THIRY : l’engagement sans faille d’une pionnière de grand talent

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[RTBF.BE, 21 janvier 2024] La virologue belge Lise Thiry est décédée le 16 janvier dernier à l’âge de 102 ans. Lorsque l’info est tombée ce samedi, les témoignages sur les réseaux sociaux se sont multipliés. Toutes et tous saluent la femme de médecine, scientifique mondialement reconnue, et active sur la question de l’avortement et le virus du Sida. Mais tous aussi rappellent la militante engagée pour les droits des femmes et des étrangers.

L’une des rares femmes médecins de Belgique

En 1946, elle est l’une des 3 seules femmes diplômées de médecine de l’université de Liège sur 140 étudiants. Elle rejoint alors l’institut Pasteur de Bruxelles ou elle se spécialise en virologie et microbiologie. Mais elle ne s’arrêtera pas là puisqu’elle y créera le laboratoire de virologie et travaillera sur un grand nombre de virus.

Bernard Rentier : “C’est certainement elle qui m’a inspiré dans le choix de mon métier” © doorbraak.be

Bernard Rentier est virologue, ex-recteur de l’université de Liège et par ailleurs cousin de Lise Thiry : “C’est certainement elle qui m’a inspiré dans le choix de mon métier“, nous confie-t-il. “Je me souviens d’avoir été dans ce laboratoire, j’étais alors adolescent. Lise nous expliquait plein de choses, nous montrait tout. Mon intérêt pour la recherche et la virologie en particulier est certainement né là, avec elle.” À l’époque, peu de femmes sont en charge de projets aussi importants : “C’était une grande première d’avoir une femme là. Et, en plus, elle le faisait dans des conditions difficiles. Nous étions après la guerre, elle et son équipe travaillaient dans des baraquements préfabriqués. Ces travaux de laboratoire se faisaient dans des conditions invraisemblables.

Si, dans les années 80, Lise Thiry se fait mondialement connaître pour avoir identifié le VIH dans des échantillons de lait maternel provenant de Kigali, expliquant ainsi la transmission mère-enfant du Sida, Bernard Rentier tient à préciser qu’elle a travaillé sur de nombreux virus, avec d’autres scientifiques renommés : “Elle a évidemment beaucoup travaillé sur le VIH, à une époque ou personne ne s’y intéressait. Mais elle a aussi travaillé sur la polio notamment. Il y a peu de gens qui sont capables d’avoir cette envergure-là, c’est-à-dire d’être capables de travailler avec une multitude de gens partout dans le monde et sur un nombre extraordinaire de virus. Je ne compte plus le nombre de Prix Nobel qu’elle a côtoyé tout au long de sa vie.

De sa cousine, Bernard Rentier se rappelle les dîners de famille : “Je me souviens quand j’étais gamin, c’était déjà un personnage dans la famille qui épatait tout le monde par son niveau. À chaque fois qu’elle entreprenait quelque chose, ce n’était jamais gentiment sur le côté où simplement signer une pétition, c’était s’engager à fond. Depuis toujours elle avait cet enthousiasme, cette intelligence hors normes. Elle lisait tout, écoutait tout. Elle savait ce qu’elle voulait et ne laissait personne contredire ses projets.

Mobilisée dans le dossier avortement

Michèle Loijens est vice-Présidente du CHU Saint-Pierre, elle est aussi membre fondatrice du Fonds Willy Peers, du nom de ce médecin, arrêté en 1973 pour avoir pratiqué des avortements clandestins dans une Belgique qui interdisait encore cette pratique, elle était une amie de longue date de Lise Thiry : “Au moment de son arrestation, nous avons créé des comités de dépénalisation à travers toute la Belgique. C’est lors d’une de ces rencontres que j’ai vu Lise pour la première fois.” Ensemble, avec d’autres médecins, elles vont œuvrer pour dépénaliser l’avortement et dans la foulée, créer la fondation : “C’est à l’initiative de Roger Lallemand (NDRL : avocat de Willy Peers, également très actif sur la question de la dépénalisation de l’avortement), que ces réunions avaient lieu. On se réunissait deux ou trois fois par mois au départ. Ensuite c’est devenu plus régulier, tant l’ampleur de la tâche, l’envie de dépénaliser l’avortement, de faire entendre nos voix étaient fortes. Lise était super active sur ce dossier. Elle avait un enthousiasme tellement grand, qu’on l’aurait suivie en enfer !

Willy Peers arrêté en 1973 © rtbf.be

Michèle Loijens décrit également un personnage haut en couleur : “Elle était absolument extraordinaire. Elle paraissait plus jeune que ce qu’elle était, elle s’habillait comme une gamine. Parfois, elle mettait des petites barrettes roses dans ses cheveux. Mais à côté de ça, c’était une scientifique de grands talents et une oratrice hors pair. Elle était très drôle aussi.

Mais au-delà de l’avortement et des virus, Lise Thiry est aussi une pionnière en termes de réforme de la médecine en Belgique, c’est notamment la fondatrice du GERM, le Groupe pour la Réforme de la Médecine : “Je tiens à le souligner“, nous explique Michèle Loijens, “le travail qu’elle a fait dans le cadre de la politique de santé dans le pays était important aussi. La médecine sociale, c’était son credo. Une médecine préventive, des soins à domicile. Elle a vraiment aidé à réformer la médecine.

La femme politique

Fille de Marcel Thiry, poète et sénateur du Rassemblement Wallon, Lise grandit avec la politique chevillée au corps. En 1973, elle militera au Parti Socialiste et sera cooptée au Sénat en 1985. Sur X (ex-Twitter), Paul Magnette lui rend d’ailleurs hommage en soulignant : “Le féminisme universaliste qui la portait à mener les plus justes combats.

Lise Thiry en 1986 © auvio.rtbf.be

Mais la politique belge aura vite fait de la décevoir : “Elle a toujours été en recherche d’une espèce d’idéal“, analyse Bernard Rentier, “c’est une humaniste et elle a été successivement déçue par le côté politicard de la politique. Elle voulait du concret, du rapide. Elle s’est retrouvée face à des discussions, des gens qu’il faut ménager. Et je pense que c’est ça qui chaque fois l’a déçue et qui a fait qu’elle est passée par diverses choses en politique.

Après avoir été tête de liste de la Gauche Unie aux élections Européennes de 1994, sans que le parti ne gagne un seul élu, elle reviendra en politique en 2010. Là aussi, l’épisode sera cruel, candidate sur les listes du parti Rassemblement Wallonie-France, elle ne sera pas élue. Enfin, en 2014, elle se rapproche du PTB et appelle à voter pour le parti des travailleurs de Belgique.

La marraine de Sémira Adamu

Comme la politique institutionnelle ne la passionne plus, c’est sur le terrain qu’elle va agir. Elle milite notamment en faveur des droits des étrangers. En 1998, elle devient la marraine de Sémira Adamu. Elle avait accepté de devenir marraine de la jeune femme, car à l’époque, seuls les membres de la famille pouvaient lui rendre visite. Ce statut de marraine/parrain avait été décerné à quelques personnalités publiques à l’époque, dont Lise Thiry.

© levif.be

La mort de la jeune Nigériane, étouffée par des gendarmes lors de son expulsion, sera une épreuve difficile pour la virologue : “Cet épisode, ce drame, l’a terriblement affectée“, confie Bernard Rentier. “Ça a été pour elle la révélation que l’abject existait sur la planète. Elle pensait réussir à faire comprendre où était la justice selon elle… Et là, non seulement elle s’est heurtée à un mur, mais en plus ce mur était écrasant, dévastateur. Ça l’a marqué parce qu’elle en a parlé très longtemps après. Pour autant, elle ne s’est jamais découragée. Elle n’a jamais pensé que tout était foutu“, ajoute Bernard Rentier.

Un sentiment partagé par Michèle Loijens : “Elle était une grande chercheuse, mais aussi une grande citoyenne. Elle s’est battue pour les malades du Sida, pour les étrangers, pour la Palestine et pour les droits des femmes. Elle était humaniste oui, plus que féministe même. Un jour, elle m’a dit ‘Je me suis découverte féministe, je ne savais pas. Et en fait, les féministes estiment que je suis féministe’.

Les honneurs

En 1985, elle est élue femme de l’année. En 2011, elle reçoit le titre de Commandeure du Mérite Wallon. Elle est élue Femme de Cristal en 2005. Une école porte son nom en province de Hainaut tout comme un bâtiment du campus Erasme de l’ULB (depuis 2019).

Lise Thiry a même eu un timbre à son effigie. En 2007, BPost décide de mettre à l’honneur les scientifiques belges qui ont joué un rôle scientifique déterminant sur la scène internationale : “C’est donc en toute logique que La Poste consacre sa série This is Belgium à la science. Pour ce faire, neuf scientifiques belges de renom ont été sélectionnés sur la base de leur reconnaissance nationale et internationale“, peut-on lire dans le journal PhilaNews du service public postal. “Lise Thiry s’est distinguée par ses études de virologie et sa lutte contre le SIDA“, ajoute l’article.

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Lise Thiry s’est éteinte le 16 janvier dernier, à Waterloo. Ses funérailles ont eu lieu le 26 janvier 2024.

Maïté Warland, rtbf.be


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S’engager encore en Wallonie…

KENENS : Femmes oubliées par l’Histoire (CHiCC, 2003)

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Le rôle de la femme a longtemps été essentiellement domestique et fortement soumis à l’autorité paternelle. À l’école, le conditionnement idéologique conduisait à la reproduction des rôles selon le sexe. Il n’était pas question pour une femme de faire de la politique. Le droit de vote n’a été accordé aux femmes qu’après la guerre [en 1948], et il a fallu une importante grève des femmes de la FN à Herstal pour obtenir ce qui paraît pourtant normal : à travail égal, salaire égal. Au 21e siècle, cette situation n’est pas encore “normale” partout…

Dans les cours d’histoire, les femmes sont souvent oubliées. Pythagore disait, six siècles avant notre ère : “Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme, et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme.” Et près de deux siècles plus tard, Aristote renchérissait en écrivant : “La femelle est femelle en vertu d’un manque de qualité.” Xénophon écrivait : “Les dieux ont créé la femme pour les fonctions du dedans et les hommes pour toutes les autres.”

Il y eut cependant des femmes qui se sont réfugiées dans les arts, comme Sappho de Mytilène aux 7e et 6e siècles. Elle visait à Lesbos et, chose rare, elle savait lire et écrire. Elle a écrit des strophes tout à fait originales. Alors que les jeunes femmes devaient vivre sous une stricte surveillance, voyant le moins de choses possible et posant le moins de question possible, elle s’était mise en tête d’enseigner aux femmes à lire, à écrire, à penser. Elle a été condamnée à l’exil et ses oeuvres ont été en grande partie détruites. Une célèbre fresque de Pompéi la représente, livre ouvert à la main gauche et tenant rêveusement le stylet de la main droite.

Cependant, la femme de la Rome antique est complètement absente du droit romain et ses rapports sont de la compétence du domus dont le père, le beau-père, le mari sont les chefs tout-puissants. Cela nous montre que l’oppression des femmes dans la pensée occidentale n’est pas uniquement le fruit de la pensée religieuse catholique, même si elle y a participé. La ségrégation suivant le sexe est une pensée dont on retrouve des traces antérieurement dans des sociétés non monothéistes. Les hommes étaient les seuls auteurs et interprètes des textes sacrés ou prétendument tels. Certains produisirent des traductions carrément déformantes comme la création de la femme à partir d’une côte d’Adam alors que le texte hébreu initial est précis et dit “la femme créée à côté d’Adam” !

Même au 20e siècle, la femme reste pour l’homme un mystère, peut-être parce qu’elle représente “l’autre”. Le philosophe français contemporain Emmanuel Levinas a écrit : “L’altérité s’accomplit dans le féminin”  en oubliant la réciprocité évidente de ce propos. La hiérarchie des sexes se produit dans des domaines très inattendus. En 1867, Charles Blanc écrivait : “Le dessin est le sexe masculin de l’art, la couleur en est le sexe féminin. Il faut que le dessin assure la prépondérance sur la couleur.” Un peu plus tard, quand la peinture sera reconnue comme élément essentiel, Henri Matisse dira : “La couleur est l’élément viril de la peinture, le dessin en étant la part féminine.”

Nietzsche a rédigé une série d’aphorismes cinglants, notamment : “Quand les femmes deviennent savantes, c’est généralement dû à un dysfonctionnement de leurs organes génitaux” ! Sigmund Freud prétend que “la femme est un continent noir à la libido et à l’énergie pulsionnelle passive”  et il associe l’actif au masculin. Quant à Jacques Lacan, il dit que l’androcentrisme reste fondamental, qu’il permet de comprendre la position dissymétrique dans les liens amoureux.

Pourquoi cette condition inférieure des femmes a-t-elle pu défier le changement depuis des millénaires ? Tant que les femmes n’ont pas pu dire “nous” comme les noirs, les homosexuels ou les travailleurs. Par leur condition, elles ne connaissent pas cette promiscuité spatiale qui est indispensable pour s’organiser. Au Moyen Âge, elles s’étaient trouvées devant une seule alternative : le couvent ou le mariage. Certaine se sont réfugiées dans l’univers monial où elles pouvaient s’instruire et vivre relativement indépendantes des hommes. Certaines abbesses ont pris beaucoup d’importance. En pleine Inquisition, elles seront réprimées.

En 1789, les femmes se mobilisent et descendent dans la rue. En 1791, Olympe de Gouges a rédigé la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, mais elle sera guillotinée en 1793.

Flora Tristan est née en 1803 ; mariée à 18 ans, découragée, elle part à 22 ans sous un nom d’emprunt. Première enquêtrice sociale, elle a pris des notes en Angleterre, au Pérou et dans diverses villes françaises pour rédiger d’intéressants rapports sur les conditions de travail de ces populations. Flora Tristan est, en fait, la grand-mère du célèbre peintre Paul Gauguin.

Clémence Royer fut co-fondatrice, dans la Grande loge maçonnique symbolique écossaise, d’un atelier de Droit Humain en 1894. C’était une obédience masculine où l’on a permis une initiation de femmes de manière clandestine et transgressive. Elle a été la première femme à enseigner à La Sorbonne et elle a traduit le livre de Charles Darwin sur l’origine des espèces. Ses compétences reconnues, elle a été la première femme à être décorée de la Légion d’Honneur. Il faut croire que la qualité de ses travaux avait impressionné les hommes !

La bibliothèque Marguerite Durand est le seul lieu en France qui rassemble la mémoire des femmes. Brillante sociétaire de la Comédie Française, Marguerite Durand a décidé de faire don de toutes ses archives à la Ville de Paris.

d’après Myriam KENENS

  • image en tête de l’article : Flora Tristan © alternatives-economiques.fr
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Myriam KENENS, organisée en juin 2004 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

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