DADO : Expo “Japoniaiseries. Fantaisies japonaises au temps de Félicien Rops” (Musée Rops, Namur)

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Vernissage ce samedi [18 octobre 2025], au musée Félicien Rops de Namur, de la très belle exposition Japoniaiseries. Fantaisies japonaises au temps de Félicien Rops, qui convie le visiteur à explorer la fascination complexe de l’artiste belge pour l’art japonais. À travers une sélection d’œuvres de Rops et des productions japonisantes d’artistes contemporains tels qu’Alfred Stevens, James Ensor, Armand Rassenfosse, Auguste Donnay, Auguste Rodin, Edgar Degas ou Mary Cassatt, l’exposition révèle les multiples facettes de cette influence et rappelle combien l’art japonais fut l’une des sources profondes de la modernité de la fin du XIXᵉ siècle.

Des estampes ukiyo-e — littéralement images du monde flottant, représentant les sensations éphémères, les saisons, la nature changeante, la beauté féminine, les courtisanes, la vie urbaine, les théâtres et les spectacles — ainsi que des objets d’art japonais des périodes Edo (1603–1868) et Meiji (1868–1912) constituent les sources d’inspiration directes des grands artistes de l’époque. L’exposition met enfin en lumière la manière dont Rops sut intégrer les principes et les méthodes de l’art nippon à sa propre modernité, oscillant entre admiration et ironie à l’égard de ceux qui s’appropriaient l’esthétique japonaise sans en saisir la portée spirituelle et symbolique.

© Stéphane Dado

L’ouverture du Japon au monde et au commerce international, consécutive à la restauration Meiji en 1868, marque un tournant décisif dans l’histoire des arts européens. Après plus de deux siècles d’isolement, l’archipel offre soudain à l’Occident un univers esthétique neuf, raffiné et déconcertant. Cette rencontre entre deux civilisations nourrit, dès les années 1860, une véritable fascination que l’on baptisera bientôt le japonisme. Plus qu’une mode décorative, il s’agit d’un choc culturel et visuel qui transforma en profondeur le regard européen sur l’art, la nature et la modernité. À Paris, à Bruxelles, à Londres et jusqu’à New York, l’onde du japonisme se propagea comme une révélation : celle d’un art affranchi des pesanteurs académiques, d’un regard neuf sur la nature et sur la beauté du quotidien.

Son essor s’explique par un contexte intellectuel et social favorable à la curiosité pour l’Orient. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les sociétés européennes sont traversées par une double tension : la modernisation industrielle, d’une part, et la nostalgie d’un monde plus organique, de l’autre. Le Japon, perçu comme un pays à la fois archaïque et raffiné, semble offrir l’image d’un équilibre perdu — une civilisation où la beauté imprègne le quotidien et où l’art n’est pas séparé de la vie.

Katsushika Hokusai, Vent fin, matin clair (Série ‘Trente-six vues du Mont Fuji’ vers 1829-1833) © Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Estampes

À Paris, le goût pour l’exotisme se diffuse à travers les Expositions universelles, vitrines du progrès mais aussi théâtres de la diversité culturelle. Celle de 1867, où le Japon présente pour la première fois un pavillon national, provoque un véritable ravissement : le public découvre les estampes d’Hokusai, d’Utamaro et d’Hiroshige, ainsi que les laques, céramiques et tissus qui tranchent avec la lourdeur décorative du Second Empire. Ces objets, d’une simplicité raffinée, séduisent une bourgeoisie cultivée en quête de distinction et de nouveauté.

Le rôle des intermédiaires fut essentiel dans la diffusion du goût japonais. À Paris, le marchand d’art Siegfried Bing — futur fondateur de la galerie L’Art nouveau en 1895 et auquel le musée consacra il y a quelques années une exposition — devient la figure centrale du japonisme. Il importe, expose et publie les merveilles de l’art nippon dans sa revue Le Japon artistique (1888–1891), qui influencera durablement les artistes européens. Autour de lui gravitent des collectionneurs passionnés tels qu’Edmond de Goncourt — premier, avec son frère Jules, à évoquer les estampes japonaises dans la littérature avec le roman Manette Salomon (1867) —, Philippe Burty ou Théodore Duret, dont les salons deviennent de véritables laboratoires du goût oriental.

La passion pour le Japon fut également nourrie par un ouvrage clé : la Hokusai Manga, recueil d’esquisses où le maître Hokusai dresse un inventaire du vivant — animaux, gestes, visages, paysages, monstres, architectures. Publiée dès 1814 et diffusée en Europe à partir de 1854, dans le sillage de l’expédition de l’officier américain Matthew Calbraith Perry, qui força le Japon à s’ouvrir au commerce international, cette encyclopédie graphique devint un livre de chevet et une source d’inspiration pour de nombreux artistes. Elle leur montrait que tout, dans la nature, pouvait devenir signe et rythme. Monet, Van Gogh et Degas y découvrirent une liberté de trait et une économie de moyens qui marquèrent durablement l’évolution de la peinture moderne.

DONNAY Auguste, Nature morte japonaise (vers 1890) © La Boverie (Liège)

Pour les artistes européens, le japonisme ne fut pas une simple importation de motifs : il bouleversa la conception même de l’image. L’estampe japonaise proposait un espace plat, sans perspective centrale, où la ligne et la couleur créaient une harmonie nouvelle. Cette liberté formelle fascinait les peintres en quête d’émancipation vis-à-vis du canon académique. En Europe, Monet (collectionneur d’estampes dès l’âge de seize ans), Degas, Whistler, Toulouse-Lautrec ou Van Gogh découvrirent en Hokusai un maître de la composition moderne : cadrages inattendus, asymétrie, effets de vide et de mouvement, couleurs franches. L’usage du papier japonais, avec ses fibres capables de capter la lumière d’une manière inédite, participait de la fascination générale, renforçant l’image de cette modernité.

Chez les artistes belges, le japonisme prit des résonances plus singulières. Installés à Paris, Félicien Rops et Alfred Stevens incarnèrent le lien direct entre les milieux artistiques belges et la capitale française. Stevens accumula dans son atelier parisien des objets japonais qu’il intégra dans ses scènes intimistes, où la femme moderne évolue parmi les paravents et les éventails de l’Extrême-Orient. Le japonisme devient alors un signe de raffinement, une esthétique du luxe silencieux — que Rops dénoncera comme superficielle et mièvre, la qualifiant avec une ironie mordante de ‘japoniaiseries’.

Hokusai, Le rêve de la femme du pêcheur (Tako to Ama, 1814) © British Museum

Pour Rops, le Japon est avant tout un territoire de liberté érotique et d’ironie visuelle. Ses gravures, mêlant sensualité, cruauté et élégance du trait, révèlent un dialogue implicite avec la finesse calligraphique des estampes. Loin d’un exotisme décoratif, le Japon devient pour lui le miroir d’une sensibilité décadente, d’un art où la forme raffinée dissimule la perversion, le voyeurisme et un érotisme provocateur. Cette dimension, déjà présente dans la culture japonaise — comme en témoigne la célèbre estampe d’Hokusai représentant l’accouplement d’une pêcheuse et de deux pieuvres (1814) —, inspira de nombreuses variations occidentales, de Rops à Rodin en passant par Khnopff et Rassenfosse.

ROPS Félicien, Qui aime les japoniaiseries ? © Stéphane Dado

Rops réalisa également des œuvres parodiques, se moquant du style japonisant d’Alfred Stevens, ainsi que des lettres et enveloppes ornées de dessins à destination de ses amis amateurs d’art nippon. Ce corpus japonisant, bien que minoritaire dans l’ensemble de son œuvre, constitue un volet à la fois délectable et révélateur de son univers artistique, merveilleusement mis en lumière dans cette très belle rétrospective.

Stéphane DADO


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | auteur : Stéphane Dado | crédits illustrations : en-tête, Chinoiseries de Georgette Meunier (1859-1951) © Stéphane Dado ; .© Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Estampes ; © La Boverie (Liège) ; © British Museum.


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LIOGIER : Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux est un fantasme

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[BONPOURLATETE.COM, 18 septembre 2017] Comment le bouddhisme peut-il engendrer la violence et la haine ethnique? C’est la question posée par la tragédie des Rohingyas de Birmanie. Pour le cinéaste Barbet Schroeder, converti au bouddhisme par idéal pacifiste, c’est la question de toutes les désillusions. Il y apporte une réponse désespérée dans Le Vénérable W (2017). Raphaël Liogier, sociologue des religions, documente le constat : le bouddhisme, que nous adorons idéaliser, n’échappe pas à la tentation fondamentaliste. Dans une interview parue en 2015, il avertit : le cas de la Birmanie n’est pas isolé. Un pan-nationalisme bouddhiste anti-islam se développe en Asie du Sud-est.

La violence au nom du bouddhisme, c’est un phénomène nouveau ?

Non, elle a déjà existé dans l’histoire. Les kamikazes zen durant la Seconde Guerre mondiale étaient, avant d’être envoyés au sacrifice, nourris de sermons. Ils y apprenaient à abandonner leur ego au nom du grand Japon, assimilé à la vacuité, objet de la quête bouddhiste.

Mais la notion de non-violence est bien un concept central du bouddhisme originel ?

Elle vient plutôt du djaïnisme, cette religion minoritaire indienne qui était celle de Gandhi. Dans le bouddhisme, la notion est moins centrale. Ce qui est fondamental, c’est l’idée que le désir engendre la souffrance. C’est également le souci de ne pas engendrer la souffrance d’autrui. Mais un principe de base peut donner lieu à toutes sortes d’interprétations. Ainsi, le samouraï, en tuant l’ennemi, lui épargne une vie de souffrance et d’aveuglement. Il est de la sorte autorisé à tuer s’il le fait au nom d’un bien supérieur.

Il n’y a donc pas une spécificité non violente du bouddhisme, et de malheureuses distorsions subséquentes du message originel ?

Tout dépend de ce qu’on entend par message originel. Par rapport au message du Bouddha, bien sûr, il y a distorsion. Tout comme il y en a eu par rapport au message de Jésus. En théorie, comme le christianisme et la plupart des religions, le bouddhisme n’est pas violent. Et, pourtant, comme les autres religions, il a nourri la violence à un moment ou un autre de son histoire. Il n’y a pas de spécificité bouddhiste, c’est une religion comme les autres. Tout le monde se réfère à la tradition, mais la tradition comprend toujours une part de négociation avec le message originel.

Dans la construction des Etats modernes tout particulièrement, le bouddhisme a joué un rôle important pour alimenter le nationalisme.

Le moine politicien, engagé dans les conflits et détenteur de pouvoir, c’est aussi dans la tradition ?

Originellement, non : le moine est un mendiant, qui abandonne tout pouvoir et toute possession. Mais dans l’histoire de la Birmanie, du Sri Lanka, de la Thaïlande, oui, le moine engagé, voire chef de guerre, est une figure ancienne. Dans la construction des Etats modernes tout particulièrement, le bouddhisme a joué un rôle important pour alimenter le nationalisme.

Pourquoi la violence bouddhiste éclate-t-elle particulièrement au Sri Lanka et en Birmanie ?

Au Sri Lanka, depuis longtemps, la religion est instrumentalisée dans le conflit interethnique, qui est très ancien. En Birmanie, une partie du clergé bouddhiste a activement participé à la construction du régime militaire et constitue actuellement encore un véritable pouvoir parallèle. Il y a dans ce pays aussi un ethnocentrisme très fort, qui vire parfois au racisme. Tout cela dans un contexte plus général: celui de l’émergence, à l’échelle de l’Asie du Sud-Est, d’un pan-nationalisme tourné contre l’islam, sur fond d’insécurité identitaire. Le discours qui l’alimente rappelle beaucoup celui de la défense de l’Occident chrétien.

Le bouddhisme aussi a servi de levier anticolonialiste, mais avec cette spécificité : c’était une religion admirée en Occident.

Ce fondamentalisme est-il un phénomène marginal ou faut-il craindre son expansion ?

Le fondamentalisme est en expansion, mais c’est un phénomène mondialisé. Globalement, à l’échelle de la planète, on observe aujourd’hui trois tendances qui font système et dépassent les différences entre religions : celle du spiritualisme, axé sur la quête de sens et la méditation. C’est un courant qui a beaucoup de succès dans les pays riches. Il y a ensuite le charismatisme, qui met l’accent sur l’émotion collective et qui est surtout le fait du protestantisme évangélique, en Afrique, en Amérique latine, en Asie et aux Etats-Unis, surtout dans les populations défavorisées. Et puis il y a le fondamentalisme, alimenté par le rejet, le retour vers le passé, le refus de l’ouverture. C’est une posture réactive, qui existe dans toutes les religions et se développe surtout là où les populations souffrent d’un manque de reconnaissance de soi.

Comme dans les pays du Moyen-Orient ?

Oui, ce qui se passe avec l’islam et ses dérives au Moyen-Orient n’a rien à voir avec l’islam lui-même. C’est une conséquence de l’histoire : les popu犀利士
lations de cette région ont été particulièrement humiliées par la puissance occidentale. Pour parler comme les psychanalystes, il y a eu une grande blessure narcissique qui a engendré un désir de vengeance. En Asie aussi, le bouddhisme a servi de levier anticolonialiste, mais avec cette spécificité : c’était une religion admirée en Occident, et cela dès le XIXe siècle. La blessure narcissique était donc moins grande, et le fondamentalisme s’est développé à une échelle moindre.

Mais cette religion que nous admirons tant n’est pas réelle, expliquez-vous…

Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux est un fantasme, une sorte de mise en scène planétaire et suresthétisée de traditions qui n’ont jamais existé de cette manière. Le paradoxe, c’est que le bouddhisme s’est transformé en Asie même pour ressembler au fantasme occidental. Aujourd’hui, les temples et les moines constituent une attraction touristique majeure. Et pour être sur la photo, il faut être une sorte d’hyperbouddhiste exotisé…

Le touriste cherche en Birmanie un monde-musée, une mise en scène de traditions, quitte à ce qu’elles soient surjouées.

Prenons l’exemple du fameux monastère aux 3.000 moines, le Mahagandayon de Mandalay, un passage obligé du touriste en Birmanie : on y croise plus de photographes que de moines…

L’exemple le plus spectaculaire est chinois : c’est celui de l’ancien monastère de Shaolin, qui abrite traditionnellement des moines-guerriers. Il y a cinquante ans, il était vide et abandonné. Puis il a été rouvert et peuplé de moines-gymnastes, plus gymnastes que moines, qui font le tour du monde avec leurs spectacles d’arts martiaux. Il s’agit d’une reconstitution pure et simple, entièrement tournée vers le tourisme et le public. Dans le cas du monastère birman, il y a une continuité entre la tradition et ce qui est donné à voir aux touristes. Mais cette tradition est suresthétisée à leur intention.

A voir ces moines qui vivent sous l’œil des appareils photo, on se demande ce que devient leur vie intérieure : la quête spirituelle qui devrait être la leur n’est-elle pas complètement dévoyée ?

C’est vrai qu’ils sont comme des acteurs dans une sorte de Disneyland religieux. Tout de même, ce qu’il faut savoir, c’est que ce cérémonial tourné vers le public fait partie de la tradition du bouddhisme Theravada, pratiqué notamment en Birmanie et en Thaïlande. Dans cette voie des anciens, où le nirvana ne peut être atteint que par les moines, ces derniers sont de deux catégories : les moines de la forêt, essentiellement tournés vers la méditation, et les moines des villes, qui sont là pour faire le lien avec l’extérieur et nourrir la religiosité populaire. Les moines des villes mettent l’accent sur le cérémonial, les offrandes et la récitation en pali, un idiome ancien que personne ou presque ne comprend, y compris parmi les moines.

Une religiosité qui frôle la superstition, c’est en tout cas l’impression que l’on a en Birmanie…

Vous n’êtes pas la seule à réagir ainsi. Le paradoxe, c’est qu’aux yeux des Occidentaux en quête de spiritualité, le modèle le plus intéressant est celui des moines de la forêt. Parmi ses premiers importateurs en Occident, il y a les soldats états-uniens basés en Thaïlande pendant la guerre du Vietnam. Certains, après leur démobilisation, sont restés sur place, avec les moines de la forêt, pour chercher à retrouver une sérénité existentielle. Avant de rentrer chez eux avec leur bagage bouddhiste. La demande du touriste en Thaïlande ou en Birmanie, elle, est différente de celle de l’Occidental engagé dans une quête spirituelle : il cherche un monde-musée, une mise en scène de traditions, quitte à ce qu’elles soient surjouées.

Anna LIETTI


Raphaël Liogier © DR

Sociologue et philosophe français, Raphaël Liogier dirige depuis 2006 l’Observatoire du religieux. Il a publié en 2008 A la rencontre du dalaï-lama et observe comment le bouddhisme s’est imposé comme la “bonne” religion. Ses travaux portent sur l’évolution des croyances au niveau mondial et décrivent l’émergence d’un «individuoglobalisme». On lui doit également :

        • Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? (2012),
        • Le bouddhisme mondialisé (2004).

[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources  : bonpourlatete.com (original : le1hebdo.fr) | mode d’édition : partage et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : entête d’article (Le moine Ashin Wirathu, personnage central du film Le Vénérable W est l’idéologue de l’épuration ethnique en Birmanie) © DR.


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