Les carnets de chasse de Georges Lebrun au Congo belge (1912-1920) constituent un recueil de 140 pages, rassemblé, coordonné et édité par son frère, René Lebrun. De diffusion limitée, ces carnets nous ont été remis par Pierre Lebrun, leur neveu, président de l’asbl Faune, Education, Ressources naturelles.
Jean-Claude RUWET (1991)
L’extrait des Cahiers d’Ethologie consacré à Georges Lebrun (1884-1920) a été remis par son petit-neveu, Michel Lebrun, à l’équipe de wallonica.org en 2025, aux fins de conservation et de partage avec les plus jeunes générations, peut-être moins conscientes que la violence et le respect forment un duo antagoniste qui a varié selon les lieux et les époques. Une lecture critique de cet article et du livre lui-même [en cours de transcription] permet de comprendre que ledit Congo belge et l’époque coloniale étaient un lieu et une époque où le respect n’était pas le facteur dominant dans le duo. C’est notre histoire. C’est notre Travail de Mémoire. Nous livrons ce témoignage tel quel : lisez curieux !
[Cahiers d’Ethologie, 1991, 3 : 375-378] Georges Lebrun débarque pour la première fois au Congo belge en 1912 pour un premier terme de trois ans, en tant qu’agent de l’administration coloniale. Il est désigné comme adjoint au lieutenant-chef de poste de Dungu (3° 26’N, 28° 37’E), localité située au confluent du Kibali et de la Dungu dans la région des Uele.
Celle-ci n’est pas encore complètement “pacifiée” ; elle est très instable, et les rébellions sont fréquentes. Le rôle d’un chef de poste est alors considérable ; il dirige et contrôle quelques centaines de travailleurs de l’administration coloniale, remplit les fonctions d’officier de police judiciaire, d’officier de l’état civil, de commissaire de police, d’agent de transport, de surveillant des marchés “indigènes” ; il dirige la politique des chefferies, en s’appuyant sur les chefs et sultans plus ou moins ralliés, gère le budget de son territoire.
G. Lebrun se voit confier le recensement des villages, de leur population et de la perception de l’impôt. C’est pour lui l’occasion de la vie aventureuse qu’il a choisie, et pleine de risques il faut le dire : difficultés de déplacement, maladies endémiques – paludisme, fièvre jaune, maladie du sommeil -, bêtes sauvages, insécurité de toutes natures, responsabilités écrasantes. On a peine aujourd’hui à imaginer ce qu’était réellement ce Congo de grand-papa. Les missions qui lui sont confiées obligent Lebrun à de longs trajets en brousse, d’un village à l’autre. En cours de route, il abat le gibier à plumes et à poils nécessaire au ravitaillement de sa troupe. Accompagné d’un seul pisteur, il se lance aussi à la chasse au gros gibier, à la recherche d’émotions fortes. Tintin au Congo, c’est lui.
Dans la région de Gangara, chefferie Beka, le long de la rivière Dungu, il abat, le 24.12.1912, en une seule sortie de chasse, huit antilopes – sans doute des cobes – et un buffle ; le 01.01.1913, il abat cinq antilopes, deux phacochères, trois buffles. Le 05.04.1913, il est dans la chefferie de Faradge ; il va faire connaissance avec le gros gibier. Il abat 12 antilopes, trois “sangliers”, un rhinocéros blanc. Le lendemain, deux antilopes, deux rhinocéros blancs, un éléphant. A la mi-juin, il est chez le chef Azanga, en territoire Azandé, dans l’extrême pointe nord-est de la colonie ; il tombe sur un groupe de quatre rhinocéros blancs ; il tue une femelle (cfr. photo en en-tête de cet article), les autres fuient ; il retrouve leur trace le lendemain et blesse un mâle qui le charge ; il le tue à deux mètres, est bousculé et blessé à la jambe ; il “éprouve comme contre-coup une véritable rage de massacre.” Il reprend la piste des deux sujets qui se sont échappés. Il les rejoint, en blesse un mortellement.
Lebrun fait part des émotions fortes que lui procurent les risques encourus. Cela devient une drogue. En matière de danger, dit-il, “l’éléphant et le buffle sont à classer à égalité ; le rhinocéros vient après ; quant au lion, on l’assassine comme une antilope.” Lebrun, clopin-clopant, et son pisteur se rendent alors au village de Bere, en territoire Mundu, sur la Lodja près de la Garamba. Le 26 juin, à peine remis de ses blessures, Lebrun et son guide Baia sont de nouveau sur la piste des rhinocéros. Ils approchent un groupe de quatre à moins de 10 m ; les bêtes s’éveillent et fuient ; les chasseurs reprennent la piste, se rapprochent au plus près ; Lebrun tire sur deux cibles : une femelle mortellement blessée fuit ; le deuxième coup a fauché un jeune “de la taille d’un sanglier.” Les chasseurs se mettent sur la piste de la femelle et sont chargés par derrière par le mâle, qui est abattu à bout portant ; ils rejoignent la femelle gisante et le chasseur l’achève. Lebrun et Baia prennent la pose près du mâle abattu.
En septembre 1913, l’administrateur-adjoint qu’est Lebrun doit procéder à la délimitation des territoires Koboro et Azanga. C’est l’occasion d’une nouvelle chasse. Un jour, il abat un rhino qu’il avait d’abord jugé trop petit, mais qui a la malencontreuse idée de le charger. Le lendemain, “d’un magnifique doublé“, il “couche sur le sol deux énormes rhinos porteurs de cornes splendides.” Quelques jours plus tard encore, dans la même région, le chasseur rejoint trois rhinos : une énorme femelle qui contemple deux jeunes mâles qui s’affrontent. “Vident-ils entre eux une querelle d’amoureux ? Je laisse cette question pour un plus psychologue que moi.” La femelle est abattue ; un jeune mâle fuit ; l’autre, vraisemblablement un jeune de deux ans de la morte, ne prétend pas partir; il fait mine de charger quand le chasseur tente d’approcher; commentaire : “bref, j’ai dû le faucher pour être débarrassé.” Le temps d’attendre l’enlèvement des cornes, et on se remet en route. Les cadavres sont donc abandonnés aux hyènes et aux vautours.
Lebrun, adjoint à l’administrateur du territoire, déclare donc et décrit la mise à mort de 14 rhinocéros blancs ; il en comptera 15 à son tableau de chasse. Pour mémoire, le rhinocéros blanc de la variété nordique est, dans la décennie quatre-vingts, devenu une espèce en danger d’extinction dans le nord-est du Zaïre ; il n’en restait qu’une douzaine au Parc National de la Garamba. Grâce à d’immenses efforts et contributions financières, les effectifs se seraient rétablis en 1990 au niveau d’une vingtaine de sujets.
A la fin de l’année 1913, Lebrun a à faire dans la région de Bomo-Kardi, au nord de Faradge, où la forêt commence à apparaître. Rencontrant une troupe de chimpanzés, il avise une femelle de 1,50 m, perchée dans un arbre, étroitement enlacée à la poitrine par son bébé ; tous deux sont touchés par une cartouche à 24 ballettes ; pendant que les chimpanzés font grand tapage, la mère grimpe plus haut, se cale dans une fourche, où elle meurt pendant que le petit tombe au sol… Le Nemrod manifeste alors le désir de tirer un élan de Derby, cette énorme “antilope“, confinée au nord-est de la colonie, près de la frontière “anglaise“, d’où elle fait des incursions. L’espèce aurait été beaucoup plus abondante, mais la rumeur prétend que la peste bovine l’aurait décimée au début du siècle. Dans l’extrême nord de la zone de Maruka, Lebrun localise un élan, le tire, le blesse ; l’animal est à terre et râle dans les herbes ; commentaire :”une sorte de folie s’empare de moi ; il se meurt, et pourtant je crains qu’il ne s’échappe, et, coup sur coup, je tire deux balles” ; c’est le pisteur qui le calme: – “c’est assez, ne tire plus” – “j’aurais tiré encore.” Le spécimen est de taille : 1,40 m de longueur de cornes.
En deux ans, de mars 1912 à mars 1915, Lebrun aligne le tableau de chasse suivant : 3 éléphants, 15 rhinocéros blancs, 11 hippopotames, 8 phacochères, 4 lions, 2 léopards, 3 hyènes, 29 buffles de savane, 1 buffle de forêt, 2 girafes, 4 élans de Derby, 27 antilopes onctueuses, 19 bubales, 67 cobes de Thomas, 3 cobes des roseaux, 3 potamochères, 5 antilopes harnachées et une douzaine d’antilopes plus petites, 19 crocodiles, 5 chimpanzés, 3 cynocéphales, singes et gibiers divers : 147, soit un total de 400 pièces.
Après un bref retour dans l’Europe de 1915 en guerre, Lebrun revient quasi immédiatement au Congo pour un nouveau terme, de 1915 à août 1919. Il est cette fois administrateur en titre du poste d’Ilembo. Les devoirs de sa charge lui laissent moins de temps pour voyager en brousse. Il est plus sédentaire, et s’est assagi. Il s’est pris d’admiration pour la faune et, tout en demeurant chasseur, il se constitue une collection d’animaux vivants : 2 grands ducs, 1 marabout, 1 vautour, 1 serval, 2 civettes, 1 colobe à camail, 1 cynocéphale, 1 chimpanzé, 1 jeune lionne partagent sa parcelle. A cette ménagerie, se joignent 2 léopards, des hylochères et potamochères, des porcs épics, céphalophes et chevrotains. A son congé en 1919, il ramène cette ménagerie au zoo d’Anvers dont les collections ont été dispersées par la guerre. Sa pièce maîtresse est un Okapi ; capturé bébé dans la région de Buta, dans le Bas Uele, élevé au biberon; c’est le premier exemplaire ramené vivant en Europe. A ces animaux vivants, s’ajoutent des peaux, trophées, squelettes qui prennent le chemin du Musée du Congo à Tervuren [aujourd’hui Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren].
En 1919, ces collections font sensation. Georges Lebrun apparaît comme un spécialiste de la faune dont les services officiels veulent utiliser les talents. Il s’agit d’enquêter sur les possibilités et la pérennité du commerce de l’ivoire ; il faut évaluer cette ressource, définir des mesures pour en réglementer l’exploitation, documenter les services coloniaux sur la vie et les nombres des éléphants, choisir et délimiter des zones de protection comme celles à réserver à la chasse, examiner l’extension possible de la domestication des pachydermes. “La législation sur la chasse doit être modifiée sous peine de voir disparaître cette faune splendide ; l’exploitation et la vente des dépouilles d’animaux de tous genres ayant pris une si grande extension.” En mai 1920, Lebrun revient ainsi du Congo, en mission zoologique officielle pour un 3ème terme de deux ans. Il est nanti d’un équipement de récolte et de préparation.des spécimens. Il se dirige vers le Kwango, qu’il découvre bien plus pauvre que le Nord-Est ; il s’installe à Kwamouth, au confluent de la rivière Kasaï et du fleuve. Il commence ses récoltes, dans des conditions pénibles, notamment du point de vue du ravitaillement. Miné par les privations et les fièvres, il se tue à la tâche. Le 5 juillet 1920, Lebrun meurt d’une crise d’urémie au village de Matia.
Cette brève carrière coloniale et les notes du protagoniste jettent une lueur crue sur l’évolution rapide des mentalités.
En 1912, le chasseur n’a aucune retenue : sur le bateau navigant sur le fleuve, les Blancs s’amusent à faire des canons sur les crocos et les hippos, dont les cadavres descendent au fil de l’eau. En brousse, Lebrun se dit pris d’une frénésie de chasse. C’est l’esprit de l’époque. Il rencontre un chasseur d’éléphants américains qui, pour l’année 1912, avoue 45 pachydermes à son tableau. En 1913, il rencontre le récolteur d’une mission zoologique américaine, Mr Lang, qui s’en retourne avec les dépouilles de 10 élans de Derby.
Lors de son second terme, Lebrun s’intéresse davantage à la constitution de collections de spécimens, préparés ou vivants.
Pour son troisième terme, dans le cadre d’une mission zoologique, il s’éveille à la protection. Mais sa mission tourne court.
En 1925, ce sera la création du Parc National Albert, le premier parc national africain, conçu sur le modèle des parcs nationaux américains. Le pays s’organise, la conservation se met en place sous la Pax belgica. Le Blanc règne. Après l’indépendance, et dans les bouleversements de celle-ci, qu’il soit européen ou américain, le Blanc s’instaure volontiers censeur et se fera donneur de leçons. N’est-ce pas pourtant le moment, en toute humilité, de songer à nos responsabilités originelles ? Quels spectacles lamentables n’avons-nous pas donnés quand, avant de nous assagir, et par le droit du plus fort, nos passions destructrices se sont déchaînées? Avant de donner des leçons, je pense qu’il est juste que nos nations anciennement coloniales fassent acte de contrition et reconnaissent leurs erreurs.
[Transcription de…] ANIMAUX PROTEGES AU CONGO BELGE ET DANS LE TERRITOIRE SOUS MANDAT DU RUANDA-URUNDI AINSI QUE LES ESPÈCES DONT LA PROTECTION EST ASSURÉE EN AFRIQUE (y compris MADAGASCAR) PAR LA CONVENTION INTERNATIONALE DE LONDRES DU 8 NOVEMBRE 1933 POUR LA PROTECTION DE LA FAUNE ET DE LA FLORE AFRICAINES AVEC LA LÉGISLATION CONCERNANT la Chasse, la Pêche, la Protection de la Nature et les Parcs Nationaux au Congo Belge et dans le Territoire sous mandat du Ruanda-Urundi, PAR S. FRECHKOP, Directeur de Laboratoire à l’Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique, et al. (Bruxelles, 1953)
Douze années se sont écoulées depuis la parution de la deuxième édition du présent ouvrage. Il eut un incontestable succès, de même que son édition abrégée qui parut en 1947 et fut rapidement épuisée. Nous devrions nous réjouir de l’intérêt porté aux animaux protégés de la faune africaine, s’il avait eu pour résultat de conserver la vie aux nombreuses espèces menacées d’une disparition complète. Hélas ! au seuil de cette nouvelle édition d’un travail consacré à la connaissance des animaux ont les rangs s’éclaircissent devant les interventions humaines, nous nous trouvons devant un bilan plus sombre que jamais.
Au cours de la dernière décade, les tentatives de développement économique des vastes territoires africains ont pris de telles proportions que rares sont les régions où leurs tentacules n’ont pas pénétré. Certes, on doit se féliciter d’un essor agricole et industriel dont les conditions d’existence de la communauté humaine ne peuvent que bénéficier. Mais, fasciné par les réalisations spectaculaires de l’industrie, par le mirage des gains immédiats, de l’aisance, du luxe, des facilités, ne perd-t-on pas le sens réel des choses, la notion exacte des mesures?
On ne voit plus guère dans la Nature qu’une source de profits, quelle que soit la forme de ceux-ci. Peut-être, passagèrement, s’extasie-t-on encore devant quelques-unes de ses beautés, mais rapidement l’âpreté des besoins matériels étouffe les émotions qu’elles procurent. Leur disparition est consacrée sans remords, souvent sans réflexion aussi. La Nature est, cependant, une vaste machine dont les rouages dépendent les uns des autres. Si l’on en supprime un, les autres perdent leurs fonctions et sont appelés à disparaître à plus ou moins brève échéance. On ne trouble pas impunément les équilibres naturels, auxquels toute atteinte est lourde de conséquences.
L’homme a subsisté des millénaires, car ses besoins étaient modestes. Il se comportait dans la Nature comme un élément du milieu. A quel destin est-il voué, maintenant qu’il exploite les ressources naturelles d’une façon démesurée, ce qui le conduit à tarir la source même de ses besoins ?
L’Afrique a pu être considérée, il y a un siècle, comme le continent le plus peuplé en herbivores, en nombre et en variétés. Il est impossible d’en déterminer le chiffre, mais il est certain que cette faune devait se compter par plusieurs centaines de millions d’individus. Aujourd’hui, on peut parcourir ce continent de part en part, sur des milliers de kilomètres, sans apercevoir le moindre ruminant. Dès que les hommes blancs y sont apparus munis d’armes à feu, que les indigènes apprirent le maniement de celles-ci, qu’ils disposèrent de moyens aussi meurtriers que les lacets en fils métalliques, la faune vit ses rangs s’éclaircir avec une stupéfiante rapidité.
La concentration de populations dans les centres urbains et industriels favorisa le trafic de la viande de chasse auquel se livrèrent des chasseurs professionnels, provoquant ainsi de véritables hécatombes d’animaux. D’autre part, le développement des exploitations, des cultures indigènes, des voies de communication poussèrent les animaux à se retrancher dans des régions reculées où, souvent, ils ne peuvent s’adapter à des milieux nouveaux et voient leur espèce s’éteindre.
Notre pessimisme au sujet de la conservation de la faune africaine trouve un nouveau fondement dans les tentatives de développement de l’élevage du bétail domestique. L’exemple de l’Afrique du Sud en illustre fâcheusement les conséquences. Les troupeaux d’ongulés y étaient d’une importance impressionnante, et après l’extinction de plusieurs espèces on y constate aujourd’hui la disparition progressive de nombreux mammifères tels que les rhinocéros noirs et blancs, l’oribi, le gnou, l’éland, le bontebok, les éléphants d’Addo et de Knysna, le zèbre de montagne. On a vu dans l’élevage une source de profits immédiats et fort hâtivement on a conclu à l’incompatibilité qu’offrait la présence simultanée du bétail et des animaux sauvages, ceux-ci pouvant être des vecteurs de maladies pour les bêtes introduites.
Cette conception a donné origine à de véritables campagnes d’anéantissement, consacrant ainsi, en réalité, une perte irréparable pour l’économie humaine.
Il ne nous paraît pas inutile d’expliquer ici les raisons pour lesquelles en supprimant la faune autochtone des ongulés pour favoriser l’élevage, on commet une erreur fondamentale . Le continent africain est pauvre, le plus pauvre de tous, pour ce qui est de la fertilité de ses sols. On s’est mépris lourdement sur leur vocation agricole, car l’exubérance de la végétation semblait en attester la richesse. Cette apparence, on s’en est aperçu, n’était qu’un leurre : la forêt constitue un équilibre biologique dans lequel le sol n’intervient que pour une faible fraction, tandis que le bilan en eau y est prépondérant. L’Afrique est un continent en voie d’asséchement et, déjà, la majorité de sa superficie est aride, sans aucun espoir d’amélioration.
Par surcroît, la plupart de ses sols sont pauvres en plusieurs éléments et notamment en calcium et en phosphore, dont la sécheresse ne fait qu’entraver l’assimilation. Non seulement les herbages sont maigres et clairsemés, mais ils sont d’une très faible valeur nutritive. Les essais d’amélioration des pâtures, d’enrichissement du sol par les engrais chimiques, sont décevants et, jusqu’à présent, peu prometteurs. L’élevage du bétail domestique, à une échelle vaste et durable, pose donc en Afrique un problème qui n’est pas près d’être résolu.
On objectera, néanmoins, que ces mêmes régions ont supporté les centaines de millions de ruminants dont nous parlions précédemment. Prendre cet argument comme base, de nature à légitimer le développement de l’élevage,
est encore une illusion.
Si les animaux sauvages ont pu subsister dans des régions où jamais un nombre équivalent de têtes de bétail ne pourra être élevé, c’est parce que les exigences sont affaire de degré. Un pays nourrit ce qu’il peut nourrir et, proportionnellement aux réserves de son sol en éléments biogènes, un équilibre s’établit. Les animaux faibles et malades s’éliminent par des facteurs naturels, et lorsque la quantité disponible d’un élément indispensable du sol vient à diminuer dangereusement, par suite d’une multiplication excessive des consommateurs, ceux-ci migrent vers d’autres régions.
Avec l’élevage, l’homme veut obtenir le maximum de rendement dans un minimum de temps et d’espace. Or, il convient de noter que le bétail domestique est à croissance rapide et exige, dans un temps très court, d’accumuler les réserves minérales du sol indispensables à sa constitution. Il est, en outre, herbivore, alors que beaucoup d’animaux sauvages sont herbivores et phyllophages en même temps, ce qui augmente les possibilités d’une même région à supporter un nombre plus élevé de ceux-ci. L’élevage vise à exporter la partie la plus riche des éléments prélevés dans le sol, contribuant ainsi à accélérer son appauvrissement.
Sous l’angle de la pathologie, il est indéniable que les animaux sauvages présentent une supériorité marquante sur les bêtes domestiques. Une sélection naturelle séculaire leur a conféré une résistance aux maladies, une adaptation aux conditions du milieu, qu’aucun bétail n’est capable d’égaler dans l’état actuel des connaissances. Ainsi sacrifie-t-on un capital-faune d’une inestimable valeur, pour le remplacer par une industrie dont la réussite, à longue échéance, est moins bien qu’assurée.
Indépendamment du côté sentimental attaché à son caractère spectaculaire, la faune africaine présentait un intérêt scientifique considérable, des ressources zootechniques et médicales insoupçonnées, mais elle constituait, surtout, pour les populations indigènes, une assurance contre la famine.
On mesure ainsi toute la responsabilité de ceux qui n’ont pas su, ou n’ont pas voulu comprendre. De ceux qui considèrent encore la faune et sa protection comme une baliverne.
Certes, les sciences biologiques nous ouvrent des horizons immenses, mais, tant qu’elles ne se matérialisent pas par des réalisations concrètes, la sagesse impose d’assurer la protection des biens naturels dont nous sommes les détenteurs responsables, dans la forme où la Nature nous les a dispensés.
Il n’est pas possible de revenir en arrière, l’amputation dont la faune africaine a été victime est irréparable, mais c’est un devoir pour chacun de tenter de sauver ce qui peut l’être encore. Placé dans des conditions favorables, un noyau de quelques spécimens d’une espèce peut permettre de
reconstituer tout un peuplement.
Le but du présent ouvrage est de familiariser les personnes vivant en Afrique avec l’aspect et le genre de vie des animaux placés sous la protection de la loi, de vulgariser la notion de protection et de promouvoir l’intérêt pour ces inférieurs auxquels nul ne peut contester le droit de vivre.
Partant du principe qu’un effort n’est jamais perdu, nous publions une nouvelle fois ce travail, qui constitue un appel en faveur des espèces de la faune africaine les plus menacées, celles dont il importe d’assurer la conservation pour nous-mêmes, mais aussi pour les générations futures.
En 1936, l’Institut des Parcs Nationaux du Congo Belge sortait une brochure aux proportions modestes, comportant, d’une façon sommaire, les éléments qui devaient être repris dans un travail beaucoup plus important, publié en 1941, et dont la rédaction avait été confiée à M. S. FRECHKOP, Directeur de Laboratoire à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, bien connu par ses travaux sur les mammifères. Cet ouvrage fut rapidement épuisé ; aussi la publication d’une troisième édition abrégée et ne concernant que les espèces vivant au Congo Belge sortit de presse en 1947. Aujourd’hui paraît une quatrième édition, reprenant la forme de celle de 1941, mais complétée dans son texte et illustrée de figures nouvelles. Elle concerne tous les animaux énumérés dans le décret du 21 avril 1937, sur la chasse et la pêche au Congo Belge, mais aussi tous ceux qui font l’objet de mesures de protection en Afrique, y compris Madagascar, et dont la détention et le transport sont interdits au Congo Belge.
Les figures qui illustrent la présente publication ont été exécutées sous la surveillance de l’auteur, ainsi que sous le contrôle de M. G. Fr. DE WITTE, Conservateur honoraire à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, dont la longue expérience de naturaliste et d’explorateur au Congo Belge a fait un arbitre compétent dans la sélection de la documentation. Ces figures ont été inspirées par des documents photographiques souvent inédits et par des illustrations prises dans le Bulletin of the New York Zoological Society, dans Zoo Life de Londres, ainsi que dans divers ouvrages spéciaux cités ci-après. Pour la préparation du texte, les livres suivants ont été consultés [suit une bibliographie disponible dans le PDF de l’ouvrage téléchargeable sur notre DOCUMENTA]
Afin de faciliter dans la plus large mesure possible l’identification des animaux protégés, un tableau synoptique, basé sur les caractères externes, permettra de distinguer aisément les différentes espèces. On pourra, en outre, se rapporter aux figures qui illustrent les descriptions. Le premier paragraphe de celles-ci s’applique uniquement aux caractères distinctifs externes. Les personnes désireuses de renseignements plus étendus, notamment sur les mœurs et la distribution géographique, trouveront ces développements dans les paragraphes subséquents.
Les noms latins par lesquels sont désignés dans ce livre diverses espèces de mammifères sont ceux qu’avait admis dans son ouvrage, A Checklist of African Mammals (1939), le regretté G. M. ALLEN. En ce qui concerne les oiseaux, l’ouvrage de W. L. SCLATER, Systema Avium AEthiopicarum (1924-1930), a été suivi pour l’arrangement et la désignation scientifique des espèces, à l’exception de quelques modifications, jugées nécessaires pour l’uniformité de ce volume.
La documentation complète concernant la législation sur la chasse et la pêche, sur les Parcs Nationaux, ainsi que sur la protection de la faune au Congo Belge et au Ruanda-Urundi, constitue la deuxième partie de ce travail, complété par une carte sur les parcs nationaux et les réserves créés au Congo Belge et au Ruanda-Urundi.
Tout en fournissant quelques données sur la façon de vivre des animaux africains, l’ouvrage de M. S. FRECHKOP montre l’insuffisance et l’imprécision de nos connaissances dans ce domaine. Le lecteur, nous l’espérons, saisira la valeur de la collaboration des personnes résidant au Congo Belge et au Ruanda-Urundi. Le comportement des animaux est à peu près inconnu. Nous voudrions que le présent travail suscitât le désir d’observer les animaux à l’état libre, dans leur milieu naturel, de noter toutes les péripéties de leur existence et de les photographier. Toute documentation de ce genre peut devenir une précieuse contribution à la Science et donner aussi des indications utiles au perfectionnement de la réglementation sur la chasse. Nous attirons l’attention sur l’importance des observations touchant les fluctuations du nombre des individus de chaque espèce et les facteurs qui les déterminent, les déplacements journaliers ou saisonniers, l’activité durant les diverses heures du cycle journalier, l’époque du rut ou de la nidification et de la ponte, des mises-bas ou des éclosions.
Il est regrettable de constater l’indifférence avec laquelle a été accueilli l’appel fait dans les éditions antérieures de ce livre, bien que celles-ci aient été largement distribuées, autant par les soins du Ministère des Colonies que par l’Institut des Parcs Nationaux du Congo Belge. A l’exception des observations fournies par M. A.-J. JOBAERT, Lieutenant honoraire de chasse, et par le Major E. HUBERT, ancien conservateur-adjoint au Parc National Albert, et des précieuses images fixées par ce dernier, – tous deux fréquemment cités dans le texte qui suit, – presque aucun renseignement n’a été transmis.
L’appel adressé précédemment doit être complété. On remarquera qu’on s’est efforcé d’indiquer les noms des animaux en diverses langues indigènes. On les connaît insuffisamment. Toutefois, l’édition actuelle a pu être complétée par une série de noms vernaculaires qu’ont bien voulu nous communiquer les personnes suivantes, auxquelles l’Institut s’empresse d’exprimer ici sa sincère gratitude : [s’ensuit une liste de personnes, disponible dans la DOCUMENTA]
En terminant cette introduction, nous souhaitons que la cause de la protection des animaux sauvages, noble entre toutes, rallie toujours plus de fervents adeptes, car seul leur nombre pourra triompher des intérêts aveugles et des inerties.
V. Van STRAELEN
La dématérialisation est en cours et le PDF OCR du livre original est différent chaque jour dans notre DOCUMENTA…
“Début du XXe siècle : la campagne contre la gestion de l’État indépendant du Congo sous le roi des Belges Léopold II bat son plein. Partie d’Angleterre, elle s’étend à l’Europe continentale et aux États-Unis. En France, Charles Péguy prend position. En Angleterre, Conan Doyle dénonce les conditions réservées aux indigènes dans la récolte du caoutchouc. Aux Etats-Unis, Mark Twain est sollicité pour écrire un pamphlet. Ce sera, en 1905, Le soliloque du roi Léopold (King Leopold’s Soliloquy), dans lequel le grand humoriste met en scène un monarque monologuant contre ses critiques et sur sa mission civilisatrice. Cette charge virulente et baroque est, depuis, devenue un classique de la littérature anticolonialiste.
Adaptée au théâtre par Jean-Pierre Orban et la Compagnie Point Zéro, elle a connu un succès considérable en 2005 en Belgique et provoqué un nouveau débat sur les débuts de la colonisation du Congo ex-belge. Elle est ici précédée d’un avant-propos de l’historien Benoît Verhaegen et accompagnée d’une introduction qui resitue le Soliloque dans l’œuvre de Mark Twain et décrit le mouvement international ayant poussé Léopold II à céder le Congo à la Belgique.
Un maître des lettres américaines
Connu en Europe pour Les Aventures de Tom Sawyer adapté pour les enfants, Mark Twain est l’auteur d’une œuvre immense : récits autobiographiques et de voyage, essais, contes et romans tels que Les Aventures de Huckleberry Finn d’où “toute la littérature moderne découle” selon Hemingway. Aujourd’hui, on découvre de plus en plus ses textes politiques où, sans se départir de son humour, il s’attaque notamment aux tentations impérialistes tant de l’Europe que des Etats-Unis.” [d’après EDITIONS-HARMATTAN.FR]
ISBN 2-7475-6175-5
TWAIN Mark, Le Soliloque du roi Léopold (Paris : L’Harmattan, 2004 ; avant-propos de Benoît Verhaegen ; traduction et introduction de Jean-Pierre Orban)
Extrait : “Le roi est à mille lieues du monde ordinaire. Et du haut de sa grandeur, que voit-il ? Des multitudes d’êtres humains dociles courber le dos et se soumettre au joug, aux exactions d’une douzaine d’autres êtres humains qui ne sont ni supérieurs ni meilleurs qu’eux-mêmes, qui sont, en somme, pétris dans la même argile… La race humaine !“
Georges Lebrun est né à Namur le 9 avril 1884 et décédé à Kwamouth (Congo belge) le 5 juillet 1920. L’ouvrage transcrit ici a été remis par son petit-neveu, Michel Lebrun, à l’équipe de wallonica.org en 2025, aux fins de conservation et de partage avec les plus jeunes générations, peut-être moins conscientes que la violence et le respect forment un duo antagoniste qui a varié selon les lieux et les époques. Comme expliqué dans notre article RUWET : Les carnets de chasse de Georges Lebrun au Congo belge (1912-1920), une lecture critique de ce livre [en cours de transcription] permet de comprendre que ledit Congo belge et l’époque coloniale étaient un lieu et une époque où le respect n’était pas le facteur dominant dans le duo. C’est notre histoire. C’est notre Travail de Mémoire. Nous livrons ce témoignage tel quel : lisez curieux !
Préface
Cette publication n’est pas, ce que pourraient croire beaucoup de mes lecteurs, un essai d’œuvre littéraire. Ces quelques pages ne sont, hélas, qu’un récit bien simple de la vie d’un administrateur territorial qui, en dehors de ses fonctions administratives et quelques années seulement, parvint à consacrer ses rares moments de loisir à un sport favori, la chasse, et utiliser en même temps ses connaissances zoologiques à l’étude des animaux qui peuplent notre merveilleuse colonie.
D’après la correspondance et divers documents trouvés dans la succession de mon frère bien-aimé, j’ai pu recueillir et coordonner ces quelques notes.
Je regrette de ne pouvoir accompagner· ce texte de la publication des magnifiques photographies laissées par Georges Lebrun. Ces photographies, tant au point de vue scientifique que documentaire, présentent un intérêt tout primordial qui eût rendu plus vivante et plus altrayante encore la narration de quelques randonnées dans les provinces orientales et particulièrement dans l’Uele où je vais essayer de vous guider en imagination.
Georges Lebrun fut un de nos meilleurs chasseurs d’Afrique. Embarqué pour la première fois en 1912, comme administrateur territorial, pendant ce terme déjà, malgré le travail absorbant que lui occasionnaient ses fonctions administratives dans les régions alors très troublées de l’Uele, il parvint à constituer des collections extrêmement intéressantes.
Rentré en 1915, il repart quelques mois après, pour reprendre ses fonctions au Congo et rentre en Belgique en août 1919 avec une magnifique collection d’animaux vivants parmi lesquels figurait un okapi, le premier qui fit son apparition dans les jardins zoologiques d’Europe.
Les pensionnaires de Lebrun aidèrent puissamment le Jardin Zoologique d’Anvers à reconstituer ses collections disséminées pendant la guerre.
Ce magnifique succès valut à Lebrun d’être renvoyé au Congo en mission scientifique. Il s’embarque au mois de mai 1920. Mais, hélas, dans son acharnement à accomplir son œuvre, il commit des excès de fatigue tels que, deux mois à peine après son arrivée en Afrique, il tomba gravement malade et succomba le 5 juillet 1920.
Je prie mes lecteurs d’excuser parfois la sécheresse de certaines notes. Ils n’y verront, j’en suis certain, qu’un réel souci de ma part de respecter l’authenticité des récits laissés par ce jeune voyageur.
René LEBRUN
Léopoldville – Bumba
Depuis samedi dernier, 29 juin, date à laquelle nous avons quitté Léopoldville, nous naviguons sur le fleuve Congo.
Notre vie à bord du Hainaut est des plus monotone. Lever à cinq heures et demie. Les boys apportent l’eau, cirent les souliers et font la toilette des cabines. Mon boy me coûte cinq francs pour la trav·ersée, plus deux francs par semaine pour la nourriture. Il lave et repasse très bien, mais il met quatre heures pour repasser un veston.
Déjeuner à sept heures et demie ; on flâne ensuite, on joue, on cause, ou bien on se met à l’affût des crocodiles et des hippopotames.
Deuxième déjeuner à douze heures. L’après-midi semble toujours très longue. Heureusement, vers dix-huit heures, on arrive d’habitude à l’étape, où l’on fait du bois pour le chauffage du steamer et où l’on reste jusqu’au lendemain matin. Une demi-heure après l’arrivée à l’étape, on dîne joyeusement et à 9 heures tout le monde est couché.
Il y a deux jours, le bateau ayant très bien marché, nous sommes arrivés à Bolobo vers seize heures. Nous en avons profité, un officier et moi, pour faire une tournée de chasse dans les environs.
Tandis que l’officier, monté dans la forêt, avait la bonne fortune de tirer une antilope, je suivais la rive le fusil sur l’épaule, accompagné du boy portant ma carabine 405. De trois balles de celle-ci, je tuai un croco énorme mesurant trois rnètres· cinquante de long et, avec mon fusil, je pus abattre deux pigeons sauvages et un aigle pêcheur. Il y a dans ces parages un nombre incroyable de crocodiles. Presque sur chaque banc de sable, un de ces monstres se prélasse, tel un énorme lézard se chauffant au soleil.
Les hippopotames sont moins nombreux, mais, hélas, on ne peut les atteindre.
A Bolobo, j’ai vu aussi tout un groupe d’indigènes atteints de la maladie du sommeil venant du Kwango et que l’on dirigeait sur Léopoldville.
Les ravages causés par cette maladie sont épouvantables.
Aussi, encore impressionné par ce triste spectacle, ce ne fut point sans une forte appréhension, que ce matin, alors que nous passions à proximité d’une île, je vis un nuage de mouches Tsé-Tsé envahir le bateau. Il est prudent de ne pas dormir sur le pont sans moustiquaire.
Nous avons croisé le Brabant, bateau descendant du Haut-Congo. Les fonctionnaires venant de l’Uele nous ont appris que, par suite de la baisse des eaux, les steamers ne voyagent plus sur l’ltimbiri. Quel contre-temps ! Cela va nous valoir une bonne vingtaine de jours en pirogue.
Nous arrivons au poste de Nouvel-Anvers le 9 juillet.
Quel n’est pas mon étonnement de voir monter à bord un de mes anciens camarades de l’Université de Louvain. Il remplit au Congo les fonctions de Substitut et pour l’instant, il se rend à Lisala. Il m’édifie sur les égards à observer vis-à-vis des indigènes, pour ne pas encourir les amendes qui, parait- il, vous tombent sur le dos sans beaucoup de ménagements. Deux détenus blancs montent également à bord. Je n’ai pu arriver à connaître les motifs de leur détention. Quoi qu’il en soit, il est pénible de voir dans un pays comme le Congo, des blancs mériter l’incarcération.
A Mobeka, nous faisons escale le 10 juillet 1912. Une tornade d’une violence extrême vient nous y surprendre. Très impressionné, j’assiste pour la première fois à ce spectacle.
Le steamer veut démarrer, mais la force du vent est telle qu’il ne peut avancer. Violemment même, il est rejeté contre la rive. Sous la force du choc, une pirogue de sauvetage qui se trouvait à bord, est brisée comme un fétu de paille.
Un peu avant Lisala, nous saluons l’épave du steamer Ville de Bruges qui, en 1908, surpris et désemparé par une tornade, sombra en plein fleuve. Les blancs se trouvant à bord, essayèrent de gagner la rive à la nage, mais ils n’en eurent pas le temps. Les indigènes de la fameuse tribu des Budjas, veillaient ! Afin de piller à leur aise, ils tuèrent et mangèrent les malheureux naufragés. Une quarantaine de noirs qui accompagnaient ces européens furent également exterminés et mangés. Le mécanicien du steamer parvint seul à se sauver.
Le pauvre diable fut tellement épouvanté qu’il en a perdu quelque peu la raison. Il est toujours au service de la Colonie.
Les blancs étaient des fins-de-terme qui, le cœur joyeux et la bourse bien garnie, rentraient en Europe.
Arrivés le soir du 11 juillet 1912 à Bumba, nous faisons la connaissance du chef de poste, qui a l’amabilité de nous apprendre qu’il ne dispose point, pour le moment, de maison pour nous loger ! Diable ! Nous voilà encore obligés de coucher à bord !
Le lendemain, je suis debout à cinq heures du matin. M’empressant de faire décharger les bagages, je surveille mon installation dans l’espèce d’abri qui est mis à ma disposition. Abri ! oui vraiment ! Car on ne peut qualifier du nom de maison, la baraque qui doit me servir d’habitation pendant quelques jours.
Qu’importe ! Le principal, pour l’instant, est d’être protégé contre les violentes pluies d’orages, qui, en quelques minutes, vous transpercent jusqu’aux os.
Après un déjeuner très frugal, je me mets à la recherche de mon boy. Le bandit a disparu me laissant au milieu de mes colis. J’enrage ! Le nouveau boy, que j’engage sur le champ, ne sait malheureusement rien en fait de cuisine.
Mon vieux Lebrun ; il s’agit de mettre toi-même la main à la pâte !
Les anciens africains sont d’une affabilité spéciale pour le débutant. Ainsi, je demande à l’un d’eux quelques renseignements. D’un ton bourru, il me répond : “Ici, chacun pour soi ! Vous n’avez qu’à tirer votre plan !” Ecoutant donc ce fraternel et charitable conseil, je me suis empressé de me mettre à la besogne.
Le boy achète pour moi : deux poules, dix kilos de riz, une boîte de confiture, de l’huile de palme et je me mets en devoir de composer le menu suivant : Potage aux tomates – Poulet à l’huile – Riz au lait -Confitures diverses et biscuits – café… à volonté !
Le poulet, un peu maigre, sentait fort l’huile ; le riz, sans œufs, n’était pas cuit à la perfection, mais j’avais une faim de loup et le tout m’a parfaitement plu.
Le boy ne connait pas un mot de français et je ne sais encore rien de la langue du pays. A nous voir gesticuler t0us les deux, on pourrait nous prendre pour des acteurs de pantomime. Parfois, je m’impatiente et une claque retentissante vient clore cette discussion silencieuse. C’est étonnant comme alors ce petit diable comprend et exécute mes désirs !
Décidément, je fais des progrès dans l’art culinaire. Le repas du soir m’a paru excellent. Content de ma journée, je m’étends sur la chaise longue et, tout en fumant une de ces délicieuses cigarettes dont j’ai fait une ample provision, je me mets à rêver.
C’est ma première soirée passée seul. Seul ! Non pas, car je fais connaissance avec un tas d’êtres qui me considèrent les uns comme un intrus, les autres comme leur hôte. Rats, souris, mille-pieds – de quelle taille ! blattes, fourmis, moustiques, cigales. Tout cela court, rampe, gratte, mord, saute et chante à qui mieux mieux. Et là-bas, sur le coin d’une malle, dans la demi-obscurité, une mante religieuse, gracieuse comme une jolie demoiselle, semble plongée dans une profonde et dévote méditation.
Le 16 juillet 1921[corrigé en 1912], nous sommes toujours à Bumba. Le steamer, qui doit nous conduire à Gô, ayant été avarié, nous ne partirons pas avant le samedi 20.
C’est un contre temps bien fâcheux, car il nous immobilise dans un pays où les vivres sont très chères. Voici, à titre documentaire, un aperçu des quelques prix de cette année : poules : 1 Franc (elles ne sont pas plus grosses que des pigeons) ; le kilo de riz : quatre francs ; une bouteille de bière : deux francs ; le kilo de beurre : sept francs ; le kilo de sel : deux francs.
Il n’est pas possible d’admettre que les fonctionnaires, qui séjournent dans ce poste, peuvent vivre sans dépasser les indemnités de nourriture.
Autrefois, le ravitaillement d’un agent revenait à l’Etat à raison de sept mille francs. Il est aisé de comprendre que le gouvernement a jugé plus simple de dire au même agent : “Voici quatre mille francs et pourvoyez vous-même à votre ravitaillement.” – Il y a deux ans, l’Etat fournissait également à chaque agent deux boys, qu’il payait à raison de cinq francs par mois. Actuellement, l’agent doit se procurer ses serviteurs et les payer. Un de mes boys est Ababua (race anthropophage). Je le paye huit francs par mois. L’autre, mon cuisinier, s’appelle Gukibay. Il est Azandé – race guerrière – et je lui donne dix francs par mois. Mais ce n’est pas tout ! Il y aussi une contribution de dix francs par boy et par an, à payer à l’Etat. Hélas, les temps sont changés !
A bord d’un steamer descendant vers Léopoldville, nous voyons passer le fameux sultan Azandé, Zaza, de l’Uele, capturé il y a peu de temps lors d’une opération militaire dirigée contre lui. Son territoire est soumis actuellement et le pauvre bougre va s’entendre condamner à Boma.
Un orage épouvantable accompagné de tornade, éclate pendant la nuit au dessus de Bumba. C’est effrayant ! Le toit de mon habitation est à moitié enlevé. Je démonte au plus vite mon lit et ma moustiquaire afin qu’ils ne soient pas trop mouillés et je vais m’asseoir sous la véranda.
Le spectacle est à la fois beau et terrifiant. Il fait aussi clair qu’en plein jour tant les éclairs se succèdent sans interruption. Le fracas du tonnerre est épouvantable et le vent est d’une telle violence, que de nombreux arbres à caoutchouc sont tordus et arrachés de terre. Deux gros manguiers, qui se trouvaient à quelques mètres de chez moi, sont déracinés et s’écrasent sur le sol. Un objet assez volumineux vient heurter violemment un pilier de ma barza. C’est la tente d’un agent de factorerie qui, tordue et déchirée par le vent, a été enlevée et projetée au loin comme une feuille de papier. Qu’est devenu son malheureux propriétaire ?
Tout à coup, un éclair d’une intensité plus éblouissante sillonne la nue. La foudre, avec un bruit tumultueux et déchirant tombe à septante-cinq mètres de moi, sur la hampe de drapeau du poste.
La rapidité, avec laquelle dans ce pays le déchaînement des éléments cesse brusquement est un phénomène assez curieux. Le vent subitement tombe, la pluie cesse, le tonnerre ne gronde plus. Pendant quelques instants encore les éclairs se succèdent. Le calme enfin revient et grillons et crapauds reprennnent alors leur monotone chanson.
Bumba – Jamba
Le 20 juillet 1912, nous quittons Bumba. Enfin nous avons pu embarquer sur le steamer qui doit nous transporter à Gô.
Steamer, est plutôt une appellation fort élogieuse ! Nous sommes sept passagers et le bateau n’a qu’une cabine. Elle est d’ailleurs occupée par un malade. Les cales sont combles de marchandises et le pont est encombré de bois pour le chauffage de la machine ; impossible donc de s’y installer. Les hommes de peine du bord, nègres et soldats rapatriés se casent où ils peuvent. Tous les sept, nous occupons l’espace laissé libre entre le bois et la chaudière. Inutile de penser à faire la cuisine, ou de vouloir dormir.
Chaque soir, au gîte d’étape, où nous arrivons entre seize et quinze heures, nous installons notre campement à terre, pour y passer la nuit. C’est seulement alors qu’il nous est possible de manger.
A notre première escale, je trouve à Moenge une maison convenable, mais hélas, je ne puis dormir. Les rats font un bruit infernal en rendant visite à mes casseroles et les moustiques se livrent à de copieuses libations sur ma peau.
Le lendemain, 21 juillet 1912, il faut être debout à cinq heures du matin. Tandis que les boys démontent le lit et transportent à bord tous les objets qui ont servi pour établir le campement, j’essaie d’acheter des vivres frais. Les noirs refusent mon argent, car, dans cette région, le sel est encore la monnaie préférée d’échange. Heureusement, j’en ai assez bien et je puis me procurer une tortue comestible, un canard, une poule et un ananas.
A seize heures, nous arrivons au gite d’étape, C’est la pleine brousse ! Un simple hangar, c’est-à-dire quatre troncs d’arbre supportant un toit de palmier, nous sert refuge. Avec anxiété, je pense aux tornades éventuelles.
On se fait heureusement à tout ! Après une nuit calme, je regagne, frais et dispos, le bateau qui démarre à cinq heures et demie du matin. Le 22 juillet 1912, nous passons donc par Mandungu et nous arrivons, deux heures plus tard, au gîte d’étape.
Hélas, le logement est encore plus primitif que celui d’hier. Peu tenté de loger dans une case indigène, propice aux infections, je fais installer mon lit à la belle étoile, en face du bateau. S’il pleut, j’en serai quitte pour plier armes et bagages au plus tôt et regagner le steamer.
Pendant que mon cuisinier prépare le diner, je prends mon fusil et, accompagné de l’autre boy, je vais faire un tour dans la forêt.
La chasse, dans ce pays, est d’un tout autre genre que la chasse d’Europe. Il faut d’abord rechercher la piste du gibier. Mon boy semble s’y connaitre, car, rapidement, il me montre les traces d’une petite antilope de forêt. La piste que nous suivons se dirige, selon toute probabilité, vers la rivière ou vers une mare.
La nature sauvage semble cependant vouloir garder le secret de ses forêts, car, au chasseur téméraire, elle oppose mille difficultés. Un épais rideau de verdure arrête la marche. Des troncs d’arbres séculaires, couchés sur le sol, barrent la route. Les marécages immenses et pleins d’imprévus, s’étendent sous le dôme de la forêt. Mais tout cela ne peut nous arrêter. Escaladant les uns, traversant les autres, taillant à coups de machette un passage au travers du fouillis de la végétation, nous arrivons, enfin, auprès à une petite mare. Là, le boy me fait signe de ne plus bouger ; puis se bouchant les orifices nasaux, il imite le cri de l’antilope femelle. Rien ne répond à son appel.
Une demi-heure après, piteux, nous revenions sur nos pas. Ne voulant point cependant rentrer bredouile au campement, je tire un macaque et un aigle, que mes boys mangeront.
La chasse est dure en forêt et le produit recueilli est avant tout une bonne fièvre !
Furieux, désappointé et fiévreux, je m’étends au plus vite sur mon lit. Mais ma déconvenue n’est pas terminée. Quelle nuit épouvantable ! Une tornade renverse ma moustiquaire et, sous une pluie battante, je transporte mon lit sur le steamer. Hélas, mon matelas est trempé et je suis obligé d’achever la nuit sur une chaise longue.
Le lendemain, 23 juillet 1912, nous faisons escale, vers douze heures, à llembo. Les médecins nous passent tous en inspection, blancs et noirs, afin de voir si nous ne sommes pas atteints de la maladie du sommeil.
Ilembo est le premier poste de l’Uele et comme ce district n’est pas contaminé, on est excessivement sévère. L’entrée en est refusée à quiconque présente les plus petits symptômes de la maladie. Nous réembarquons aussitôt après l’inspection.
Au gite d’étape suivant, ayant trouvé une habitation convenable, nous pouvons passer une nuit excellente, troublée seulement par le cri des léopards et des singes.
Le 24 juillet 1912, nous arrivons enfin à Go, point terminus de notre steamer.
De Go à Jamba, il y a plusieurs rapides que l’on ne passe qu’en baleinière. A Jamba, il faut reprendre un autre bateau qui conduit à Buta.
Le lendemain donc, dès six heures du matin, des porteurs enlèvent mes colis et les chargent sur des petits wagonnets, pour les transporter à une demi-lieue de l’autre coté de Go. Là, ils seront déchargés et embarqués à bord d’une baleinière, pour passer les rapides. Moi-même, je prends place dans une embarcation avec vingt pagayeurs et un capita. Dans le premier rapide, nous manquons de sombrer. Il y en a trois très dangereux à traverser et cela me défrise quelque peu. Le second cependant est passé sans incident. Néanmoins, je préfère effectuer la traversée du troisième par voie de terre. C’est avec une certaine impatience, que j’attends, au delà du rapide, l’arrivée de mon embarcation. Fort heureusement tout va bien, et nous arrivons sains et saufs à Jamba. J’en suis enchanté, car c’est dans ces rapides, parait-il, que tant d’agents ont vu disparaitre leurs malles et objets d’équipement.
Nous nous trouvons le 26 juillet 1912 à Jamba. C’est là que doit nous prendre le steamer qui nous conduira en deux jours et demi à Buta. Ce bateau ne marche qu’à l’époque où les eaux sont suffisamment fortes, c’est-à-dire pendant la saison des pluies, depuis la mi-juillet jusque fin décembre. En d’autres temps, la montée se fait en pirogue et huit jours sont nécessaires pour ce voyage.
Le steamer n’étant pas encore arrivé, je profite du temps libre pour faire un tour en forêt en compagnie de mon boy.
A peine sommes-nous sous les arbres, que nous voyons devant nous, à une trentaine de mètres, quatre superbes éléphants. Un instant leur regard s’arrête sur nous, puis, après avoir agité leurs oreilles comme d’immenses éventails, paisiblement et d’un pas de sénateur, ils disparaissent sous le couvert.
Quel coup magnifique, si au lieu de mon fusil, j’avais pris ma carabine Winchester. Je dois me contenter d’abattre trois pigeons verts et une pintade.
Au loin, le tam-tam indigène retentit et le boy me fait comprendre que, le steamer venant d’arriver, il est temps de retourner au poste.
Jamba-Buta
Le lendemain, nous quittons Jamba. Hélas, nous sommes encore plus mal logés que sur le steamer précédent ! Rien ne sert de se plaindre ; il faut se faire à tout dans ce damné pays.
Nous naviguons à présent sur le Rubi, continuation de l’ltimbiri et le paysage qui défile à présent sous nos yeux, ne manque pas de pittoresque.
Le soir, je comptais trouver à l’escale un gîte et bonne table. Malheureusement, pas le moindre vivre frais et, pour m’en procurer, je me rends à un village distant d’une heure environ de notre campement. Le chef m’y reçoit avec beaucoup de salamalecs. Il me fait cadeau d’une peau d’antilope et m’apporte dix œufs et deux poules. Je paie le tout trois francs.
Le 28 juillet 1912, sous une pluie torrentielle, nous quittons l’étape à cinq heures du matin. Les porteurs, sous la drache, ne veulent pas enlever mes bagages. Il faut les malmener quelque peu. Bougres ! C’est à croire qu’ils n’obéissent qu’à la chicotte ! L’un d’eux, en descendant la berge, laisse tomber à l’eau les colis qu’il transporte. On repêche heureusement la malle aux costumes ; mais hélas, ma boîte avec les baguettes à nettoyer les fusils et carabines est perdue. Pauvre nègre ! Cela lui a valu une maîtresse raclée du capita.
Partant du principe que les cadeaux entretiennent l’amitié et stimulent surtout le zèle, peut-ètre aussi un peu par reconnaissance pour la punitions infligée, tant j’étais vexé de la perte de mes baguettes, je fais cadeau au brave capita de la peau d’un superbe crocodile, tiré dans la matinée.
Enfin, à onze heures du matin, le 29 juillet 1912, nous arrivons à Buta. La pluie n’a pas cessé. Après les présentations d’usage, où nous faisons connaissance avec les résidants du poste, on nous conduit à notre logement. Comme partout ailleurs, les maisons convenables sont rares. Avec trois passagers blancs, je loge dans une petite chambre où semblent s’être réunis tom les rats et araignées de la contrée. Il y a peu de moustiques, mais en revanche les maringouins, petites mouches grosses comme une tête d’épingle, vous harcèlent sans cesse. Leur morsure est extrêmement douloureuse.
Buta, me dit le méJecin du poste, malgré les pluies fréquentes, n’est pas un endroit mauvais. Certes, l’humidité y est grande et il y a beaucoup de rhumatismes. La syphilis est fort répandue, tant chez les blancs que chez les noirs. J’en ai vu quelques affreux échantillons. Le commerce des femmes est, parait-il, dans l’Uele, un des plus grands dangers pour les européens. Deux pauvres diables viennent encore d’être dirigés sur Léopoldville et llebo pour y être soignés.
Le médecin, ce qui est triste à dire, doit rester impuissant devant les ravages de ce terrible mal, car il ne possède pas les médicaments nécessaires pour le soigner. En général, les remèdes absolument indispensables lui font défaut. Je ne parviens même pas à découvrir à la pharmacie du poste le moindre gramme d’aspirine. Heureusement qu’en homme prudent, j’avais eu la sage précaution de me munir du nécessaire. Je me demande comment je m’en tirerais avec le pénible lumbago qui m’accable tout-à-c0up. L’aspirine que j’absorbe, les massages à l’alcool camphré, que me fait le boy, me soulagent beaucoup. Néanmoins, je commence à croire que, malgré les dires du médecin, Buta est un vilain trou. La vie y est d’ailleurs, excessivement chère et peu variée.
Buta-Titule
Enfin, le 1er août 1912, sur le coup de midi, les porteurs tant attendus font subitement leur apparition. Rapidement tous les objets sont réintégrés dans les valises, malles et caisses et je distribue tous ces colis à mes vingt-quatre porteurs. Il s’agit maintenant de franchir les 221 kilomètres qui nous séparent de Bambili.
Nous allons par cette fameuse route d’auto Buta-Titule dont l’entretien nécessite tant d’argent. Cette route est de 140 kilomètres environ, divisée en sept étapes de vingt kilomètres en moyenne.
Notre première étape m’a paru terriblement longue. Nous avançons, il est vrai, sous un soleil de plomb. Deux autres blancs voyagent avec moi jusque Titule. Ils ont chacun entre vingt et vingt-cinq porteurs. Bref, avec les boys indigènes, qui nous accompagnent, nous formons une caravane de nonante personnes environ, se suivant à la file indienne et dont le silence est parfois troublé par les hurlements curieux de certains porteurs Ababua.
Partis à 13 heures 1/2 de Buta, nous arrivons au gîte d’étape, au kilomètre 17, vers 17 heures 1/2. Nous y trouvons une maison confortable, que je partage avec le Docteur P… , médecin de la zone de Rubi, qui, avec une trentaine de porteurs, quitte demain le gîte d’étape en même temps que nous. Il se dirige sur Bambili pour aller soigner un cas d’hématurie. Or, il y a onze jours de marche et le patient hématurique a tout le temps de se guérir lui-même ou de clore les yeux à jamais pendant ces quelques jours.
Je suis ému de pitié à la vue des malheureux porteurs. Ces hommes marchent cinq heures durant avec trente kilos sur la tête ou sur le dos. Certains sont d’une endurance surprenante, mais d’autres par contre, n’en peuvent vraiment plus, quand ils arrivent au gîte d’étape. Certes, le portage est barbare, mais de Bambili à Dungu, c’est encore actuellement le seul moyen de transport.
Combien d’années faudra-t-il encore pour que ces pays sauvages deviennent praticables aux voyageurs ? Eloigné de tout ce qui est confort européen, aux prises avec les mille difficultés de la vie d’Afrique, le blanc et le noir se rend aisément compte des bienfaits sans nombre de la civilisation.
Mes porteurs, comme tous les autres d’ailleurs, sont de race Ababua. Ils se caractérisent par les tatouages qu’ils font subir à leur visage et spécialement aux oreilles dont ils enlèvent tout le centre du pavillon.
Le lendemain 2 Août 1912, nous nous remettons en marche dès quatre heures du matin, alors qu’il fait encore nuit. Après avoir couvert 23 kilomètres sans incident et sans fatigue, nous arrivons au gite d’étape (Km. 40). Le reste de la journée se passe en dolce farniente et, à la soirée, je me décide enfin d’abattre deux pigeons pour mon déjeuner de demain. Le docteur P… a continué sa route et logera vraisemblablement ce soir au km. 58. Heureux homme, il voyage en hamac.
A six heures du soir, une de mes malles n’étant pas encore arrivée, j’envoie un boy à sa recherche. Le colis arrive enfin et une palabre s’élève parmi mes porteurs. Ma pitié s’est atténuée au point que, impatienté, furieux, je distribue force coups de pieds et fais donner par mon boy une raclée au retardataire. Cette légitime punition me procure la satisfaction de détendre la mauvaise humeur que ce retard avait provoqué et me permet de faire une curieuse constatation : un nègre reçoit toujours les coups sans songer les rendre, ni même à se défendre.
Notre troisième étape s’effectue normalement et le 3 août, vers dix heures du matin, nous nous arrêtons au kilomètre 58.
Hélas, il est très difficile de se procurer des vivres frais. Le Chef indigène voisin voit que nous sommes des bleus bon teint et il se paie notre tête : Heureusement, j’ai les deux pigeons tués hier et… mon fusil. Le gibier ne manque pas dans les environs et voilà, bien vite, un menu excellent composé. La qualité de l’eau fait peut-être défaut. Ce que l’on appelle ici Maliba moke – traduction littérale “petite eau de source” – est une eau croupissante et bien verte ! Il ne faut pas être difficile !
Après une étape de vingt et un kilomètres, accablé de fatigue, je dormais d’un sommeil de plomb, quand des hurlements me réveillèrent en sursaut. A tâtons, dans la demi-obscurité, je cherche ma montre. Il est une heure du matin. Pourquoi tout ce bruit ? Plus intrigué qu’inquiet, je vais au dehors. Les porteurs sont en grande discussion et font un vacarme épouvantable. Il y a un clair de lune superbe, disent-ils, et le soleil demain, dès le matin sera excessivement chaud ; il vaut donc mieux partir de suite. Un peu ahuris, maugréant, nous plions bagages et une demi-heure après, nous quittons en colonne serrée le km. 79.
C’est mon tour de tenir la fin de la colonne. Vers trois heures, ralentissant la marche, je dis à mon boy de rester en arrière avec moi, car je voulais satisfaire un besoin impérieux. Je procédais à une opération préliminaire, quand, tout à coup, le boy, jetant devant moi fusil et cartouchière, se met à hurler ! ! !
“Mondélé ! Kopi ! Kopi ! adjali sina nago ! ! !” (“Monsieur, léopard ! léopard ! il est devant toi !”) et… de toute la vitesse de ses jambes, il disparaît.
Je suis seul ! En face de moi, dans le clair de lune, je distingue pas très loin, sous le couvert, au milieu d’une tache sombre, deux gros points brillants, dont la fixité me glace d’horreur. Je veux courir mais, comme plongé dans un rêve, je reste toujours accroupi dans le fossé. Machinalement ou instinctivement, je tends la main et saisit le fusil, qui se trouve heureusement à mes pieds. Il est chargé de zéro et de balettes. Je fais le signe de la Croix et tire les deux coups dans la direction des deux globes de feu, qui semblent suivre tous mes mouvements. Ce qui s’est passé ensuite, je ne pourrais le dire. Mon émotion fut plus forte que mon courage et je m’évanouis. Lorsque je revins à la réalité, des porteurs avec des bois enflammés, mes boys et un des blancs faisant partie de la caravane, se trouvaient autour de moi. Aux cris du boy et au bruit des coups de feu, ils étaient accourus avec des tisons et m’avaient trouvé, inanimé sur le sol, couché sur mon fusil. Le léopard avait été tué sur place .
“Si toi pas tuer la bête, méchante bête tuait toi“, me dit le boy, qui s’était montré si couard et me désignait à présent d’un air fanfaron l’animal que l’on avait amené et étendu en travers de la route. Imbécile ! Cette réflexion, qu’il aurait pu garder pour un autre moment, lui vaut de ma part une paire de gifles retentissantes.
Je regarde la bête, elle n’est pas de grande taille.
Mes deux coups de fusil avaient presque fait balle, l’un à la tête, l’autre dans le cou. Vraiment, j’ai du tirer bien précipitamment, pour qu’ils soient si près l’un de l’autre.
Les léopards sont nombreux ici, ils suivent les caravanes marchant la nuit et malheur au retardataire isolé. Les cas de porteurs morts de cette façon sont fréquents. N’est-il pas ridicule de penser que ces brutes considèrent le léopard comme un animal sacré !
Nous laissons la bête et nous nous remettons en route. Les porteurs reprennent leur marche rythmée par des chants bizarres qui me font l’effet de hurlements.
Enfin, après avoir couvert vingt et un kilomètres, nous arrivons au gîte d’étape (km. 100), à sept heures du matin.
Je n’en suis pas fêché, car l’émotion de cette nuit a ébranlé mon système nerveux et je suis très fatigué. Mon lit aussitôt dressé, je m’étends. Tous les tams-tams indigènes ne seraient pas capables de me sortir de mon sommeil.
En m’éveillant, j’éprouve dans le genou droit une vive douleur. Ai-je fait un effort ou bien n’est-ce pas plutôt l’humidité de cette nuit, qui me vaudrait une nouvelle pointe de rhumatisme. Je fus en effet mouillé jusqu’à mi-cuisse.
Enfin nous verrons bien demain matin. Je me recouche et repique un nouveau somme. Hélas, le 5 août au matin, en me levant, j’éprouve des douleurs horribles dans les genoux.
Ils sont gonflés et chaque mouvement de flexion ou d’extension des jambes me cause un mal terrible. Je marche. tout de même, mais très lentement. Quel supplice ! Ah ! Je me souviendrai longtemps de la souffrance éprouvée durant cette étape. Plus d’une fois le courage faillit me manquer. J’aurais voulu pouvoir m’étendre et ne plus bouger. Mais, chaque fois, mon amour-propre reprenait le dessus. J’avais honte de moi-même et je ne voulais pa·s qu’un seul de ces mauricauds pût rire de ma faiblesse. Un instant hésitant, serrant les dents pour ne pas crier de douleur, je reprenais ma route me disant : “Courage, mon petit ! Va jusqu’au bout ! Souffre, crève, mais ne le laisse pas voir.“
Parti à cinq heures et demie, j’arrive seulement au gite d’étape à treize heures et demie. Six heures pour faire vingt kilomètres ! La force humaine cependant a des limites. Il me sera impossible de marcher demain dans l’état où je suis. Faisant venir le chef indigène du village voisin, je lui donne l’ordre de mettre à la disposition quatre de ses sujets au minimum, ainsi qu’un tipoy hamac pour me porter à l’étape suivante.
Bien, me dit-il, des hommes viendront te prendre demain matin ?
Tranquille et content, je me badigeonne les genoux à la teinture d’iode, mets un pansement de flanelle, prends un gramme d’aspirine et me couche.
Mais la douleur est trop forte et je passe une mauvaise nuit, presque sans sommeil. Le moindre mouvement à présent me fait horriblement souffrir.
A 5 heures et demie, la caravane se mettait en marche, me laissant seul avec mon boy. Une heure après, j’attendais toujours mon tipoy et les porteurs promis par le chef indigène. Celui-ci m’aurait-il trompé ? Je fais venir la sentinelle du chef et tâche de m’expliquer. Je finis par comprendre que les hommes du village, apprenant la corvée qui leur était imposée, se sont enfuis dans la forêt. Bandits ! Je demande le chef, mais lui aussi, le misérable s’est éclipsé. Comment faire ? Marcher m’est impossible !Je n’ai plus mes colis ici. J’enrage, je crie, je hurle sur la sentinelle, la menaçant des pires calamités. “Chien, je te ferai fouetter ! Tu entends : douze coups de fouet ! Tu entends, tu auras de la chicotte si tu ne me trouves pas de suite un tipoy ! Prends garde, je vais écrire au chef de poste voisin. Gare à la prison !“
Le bougre est gris de peur. La perspective de la chicotte le fait sans doute réfléchir, car bien vite il m’apporte un filet dont se servent les indigènes pour la chasse et quatre gamins commencent à me monter un tipoy rudimentaire. Pendant ce temps, mon boy va à la recherche des indigènes qui se sont enfuis et me les ramène à coups de bâtons. Six fort diables me sont amenés de celte façon peut-être brutale, mais nécessaire… Enfin, la situation est sauve. Après avoir encore déversé ma bile en un flot de paroles vengeresses à l’égard du chef, je suis chargé sur les épaules et nous nous mettons en route.
Secoué, ahuri, je suis abasourdi par les chants que hurlent mes hommes. Qu’importe ! Le principal est que je ne sois pas obligé de marcher.
En cours de route, je croise le Docteur P… Il lui est inutile de continuer sa route. Un autre docteur d’Abba descendant fin de terme et de passage à Bambili, a fait sa besogne et un courrier l’a prié de rejoindre Buta.
Examinant mes jambes, il diagnostique une sinovite. Aimablement, il me donne un mot pour le chef de poste de Titule, le priant de me tenir au repos pendant dix jours et stipulant par moi l’obligation de voyager en hamac ! Je suis un veinard dans mon malheur. Qu’aurais-je fait, si cet accroc m’était arrivé entre Titule et Bambili ou entre Bambili et Niangara, où il n’y a pas de médecin. Brave docteur, il ne peut s’imaginer combien je lui suis reconnaissant.
Après une dernière et cordiale poignée de mains, nous nous remettons en route. Tandis qu’il s’en va vers Buta, nous continuons notre marche vers l’étape, où nous arrivons sans incident. Immédiatement, je convoque le chef indigène et lui ordonne de prendre les mesures nécessaires pour me donner des porteurs pour le lendemain.
Le 7 Août 1912, nous quittons l’étape à 7 heures. Il faut encore crier, jurer, menacer pour obtenir mes porteurs. Le chef, cependant, montre plus de bonne volonté et il me fait conduire six solides gaillards, qui, en trois heures et demie, franchissent les dix-huit kilomètres qui me séparent de Titule.
Aussitot arrivé, je rends visite au chet de poste à qui je remets le mot du docteur. Comme je suis ici pour une dizaine de jours, je prends mes dispositions pour établir mon campement dans le gite qui m’est octroyé et j’informe le chef de zône de la décision du médecin.
Les genoux me font moins mal. A la pharmacie du poste, je trouve du salicilate et immédiatement j’en fais un onguent que j’applique sur les parties douloureuses, avec un pansement très serré.
Le 11 août 1912, je suis toujours au repos à Tilule, y passant des jours très monotones. Les genoux vont beaucoup mieux et j’espère bientôt continuer mon voyage. En attendant je vais faire la causette avec le chef de poste, M. Sénégalia, agent de factorerie, je lis, je collectionne les papillons, bref, je m’efforce de passer mon temps le plus agréablement possible.
Titule et la vie au Poste
Titule se trouve à 1.350 mètres d’altitude. Du point de vue économique, le pays offre peu de ressources. Les vivres sont peu abondants et chers. Les poules sont rares et coûtent un franc. Les œufs valent une division sel, c’est-à-dire cinq centimes, les prix du sel étant de deux francs le kilo ; le canard se paie quatre francs. Il paraît qu’entre Bambili et Niangara le prix du canard atteint quinze francs. La quantité des fruits est nulle.
Du point de vue climatérique, je ne pourrais mieux comparer la température de cette région qu’à celle de nos plus fortes chaleurs d’été avec la différence cependant que, soir et matin, il fait très frais. Je dors sous deux couvertures de laine, et quoique je porte la nuit une ceinture de flanelle, je n’ai pas trop chaud.
L’humidité est assez grande et la rosée extnordinairement abondante jusqu’à dix heures du matin.
Nous sommes pour le moment au commencement de la saison des pluies, aussi avons-nous de fréquentes averses.
La faune est assez bien fournie. Pour la première fois, je puis la voir un peu plus attentivement. On trouve des chèvres un peu partout. Les mulets et les ânes sont en très grandes quantités, seulement ils souffrent de la maladie du sommeil. Un mulet coûte de six à huit cents francs et un âne de cent à trois cents francs. On voit aussi des petits chevaux très nerveux. Les serpents sont nombreux, même dans les habitations. Araignées de toutes sortes, plus qu’on n’en désire et de taille formidable ! Ce matin, j’en voyais. deux sur ma moustiquaire, de la famille des Tégénères, elles étaient aussi grandes que la main.
Nous ne parlerons pas des rats et souris, cancrelas, puces, fourmis de toute taille, qui sont les compagnons de nuit habituels, et dont la société finit par devenir naturelle, je dirais même indifférente, excepté lorsque ces maudites bêtes vous dévorent votre manger et vos objets en bois et en cuir.
A ce sujet, il m’est arrivé un bizarre incident. Sous le toit qui m’abrite, j’avais laissé, à même le sol, une caisse de 28 kilos, contenant des bougies, du savon et des allumettes. Mon étonnement fut grand un matin en m’éveillant, de trouver à la place de la caisse existant le soir, une termitière de 75 centimètres de haut. Je fais démolir la termitière et ne trouve plus que les boites en zinc, que contenait la caisse de bois. Celle-ci avait été entièrement rongée par les termites ou fourmis blanches. C’est de ma faute, j’aurais mis des briques sous cette, caisse ou je l’aurais placée sur une malle de fer cela ne serait pas arrivé.
Celui qui veut voir des fourmis au travail, n’a qu’à venir ici. Outre l’expérience d’hier, j’ai déjà eu l’occasion de voir plus de quinze caravanes de fourmis noires. Elles ont environ un centimètre et même plus. Lorsqu’elles tiennent dans leur mandibule soit vos souliers, soit vos jambières, soit votre peau, il faut les casser et la tête doit être arrachée.
Les gardiennes des caravanes, qui sont les fourmis soldats, beaucoup plus grandes que les autres, marchent sur les deux pattes de derrière, prêtes à l’attaque. On ne saurait mieux les comparer qu’aux policemen gardant un défilé. Elles produisent des morsures très cuisantes et ne lâchent prise que mortes. Le nombre de ces bestioles est tellement grand qu’une caravane peut défiler ainsi pendant plusieurs jours sans arrêter et rien ne peut la détourner du chemin qu’elle s’est tracé. Si par malheur elle passe par l’emplacement que vous habitez, vous n’avez qu’à prendre vos bagages et aller vous installer ailleurs.
Les acridiens sont couverts des couleurs les plus chatoyantes ; ils sont légions et donnent jour et nuit le concert le plus désagréable qu’il soit possible de rêver.
Les papillons de toutes tailles, rivalisent de beauté par leur coloris.
La gent ailée offre une des plus grandes variétés de teintes. On croirait que le Créateur s’est plu à parer les oiseaux de tout ce qu’il y a de plus beau comme plumage. Je n’ai pas encore vu un laid oiseau et il est aisé de faire dans ce pays une ample récolte de plumes et d’ailes, qui doivent atteindre une très grande valeur chez nos modistes européennes.
Nous sommes encore dans le pays des Ababuas, mais à peu de distance cependant commence le territoire des Azandés.
J’ai vu un de ces chefs Azandés. Il se nommait Lalani (zolane). Chic type, habillé à l’européenne, possédant pousse-pousse, cheval et bicyclette, il peut mettre à la disposition du Bula-Matari quinze cents porteurs, qui sont en général des esclaves.
Monsieur Sénégalia., dont je parlais plus haut, est une curiosité de l’endroit. Ancien fonctionnaire, après huit années de bons et loyaux services à l’Etat et blessures reçues dans des batailles livrées à un chef Azandé, il fut révoqué pour avoir donné une raclée au boy d’un juge.
Il se promène toujours accompagné d’une chèvre apprivoisée comme un chien, d’un phacochère ou sanglier des marais, également domestiqué, et d’un superbe singe à manteau dont la valeur en Europe atteindrait plusieurs milliers de francs. Ce singe est réellement curieux et sa docilité surprenante. Monsieur Sénégalia possède aussi un chien galeux, un chat, un perroquet et enfin une ânesse, Joséphine, qui accourt au moindre appel. Tous ces animaux font bon ménage et rien n’est plus amusant que de voir notre homme s’avancer d’un pas majestueux, au milieu de sa petite ménagerie.
Eu Europe, on se demande en quoi la vie d’Afrique peut être attrayante pour le blanc. Il faut tout d’abod distinguer entre le Haut et le Bas-Congo.
Pour les blancs vivant dans le Bas-Congo, où il fait mauvais et où les conditions de vie sont plus dures qu’en Europe, je ne vois que l’attrait d’une situation éventuelle, qu’ils ne peuvent certainement se faire dans leur pays. Pour ma part, je donnerais ma démission, si j’étais obligé d’habiter Boma, Matadi ou un autre lieu de cette région.
La vie dans le Haut-Congo, malgré l’absence totale de confort, n’est pas dépourvue de charme ; mais il faut être très débrouillard. On est son maitre absolu et on est royalement servi. Le blanc est craint et respecté. Le nègre a encore trop présent à la mémoire les nombreuses batailles livrées lors de la soumission du territoire.
Il existe cependant une troisième catégorie de blancs. Les vrais Africains ! Ceux qui, détestant l’Europe, ont une affection inexpliquée pour l’Afrique et dont le grand désir est d’y passer leurs derniers jours. J’en connais un de ce genre ; il habite non loin d’ici. Chasseur par sport et pour sa subsistance, il lui est arrivé les plus terribles aventures. Il sait qu’un jour il mourra tragiquement, mais cela le laisse indifférent. Il prend à l’Etat jusqu’à vingt permis à la fois ; or, chaque permis coûte quatre cents francs.
Un autre exploite une ferme très importante. Il a épousé une négresse, qui lui a donné de nombreux enfants.
Titule Bambili
Le 15 Août 1912, à la tête de ma caravane, je quitte Titule. Ce voyage en hamac me paraît long et fastidieux et s’il n’y avait point la recommandation du médecin, je marcherais à côté de mes hommes. La route, le gîte d’étape, les étapes elles-mêmes, tout me parait long et désagréable jusqu’à Bambili où j’arrive enfin le 19 août, après avoir couvert 87 kilomètres.
Bambili est un très joli poste situé au confluent de l’Uele et du Bomokandi. On y trouve des maisons en briques pour les Européens et dans quelques coins bien aménagés, on a de magnifiques points de vue.
A Bambili, 0n ne mange pas de vivres d’Europe et de vivres frais. Les poules grosses comme le poing se paient un franc et un franc cinquante. Il n’y a pas de légumes et pas de fruits. La farine coûte deux francs le kilo, le café : trois francs cinquante les cinq cents grammes. Ni sel, ni sucre, ni lait.
Les boys avaient la main légère et je suis obligé de les mettre à la porte. Ils sont partis sans être payés.
Bambili – Dungu
Le 21 août 1 912, nous nous remettons en route. Toujours les mêmes indigènes composent ma caravane. Ce sont des Ababuas, malheureusement pourvus d’un mauvais caractère. Se moquant en général pas mal du blanc et commettant en route tous les larcins, ils provoquent ainsi des palabres continuelles. Cette race est encore soupçonnée d’être antropophage.
Le petit nègre Ababua, que je viens d’engager comme boy, me parait très intelligent.
– Boy, lui demandai-je un jour, as-tu déjà mangé de la chair humaine?
– Non, mais mon frère beaucoup, me répondit-il laconiquement.
D’après ce gamin, les gens de sa race mangent les femmes ; mais les femmes ne mangent jamais la chair humaine.
Les Ababuas sont très forts pour le portage, mais, par contre, ils sont têtus comme des mulets. Ils ne prétendent pas porter leur charge à deux et font de vingt à vingt-cinq kilomètres ayant sur le dos des caisses de quarante à cinquante kilos. Malgré ces fardeaux, ils n’arrivent pas les derniers au gite d’étape.
Le pays que nous traversons est très montagneux et le paysage change d’aspect à tout instant. Certains endroits même ne manquent pas de majesté et il m’est arrivé plus d’une fois de m’arrêter ébloui par la beauté de la nature.
Tantôt de profondes vallées boisées, d’où surgissent d’immenses forêts de palmiers, étendent à nos pieds leur tapis de verdure. Tantôt les plateaux et les coteaux, envahis par la savane, offrent à nos yeux le spectacle sauvage d’une végétation principalement composée de hautes herbes et d’arbres rabougris rôtis par le soleil.
Plus nous avançons vers le Nord, plus le pays devient pittoresque. Le long de la route, grâce à mon fusil, je fais une hécatombe de gibier. Pigeons, perdix, pintades aux chairs délicieuses font l’ordinaire de mes repas. J’ai même le bonheur d’abattre un sanglier et une petite antilope.
Le 27 août, je passe par Amadi, un des postes les mieux abrités que j’ai vu sur cette route et admirablement situé sur l’Uele. Les maisons en briques y sont très bien entretenues.
Dix soldats, ayant pris part à la campagne de Sasa, se joignent à ma caravane. Ils se rendent à Niangara pour être examinés par le médecin, qui désire voir s’ils ne sont pas atteints par la maladie du sommeil. Jusqu’à ce poste, je convoie en même temps trois prisonniers. Pour la première fois, je fais de l’équitation, car j’utilise la mule qui doit rejoindre un lieutenant au camp de La Tota et, tel un général surveillant la marche de ses hommes, je puis, du haut de mon perchoir, suivre l’avance de la longue file de mes porteurs.
Les Ababuas se sont arrêtés à Amadi et ont été remplacés par d’autres indigènes. A présent, la majeure partie de mes hommes est composée d’Abarangos.
Cette race est caractérisée par la déformation que subit le crâne dès le jeune âge. A la naissance d’un enfant, ces indigènes arrangent la tête du petit être en forme de pain de sucre et maintiennent cette forme bizarre jusqu’à ce que les os se soient solidifiés. Adultes, ils portent sur leur tête des colis pesant jusque trente-cinq kilos.
Malheureusement, je n’ai pu trouver assez de porteurs et une partie de mes bagages a été expédiée par pirogue.
J’arrive à Surunga le 29 août, ayant fait 78 kilomètres en trois jours. Une étape a été doublée. Dix heures de marche avec repos et à dos de mule, inutile de dire que je suis fatigué. Cependant, j’ai hâte d’être à Niangara et, le 2 septembre suivant, je me remets en route. Je remercie la Providence de m’avoir fait souffrir de rhumatisme à Titule, car si je n’avais pas eu, grâce à mon certificat médical, des porteurs de hamac j’aurais du marcher pendant des jours dans l’eau jusqu’à mi-cuisses.
Enfin, le 5 septembre, je suis à Niangara. Je n’y reste cependant pas longtemps et j’y laisse mon cuisinier. Le bandit est arrêté par la police, pour avoir voulu empoisonner son maître précédent. De plus, c’est un joueur invétéré. N’empêche que me voilà maintenant diablement embarrassé. Que vais-je manger à présent ?
En outre, mes porteurs sont de mauvais bougres et je vois le moment où ils abandonneront mes malles sur la route. Comble de déveine, je n’ai plus mes soldats, qui pouvaient, le cas échéant, me prêter main-forte.
Mon petit boy prépare mes repas à la façon indigène. C’est horrible, mais quand on a faim, on mange tout. La première fois, il me sert une tartine avec une couche de miel et… non, devinez ! !… une couche de fourmis grillées ! Le gosse m’affirmait que c’était excellent. Je mords. Pouah ! Quelle horreur ! Pardonnez-moi, mais la première bouchée me donna des nausées. Le Congo, dans de telles circonstances, est loin d’être un pays de rêves, On s’y fait cependant, car, la faim aidant, j’ai mangé la tartine toute entière !
Dungu & la vie au Poste
Dungu enfin ! Le 11 septembre 1912, je fais mon entrée au poste. Il était temps ! Depuis la dernière étape, mes porteurs se sont montrés indisciplinés et j’ai dû rigoureusement sévir pour me faire obéir. Pendant œ voyage, j’ai pu étudier à mon aise l’indigène et en observer les qualités et défauts.
On peut comparer les noirs, non seulement à de grands enfants, mais à des enfants terribles, aux penchants mauvais. Si vous êtes trop bon, vous ne devez attendre aucune reconnaissance de leur part. Ils sont la fourberie personnifiée et, à mon avis, ils ont gardé les mauvais instincts du passé.
La complaisance et la serviabilité leur sont inconnues. Sans ordre ou menaces, ils seraient occupés toute la journée à regarder le ciel. De plus, ils sont couards. Un bras levé, un regard menaçant, mettent en fuite une trentaine de ces moricauds.
Le nègre est extraordinairement lâche et paresseux. En voici la preuve. Depuis Surungo, j’avais pris en affection un petit singe, que j’essayais d’élever. Pour me faire de la peine, voyant que j’y tenais, ils me l’ont empoisonné aujourd’hui. J’ai reçu un jeune léopard, que j’élève également ; mais je ne me fait pas d’illusion, il aura son tour. Seulement, malheur au coupable si je le pince ! Ils m’ont également tué deux poules traitreusement, pour le simple motif qu’il était ennuyeux de les porter.
Ils viennent ensuite vous donner mielleusement un tas d’explications, fort embrouillées, et vous ne savez jamais quel est l’auteur du méfait. (Un nègre ne vend jamais un nègre).
Lorsqu’il s’agit de porter, ils se plaignent d’être fatigués, mais leur charge à peine déposée, ils dansent d’une façon stupide jusque bien tard dans la nuit. S’ils craignent encore maintenant le blanc, c’est un souvenir du passé. Le chef seul a réellement de l’influence sur l’indigène. Lui seul a de l’empire sur ses serviteurs, lui seul est obéi. Le blanc ne l’est presque plus et le sera toujours de moins en moins.
Hier, j’étais chez un des plus grands chefs des environs. Le recensement lui attribue 4.500 sujets. De ce fait, et d’après le régime actuel, il recevra plus de huit mille francs de traitement. Il faut compter aussi le produit de la vente de l’ivoire, celui de la vente des objets fabriqués par les esclaves et enfin l’argent que rapporte les porteurs, car un chef nègre monopolise tout.
Dungu est situé au confluent du Kibali et de la Dungu à 3°26 latitude nord et 28°37 longitude.
Au point de vue météorologique c’est actuellement, de juin à novembre, la saison , des pluies. La température maximum est de 29 et 30°. La température minimum de 18 et 19°. Il y a donc un écart de 11°. La température moyenne est assez uniforme. Je crois que cette uniformité est due à l’intervention des vents Nord-Est, qui soufflent journellement à partir de treize heures avec assez bien d’intensité. A l’ombre, la température maximum est de 27°. Contrairement à ce que l’on remarque dans le Bas-Congo, la température est plus élevée en saison sèche qu’en saison de pluie. Cela provient vraisemblablement de ce que le ciel est plus rarement couvert en saison sèche.
La pluie est d’une durée variable, généralement de treize à seize heures et pendant la saison, il pleut presque tous les jours, mais rarement pendant la journée entière. Les pluies sont très copieuses, surtout celles qu’accompagnent les orages. Quant à ceux-ci, ils sont, dans l’Uele et à Dungu principalement, d’une fréquence inouïe et d’une violence telle qu’on ne peut les comparer aux plus violents orages d’Europe ; aussi, les morts causées par la foudre sont nombreuses.
Les tornades sont très fréquentes et très fortes. On a également des tornades sèches. Peu de brouillard, mais des rosées abondantes.
Au point de vue topographique et hydrographique, abstraction faite de quelques hauteurs isolées, le pays ne présente que quelques ondulations peu marquées et une seule ligne de collines, qui va de l’est à l’ouest, indique la séparation des bassins de l’Uele et du Bomokandi.
Les forêts alternent avec des espaces considérables couverts d’herbes ayant jusqu’à trois mètres de hauteur. Ces dernières dominent dans tous les environs. En général, c’est la brousse, avec ses hautes herbes rabougries et clairsemées, sillonnées par de larges galeries forestières, qui longent les cours d’eau.
Les rivières et les sources sont nombreuses et elles servent à l’indigène comme points de repères pour compter la longueur d’une route. Tel village, diront-ils, est séparé de celui-ci par cinq ou six ruisseaux. Ils s’y référent également pour déterminer les limites de leur territoire ou chefferie.
Par suite de la composition argileuse du sol et de son degré d’imperméabilité, assez prononcé, par suite aussi de la pente très faible des deux versants principaux, les marécages sont nombreux, surtout pendant la saison des pluies. En beaucoup d’endroits, ils constituent même avec les hautes herbes, les principaux obstacles de la région.
Le sol est rouge brun et on y trouve du fer un peu partout et en grandes quantités. Fondus dans des fourneaux par les indigènes, les minerais donnent le Libago, bloc de fer, qui sert de monnaie pour l’achat des femmes.
Les affleurements de roche par place sont assez rares, on les trouve dans le lit des rivières et dans quelques collines isolées.
La roche dominante est, je crois, du granit. Des roches éruptives basaltiques se rencontrent au fur et à mesure que l’on avance vers le nord-est. On voit des collines de plusieurs centaines de mètres, déterminées par des gisements importants d’hématite. La forteresse de Dungu est construite sur une de ces vieilles assises. C’est, je pense, une des causes pour lesquelles les orages sont si terribles en cet endroit. Sur de grandes étendues aussi, le sol est formé de roches limoniteuses, ayant l’aspect de scories ou d’éponges. Le ruissellement des eaux a dégagé ces roches latéralement en gros blocs isolés ou multipliés.
Ces roches attirent l’attention du voyageur et lui causent de singulières surprises. Leur aspect spongieux trompe sur la valeur de leur poids, et l’on fait singulière figure, lorsqu’on veut les soulever. Elles sont aussi un agent destructeur des paires de bottines.
Le sol, en certains endroits, paraît être d’une grande fertilité. Les plantations de bananiers sont superbes. Il donne aussi du manioc, des arachides, de l’huile de palme, du sorgho, du maïs, des fèves, des courges, du riz et des patates douces. Il y a aussi une grande variété de fruits : l’ananas, la papaye, semblable au melon ; les mangues, qui sont délicieuses ; l’abricot d’Europe, mais avec un petit goût de thérébentine ; le cœur de bœuf ; le goyave, que je trouve trop parfumé et enfin la banane qui sert à la fois de légume et de fruit.
Dans les forêts à galeries, les arbres sont beaux. On rencontre surtout le palmier si décoratif et qui fournit des produits très précieux.
L’huile extraite du fruit de cet arbre sert au graissage des chaussures du blanc et à l’éclairage. Les indigènes l’emploient également pour le graissage du corps et pour la fabrication d’une espèce de savon.
Le vin de palme est assez agréable à boire. Il sert au blanc surtout omme levain pour la confection du pain.
Le palmier produit encore un chou renommé. Manger un de ces choux est au Congo le plus grand luxe que l’on puisse se payer. Pour l’obtenir, il faut abattre l’arbre et celui qui permettrait une telle infraction aux règlements, se verrait infliger une amende de quinze cents francs. Je ne crois pas qu’il existe même en Europe des plats coûtant aussi cher.
La faune est très importante dans cette contrée. Parmi les félins, on rencontre fréquemment le léopard et le lion. Parmi les pachydermes : l’éléphant, plus nombreux qu’ailleurs, l’hippopotame et le rhinocéros. Comme mammifères, on trouve un grand nombre de butfles, des sangliers et des antilopes. Ces dernières, depuis la plus petite jusqu’à l’antilope cheval. Il y a aussi une grande variété de petits mammifères, comme les lapins et autres rongeurs, que l’on voit surtout aux environs de Dungu.
Les singes ne manquent pas. Il y a ici principalement le singe de brousse à figure noire. Je citerai aussi les mes sauvages, les zèbres et même les girafes, dont on rencontre quelques beaux spécimens sur la montagne à l’est de Dungu.
Les rivières sont comme da11s tout le Congo, peuplées de poissons et crustacés, mais, hélas aussi, de crocodiles.
Quant aux oiseaux, nous trouvons ici tout ce que l’on peut imaginer. Le Congo, au point de vue de la faune ailée contient des oiseaux du monde entier et l’Uele est l’un des districts le plus riche en espèces différentes. Comme gibier à plumes, il faut citer les perroquets, excellents à manger, pigeons, pintades, canards, perdreaux, faucons, outardes, bécassines et bien d’autres encore et tout à foison.
Je ne parlerai pas des animaux inférieurs, qu’ils soient insectes, myriapodes, crustacés, mollusques, ou vers ; en général, leur compagnie est peu agréable et fort souvent, hélas, ils vivent à. nos dépens.
A signaler encore les reptiles, depuis le serpent le plus petit jusqu’à ceux ayant cinq ou six mètres de long, et les batraciens. A Dungu, j’ai rencontré assez souvent un sorte de serpent tout vert et très venimeux. Il y aussi de très grosses couleuvres.
Les lézards sont tellement communs qu’ils forment en quelque sorte la base de la nourriture des poules et des chats.
Qyelques mots maintenant sur les maladies.
La maladie du sommeil est malheureusement en voie de pénétration dans le district de l’Uele qui jusqu’à présent, était resté à peu près indemne. Plus, d’un noir, ayant pris part à la campagne de Sasa, est revenu suspect. Ils passent tous à la visite médicale et malgré cela la maladie continue ses ravages.
Il y a actuellement au poste un officier qui, depuis quelque temps, se sent tout drôle. Il a les ganglions du cou engorgés d’une façon effrayante. Il voudrait se rassurer et voir un médecin; mais il ne le peut, car, étant commandant de compagnie, il doit recevoir l’autorisation du chef de zone, pour remettre ses pouvoirs à un subordonné et se rendre chez un médecin à quatre jours d’ici.
L’Uele, comme partout ailleurs, est une région à malaria ; quoique relativement salubre, il ne mérite pas la grande renommée, qu’on a bien voulu lui faire. Le pourcentage de mortalité y est plus élevé qu’autre part. Il serait principalement dû aux suites funestes de l’hématurie. Epée de Damoclès suspendue sur la tête des coloniaux de l’Uele.
Mais d’autres facteurs interviennent encore : refroidissements brusques provoqués par les différentes températures trop marquées, jour et nuit, matin et soir. Excès de boissons alcooliques, car on boit ici plus que dans les autres parties du Congo ; principalement le whisky, à cause de la proximité de la frontière anglaise. Enfin, excès et abus de la femme. Les maladies vénériennes sont ici fréquentes et d’une violence extraordinaire.
Je suis touiours à la recherche d’un boy-cuisinier. Heureusement que j’ai toujours mon boy Ababua. Il fait toutes les fonctions : cuisinier, boy de maison, garçon de course, gardien de mes poules et voleur. Il me fait une cuisine atroce. Cela se comprend, il était auparavant boy de mon cuisinier. Il a neuf ans seulement, mais il est très intelligent.
Je ne vous conterai pas les trucs qu’il emploie pour me tromper et voler. C’est incroyable pour un enfant ! Paresseux comme une marmotte, sale comme une salamandre, ne l’ai-je pas vu l’autre jour nettoyer mes assiettes dans le récipient qui, en Europe, a sa place habituelle dans un meuble à la tête du lit et qu’ici reste tout simplement par terre, sous votre couche !
Il me met parfois dans des états qui m’obligent à lui distribuer force calottes. Il pleure alors devant moi, chose extraordinaire chez un noir, et aussitôt que j’ai le dos tourné, il se met à rire.
J’y tiens cependaht, car il m’est tout dévoué. Absent ou rentrant tard, je le trouve couché devant ma porte comme un chien attendant son maitre. Si un orage est sur le point d’éclater, dans quelque lieu que je sois, sans l’avoir prévenu de l’endroit où je me trouve, toujours mon Ababua arrive avec mon imperméable.
Pour le moment, in suis attaché comme adjoint au lieutenant chef de poste. Il est probable que lorsque je serai au courant. je reprendrai le poste de Nungue ou un autre.
Le chef de poste. en général, cumule de nombreuses fonctions. Ici, il a tout d’abord la direction et le maintien de l’ordre d’environ 350 travailleurs. Il est officier de police judiciaire et agent de transports. Il s’occupe des réquisitions porteurs. Il surveille les marchés indigènes et est commissaire de police, officier de l’état civil, gardien du cimetière pour blancs et noirs, collecteurs d’impôts. Il doit s’intéresser à la politique des indigènes et des chefferies de son territoire.
Haut comptable, il établit les salaires, tient les comptes journaliers de transports et de magasin. Il est aussi commerçant, car il a la gérance des magasins de l’Etat : articles d’échange, magasin de transit, conserves diverses, légumes, beurres, farine et d’autres multiples marchandises.
Les responsabilités pécuniaires sont grandes. Toute erreur si minime qu’elle soit, est toujours au détriment du chef de poste, qui a également la gérance du fond de caisse, environ deux mille francs. Dans certains postes de moindre importance, le chef est encore commandant de compagnie, pharmacien, gardien de prison, percepteur des postes, géomètre, cartographe, observateur météorologique et cultivateur. Enfin, il doit s’occuper du bétail, savoir faire et diriger la construction d’une habitation.
J’étais à peine arrivé de quelques jours, qu’on annonce la visite du Commissaire de district. Tous les fonctionnaires ayant rang pour porter la grande tenue vont à sa rencontre. Les indigènes font un vacarme indescriptible, et le clairon sonne quinze “garde à vous.”
Le personnage cause d’une telle démonstration, le “Motito-na-bula-Matari” (enfant du noir), comme disent les indigènes, daigne à peine accorder un regard aux agents, tel un chef nègre vis-à-vis de ses esclaves, et fait son entrée triomphale dans Dungu.
Quatre sentinelles relevées toutes les quatre heures montent la garde autour de sa demeure et veillent sur lui. On ne pourrait, ma foi, faire plus pour notre Roi.
Le lendemain, je me présentais chez lui. Il m’a reçu comme il reçoit tous les agents, c’est-à-dire le plus bourrument possible. Ce monsieur, ancien requin, croit probablement avoir toujours à faire à la catégorie des gens qui venaient jadis au Congo, fuyant le suicide ou la prison en Europe. Il déteste avant tout les jeunes gens, qui viennent en Afrique avec des diplômes que jamais il n’est parvenu à obtenir.
A Dungu, il n’y a pas de mission et la plus proche se trouve à neuf jours de marche. Certains demanderont peut-être d’où provient cette animosité soulevée au Congo à l’égard des missionnaires.
Pour ma part, je n’ai rien à leur reprocher et j’ai toujours eu d’excellents rapports avec eux. Mais que voulez-vous, les deux antagonistes du blanc sont au Congo, les Pères et les Juges ; parce que tous deux prennent la défense du noir. Les missionnaires mettent trop le doigt dans la plaie. Ne font-ils pas remarquer bien souvent à certains blancs, que leur conduite est parfois moins civilisée, que celle des nègres et que leurs mœurs sont souvent plus sauvages.
Cependant, d’après certaines observations que j’ai pu faire, il m’a été donné de remarquer, que l’influence des missionnaires n’était pas toujours favorable aux noirs.
En général, les boys qui ont passé par leurs mains sont les plus mauvais boys qui existent. Ils n’approfondissent pas les enseignements religieux. S’ils sont chrétiens, ils prétendent vous traiter d’égal à égal et il n’est point rare alors d’entendre· ces paroles qu’ils vous débitent avec imperturbabilité : “Tu es chrétien, moi aussi, ne suis-je pas ton frère ? -Pouquoi alors me fais-tu travailler ?”
Ils deviennent insubordonnés et orgueilleux ; se croient d’une essence supérieure aux autres noirs. A la moindre gifle, ils courent chez le Père et se plaignent de leur blanc, ce qui amène toujours d’énervantes et interminables palabres. Ces braves Pères ne se doutent pas que leurs catéchumènes sont des entremetteurs, qui, pour du sel ou un autre objet volé, procurent des femmes à leurs congénères. Le nègre se fait chrétien pour les cérémonies et les dehors de la religion ; pour avoir une femme sans paiement ; mais aucun ne se civilise par religion.
En plus de ses vices, le noir prend ceux du blanc. Quoiqu’on fasse, un nègre reste toujours nègre et je ne crois pas qu’il soit possible de lui enlever les défauts de sa race.
Tout ceci paraitra peut-être exagéré, mais soyez persuadés, chers lecteurs, que je n’en veux aucunement aux missionnaires, ni à leur manière de faire de la propagande chez le noir, pas plus que je n’en veux aux autres agents qui s’occupent de civilisation, de quelque secte qu’ils soient. Je parle ici en toute liberté d’esprit, après avoir observé et étudié l’indigène de près. La vérité se résume en peu de mots, qui paraissent paradoxaux : les plus mauvais nègres sont les nègres civilisés !
Quant aux fameuses brutalités des blancs envers les nègres, c’est, je crois, une fable d’Europe, mise en avant par quelques illuminés, qui se font les champions de nations avides de ravir notre colonie.
Le régime est au contraire trop à la protection de l’indigène, qui, pour obéir, a besoin très souvent de correction. La bonté et la douceur ne donnent rien. Par exemple, je serais curieux de savoir comment pourrait s’y prendre un juge, pour faire obéir trois cents travailleurs, sans employer la chicotte.
Soyez persuadés que le blanc pourra quitter vivement le sol d’Afrique le jour, où supprimant la chicotte ou les autres moyens semblables de correction, on fera goûter aux nègres en toute liberté les bienfaits et les défauts de notre civilisation.
Il fait si difficile de maintenir l’ordre. Le bruit ne circule-t-il pas actuellement que, dans un mois ou deux, la région sera occupée militairement.
Le Sultan Bokoyo aurait, parait-il, commis des actes de cruauté sur ses sujets et le gouvernement aurait décidé de faire une campagne contre lui pour réprimer ses excès.
J’ai recensé pour ce chef près de quatre cents fusils ; il a certainement un milier de pistonniers et sept à huit cents lanciers. Ainsi, pour le moment, il se trouve au poste. Mielleusement, il est venu protester de son dévouement au “Bula-Matari” ; il m’apporte en même temps des poules et me fait cadeau d’une pointe d’ivoire.
C’est un grand fort diable, alcoolique invétéré. Vraisemblablement, c’est sous l’influence de l’alcool qu’il a commis les crimes que la justice lui reproche. On le dit un des chefs les plus cruels et partant le plus craint de tout le territoire.
[La suite est en cours de dématérialisation]
Table des matières
La traversée Anvers-Borna [manquant]
Voyage de Borna à Dungu : [manquant]
Borna-Matadi [manquant]
Matadi-Léopoldville [manquant]
Léopoldville-Bumba
Bumba-Jamba
Jamba-Buta
Buta-Titulé
Titulé et la vie au poste
Titulé-Bambili
Bambili-Dungu
Dungu et la vie au poste
Quelques épisodes des premières opérations de recensement : Villages Bokoyo, Namasi, Denge, Palamasi et Ekibonde
Premier Buffle abattu au cours d’une chasse à l’antilope
Chasses dans les environs de Gangara. Chefferie de Beka
Chez Renzi, Sultan de l’Uelé
L’ Azande : sa vie et ses mœurs
Quelques chasses dans les chefferies de Faradje
Chasses émouvantes de Rhinocéros chez Azanga et Bere
Nouvelle tournée pour collection de l’impôt et opération policière chez les Lundris révoltés
Nouvelles chasses en brousse :
Un doublé de Rhinocéros
L’affût à l’Hyène
Les Rhinocéros et les Eléphants chez eux
Le Chimpanzé
L’Elan
L’Eléphant
Le Buffle
Tableau de chasse : Bêtes tuées de mars 1913 à mars 1915