ajourée de Pierre Braecke à l’entrée, statues de Marcel Wolfers, mobilier, vitraux et tapisseries modernes. Saluée dès 1926 dans la revue La Construction moderne pour sa cohérence et la sincérité de son modernisme, cette oeuvre affirmait déjà pour le public belge une transition esthétique maîtrisée entre héritage et modernité.
Loin d’être une simple mode, l’Art déco marqua profondément les arts décoratifs, l’architecture et le paysage urbain du xxe siècle.
L’Art déco — naissance d’un style
Né dans les années 1910 et épanoui au cours des années 1920, l’Art déco apparaît d’abord comme une réaction aux courbes végétales de l’Art nouveau. Ses lignes sont sobres, symétriques et rigoureuses, souvent inspirées du cubisme. Le style embrasse toutes les disciplines : architecture, mobilier, verrerie, tapisserie, vitrail, mode, arts graphiques. L’ambition est celle d’un véritable art de vivre moderne, qui associe beauté, confort et fonctionnalité. Loin d’être figé, l’Art déco varie selon les contextes : monumental et solennel dans les édifices publics, raffiné et élégant dans les intérieurs privés, parfois exotique ou inspiré de l’Antiquité dans les décors.
L’Art déco en Europe
L’Art déco se diffuse rapidement dans l’entre-deux-guerres. En France, il marque de son empreinte Paris, mais aussi de nombreuses villes de province comme Nancy, Reims ou Saint-Quentin.

La Belgique s’illustre très tôt : dès 1919, Victor Horta, le maître de l’Art Nouveau, entreprend la construction du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, considéré comme une oeuvre charnière. Dans toute l’Europe, le style accompagne l’essor des grands équipements urbains et traduit l’optimisme retrouvé après la Première Guerre mondiale. Son influence dépasse largement le continent : aux États-Unis, le Chrysler Building à New York (1930, William Van Alen) en est l’icône, tandis qu’en Afrique du Nord, la ville de Casablanca s’est dotée de nombreux bâtiments Art déco. En Asie, le Park Hotel de Shanghai (1934, László Hudec) et l’Eros Cinema de Mumbai (1938, Shorabji Bhedwar) témoignent, eux aussi, de la diffusion de ce style à l’échelle mondiale.
Un patrimoine vivant en Wallonie
La Wallonie ne sera pas en reste, elle conserve aujourd’hui un patrimoine Art déco qui témoigne de cette effervescence. Dans les villes industrielles comme Liège, Charleroi ou La Louvière, l’Art déco s’est incarné dans des maisons bourgeoises, des salles de spectacles, des cinémas ou encore des maisons du peuple.
À Liège, l’architecte Louis Rahier a marqué de son empreinte le quartier des Vennes, tandis que Jean Lejaer réalisait, avec la complicité d’artisans ornemanistes, le spectaculaire Forum (1922, cfr. vitrail en en-tête de cet article), véritable oeuvre d’art total.

À Charleroi, l’hôtel de ville et son beffroi (1936), conçus par Jules Cézar et Joseph André, symbolisent la monumentalité Art déco au service du pouvoir public. La Louvière s’illustre avec l’habitation-atelier du peintre Fernand Liénaux (1927), conçue par Charles Emonts, tandis que dans le Borinage, Philippe-Alphonse Vancraenenbroeck signe la Maison du Peuple de Dour (1928), alliant espaces sociaux et décors géométriques.
À Namur, le quartier des Carmes constitue un ensemble remarquable. Développé à partir des années 1920, il concentre plusieurs immeubles Art déco aux façades typiques, reconnaissables à leurs lignes sobres, leurs baies verticales et leurs décors stylisés en ciment ou en ferronnerie. Ce quartier illustre parfaitement la diffusion du style dans un tissu urbain en pleine mutation au sortir de la Première Guerre mondiale. Les cinémas et les commerces qui s’y sont implantés, tels que le Caméo (1921), témoignent de l’importance de l’Art déco dans la vie culturelle et sociale de Namur.
Le style imprègne également l’architecture religieuse (voir l’article ci-dessous).
Loin d’être une simple mode, l’Art déco marqua profondément les arts décoratifs, l’architecture et le paysage urbain du xxe siècle.
Des édifices protégés et reconnus
Ce patrimoine, longtemps discret, est aujourd’hui mieux reconnu. Plusieurs édifices Art déco sont classés monuments en Wallonie et certains figurent au Patrimoine immobilier exceptionnel de Wallonie, la plus haute distinction régionale. C’est le cas de l’hôtel de ville et du beffroi de Charleroi, du Forum à Liège et de l’église Notre-Dame du Travail à Bray, inscrite au Patrimoine exceptionnel en 2022. D’autres, comme l’église Saint-Aybert à Bléharies ou la Maison du Peuple de Dour, sont également protégés. Ces classements confirment la valeur patrimoniale d’édifices qui témoignent d’une époque où la Wallonie s’inscrivait pleinement dans les courants artistiques internationaux.
Le centenaire, une occasion de redécouverte
L’année 2025 marque le centenaire de l’Art déco et donne lieu à de nombreuses initiatives. Bruxelles, sous l’impulsion d’urban. brussels, a placé 2025 sous le signe de l’Art déco avec une série d’expositions et de visites guidées.

La Villa Empain, joyau Art déco restauré par la Fondation Boghossian, présente Echoes of Art Deco jusqu’à l’automne. Le musée BELvue propose un parcours Années folles / Art déco de juin 2025 à janvier 2026, tandis que la fondation Madeleine 7 (Bruxelles) met à l’honneur l’Âge d’or du Val Saint-Lambert à travers une exposition consacrée au cristal.
En France, deux grandes institutions parisiennes célèbrent l’événement : le Musée des Arts décoratifs, avec l’exposition 1925–2025. Cent ans d’Art déco (22 octobre 2025 – 22 février 2026), et la Cité de l’architecture et du patrimoine, avec Paris 1925 : l’Art déco et ses architectes (22 octobre 2025 – 29 mars 2026).
Pour prolonger la découverte
L’actualité éditoriale accompagne ces commémorations. Plusieurs ouvrages sont parus en 2025, notamment le catalogue du Musée des Arts décoratifs (1925–2025. Cent ans d’Art déco), la revue In Situ. Revue des patrimoines (n° 55, dossier consacré à l’Art déco) et le catalogue de l’exposition Echoes of Art Deco.
En Wallonie, l’AWaP propose l’ouvrage de référence Le patrimoine du xxe siècle en Wallonie et plusieurs volumes des Carnets du Patrimoine consacrés à l’architecture de l’entre-deux-guerres, parmi lesquels :
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- Barlet J. & Joris F., 2008. Le Forum de Liège et l’oeuvre de Jean Lejaer, Namur, Institut du Patrimoine wallon (Carnets du Patrimoine, 50), 60 p., 5 €.
- Bioul A.-C., 2024. Marcel et Jacques Depelsenaire, une famille d’architectes à Charleroi, Namur, Agence wallonne du Patrimoine (Carnets du Patrimoine, 177), 64 p., 10 €.
- Dehon D., 2024. Le patrimoine de la ville de Binche, Namur, Agence wallonne du Patrimoine (Carnets du Patrimoine, 176), 64 p., 10 €.
- Gaiardo L. & Billen C., 1999. Les maisons en marbrite et cimorné en Wallonie, Namur, Institut du Patrimoine wallon (Carnets du Patrimoine, 27), 48 p., 5 €.
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À lire (sélection récente)
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- 2025. 1925–2025. Cent ans d’Art déco, Paris, MAD.
- 2025. Héritages et patrimoines de l’Art déco, In Situ. Revue des Patrimoines, 55.
- 2025. Echoes of Art Deco (guide du visiteur), Bruxelles, Fondation Boghossian.
- Charlier S., 2024. Le xxe siècle en Wallonie. De l’architecture au patrimoine, Namur, Agence wallonne du Patrimoine, 384 p., 35 €.
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Pour explorer ce patrimoine et consulter la liste actualisée des biens protégés, rendez-vous sur le site internet :
Sophie Denoël
Les églises Art déco en Wallonie
[AGENCEWALLONNEDUPATRIMOINE.BE, Lettre du patrimoine n°80, 17 novembre 2025] L’Art déco s’est exprimé en Belgique, surtout à Bruxelles et en Wallonie, non seulement dans l’architecture civile, mais aussi dans le domaine religieux. Dans l’entre-deux-guerres, de nouvelles églises furent construites suite à la croissance urbaine et au besoin de modernité, en s’éloignant du néogothique traditionnel. Ces édifices combinent lignes géométriques épurées, volumes monumentaux et matériaux modernes comme le béton armé ou la brique sobre.

L’église Notre-Dame du Travail à Bray (Binche) est située dans l’ancienne cité minière du Levant de Mons, et fut construite en 1932 pour la communauté ouvrière, après la catastrophe minière de 1927 qui fit 25 victimes. Conçue par l’architecte Henri Balthazar, elle adopte un style Art déco sobre avec des murs en béton armé et une toiture en tuiles hennuyères. Les sculptures de façade, dues à Joseph Gillain (futur auteur de bande dessinée connu sous le nom de Jijé), représentent des mineurs et leur famille, symbolisant le lien étroit entre foi et monde du travail. À l’intérieur, les vitraux, grilles, tabernacle et chandeliers sont décorés dans l’esprit Art déco. Le mobilier et les vitraux reprennent ce même esprit, mêlant dévotion et hommage aux ouvriers. Classée monument en 2012 dans sa totalité et reconnue patrimoine exceptionnel de Wallonie en 2022, l’église demeure un témoignage emblématique de l’histoire sociale et spirituelle du bassin minier hennuyer.

L’église Saint-Aybert de Bléharies (Brunehaut), oeuvre d’Henry Lacoste, est un chef-d’oeuvre de l’Art déco. Reconstruite entre 1919 et 1926 après les destructions de la Première Guerre mondiale, elle est l’une des premières églises modernes de Belgique grâce à l’usage novateur du béton armé apparent. L’extérieur présente une façade triangulaire et un clocher octogonal. L’intérieur, sans transept ni piliers, est éclairé par trois rangs de lucarnes. Les arcs et la charpente en béton créent un espace clair et unifié. Le mobilier, conçu par Lacoste, en béton, granito et fer forgé, s’intègre à l’architecture. Le vitrail du chevet, surnommé “mur de lumière”, illumine le choeur. Fidèle à l’esprit de l’Art déco, Lacoste y conçoit l’ensemble — structure, décoration et lumière — comme une oeuvre totale. L’église est classée monument historique depuis 1993.
L’église Saint-Vincent de Liège, érigée entre 1928 et 1930, également chef-d’oeuvre de l’architecture Art déco, est conçue par l’architecte Robert Toussaint. Elle se distingue par son audacieuse utilisation du béton armé et son dôme imposant recouvert de tuiles émaillées vert-de-gris. La façade est réalisée en béton armé, un matériau innovant à l’époque, permettant des formes fluides et une grande stabilité. L’entrée principale est précédée d’une large arcade en plein cintre, renforçant l’impression de grandeur de l’édifice. À l’intérieur, les vitraux présentent des motifs géométriques, intégrant des couleurs vives et des formes stylisées. Le mobilier, bien que sobre, reflète des lignes épurées typiques de l’Art déco, avec des éléments en bois sculpté et des détails métalliques.
Reconstruite entre 1924 et 1926, l’église Saints-Pierre-et-Paul de Warneton, surnommée la « Cathédrale de la Lys » est un autre bel exemple d’architecture religieuse Art déco. Mélangeant néo-roman et néo-byzantin, elle se distingue surtout par son mobilier en grès flammé aux reflets cuivrés et argentés typiques de ce style. Le maître-autel en céramique vernissée, les vitraux colorés, le grand lustre central et les ferronneries forment un ensemble homogène, fidèle à l’esprit Art déco. Lumière et matériaux nobles traduisent l’ambition de modernité. L’édifice a été classé en 2021.

Dominant la ville de Liège depuis la butte de Cointe, l’église du Sacré-Coeur et Notre-Dame-de-Lourdes, souvent surnommée « basilique de Cointe », est l’un des monuments les plus emblématiques du paysage liégeois. Édifiée entre 1928 et 1936, l’église fut conçue dans le cadre du Mémorial Interallié de Cointe, un vaste ensemble dédié à la fois à la reconnaissance envers le Sacré-Coeur et à l’hommage rendu aux Alliés et aux victimes du conflit. Confiée à l’architecte Joseph Smolderen, la construction s’étend sur près d’une décennie. L’église est consacrée en 1936. Son architecture témoigne d’un subtil mélange de style néo-byzantin et Art déco, typique des années 1930. Bâtie en béton armé, pierre bleue et briques cimentées, elle présente un plan centré dominé par une grande coupole visible de loin. À l’intérieur, la lumière et les volumes monumentaux confèrent à l’ensemble une atmosphère à la fois majestueuse et sobre. Après plusieurs décennies de culte, l’église est désacralisée en 2010 et, en 2011, la Région wallonne la classe comme monument régional, reconnaissant sa valeur patrimoniale exceptionnelle. Divers projets ont été proposés pour redonner vie à ce géant de béton.
En définitive, l’Art déco a profondément marqué l’architecture religieuse au cours de la première moitié du xxe siècle. Ce style a su concilier monumentalité et modernité, tradition spirituelle et innovations techniques. L’usage du béton armé, les lignes géométriques épurées, la lumière sculptée par les vitraux et l’élégance des matériaux nobles traduisent une volonté d’ancrer l’expression religieuse dans son temps. Ces églises, parfois encore méconnues, constituent aujourd’hui un patrimoine unique, à la fois artistique et spirituel, qui témoigne de l’audace et de la créativité de cette période.
Marguerite Bernard
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