Que disent la Bible, le Coran et la Torah de la guerre ?

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[THECONVERSATION.COM, 21 août 2025Les guerres sont souvent menées au nom de conceptions religieuses. Mais que disent vraiment les textes fondamentaux du christianisme, de l’islam et du judaïsme sur la guerre et ses justifications ? Nous avons demandé leur avis à trois experts des différents monothéismes.

La Bible

Par Robyn J. Whitaker, professeure spécialiste du Nouveau Testament au sein de l’établissement théologique australien University of Divinity

La Bible présente la guerre comme une réalité inévitable de la vie humaine. Cela est illustré par cette citation du livre de l’Ecclésiaste : “Il y a une saison pour tout […] un temps pour la guerre et un temps pour la paix.” En ce sens, la Bible reflète les expériences des auteurs, mais aussi de la société qui a façonné ces textes pendant plus de mille ans : celle du peuple hébreu. Durant l’Antiquité, celui-ci a en effet connu la victoire, mais aussi la défaite, en tant que petite nation parmi les grands empires du Proche-Orient ancien.

Monty Python, Le sacré Graal (1975) © o-cinema.org

En ce qui concerne le rôle de Dieu dans la guerre, nous ne pouvons ignorer le caractère problématique de la violence associée au divin. Parfois, Dieu ordonne au peuple hébreu de partir en guerre et de commettre des actes de violence horribles. Deutéronome 20 en est un bon exemple : le peuple de Dieu est envoyé à la guerre avec la bénédiction du prêtre, bien qu’il soit d’abord demandé aux combattants de proposer des conditions de paix. Si les conditions de paix sont acceptées, la ville est réduite en esclavage. Dans d’autres cas cependant, l’anéantissement total de certains ennemis est demandé, et l’armée hébraïque reçoit l’ordre de détruire tout ce qui ne sera pas utile plus tard pour produire de la nourriture.

Dans d’autres cas, la guerre est interprétée comme un outil à la disposition de Dieu, une punition durant laquelle il utilise des nations étrangères contre le peuple hébreu parce qu’il s’est égaré (Juges 2:14). Il est également possible d’identifier une éthique sous-jacente aux textes consistant à traiter les prisonniers de guerre de manière juste. Moïse ordonne que les femmes capturées pendant la guerre soient traitées comme des épouses et non comme des esclaves (Deutéronome 21), et dans le deuxième livre des Chroniques, les prisonniers sont autorisés à rentrer chez eux.

En opposition à cette conception de la guerre considérée comme autorisée par Dieu, de nombreux prophètes hébreux expriment l’espoir d’une époque où Il leur apportera la paix et où les peuples “ne s’adonneront plus à la guerre” (Michée 3:4), transformant plutôt leurs armes en outils agricoles (Isaiah 2:4).

La guerre est considérée comme le résultat des péchés de l’humanité, un résultat que Dieu transformera finalement en paix. Cette paix (en hébreu : shalom) sera plus que l’absence de guerre, puisqu’elle englobera l’épanouissement humain et l’unité des peuples entre eux et avec Dieu.

La majeure partie du Nouveau Testament a été écrite au cours du premier siècle de notre ère, alors que les Juifs et les premiers chrétiens constituaient des minorités au sein de l’Empire romain. Dans ce texte, la puissance militaire de Rome est ainsi sévèrement critiquée et qualifiée de maléfique dans des textes comme l’Apocalypse, qui s’inscrivent dans une démarche de résistance. De nombreux premiers chrétiens refusaient par exemple de combattre dans l’armée romaine.

Malgré ce contexte, Jésus ne dit rien de spécifique sur la guerre, mais rejette cependant de manière générale la violence. Lorsque Pierre, son disciple, cherche à le défendre avec une épée, Jésus lui dit de la ranger, car cette épée ne ferait qu’engendrer davantage de violence (Matthieu 26:52). Cela est conforme aux autres enseignements de Jésus, qui proclame ainsi “heureux les artisans de paix“, qui commande de “tendre l’autre joue” lorsqu’on est frappé ou d’”aimer ses ennemis.

En réalité, on trouve diverses idéologies concernant la guerre dans les pages de la Bible. Il est tout à fait possible d’y trouver une justification à la guerre, lorsqu’on souhaite le faire. Il est cependant tout aussi possible d’y trouver des arguments en faveur de la paix et du pacifisme. Plus tard, les chrétiens développeront les concepts de “guerre juste” et de pacifisme sur la base de conceptions bibliques, mais il s’agit là d’interprétations plutôt que d’éléments explicites inscrits dans le texte.

Pour les chrétiens, l’enseignement de Jésus fournit par ailleurs un cadre éthique permettant d’interpréter à travers le prisme de l’amour pour ses ennemis les textes antérieurs sur la guerre. Jésus, contrepoint à la violence divine, renvoie les lecteurs aux prophètes de l’Ancien Testament, dont les visions optimistes imaginent un monde où la violence et la souffrance n’existent plus et où la paix est possible.

Le Coran

Par Mehmet Ozalp, directeur du Centre pour les études et la civilisation islamiques de l’université australienne Charles-Sturt (Nouvelles-Galles du Sud)

Les musulmans et l’islam ont fait leur apparition sur la scène mondiale au cours du VIIe siècle de l’ère commune, une période relativement hostile. En réponse à plusieurs défis majeurs propres à cette époque, notamment la question des guerres, l’islam a introduit des réformes juridiques et éthiques novatrices. Le Coran et l’exemple fixé par le prophète Muhammad – souvent francisé en Mahomet – ont établi des lignes directrices claires pour la conduite de la guerre, bien avant que des cadres similaires n’apparaissent dans d’autres sociétés.

© concepto.de

Pour cela, l’islam a défini un nouveau terme, jihad, plutôt que le mot arabe habituel pour désigner la guerre, harb. Alors que harb désigne de manière générale la guerre, le jihad est défini dans les enseignements islamiques comme une lutte licite et moralement justifiée, qui inclut mais ne se limite pas aux conflits armés. Dans le contexte de la guerre, le jihad désigne spécifiquement le combat pour une cause juste, selon des directives juridiques et éthiques claires, distinct de la guerre belliqueuse ou agressive.

Entre 610 et 622, le prophète Muhammad a pratiqué une non-violence active en réponse aux persécutions et à l’exclusion économique que lui et sa communauté subissaient à La Mecque, malgré les demandes insistantes de ses disciples qui voulaient prendre les armes. Cela montre que la lutte armée ne peut être menée, en islam, entre membres d’une même société : cela conduirait en effet à l’anarchie.

Après avoir quitté sa ville natale pour échapper aux persécutions, Muhammad fonda à Médine une société pluraliste et multiconfessionnelle. Il prit par ailleurs des mesures actives pour signer des traités avec les tribus voisines. Malgré sa stratégie de paix et de diplomatie, les Mecquois, qui lui restaient hostiles, ainsi que plusieurs tribus alliées, attaquèrent les musulmans de Médine. Il devenait ainsi inévitable d’engager une lutte armée contre ces agresseurs.

La permission de combattre a été donnée aux musulmans par les versets 22:39-40 du Coran :

Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués (de se défendre) parce que vraiment ils sont lésés ; et Allah est certes Capable de les secourir, ceux qui ont été expulsés de leurs demeures, contre toute justice, simplement parce qu’ils disaient : “Allah est notre Seigneur.” […]

Ce passage autorise non seulement la lutte armée, mais offre également une justification morale à la guerre juste. Celle-ci est d’abord conditionnée à une lutte purement défensive, tandis que l’agression est qualifiée d’injuste et condamnée. Ailleurs, le Coran insiste sur ce point :

S’ils se tiennent à l’écart de vous, s’ils ne vous combattent point et se rendent à vous à merci, Allah ne vous donne contre eux nulle justification (pour les combattre).

Le verset 22:39 vu précédemment présente deux justifications éthiques à la guerre. La première concerne les cas où des personnes sont chassées de leurs foyers et de leurs terres, c’est-à-dire face à l’occupation d’une puissance étrangère. La seconde a trait aux cas où des personnes sont attaquées en raison de leurs croyances, au point de subir des persécutions violentes et des agressions.

Il est important de noter que le verset 22:40 inclut les églises, les monastères et les synagogues dans le champ des lieux qui doivent être protégés. Si les croyants en Dieu ne se défendent pas, tous les lieux de culte sont susceptibles d’être détruits, ce qui doit être empêché par la force si nécessaire.

Le Coran n’autorise pas la guerre offensive, car “certes, Allah n’aime pas les agresseurs !” (2 :190) Il fournit également des règles détaillées sur qui doit combattre et qui en est exempté (9 :91), quand les hostilités doivent cesser (2 :193), ou encore la manière dont les prisonniers doivent être traités avec humanité et équité (47 :4). Des versets comme le verset 194 de la deuxième sourate soulignent que la guerre, comme toute réponse à la violence et à l’agression, doit être proportionnée et rester dans certaines limites :

Quiconque a marqué de l’hostilité contre vous, marquez contre lui de l’hostilité de la même façon qu’il a marqué de l’hostilité contre vous.

En cas de guerre inévitable, toutes les possibilités pour y mettre un terme doivent être explorées :

Et s’ils (les ennemis) inclinent à la paix, incline vers celle-ci, et place ta confiance en Allah. (8 :61)

L’objectif d’une action militaire est ainsi de mettre fin aux hostilités le plus rapidement possible et d’éliminer les causes de la guerre, et non d’humilier ou d’anéantir l’ennemi.

Le jihad militaire ne peut par ailleurs pas être mené pour satisfaire une ambition personnelle ou pour alimenter des conflits nationalistes ou ethniques. Les musulmans n’ont pas le droit de déclarer la guerre à des nations qui ne leur sont pas hostiles (60:8). En cas d’hostilité ouverte et d’attaque, ils ont en revanche tout à fait le droit de se défendre.

Le Prophète et les premiers califes ont expressément averti les chefs militaires et tous les combattants participant aux expéditions musulmanes qu’ils ne devaient pas agir de manière déloyale ni se livrer à des massacres ou à des pillages aveugles. Muhammad a ainsi dit, selon la tradition islamique (sunna) :

Ne tuez pas les femmes, les enfants, les personnes âgées ou les malades. Ne détruisez pas les palmiers et ne brûlez pas les maisons.

Grâce à ces enseignements, les musulmans ont disposé, tout au long de leur histoire, de directives juridiques et éthiques visant à limiter les souffrances humaines causées par la guerre.

La Torah

Par Suzanne D. Rutland, historienne du judaïsme à l’université de Sydney

Le judaïsme n’est pas une religion pacifiste, mais dans ses traditions, il valorise la paix par-dessus tout : les prières pour la paix occupent ainsi une place centrale dans la liturgie juive. Il reconnaît dans le même temps la nécessité de mener des guerres défensives, mais uniquement dans le cadre de certaines limites.

© myjewishlearning.com

Dans la Torah, et notamment les cinq livres de Moïse, la nécessité de la guerre est clairement reconnue. Tout au long de leur périple dans le désert, les Israélites (c’est-à-dire les enfants d’Israël) livrent diverses batailles. Parallèlement, dans le Deutéronome, ils reçoivent l’instruction suivante (chapitre 23, verset 9) :

Quand tu marcheras en armes contre tes ennemis, garde-toi de toute chose mauvaise.

Le chef de tribu Amalek, qui attaqua les Hébreux à leur sortie d’Égypte, est le symbole du mal ultime dans la tradition juive. Les érudits affirment que cela est dû au fait que son armée frappa les Israélites par-derrière, tuant des femmes et des enfants sans défense.

La Torah insiste également sur le caractère obligatoire du service militaire. Cependant, le Deutéronome distingue quatre catégories de personnes qui en sont exemptées :

      • celui qui a construit une maison, mais qui ne l’a pas encore consacrée rituellement ;
      • celui qui a planté une vigne, mais qui n’en a pas encore mangé les fruits ;
      • celui qui est fiancé ou dans sa première année de mariage ;
      • celui qui a peur, par crainte qu’il n’influence les autres soldats.

Il est important de souligner que le mépris de la guerre est si fort dans le judaïsme antique que le roi David n’a pas été autorisé à construire le temple de Jérusalem en raison de sa carrière militaire. Cette tâche a été confiée à son fils Salomon : il lui était cependant interdit d’utiliser du fer dans la construction, car celui-ci symbolisait la guerre et la violence, alors que le temple devait représenter la paix comme vertu religieuse suprême.

La vision de la paix comme destin partagé pour toute l’humanité est développée plus en détail dans les écrits prophétiques, notamment via le concept de Messie. Cela est particulièrement visible dans les écrits du prophète Isaïe, qui envisageait une époque où, comme il le décrit dans sa vision idyllique :

[…] De leurs épées ils forgeront des socs, et de leurs lances, des serpes : une nation ne lèvera pas l’épée contre une autre nation, et on n’apprendra plus la guerre.

La Mishnah, première partie du Talmud (c’est-à-dire le recueil principal des commentaires de la Torah) évoque le concept de “guerre obligatoire” (milhemet mizvah). Cela englobe les guerres racontées dans les textes contre les sept nations qui habitaient la Terre promise avant les Hébreux, la guerre contre Amalek et les guerres défensives du peuple juif. Cette catégorie est donc clairement définie et reconnaissable. Il n’en va pas de même pour la deuxième catégorie, la “guerre autorisée” (milhemet reshut), qui est plus ouverte et pourrait, comme l’écrit le chercheur Avi Ravitsky, “se rapporter à une guerre préventive.

Après la période de composition du Talmud, qui s’est terminée au VIIe siècle, ce débat est devenu théorique, car les Juifs vivant en Palestine et dans la diaspora n’avaient plus d’armée. C’était déjà largement le cas depuis la défaite de la révolte de Bar Kokhba contre les Romains (de 132 à 135 après J.-C.), à l’exception de quelques petits royaumes juifs en Arabie.

Cependant, avec l’arrivée des premiers immigrants sionistes sur la terre historique du royaume d’Israël à la fin du XIXe et au XXe siècle, les débats rabbiniques sur ce qui constitue une guerre défensive obligatoire ou une guerre autorisée, ainsi que sur les caractéristiques d’une guerre interdite ont repris de plus belle. Ce sujet suscite aujourd’hui une profonde inquiétude et une vive controverse tant chez les universitaires spécialistes du judaïsme que chez les rabbins.

Robyn J. Whitaker, Mehmet Ozalp & Suzanne Rutland


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DOURASSOF : L’immigration russe à Liège et l’église orthodoxe du Laveu (CHiCC, 2004)

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Cette église est construite dans le style de Novgorod, qui date du 14e siècle. Quand les premiers émigrés russes sont arrivés à Liège, la Ville leur a cédé un bâtiment rue Mère-Dieu. En 1944, un V1 est tombé sur cette église un dimanche. Or, par chance (ou par miracle ?), le prêtre était malade et avait pu prévenir ses paroissiens qu’il ne pourrait célébrer l’office. Tout a été détruit, seul l’iconostase a été sauvé. En 1948 a démarré le projet de construire une nouvelle église. Evidemment, les fidèles n’étaient pas fortunés, aussi l’évêché catholique a-t-il donné de l’argent ; une somme importante fut également offerte par la Reine Elisabeth. Un concert a été organisé puis on a collecté, auprès des immigrés, la valeur d’une brique de l’édifice. Ce dernier a été consacré en 1953.

© Ph. Vienne

Le toit est surmonté de cinq coupoles dont le zinc fut offert par l’usine Cuivre & Zinc. Traditionnellement, les fenêtres sont petites et sans vitraux, pour se préserver du froid. L’iconostase est une cloison qui sépare la nef, où se trouvent les fidèles, de l’autel auquel seuls les prêtres ont accès. Sur cette sorte de mur est représentée l’histoire du christianisme. Au centre se trouvent les portes royales sur lesquelles on voit l’Annonciation avec l’ange Gabriel. À droite, figure la représentation du Christ et, à gauche, la Vierge, la Mère de Dieu avec le Christ enfant. Les portes latérales sont appelées les portes des diacres et y sont dessinés soit les archanges, soit les deux premiers martyrs saint Étienne et saint Valentin. L’église est consacrée à saint Alexandre Nevski et à saint Séraphin, qui sont représentés à l’extrême droite de l’iconostase. Le rang supérieur évoque la vie du Christ. Sur le côté, on trouve saint Nicolas et saint Vladimir. Une icône de sainte Barbe évoque le dur travail qu’ont effectué de nombreux immigrés russes. Saint Georges est le patron des nouveaux arrivants venus de Géorgie. Toutes ces décorations constituent un enseignement de la religion à l’intention des fidèles. Pendant onze siècles, cet enseignement était commun à celui de l’église catholique et la liturgie reste très proche. La langue utilisée dans les offices est le slavon.

© lavenir.net

La première vague d’immigration russe a eu lieu après la Première Guerre mondiale, suite à la révolution d’octobre 1917. Plus d’un million et demi de personnes on dû quitter l’empire à ce moment-là. Des liens existaient déjà entre Russes et Belges car, depuis 1880, des entreprises belges étaient présentes en Russie dans les mines de charbon ou de minerais. Ils étaient aussi présents grâce à la construction des réseaux de tramways et du Transsibérien, long de plus de 10 000 km. Nos entreprises participaient au développement industriel du pays tandis que de nombreux Russes venaient chez nous, attirés par les industries et l’université. Un grand nombre de ces immigrés provenaient de l’armée blanche qui avait combattu les bolcheviks. Ces Russes avaient quitté la Crimée pour Constantinople, d’où ils cherchaient à gagner l’Europe occidentale. Le cardinal Mercier a fondé, en 1921, l’Aide belge aux Russes pour leur permettre , par l’octroi de bourses, de reprendre des études universitaires. Cent cinquante enfants furent accueillis à Liège, puis à Bruxelles où un pensionnat éduquera plusieurs centaines de jeunes. Les immigrés ont voulu construire des églises et notamment à Uccle, avenue de Fré. Cette communauté était constituée principalement d’anciens militaires et de leurs familles. Ils étaient conservateurs, monarchistes, respectueux de l’ordre des choses. Par contre, les jeunes s’expatriaient facilement, notamment au Congo et en Amérique du Sud.

Après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle vague d’immigrés est venue remplacer la première, déjà clairsemée. C’étaient des personnes déplacées, des prisonniers russes envoyés par Hitler pour travailler en Allemagne. En 1945, ils n’osaient pas rentrer chez eux de peur de se retrouver dans un goulag. Ils se sont tournés vers l’Occident qui avait besoin de travailleurs pour les mines de charbon. C’est ainsi qu’ils sont nombreux dans le bassin liégeois où ils se mêlent rapidement à la population ouvrière. Ils cherchaient surtout à survivre et n’avaient aucun rêve politique. Le besoin de retrouver leurs racines les amena à l’église. Leurs enfants se sont bien intégrés. Après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du régime soviétique, un jumelage a été réalisé entre deux paroisses : Saint-Barthélémy de Liège et une petite communauté au nord de Saint-Pétersbourg. L’aide permit la construction d’une église et l’offre d’une iconostase de 44 icônes réalisées à Liège, dans l’atelier de Madame Gottschalk.

La troisième vague est arrivée récemment, à Liège. Ce sont qui ont fui la dislocation de l’URSS, surtout des Russes provenant des républiques d’Asie centrale, chassés par les autochtones musulmans de ces républiques devenues autonomes.

Voilà un survol de cette communauté que les Liégeois ont accueillie depuis trois-quarts de siècle, avec cette chaleur humaine qui les caractérise !

d’après Maya DOURASSOF

  • image en tête de l’article © Philippe Vienne

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Maya DOURASSOF, organisée en octobre 2004 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

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DESJEUX : En l’an 70, la start-up Jésus aurait pu disparaître

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[LEMONDE.FR, article du 3 juillet 2022, cité intégralement dans TRIBUNEJUIVE.INFO] Dans Le Marché des dieux, l’anthropologue Dominique DESJEUX se demande, à travers l’étude des débuts du judaïsme et du christianisme, comment une nouvelle croyance peut s’imposer à toute une société et devenir une “innovation de rupture”. Comment le monothéisme et, plus précisément, le christianisme sont-ils devenus des “innovations de rupture”, au sens où ils sont passés du statut de simple nouveauté à celui d’innovation capable de bouleverser toute une société ? C’est la question posée par Dominique Desjeux dans Le Marché des dieux. Comment naissent les innovations religieuses. Du judaïsme au christianisme (PUF, 2022).

Vous qualifiez votre méthode d’”anthropologie stratégique”, en quoi cela consiste-t-il ?

Quand je m’intéresse à l’histoire, n’étant pas historien de formation, je cherche d’abord à comprendre les “jeux d’acteurs” de la période que j’étudie, les objectifs de ces acteurs, leurs intérêts, leurs stratégies, leurs réseaux, leurs rapports sociaux, leurs alliances, les incertitudes auxquelles ils sont confrontés, etc.

J’ai été formé auprès de Michel Crozier, le père de la sociologie des organisations et de l’analyse stratégique. Son approche met justement l’accent sur les jeux d’acteurs face à des zones d’incertitude. Je l’ai enrichie à travers l’étude de la logistique, de l’imaginaire, du climat. Et j’ai appliqué tout cela à la religion.

Pour faire ce livre, qui m’a pris entre cinq et dix ans de travail, je me suis appuyé sur l’ensemble des sciences, à la fois historiques et exégétiques, de la nature et du vivant. Depuis les années 1990, notamment grâce à l’archéologie, l’histoire du monothéisme ne se fait plus principalement à partir des livres sacrés. L’histoire se lit à partir du contexte, de l’époque, de l’ensemble des acteurs.

Evidemment, je n’explique pas l’histoire par l’action de Dieu. Je suis agnostique au sens scientifique. Cela ne veut pas dire que ceux qui croient que Dieu intervient ont tort : je n’en sais strictement rien. Je me suis simplement appuyé sur l’histoire moderne qui, elle, change complètement la vision qu’on pouvait avoir il y a encore quelques années, au sujet d’Israël en particulier.

Votre enquête démarre aux environs du XIIe siècle avant notre ère. Que se passe-t-il de si important à cette époque ?

Je m’appuie notamment sur les travaux du biologiste et historien des religions Nissim Amzallag, qui a récemment apporté une pièce de puzzle intéressante. Cette époque est une période d’effondrement des grands royaumes méditerranéens : l’Egypte, l’empire hittite, le royaume mycénien. Il y a alors une sorte de transfert de pouvoir vers les Qénites, un peuple de forgerons vivant dans le nord-ouest de l’Arabie et le Néguev, au sud d’Israël. Ce peuple maîtrisait le cuivre, un métal central dans l’économie de l’époque. Et il se trouve qu’il vénérait un dieu du nom de Yahvé, la divinité de la forge.

A cette époque, tout le monde est polythéiste. Même si un peuple vénère un dieu plus qu’un autre, il n’exclut pas l’existence d’autres dieux. Et quand on est polythéiste, on cherche les dieux les plus efficaces. Dans mon enquête, j’essaie de rechercher comment fonctionnent les religions non pas à partir de leurs croyances, mais de leur utilité sociale. Je pense que le succès d’une croyance comme celui d’une innovation reposent sur son utilité sociale. C’est universel : même si on ne l’appelle pas Dieu, une croyance doit assurer la sécurité des populations, assurer les récoltes, la bonne santé, la vie longue.

Dans un monde polythéiste, chaque divinité a une fonction. Et si elle n’est pas efficace, on en change facilement. On peut aussi adopter une divinité qui vient d’ailleurs. C’est peut-être ce qu’a fait le royaume de David : constatant le succès des Qénites, il a peut-être voulu adopter leur dieu qui paraissait si puissant, Yahvé (qui deviendra plus tard le théonyme du Dieu unique d’Israël). C’est une des hypothèses possibles.

Cela ne veut pas dire que le royaume de David est devenu immédiatement monothéiste – c’est même peu probable. Les Hébreux sont devenus monothéistes entre le Xe et le VIe siècle, au moment de l’exil à Babylone. C’est en tout cas à cette période qu’ils ont justifié leur Dieu unique à travers les textes de la Torah, au contact des religions mésopotamiennes. Pendant les siècles qui ont précédé, des batailles ont opposé monothéistes et polythéistes au sein même du peuple hébreu, comme l’illustre l’épisode du Veau d’or dans l’Exode.

Selon vous, comment le monothéisme s’est-il maintenu, voire répandu, face à un polythéisme que vous qualifiez de si “efficace” ?

La réponse, au départ, est peut-être militaire et politique : je pense qu’il y a un lien très fort entre le monothéisme et la centralisation du royaume autour de Jérusalem. Prenons la dynastie hasmonéenne (140-37 avant notre ère), la monarchie des Hébreux issue de la révolte des Maccabées contre l’occupation grecque. Ces dirigeants vont conquérir la Judée, au nord et au sud de Jérusalem, exigeant de la population de se faire circoncire, d’adopter les règles de leur religion. Cela se fait par la force : les religions ne se diffusent pas toutes seules. Pour beaucoup d’innovations, une part de contrainte est nécessaire : regardez aujourd’hui comme les systèmes Google ou Windows s’imposent à nous !

Mais la contrainte n’explique pas tout. La langue et la logistique jouent aussi un rôle essentiel dans la circulation des innovations. Il est important de rappeler que les victoires d’Alexandre le Grand entraînent une hellénisation de toute la Méditerranée. Une langue, le grec, est devenue commune. La Torah est traduite en grec. Une forte urbanisation s’observe aussi, la création de routes commerciales : tout cela va favoriser le développement des synagogues dans plusieurs villes importantes du pourtour méditerranéen.

Se pose, enfin, la question du prosélytisme. Pour qu’une innovation soit acceptée, il faut qu’elle réponde à une attente. Or, aux premiers siècles de notre ère, se développe une sorte d’attente d’un monothéisme, au Moyen-Orient et du côté de Rome. Chez certaines élites, en particulier, se perçoit le désir d’une forme de spiritualité plus sophistiquée que le polythéisme. A lire les textes et les débats religieux du Ier et du IIe siècle, un lien peut être observé entre la diffusion du platonisme, entre une forme d’idéalisation de la pensée, et celle du monothéisme, du Dieu unique.

La population juive au Ier siècle de notre ère représente 6 % à 8 % de la population romaine, selon les estimations les plus fiables. Bien que ces chiffres soient très débattus, ils traduisent une forte présence juive qui ne peut pas s’expliquer uniquement par les déportations ou par un fort taux de natalité chez les membres de la diaspora. Une part de prosélytisme explique sans doute ces chiffres. La présence de synagogues tout autour de la Méditerranée l’atteste aussi.

Pourtant, c’est l’”innovation” du christianisme qui s’est le plus répandue… Comment l’expliquez-vous ?

Au départ, l’objectif de Jésus n’était pas de créer une religion, mais de purifier le judaïsme. Lorsqu’il est mort, son frère Jacques a pris la suite, et lui non plus ne voulait pas organiser une nouvelle religion. En l’an 70, les trois “leaders”qui avaient suivi Jésus – Jacques, Pierre et Paul – sont morts. La “start-up” Jésus aurait donc pu disparaître. Au même moment, le Temple de Jérusalem est détruit par les Romains. Pour moi, c’est la clé de l’histoire.

La religion juive est alors menacée dans sa survie. La caste des prêtres disparaît. Il n’existe plus aucune structure. Et deux “stratégies” se mettent en place. Les adeptes de la première décident de se “recentrer sur leur cœur de métier” : ils vont se resserrer autour des règles de la Torah, ce qui donnera le judaïsme rabbinique. Les partisans de cette stratégie ne céderont rien sur la circoncision, les règles alimentaires. Face à cela, d’autres font au contraire le choix d’une stratégie d’ouverture et de prosélytisme envers les païens.

C’est, toutes proportions gardées, un peu ce qui se passe aujourd’hui dans une entreprise entre ceux qui disent qu’il ne faut faire que du local et ceux qui veulent faire de nouvelles alliances au niveau mondial, quitte à faire un peu différemment.

Un débat entre juifs s’est opéré. Il s’est diffusé dans toutes les synagogues et autour de la Méditerranée. Les juifs les plus “progressistes” vont alors se référer à un rabbin du nom de Jésus, qui prônait une certaine souplesse quant aux règles. Celui-ci proclamait, entre autres, qu’au lieu de procéder à des purifications tous les jours ou à chaque cérémonie, il n’y aurait qu’une seule purification : le baptême, qui lave des péchés.

Ils vont en outre se référer à Paul de Tarse, lui aussi très accommodant quant aux prescriptions religieuses : abandon de la circoncision, des règles alimentaires, etc. Il y a là quelque chose de fondamental pour la diffusion d’une innovation : la baisse de la charge mentale, du temps de “formation”, d’assimilation.

© bbc
Vous soulignez également l’importance de la promesse en la vie éternelle, qui a reçu beaucoup d’écho chez les Romains. Vous allez même jusqu’à la comparer à la publicité d’aujourd’hui…

La publicité peut se définir comme l’enchantement des produits, des biens et des services. Une façon d’enchanter la réalité. A partir d’un objet, on ajoute un “packaging”, un nom, un slogan, etc. En développant ma métaphore (discutable, j’en conviens), on peut rapprocher cela de la transsubstantiation chez les catholiques : lors de l’eucharistie, le pain et le vin deviennent le corps du Christ, ils deviennent une divinité. La substance change. Selon moi, c’est le même procédé avec la publicité. Elle transforme un objet ordinaire en un objet extraordinaire. Elle en fait une “divinité”, en quelque sorte. D’ailleurs, à regarder le lexique publicitaire, il y a un vocabulaire incroyablement religieux : il est question d’être “fidèle” à une marque, d’”engagement”, de “promesse”, etc.

Une innovation doit comporter des éléments qui s’adressent à l’imaginaire du public, pour lui donner du sens. La publicité permet cela, de même que la promesse en la vie éternelle. Il s’agit d’une croyance ancienne des juifs puisqu’elle date, au moins, de la révolte des Maccabées contre les Grecs (175 à 140 avant notre ère). A cette époque, il s’agissait de comprendre comment quelqu’un qui respecte les lois de Dieu peut perdre le combat et mourir. L’idée d’une vie éternelle, d’une récompense des serviteurs de Dieu dans l’au-delà répondait à ce questionnement. Les chrétiens vont la reprendre et la diffuser, ce qui aura un impact considérable sur l’imaginaire des Romains.

Pour fonctionner, une innovation doit aussi s’adapter à sa culture de réception. Comment cela s’est-il produit avec le christianisme ?

En faisant du christianisme sa religion personnelle, l’empereur Constantin, au IVe siècle, opère un tournant. Selon moi, sa décision est liée à la grande crise monétaire qui impacte l’empire à cette époque. Après cette conversion, le paganisme n’est en effet plus considéré comme une religion d’Etat. L’empereur peut alors se servir de l’or qui se trouvait dans les temples.

Les chrétiens vont ensuite devenir les alliés du pouvoir. Petit à petit, ils vont intégrer la fonction publique romaine, puis y devenir majoritaires. Ils vont également assimiler des éléments de la culture romaine : l’eau bénite, les cierges, les ex-voto, l’encens, etc. Ce qui sera même théorisé par des auteurs comme saint Augustin ou saint Jérôme, qui font de ces “emprunts” une condition du développement du christianisme. Ce que j’appelle “l’innovation de réception” : pour qu’une innovation se développe, il faut sans arrêt la transformer et l’adapter à la population de réception. C’est selon moi l’étape la plus importante dans le processus de constitution d’une innovation de rupture.

A ce propos, vous qualifiez le récit de la condamnation de Jésus de “cas d’école”. Pourquoi ?

Historiquement, cela fait peu de doute : c’est bien le Romain Ponce Pilate qui a condamné Jésus. Ponce Pilate avait probablement horreur des juifs parce que beaucoup d’entre eux se sont révoltés contre Rome. Mais pour convertir les Romains, il fallait atténuer cet aspect quelque peu négatif concernant l’un des leurs.

Les Évangiles vont donc rapporter que ce sont d’abord les autorités juives qui ont condamné Jésus à mort pour blasphème. Ils affirment que le Sanhédrin, le tribunal de Jérusalem, s’est réuni de nuit pour le procès. Or, cela est historiquement peu plausible : le Sanhédrin ne se réunissait jamais de nuit. Mais à Rome, qui sait cela ? Les chrétiens ont donc raconté une histoire pour convaincre les Romains. C’est une forme de”storytelling“.

Crise du cuivre, grandes sécheresses, exil à Babylone, effondrement du Temple… Les crises sont au centre de votre analyse. Pourquoi sont-elles si importantes ?

Les innovations ont parfois besoin des crises pour se diffuser, car celles-ci ouvrent des fenêtres d’opportunité. A chaque crise, des personnes vont perdre, des systèmes vont s’effondrer. Et en même temps, c’est un moment de renouveau, d’adoption de nouvelles pratiques. C’est à la fois, comme toujours, négatif et positif.

Il existe d’ailleurs des parallèles entre les crises antiques et celles d’aujourd’hui : crises climatique, militaire avec la guerre en Ukraine, sociale, monétaire… Je pense que l’étude des crises passées nous donne des outils intellectuels pour comprendre un tant soit peu la situation. L’incompréhension génère de l’angoisse. Et l’angoisse ouvre la porte aux solutions faciles et aux régimes populistes.

D’après l’interview de Gaétan Supertino


EAN 9782130836018

Dominique Desjeux n’est pas un historien des religions. Anthropologue, professeur émérite à la Sorbonne, il a passé sa vie à analyser les processus d’innovations en tous genres.
Ses travaux vont de la paysannerie congolaise aux objets électriques dans la vie quotidienne en France, en passant par l’essor de la société de consommation en Chine.
Il en a tiré une méthode de travail, qu’il applique aujourd’hui aux religions, en particulier à la naissance du judaïsme et du christianisme.

 


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : tribunejuive.info | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © BBC ; © PUF ; © Watching Tower.


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