[ACTUALITTE.COM, 30 mai 2025] La littérature a toujours été le reflet de notre société, les réactions qu’elle suscite révèle les attentes, les rejets ou l’enthousiasme du public et témoigne des changements de mentalités. Si les changements déclenchent parfois des polémique, un courant, apparu depuis quelques années, remet en cause les classiques. Laure Murat reprend à son compte la formule d’Antonin Artaud pour le titre d’un court essai sur le “wokisme” en littérature : Toutes les époques sont dégueulasses.

Professeure de littérature à l’université de Los Angeles, l’écrivaine qui, il y a deux ans, avait obtenu le Prix Médicis essai pour Proust, un roman familial, n’hésite pas à reformuler la question du débat qui, pour elle, est mal posée. L’autrice s’accorde sur le fait que chez Ian Fleming, les propos de James Bond choquent par un sexisme déplacé, par exemple dans L’espion qui m’aimait, une femme lance au héros : “Toutes les femmes aiment être plus ou moins violées. Elles aiment être prises. C’est la douce brutalité contre mon corps meurtri qui a rendu son acte d’amour si merveilleusement pénétrant.” Propos difficilement acceptables à notre époque, qui méritent attention. Plus discutable est la remise en cause des textes pour enfants de Roald Dahl. Dans James et la pêche géante : “Tante éponge était spectaculairement grosse/Et terriblement flasque de surcroît” a été remplacé pour ne pas ne pas stigmatiser les enfants en surpoids par : “Tante éponge était une méchante vieille brute/Et mériterait d’être écrasée par les fruits.“
Laure Murat expose la différence entre réécriture et récriture, une différence fondamentale à comprendre pour que le débat soit le plus clair possible : “la réécriture relève de l’art et de l’acte de création, la récriture de la correction et de l’altération.” La réécriture a toujours existé, prenons les tragédies grecques, elles ont toutes été réécrites, Racine par exemple avec Andromaque ou Phèdre, et remises au goût du jour pour le public. Cette réécriture est un acte de création alors que la récriture est un acte de modification.
La revendication actuelle pointe du doigt des propos ou des personnages offensants. Le risque de modification serait de déformer trop le personnage et ses propos et rendre ainsi le récit incompréhensible. Retoucher les propos d’un personnage sans changer sa manière de penser et sa vision du monde, rend d’une part le texte inintelligible et trahit les intentions de l’auteur.
Récrire c’est prendre le risque d’effacer ce qui a été et qui reste un témoignage sur la pensée de l’époque : “Éliminer ce qui gêne aujourd’hui au motif que cela nous offense, c’est priver les opprimés de leur oppression.” En éliminant ce qui gêne, la récriture falsifie l’Histoire pour la rendre plus acceptable, ce qui pourrait s’apparenter à une censure.
Pour replacer le texte dans la période, Laure Murat propose de le contextualiser à l’aide d’une préface ou postface de l’éditeur afin de le restituer dans l’époque et le rendre accessible, un travail d’historien littéraire en sorte. Attention cependant aux intentions de l’éditeur qui derrière la notion nécessaire de pédagogie, cache bien évidemment une nécessité tout autre, celle de la rentabilité économique.

Une initiative qui fait couler beaucoup d’encre, est celle du Sensitivity Reader, pratique qui consiste à retoucher le texte en amont par des juristes par exemple, afin d’évacuer toute source de polémique. On se souvient de la virulence d’un débat entre deux écrivains à ce sujet (Nicolas Mathieu-Kev Lambert) : l’un défendait le droit à la création et à l’imperfection tandis que l’autre, plaidait pour le droit à la précision.
La solution est une lecture éclairée des œuvres dites “litigieuses” qu’on souhaite lire, le lecteur a le droit aussi de ne pas lire ces œuvres qui dérangent. L’avantage des œuvres réécrites est celle d’avoir le choix de lire encore les œuvres originales qui pourront toujours témoigner de ce qui a été.
Le wokisme n’est finalement que la feuille de vigne qui recouvrait les sexes sur les tableaux de la renaissance, un acte de pudibonderie qui n’a jamais empêché la curiosité.
Christian Dorsan
[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 5 juin 2025] Dans un essai paru chez Verdier, l’écrivaine Laure Murat entend poser calmement des termes clairs au débat sur la réécriture des classiques.
Intitulé Toutes les époques sont dégueulasses, citation d’Antonin Artaud, l’essai de Laure Murat, écrivaine et professeur aux États-Unis, entend faire le bilan provisoire et dépassionné d’un grand débat de notre temps : la question de la réécriture des œuvres classiques. Un débat dans lequel volent en escadrille des tas de mots pièges, souvent anglais : la Cancel culture, le wokisme, les sensibility readers, la pensée décoloniale, l’intersectionnalité, le totalitarisme d’atmosphère, bref des tas de termes minés et passionnels, que Laure Murat dispose avec sang-froid et pragmatisme, non sans, peut-être, les simplifier un peu trop.
Elle commence par expliquer que ce livre est une pause dans l’embrouillamini contemporain, et pour ce faire, elle s’applique à opérer une première distinction : entre la réécriture — processus artistique qui consiste à tirer d’une œuvre une autre œuvre, exemple Carmen de Bizet réécrit à partir du roman de Mérimée ; et la récriture, un processus pratique qui consiste à amender ou corriger une œuvre pour des raisons stratégiques, par exemple le remplacement de termes jugés blessants pour les personnes grosses dans Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl. Une mise au point théorique simple, qui lui permet rapidement de s’attarder sur le deuxième processus qu’elle juge un problème, voire une bêtise : il ne suffit pas de changer le titre de Dix petits nègres pour altérer véritablement l’esprit profondément réactionnaire et possiblement raciste du livre d’Agatha Christie. Une bêtise qui est aussi, “une affaire de gros sous”, puisque ses diverses “récritures” servent moins le progrès intellectuel et politique que l’industrie qui les conduit. Et Laure Murat de pointer l’opportunisme marchand de cette “pasteurisation des livres.”
Qu’est-ce qu’une œuvre ?
Une pasteurisation qu’elle sépare de la “lecture sensible”, qui a fait si peur il y a quelque temps à Nicolas Mathieu et au sein duquel elle fait une autre bonne distinction : d’une part la lecture sensible des classiques, qui consistent à contextualiser un canon qu’il est bon de redéfinir constamment pour qu’il vive, avec, par exemple de bonnes préfaces critiques : d’autre part une forme de lecture/censure qui s’appliquerait aux livres contemporains, dont les auteurs seraient forcés de conformer leurs récits à une soi-disant doxa “wokiste“, jusqu’à parfois s’autocensurer eux-mêmes. Danger qu’elle minimise toutefois, en rappelant que si censure il existe aujourd’hui sur les livres aux États-Unis notamment, elle s’exerce sur tout un corpus de romans écrits par ou sur des personnes LGBT dans les bibliothèques et les établissements scolaires.

Il est difficile de ne pas être d’accord avec Laure Murat, tant ses arguments sont simples et nets, et ses exemples bons — mais je me suis demandée si c’était aussi simple que ça. J’ai repensé en fermant le livre à cette manière de dire en introduction : “j’écris ce livre pour faire une pause“, manière apparemment de refroidir le débat, mais aussi quelque chose d’un peu professoral, un léger surplomb qui exigerait sans doute plus de volume, plus d’arguments, et plus d’exemples. Si le débat est aussi compliqué, aussi déchirant, ce n’est pas parce que ceux qui le pratiquent sont tous des poulets sans tête qui courent en tous sens, c’est parce que les subtilités qui le régissent sont redoutables. Et cette distinction par exemple entre “réécriture” et “récriture” n’est pas si évidente si on y réfléchit bien. Cela m’est apparu au cours du livre, quand elle évoque l’infléchissement de certains contes pour des raisons morales ou de protection de l’enfance : faut-il considérer que les films Disney sont des réécritures ou des récritures des classiques ? Probablement les deux…
En bref, Laure Murat ne se situe probablement pas hors de la mêlée, mais dedans, et c’est très bien, car cette mêlée ne produit à mon avis pas que de vaines controverses, elle donne à penser continuellement à ce que c’est qu’une œuvre, un classique, et qu’est-ce que c’est que la pensée critique.
Lucile Commeaux
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : actualitte.com ; radiofrance.fr/franceculture | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Philippe Matsas ; © lemonde.fr ; © Le fils de bulle.
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