D’où vient le mot ‘crush’ ?

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[THECONVERSATION.COM, 28 janvier 2025] Très utilisé par les adolescentes et les adolescents, entré dans le dictionnaire en 2023, le terme “crush” nous plonge dans les interrogations contemporaines sur l’amour et la rencontre. Est-ce un flirt ? Non. Une romance ? Non plus. Un amour imaginaire ? Pas davantage. Si le terme “crush” est entré dans les dictionnaires en 2023, on se trouve souvent bien en peine dès qu’il s’agit de lui trouver un synonyme.

Il y a quelque chose de flou dans le “crush”, de “non-défini dans la définition” pour reprendre les termes de Mehdi, l’un des jeunes rencontrés pour mon enquête intitulée Crush. Fragments du nouveau discours amoureux, quelque chose qui nous renvoie donc à toutes ces interrogations contemporaines autour de l’amour, des fondements du couple, de la place qu’on lui donne ou encore des espaces de la rencontre amoureuse.

Même s’il n’est arrivé qu’il y a une dizaine d’années chez les adolescentes et les adolescents français, le terme “crush” est ancien. Un dictionnaire d’argot américain retrace son étymologie de l’ancien français à l’anglais, au XIVe siècle. On le retrouve beaucoup plus tard, à la fin du XIXᵉ siècle aux États-Unis. Des chercheuses qui ont travaillé sur les archives des universités qui se créent alors, notamment sur des journaux intimes d’élèves, montrent que le terme fait complètement partie du folklore estudiantin.

À la fin du XIXe siècle, une étudiante américaine de première année se doit d’avoir un crush pour une étudiante d’un niveau supérieur. Une bascule s’opère à la charnière du XXᵉ siècle : le crush est alors pathologisé, des articles sont publiés pour alerter les mères des dangers que courent leurs filles à avoir des crushs, présentés comme des voies vers le lesbianisme, faisant peser un risque pour la natalité. Ce moment de bascule est la première trace d’un usage massif du terme “crush” par rapport à la vie sentimentale des jeunes, qui fait ensuite flores dans la culture populaire américaine, notamment dans la chanson.

© unsplash.com

Derrière le flou inhérent au crush, les entretiens avec les adolescentes et adolescents font ressortir un certain nombre de règles sous-jacentes : l’engouement ne doit pas durer trop longtemps, il ne doit pas être trop intense et, à la fin du lycée, ou au moins de la période étudiante, on est censé passer à autre chose. Pour le résumer en quelques mots, on peut dire que le crush est “une attirance qui a vocation à rester cachée de la personne concernée.

S’il y a une dimension secrète dans le crush, ce secret se partage avec un groupe de copains et de copines. Comme dans le deuil, dont Marcel Mauss écrivait que c’est “l’expression obligatoire des sentiments“, le crush s’inscrit dans une grammaire collective, qui n’a de sens que parce qu’elle est partagée. On en parle, on apprend à en décoder les signes, on lui attribue des surnoms, on élabore des stratégies.

Le crush est soutenu, entretenu, et même parfois provoqué par les discussions. Il fonde la cohésion du groupe tout en constituant une pratique culturelle, ce qui n’était pas le cas avec les “béguins” des générations précédentes. Auparavant, on pouvait parler de ses coups de cœur avec ses amis et amies mais l’obsession – et les discussions – s’arrêtaient quand on rentrait chez soi, ou qu’on raccrochait le téléphone, dans un temps où l’on payait les conversations selon leur durée.

Alors que le flirt des années 1960 a été institué en culture par l’univers de la chanson ou des émissions comme Salut les copains (qui faisait le promotion de cette nouvelle relation où on peut se promener main dans la main, aller au cinéma ou aller danser avec une personne qui n’est pas forcément celle avec qui l’on va se marier) le crush est entretenu par les réseaux sociaux, lieu de multiples enquêtes ou de jeux avec les mèmes et par les séries Netflix.

Sur Netflix d’ailleurs, notons que la notion de crush est réappropriée par toute une série de films et de séries queer. C’est comme si une romance queer était autorisée par ce terme-là, comme s’il permettait enfin d’accéder à des histoires queer qui ne s’arrêtent pas à des récits douloureux ou aux difficultés du coming out. Le crush est aussi un moyen en quelque sorte d’explorer le champ des possibles.

Christine Détrez, sociologue (ENS de Lyon)


Au commencement était… l’écrasement

[ETYMONLINE.COM] crush (v.) Au milieu du 14e siècle, le verbe signifiait “écraser, briser, réduire en morceaux ou en petites particules ; forcer à s’écraser et meurtrir sous un poids lourd.” Il avait aussi un sens figuré, celui de “surmonter, soumettre.” Il vient de l’ancien français cruissir (en français moderne écraser), une variante de croissir, qui signifie “grincer des dents, s’écraser, se briser.” Ce dernier pourrait provenir du francique *krostjan, qui signifie “grincer“. On retrouve des cognats comme le gothique kriustan et l’ancien suédois krysta, tous deux signifiant “grincer“. Le sens figuré de “humilier, démoraliser” apparaît vers 1600. On trouve aussi des formes dérivées comme crushed, crushing et crusher. Des mots italiens comme crosciare, catalans comme cruxir et espagnols comme crujir signifient “craquer, grincer” et sont des emprunts germaniques.
crush (n.) Dans les années 1590, le terme désigne “l’acte de écraser, une collision violente ou une précipitation ensemble,” dérivant du verbe crush. L’acception “foule dense” apparaît en 1806. L’idée de “personne dont on est épris” est attestée pour la première fois en 1884 dans l’argot américain ; l’expression have a crush on (quelqu’un) est quant à elle documentée dès 1903.


I’ve got a Crush on You (Gershwin, 1928)

[Refrain] I’ve got a crush on you, sweetie pie
All the day and nighttime hear me sigh
I never had the least notion
That I could fall with so much emotion
Could you coo? Could you care
For a cunning cottage we could share?
The world will pardon my mush
‘Cause I’ve got a crush
My baby, on you

[Couplet] How glad the many millions of Timothys and Williams
Would be to capture me
But you had such persistence
You wore down my resistance
I fell and it was swell
You’re my big and brave and handsome Romeo
How I won you I will never, never know
It’s not that you’re attractive
But oh, my heart grew active
When you came into view

[Refrain] I’ve got a crush on you, sweetie pie
All the day and nighttime, hear me sigh
I never had the least notion
That I could fall with so much emotion
Could you coo? Could you care
For a cunning cottage we could share?
The world will pardon my mush
‘Cause I’ve got a crush
My baby, on you
Yes, I’ve got a crush
My baby, on you

      • musique : George Gershwin ;
      • paroles : Ira Gershwin ;
      • sortie : Treasure Girl en 1928 et Strike up the Band en 1930) ;
      • extrait FR : “J’ai un faible pour toi, mon petit chéri / Toute la journée et toute la nuit me donnent des signes / Je n’ai jamais eu la moindre idée  / Que je pourrais tomber avec autant d’émotion / Pourrais-tu cocooner, pourrais-tu t’occuper / D’un petit nid que nous pourrions partager ? / Le monde pardonnera mon élan / Car j’ai un faible, mon bébé, pour toi / Le monde pardonnera mon élan / Car j’ai un faible, mon bébé, pour toi…”

[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com ; youtube.com ; etymonline.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, A nous les petites anglaises (1976) © senscritique.com ; © unsplash.com.


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Existe-t-il un “langage jeune” ?

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[THECONVERSATION.COM, 9 janvier 2025On associe souvent des expressions à la mode ou des pratiques comme le verlan à la jeunesse. Mais n’est-ce pas un abus de langage d’évoquer un parler “jeune” ? Y a-t-il vraiment un vocabulaire ou un usage de la syntaxe qui permettraient d’identifier des façons de s’exprimer propres aux jeunes ?

“Gadjo”, “despee”, “tchop” : ces mots sont associés, dans les discours médiatiques, à un “parler jeune”. Nombreux sont les articles qui s’arrêtent sur ce vocabulaire pour le rendre accessible aux autres générations ou encore les dictionnaires destinés aux parents qui semblent ne plus comprendre leurs ados.

Alors, ce parler jeune existe-t-il vraiment en tant que tel ? Pourrait-il être résumé à un lexique qui lui serait propre ? Plusieurs études ont été menées en linguistique sur ces pratiques langagières, mais celles-ci ne constituent pas un champ homogène, notamment parce qu’elles concernent des situations sociolinguistiques diverses.

Si nous voulons considérer l’existence d’un parler jeune, il faudrait a minima le penser au pluriel. Il n’y a pas deux personnes pour parler de la même façon et une même personne ne parle pas constamment de la même manière. Tous les individus possèdent plusieurs répertoires ou plusieurs styles, les jeunes ne font pas exception.

Définir la jeunesse : des critères biologiques ou sociologiques ?

Avant de voir s’il existe des éléments constitutifs d’un répertoire commun aux jeunes, une question se pose : qui sont ces jeunes ? Pour reprendre Bourdieu, l’âge n’est qu’une donnée biologique manipulée autour de laquelle des catégories peuvent être construites.

La catégorie “jeune” a pu être définie selon des critères d’indépendance par les démographes : fin des études, entrée dans la vie active, départ du domicile familial… Mais ces critères ne sont plus tout à fait valables aujourd’hui. La catégorie “jeunes” est largement interrogée et interrogeable.

Dans les discours médiatiques et les études linguistiques, il s’agit en réalité surtout de jeunes issus de milieux urbains, milieux multiculturels et plurilingues. Les jeunes sont souvent des adolescents. L’adolescence correspondrait à une période d’écart maximum à un français “standard”, à un français valorisé, notamment, à l’école.

Mais y aurait-il même des traits langagiers qui nous permettraient d’identifier des façons de parler propres aux personnes regroupées dans cette catégorie ? On peut s’appuyer, pour aborder cette question, sur le corpus MPF (Multicultural Paris French), un ensemble d’enregistrements (au total 83 heures) réalisés auprès de 187 locuteurs “jeunes” habitant la région parisienne.

Lexique, syntaxe, accent : des particularismes chez les jeunes ?

L’analyse des pratiques langagières de ces jeunes met en lumière plusieurs traits récurrents. Au niveau lexical, on relève des procédés comme l’apocope, ou perte d’une syllabe, dans “mytho” pour “mythomane” par exemple. On retrouve aussi le verlan, avec des mots comme “chanmé”, qui correspond à l’inversion des syllabes de “méchant”, ou encore “despee” qui cumule emprunt à l’anglais “speed” et verlanisation. À côté d’autres emprunts plus anciens, comme “kiffer” emprunté à l’arabe kiff (aimer) bien entré dans le français avec l’ajout de la terminaison “-er”, nous identifions “gadjo” emprunté au romani (“garçon”) ou “chouf”, emprunté à l’arabe et signifiant “regarde”.

Sur le plan syntaxique, peu de choses sont relevées, car il s’agit en réalité du niveau du système langagier qui est le moins souple. Si certains relèvent par exemple l’omission du “ne” dans les structures négatives (“je lui répondrai pas”), celle-ci n’est en réalité pas spécifique aux jeunes. Ce phénomène reflète davantage les usages du français parlé plus ordinaire.

Du côté de l’”accent” (regroupant la mélodie ou encore la prononciation de certaines voyelles ou consonnes), certains traits ont pu être identifiés comme l’avant-dernière syllabe qui se fait plus longue, le contour emphatique ou encore l’affrication forte des /t/ comme dans “confitchure”. Toutefois, des études montrent également que ces traits ne sont pas propres aux jeunes (c’est le cas de l’affrication ou encore du contour emphatique, nous utilisons ce dernier pour mettre en relief un élément et nous le retrouvons lorsqu’un locuteur est engagé dans l’interaction).

L’affrication, nouveau phénomène de langage (TV5 Monde, février 2024)

Hormis le débit qui pourrait être spécifique aux façons de parler jeunes (les jeunes parleraient plus vite, utiliseraient plus de mots à la minute), il faut noter que les particularismes relèvent de l’exploitation de procédés qui n’ont rien de novateur. Le verlan se retrouvait chez Renaud (“laisse béton“), les emprunts qu’on ne voit plus avec abricot emprunté, par le portugais ou l’italien, de l’arabe al-barqûq, parking emprunté à l’anglais ou encore schlinguer emprunté à l’allemand et que nous retrouvons notamment chez Hugo, dans les Misérables :

C’est très mauvais de ne pas dormir. Ça vous fait schlinguer du couloir, ou, comme on dit dans le grand monde, puer de la gueule.

Victor Hugo

Il en va de même pour les structures où le que semble omis, “je crois c’est les années soixante“. Celles-ci sont pointées du doigt et attribuées aux jeunes. Toutefois, elles aussi sont employées par des moins jeunes, comme chez ce locuteur de 40 ans “je pense ça leur fait plaisir” et nous les retrouvons dans le Roman de Renart datant de la fin du XIIe siècle : “Ne cuit devant un an vos faille” (“je ne crois pas il vous en manque avant un an“).

Effet de loupe : des façons de parler rendues visibles par les réseaux

Si les procédés n’ont rien de novateur, alors d’où vient cette impression de “parlers jeunes” ? Celle-ci repose sur un “effet loupe” ou un effet de concentration, selon la sociolinguiste Françoise Gadet. Ces parlers jeunes seraient perçus par la multiplication des particularismes : emploi du verlan, d’emprunts, du contour emphatique, etc.

L’effet loupe est lui-même renforcé par les médias ou par les discours qui mettent en avant ces phénomènes sur les réseaux sociaux. Et si l’on a l’impression que “pour cette génération, c’est plus marqué qu’avant“, c’est probablement parce que ces façons de parler sont désormais plus facilement observables. Les communications médiées par les réseaux rendent les productions linguistiques visibles à grande échelle. Ces “effets de mode” linguistiques ne sont toutefois pas exclusifs à la jeunesse actuelle. Chaque génération a ses préférences, mais rien ne disparaît tout à fait : un terme comme “daron” bien qu’ancien, traverse les époques.

1983 : Comment parlent les lycéens ? (Archive INA, 2019)

Finalement, les jeunes exploitent le système de la langue française pour l’enrichir et répondre à différents besoins. Les mots créés ne sont pas de simples équivalents de ce qui pouvait exister, mais s’en distinguent bien. Selon Emmanuelle Guerin, un “clash” (emprunt à l’anglais) prend un sens plus spécifique que choc puisqu’il évoque une confrontation verbale : “Ils menaient le clash avec la prof.” Lorsqu’il y a créations, celles-ci enrichissent le répertoire linguistique en répondant à des besoins d’identification à des groupes (ces phénomènes se retrouvent souvent dans des interactions où la connivence prime) ou d’expression.

Il n’existe donc pas un parler jeune, mais des façons de parler par des personnes catégorisées comme “jeunes”. On qualifie des façons de parler “jeune” par la présence (et surtout la concentration) de certains éléments linguistiques, ce qu’on peut retrouver chez des moins jeunes, par exemple, chez Stéphane âgé de 36 ans : “Je sais pas qui vous êtes tu vois ce que je veux dire je leur ai fait comme ça (.) genre je parfois il y a des jeunes ils ont la haine sur nous hein […] Non mais c’était eux les nejeus en vrai.

Si certains mots utilisés par les jeunes semblent échapper aux moins jeunes, rappelons que tout le monde (y compris vous et moi) emploie parfois des termes qui peuvent être incompréhensibles pour notre entourage, notamment ceux issus de notre milieu professionnel. Il n’y a rien d’alarmant dans ces “parlers jeunes” : chaque génération a ses modes d’expression, et les quelques mots jugés incompréhensibles par les médias ne reflètent pas l’étendue des répertoires concernés.

Auphélie Ferreira, Université de Strasbourg


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