Pratiquer les langues autrement : l’IA comme partenaire de conversation ?

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[THECONVERSATION.COM, 6 juillet 2025Les robots conversationnels ou “chatbots” font partie de ces innovations en matière d’intelligence artificielle qui peuvent séduire les élèves s’initiant à une langue étrangère. Mais comment les utiliser de façon pertinente ? Que peuvent-ils apporter quand elles sont mises en place dans un cadre pédagogique bien réfléchi ?

En avril dernier, une lycéenne italienne expliquait à la radio comment elle avait réussi à améliorer son français grâce à un “application magique” avec qui elle discutait chaque soir. Cette application, c’est ChatGPT, le fameux agent conversationnel boosté à l’intelligence artificielle (IA). Son témoignage illustre un phénomène mondial : les jeunes – et moins jeunes – utilisent désormais ces outils pour apprendre, réviser ou pratiquer.

L’intelligence artificielle générative (IAG) a aujourd’hui atteint un niveau de maturité tel qu’elle peut soutenir efficacement l’apprentissage des langues. Les outils sont désormais multilingues, adaptables, capables de générer du contenu écrit ou oral, et ajustés aux demandes de chacun. Mais que faire de cette IA qui parle (presque) toutes les langues ? Est-ce une menace pour l’école ou une chance pour apprendre autrement ?

Un robot qui répond toujours, sans juger

Parmi les nombreuses innovations récentes dans le domaine de l’intelligence artificielle et des technologies éducatives, les robots conversationnels (les “chatbots“) sont les plus accessibles : il suffit de poser une question, et ils répondent à l’écrit comme à l’oral. Ils peuvent tenir une conversation, corriger une phrase, reformuler une expression ou jouer un rôle (serveur, guide touristique ou enseignant de langue…).

Ce sont des alliés intéressants pour pratiquer une langue à son rythme, sans peur du jugement. Un étudiant timide peut s’entraîner à parler espagnol dans un café fictif sans craindre de faire des fautes. Un adulte peut répéter les mêmes phrases vingt fois sans gêner personne. Ces dialogues, même artificiels, stimulent l’apprentissage.

Des outils comme CallAnnie, Gliglish, LangAI, Talkpal ou les versions avancées de Duolingo proposent aujourd’hui des conversations avec un tuteur basé sur l’IA, adaptées au niveau des apprenants. Certains enseignants conçoivent même leurs propres chatbots éducatifs pour mieux coller au niveau ou aux attentes de leur public.

Agents conversationnels : les coulisses de la “machine”

Mais comment ces robots peuvent-ils “comprendre” nos messages ? En réalité, ces robots n’ont pas la faculté de compréhension des êtres humains : ils fonctionnent par prédiction statistique. Autrement dit, ils prédisent la suite la plus probable d’un texte en s’appuyant sur des milliards de données textuelles issues du web. C’est ce qu’on appelle un modèle de langage.

Ces modèles – comme GPT (OpenAI) ou BERT (Google, Meta) – sont le résultat d’un algorithme complexe, d’une programmation informatique et de ce qu’on appelle aujourd’hui la culture du prompt, c’est-à-dire l’art de formuler une requête efficace pour générer une réponse pertinente. Leurs réponses sont souvent très fluides, naturelles, parfois impressionnantes… mais elles peuvent aussi être fausses, incohérentes ou biaisées. C’est pourquoi un cadre pédagogique est indispensable : un dialogue sans médiation humaine reste limité.

Savoir interagir avec l’IA devient une compétence clé, qu’on appelle désormais la littératie en IA. Cela implique de :

      • comprendre que l’IA ne “comprend” pas comme un humain, se méfier de l’illusion de “tout savoir” qu’elle peut donner aux apprenants ;
      • savoir formuler des requêtes (ou prompts) efficaces pour générer une réponse pertinente, acquérir ce qu’on appelle aujourd’hui la culture du prompt ;
      • être capable d’évaluer la pertinence des réponses, de repérer les erreurs, les biais ou les stéréotypes ;
      • adopter une posture critique et respecter l’éthique numérique (vérification des sources, protection des données, etc.).

Les enseignants ont un rôle essentiel à jouer pour guider les apprenants vers un usage réfléchi, créatif et responsable de ces outils.

Une expérience en classe : parler avec un chatbot

Dans une université française, une équipe a testé un chatbot développé avec Mizou auprès de 16 étudiants débutants en français (niveau A1). Objectif : renforcer l’expression orale via des jeux de rôle simples. Les résultats sont encourageants : les étudiants ont gagné en confiance, se sentant moins jugés et plus motivés à parler.

Toutefois, certaines réponses générées par le chatbot étaient trop complexes par rapport au niveau attendu – par exemple, des phrases longues avec un vocabulaire difficile ou des formulations trop soutenues. D’autres étaient parfois trop répétitives, ce qui pouvait entraîner une perte d’intérêt. Ce retour d’expérience confirme l’intérêt de ces outils… à condition qu’ils soient bien accompagnés d’un suivi humain.

L’un des atouts majeurs de l’IA est sa flexibilité : débutants, intermédiaires ou avancés peuvent y trouver des bénéfices. Pour les premiers, les chatbots permettent de pratiquer des situations quotidiennes (‘se présenter’, ‘commander’, ‘demander son chemin’). Les niveaux intermédiaires peuvent enrichir leur expression ou corriger leurs erreurs. Les plus avancés peuvent débattre ou s’exercer à rédiger avec un retour critique. L’IA n’a pas vocation à remplacer les échanges humains, mais elle les complète, en multipliant les opportunités d’interaction.

Les chatbots ne remplacent pas la richesse d’une vraie relation humaine, mais ils peuvent aider à préparer des échanges. Avant de converser avec un correspondant étranger, l’apprenant peut s’exercer avec l’IA pour gagner en fluidité et confiance.

De même, avant un séjour à l’étranger, discuter avec un chatbot permet de se familiariser avec les phrases clés et les situations courantes. Certains apprenants utilisent aussi l’IA pour traduire ou vérifier une formulation. L’enjeu n’est donc pas de remplacer les interactions humaines, mais de multiplier les occasions d’apprendre, à tout moment, dans un cadre sécurisé et individualisé.

L’IA conversationnelle n’est pas une baguette magique, mais un outil prometteur. Lorsqu’elle est utilisée avec recul, créativité et esprit critique, elle peut véritablement enrichir l’enseignement et l’apprentissage des langues.

Demain, les apprenants ne dialogueront plus uniquement avec des enseignants, mais aussi avec des robots. À condition que ces agents soient bien choisis, bien paramétrés et intégrés dans un cadre pédagogique réfléchi, ils peuvent devenir de puissants alliés. L’enjeu est de taille : former des citoyens plurilingues, critiques et lucides – face à l’intelligence artificielle, et avec elle.

Sophie Othman, Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)


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Existe-t-il un “langage jeune” ?

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[THECONVERSATION.COM, 9 janvier 2025On associe souvent des expressions à la mode ou des pratiques comme le verlan à la jeunesse. Mais n’est-ce pas un abus de langage d’évoquer un parler “jeune” ? Y a-t-il vraiment un vocabulaire ou un usage de la syntaxe qui permettraient d’identifier des façons de s’exprimer propres aux jeunes ?

“Gadjo”, “despee”, “tchop” : ces mots sont associés, dans les discours médiatiques, à un “parler jeune”. Nombreux sont les articles qui s’arrêtent sur ce vocabulaire pour le rendre accessible aux autres générations ou encore les dictionnaires destinés aux parents qui semblent ne plus comprendre leurs ados.

Alors, ce parler jeune existe-t-il vraiment en tant que tel ? Pourrait-il être résumé à un lexique qui lui serait propre ? Plusieurs études ont été menées en linguistique sur ces pratiques langagières, mais celles-ci ne constituent pas un champ homogène, notamment parce qu’elles concernent des situations sociolinguistiques diverses.

Si nous voulons considérer l’existence d’un parler jeune, il faudrait a minima le penser au pluriel. Il n’y a pas deux personnes pour parler de la même façon et une même personne ne parle pas constamment de la même manière. Tous les individus possèdent plusieurs répertoires ou plusieurs styles, les jeunes ne font pas exception.

Définir la jeunesse : des critères biologiques ou sociologiques ?

Avant de voir s’il existe des éléments constitutifs d’un répertoire commun aux jeunes, une question se pose : qui sont ces jeunes ? Pour reprendre Bourdieu, l’âge n’est qu’une donnée biologique manipulée autour de laquelle des catégories peuvent être construites.

La catégorie “jeune” a pu être définie selon des critères d’indépendance par les démographes : fin des études, entrée dans la vie active, départ du domicile familial… Mais ces critères ne sont plus tout à fait valables aujourd’hui. La catégorie “jeunes” est largement interrogée et interrogeable.

Dans les discours médiatiques et les études linguistiques, il s’agit en réalité surtout de jeunes issus de milieux urbains, milieux multiculturels et plurilingues. Les jeunes sont souvent des adolescents. L’adolescence correspondrait à une période d’écart maximum à un français “standard”, à un français valorisé, notamment, à l’école.

Mais y aurait-il même des traits langagiers qui nous permettraient d’identifier des façons de parler propres aux personnes regroupées dans cette catégorie ? On peut s’appuyer, pour aborder cette question, sur le corpus MPF (Multicultural Paris French), un ensemble d’enregistrements (au total 83 heures) réalisés auprès de 187 locuteurs “jeunes” habitant la région parisienne.

Lexique, syntaxe, accent : des particularismes chez les jeunes ?

L’analyse des pratiques langagières de ces jeunes met en lumière plusieurs traits récurrents. Au niveau lexical, on relève des procédés comme l’apocope, ou perte d’une syllabe, dans “mytho” pour “mythomane” par exemple. On retrouve aussi le verlan, avec des mots comme “chanmé”, qui correspond à l’inversion des syllabes de “méchant”, ou encore “despee” qui cumule emprunt à l’anglais “speed” et verlanisation. À côté d’autres emprunts plus anciens, comme “kiffer” emprunté à l’arabe kiff (aimer) bien entré dans le français avec l’ajout de la terminaison “-er”, nous identifions “gadjo” emprunté au romani (“garçon”) ou “chouf”, emprunté à l’arabe et signifiant “regarde”.

Sur le plan syntaxique, peu de choses sont relevées, car il s’agit en réalité du niveau du système langagier qui est le moins souple. Si certains relèvent par exemple l’omission du “ne” dans les structures négatives (“je lui répondrai pas”), celle-ci n’est en réalité pas spécifique aux jeunes. Ce phénomène reflète davantage les usages du français parlé plus ordinaire.

Du côté de l’”accent” (regroupant la mélodie ou encore la prononciation de certaines voyelles ou consonnes), certains traits ont pu être identifiés comme l’avant-dernière syllabe qui se fait plus longue, le contour emphatique ou encore l’affrication forte des /t/ comme dans “confitchure”. Toutefois, des études montrent également que ces traits ne sont pas propres aux jeunes (c’est le cas de l’affrication ou encore du contour emphatique, nous utilisons ce dernier pour mettre en relief un élément et nous le retrouvons lorsqu’un locuteur est engagé dans l’interaction).

L’affrication, nouveau phénomène de langage (TV5 Monde, février 2024)

Hormis le débit qui pourrait être spécifique aux façons de parler jeunes (les jeunes parleraient plus vite, utiliseraient plus de mots à la minute), il faut noter que les particularismes relèvent de l’exploitation de procédés qui n’ont rien de novateur. Le verlan se retrouvait chez Renaud (“laisse béton“), les emprunts qu’on ne voit plus avec abricot emprunté, par le portugais ou l’italien, de l’arabe al-barqûq, parking emprunté à l’anglais ou encore schlinguer emprunté à l’allemand et que nous retrouvons notamment chez Hugo, dans les Misérables :

C’est très mauvais de ne pas dormir. Ça vous fait schlinguer du couloir, ou, comme on dit dans le grand monde, puer de la gueule.

Victor Hugo

Il en va de même pour les structures où le que semble omis, “je crois c’est les années soixante“. Celles-ci sont pointées du doigt et attribuées aux jeunes. Toutefois, elles aussi sont employées par des moins jeunes, comme chez ce locuteur de 40 ans “je pense ça leur fait plaisir” et nous les retrouvons dans le Roman de Renart datant de la fin du XIIe siècle : “Ne cuit devant un an vos faille” (“je ne crois pas il vous en manque avant un an“).

Effet de loupe : des façons de parler rendues visibles par les réseaux

Si les procédés n’ont rien de novateur, alors d’où vient cette impression de “parlers jeunes” ? Celle-ci repose sur un “effet loupe” ou un effet de concentration, selon la sociolinguiste Françoise Gadet. Ces parlers jeunes seraient perçus par la multiplication des particularismes : emploi du verlan, d’emprunts, du contour emphatique, etc.

L’effet loupe est lui-même renforcé par les médias ou par les discours qui mettent en avant ces phénomènes sur les réseaux sociaux. Et si l’on a l’impression que “pour cette génération, c’est plus marqué qu’avant“, c’est probablement parce que ces façons de parler sont désormais plus facilement observables. Les communications médiées par les réseaux rendent les productions linguistiques visibles à grande échelle. Ces “effets de mode” linguistiques ne sont toutefois pas exclusifs à la jeunesse actuelle. Chaque génération a ses préférences, mais rien ne disparaît tout à fait : un terme comme “daron” bien qu’ancien, traverse les époques.

1983 : Comment parlent les lycéens ? (Archive INA, 2019)

Finalement, les jeunes exploitent le système de la langue française pour l’enrichir et répondre à différents besoins. Les mots créés ne sont pas de simples équivalents de ce qui pouvait exister, mais s’en distinguent bien. Selon Emmanuelle Guerin, un “clash” (emprunt à l’anglais) prend un sens plus spécifique que choc puisqu’il évoque une confrontation verbale : “Ils menaient le clash avec la prof.” Lorsqu’il y a créations, celles-ci enrichissent le répertoire linguistique en répondant à des besoins d’identification à des groupes (ces phénomènes se retrouvent souvent dans des interactions où la connivence prime) ou d’expression.

Il n’existe donc pas un parler jeune, mais des façons de parler par des personnes catégorisées comme “jeunes”. On qualifie des façons de parler “jeune” par la présence (et surtout la concentration) de certains éléments linguistiques, ce qu’on peut retrouver chez des moins jeunes, par exemple, chez Stéphane âgé de 36 ans : “Je sais pas qui vous êtes tu vois ce que je veux dire je leur ai fait comme ça (.) genre je parfois il y a des jeunes ils ont la haine sur nous hein […] Non mais c’était eux les nejeus en vrai.

Si certains mots utilisés par les jeunes semblent échapper aux moins jeunes, rappelons que tout le monde (y compris vous et moi) emploie parfois des termes qui peuvent être incompréhensibles pour notre entourage, notamment ceux issus de notre milieu professionnel. Il n’y a rien d’alarmant dans ces “parlers jeunes” : chaque génération a ses modes d’expression, et les quelques mots jugés incompréhensibles par les médias ne reflètent pas l’étendue des répertoires concernés.

Auphélie Ferreira, Université de Strasbourg


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