Jack SELS (Anvers, 1922 – Anvers, 1970) est le type même du musicien autodidacte : quelques leçons de piano à l’âge de six ans et, pour le reste, un travail intensif en solitaire et sur le terrain ! Avant d’opter pour le ténor, il a apprivoisé l’ensemble de la famille des saxophones ; on ne s’étonnera donc pas qu’ayant intériorisé la sonorité et les particularités de chacun d’eux, il se révèle être un arrangeur particulièrement pertinent. Très tôt, il découvre le jazz et le jeu, moderne pour l’époque, de Lester Young qui influencera fortement la génération de Charlie Parker, Dizzie Gillespie, Miles Davis, etc.
Il commence à la fin de la guerre à se mêler au milieu du jazz anversois et fait ses débuts professionnels en 1945 au sein de l’orchestre de Mickey Bunner. C’est avec cet orchestre mais aussi avec différentes autres petites formations qu’il joue pour les Américains dans les hôtels et casinos de la côte belge. Il quitte ensuite la Belgique et séjourne quelques temps en Angleterre où il découvre le grand orchestre de Ted Heath. De retour au pays, il se met à fréquenter les jeunes loups du jazz belge de l’après-guerre, lequel compte trois noyaux géographiques principaux : Bruxelles, Liège et Anvers (Sels, Vanhaverbeke, Franckel…). Bientôt, ces trois centres s’interpénètrent et c’est de ces associations en tous sens que naît la grande “école” moderne du jazz belge.
Ainsi, Sels – qui a fait la connaissance de musiciens comme Christian Kellens, Bobby Jaspar, Jean Fanis, Sadi, etc. – effectue bientôt une tournée en France avec un orchestre composé notamment de René Thomas, Benoît Quersin, Jacques Pelzer et Jean Leclère. A la demande de Willy de Corte, président du Hot Club, il représente la Belgique lors de différents festivals, notamment aux Pays-Bas (La Haye, Amsterdam, etc.). Il rentre au pays pour participer au festival de Knokke en 1948, avec Toots Thielemans et Francis Coppieters. Et, peu après, l’occasion lui est donnée de réaliser son rêve : il monte un big band avec lequel il joue pour la Welfare. Big band malheureusement éphémère et rapidement dissous. Mais entretemps, comme les Liégeois des Bob-Shots, comme Toots, Jack Sels a reçu de plein fouet le choc du be-bop, sur disque d’abord puis en live lors du fameux concert du big band de Dizzy Gillespie à Bruxelles en 1948. Jack est séduit par cette nouvelle musique. Mais si le jazz de Parker (via Sonny Stitt) le bouleverse, son jeu à l’époque serait plutôt à rapprocher d’un des jeunes boppers disciples de Lester Young, Wardell Gray.
C’est pourtant dans la sphère “bop” que commence ce qui restera sans doute la grande aventure de Jack Sels : en 1949, toujours fasciné par le concert donné par Gillespie l’année précédente, il tente de monter en Belgique un big band de tendance bop et afro-cubaine. Fameuse histoire en réalité que ce All Stars Bop Orchestra, sans doute le premier essai de ce genre en Europe, essai réussi. Dans les rangs de cet All Stars, on trouve deux Américains, alors fixés en Belgique et en France : le saxophoniste Jay Cameron et le trombone Nat Peck (qui seront omniprésents en France pendant la décennie suivante) ; à leurs côtés, les jeunes as du jazz belge : Bobby Jaspar, Nick Fissette, Herman Sandy, Christian Kellens, Roger Asselberghs, Francis Coppieters, Jean (Ray) Warland, John Ward auxquels se joignent de nombreux et talentueux musiciens de pupitre, deux percussionnistes, et le maître d’œuvre bien entendu, Jack Sels, saxophone ténor, arrangeur, leader.
Le concert que donne cet orchestre à Anvers (Galeries Artes) en automne 1949 est l’événement majeur du moment. Comme l’écrit avec un humour grinçant Roland Durselen : “Ce concert est un événement historique dans l’histoire du Jazz belge. S’il s’était passé dans tout autre pays que le nôtre, il serait devenu un évènement international…” (Act. Mus. n° 65). Dans la salle, tous les musiciens qui ne sont pas sur scène écoutent fascinés leurs compagnons recréer à leur manière la magie du big band de Dia, mais aussi les audaces de Kenton et bien d’autres choses encore. Sur scène, les musiciens se donnent à fond pour permettre à Jack de gagner son pari. Ils ont tous revêtu de bon gré l’étrange uniforme choisi par le chef : une salopette bleue (symbolisant le travail de pionnier) et une lavallière (pour marquer le caractère artistique revendiqué par cette manifestation). Aux micros de présentation, un Wallon et un Flamand, Carlos de Radzitzky et Louis Vaes (président du Jazz Club d’Anvers).
Le répertoire est composé pour l’essentiel d’arrangements de Gil Fuller (l’arrangeur du big band de Gillespie) et de compositions de Jack Sels qu’il a lui-même arrangées et orchestrées : des pièces comme Boplero, Hipstérie, Bongola seront applaudies autant, si pas davantage, que les œuvres américaines. Car le concert est un succès. Presque un triomphe si l’on en croit les commentateurs. Hélas, un succès dans la sphère du jazz ne représente aucune garantie pour l’avenir. Cet orchestre splendide, qui a réussi à mettre au point un répertoire hyper-complexe en six ou sept répétitions et à le faire “passer” à un public loin d’être acquis d’avance (L’Actualité Musicale publiera en complément au compte rendu officiel de Durselen un petit texte reprenant les impressions d’un profane – un profane conquis au-delà de toute espérance !), cet orchestre donc, ne trouvera guère d’autres occasions de prouver sa valeur et il sera officieusement dissous peu après le concert (ce qui ne l’a pas empêché d’être en tête du référendum du Hot-Club de Belgique pour la saison 1949-1950).
Mais Sels ne s’avoue pas vite vaincu ; ayant entendu la musique de Miles Davis et les premières esquisses de cette musique de “fusion”, qu’on appellera le Third Stream, il se lance dans un nouveau projet tout aussi grandiose mais d’orientation quelque peu différente. Jack Sels and his Chamber Music entend élargir l’instrumentation traditionnelle du jazz en adjoignant aux cuivres, vents et rythmes habituels, non seulement des cordes, mais encore des bois (hautbois, bassons, flûtes). Côté jazz, on retrouve dans cet orchestre quelques piliers du jazz belge d’alors : Herman Sandy, Christian Kellens, Roger Asselberghs, Alex Scorier, Francy Boland, Jean Fanis, Benoît Quersin.
L’orchestre se produira aux Beaux-Arts à Bruxelles en février 1951 (il existe des enregistrements jamais édités de ce concert) ; si les titres joués lors du concert de l’All Stars Bop s’accordaient au contexte musical, on ne s’étonnera pas de rencontrer des thèmes appelés Pasiphaé, Menuet for two, The lady in the Castle, etc. Pourtant, la détermination de Sels ne suffira pas à percer le mur d’indifférence dont va être entouré le jazz dans les années qui suivent ces deux prestigieuses réussites. De 1951 à 1954, Jack Sels s’exile et vit un certain temps en Allemagne où il est toujours possible de jouer pour les Américains. Mais les Américains ne demandent plus nécessairement du jazz aux musiciens et l’Allemagne n’est certes pas à cette époque un paradis jazzique. Jack y jouera aux côtés de ses amis Etienne Verschueren, Willy Albimoor, Roger Vanhaverbeke et Rudy Frankel jusqu’à son retour en Belgique en 1954.
Pendant la seconde moitié des années 50, il reprend part à la vie du jazz belge qui consiste alors essentiellement en jam-sessions peu lucratives mais jubilatoires ; les plus jubilatoires étant sans doute celles de la Rose Noire à Bruxelles, de l’Exi-Club à Anvers, etc. Jack enregistre quelques musiques de films, de nombreux boogie-woogie (l’ère du rock’n’roll a commencé) et participe à au moins deux grandes séances : la première en 1958 pour l’album Jazz in Little Belgium (en quartette avec Fanis, Warland et Frankel), la seconde (en 1959) aux côtés du saxophoniste américain Lucky Thompson, de Sadi, etc. et d’où sortira le superbe 45 tours Bongo Jazz. C’est en 1958 que Sels commence à animer pour la BRT (radio) l’émission hebdomadaire Levende Jazz avec le trio Vanhaverbeke/Fanis/Frankel ; ce quartette (au sein duquel Frankel sera bientôt remplacé par Al Jones) se produit régulièrement dans les clubs de jazz.
Mais la plus grande émotion qu’il soit donné à Jack de connaître en cette fin des années 50 se situe sans doute pendant cette fameuse nuit de 1959 que L. Van Rijmenam a résumé dans une formule emphatique : “The night of the Prez and the Vice-Prez“. Jack va, en effet, participer pendant cette nuit à l’enregistrement d’une émission télévisée, puis à une jam monstre aux côtés de son maître de toujours, Lester Young, le Président, trois semaines à peine avant la mort de ce dernier. Il reste que, quelle que soit l’importance de ces quelques moments intenses, ils ne suffisent pas à assurer la subsistance d’un musicien. Et Jack Sels, un des trois ou quatre saxophonistes qui auront marqué l’histoire du jazz belge, se retrouve docker au port d’Anvers ! En 1961, il enregistre quelques titres avec le jeune Philip Catherine et les Américains Oliver Jackson et Lou Bennett ; puis, à partir de 1963, il enregistre via la BRT avec des formations comme Saxorama, The Clouds (Freddy Snijder), le trio d’Al Jones, etc., en vue des émissions Jazz Panorama. Certains de ces enregistrements seront plus tard réédités sur le label Vogel de Mon de Vogelhaere sous le titre quelque peu surfait de Complete Jack Sels.
Par l’intermédiaire de Juul Anthonissen, Sels travaillera de temps à autre aux côtés de Nick Fissette, Jean Fanis, Roger Vanhaverbeke et Al Jones. Mais jamais il ne pourra vivre vraiment de sa musique. Et son nom, qui était sur toutes les lèvres des fous de jazz de sa grande époque, ne signifie plus grand chose pour le public. Quand l’heure du renouveau sonnera, il sera hélas bien trop tard pour Jack Sels, décédé, presque anonyme, le 21 mars 1970 des suites d’une crise cardiaque. Dans Le Point du Jazz n° 3 (août 1970), Babs Robert écrira un Requiem for Jack auquel Robert Pernet joindra une discographie du grand saxophoniste anversois. Sadi, quant à lui, dédiera à Sels le thème Hittin’ the road qui, dans une version enregistrée avec René Thomas et le batteur américain Wally Bishop, sera publiée en complément de l’édition posthume des enregistrements réalisés en 1961. Roger Vanhaverbeke organisera tous les ans un Memorial Jack Sels…
Jean-Pol SCHROEDER
[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : © Gazet van Antwerpen | remerciements à Jean-Pol Schroeder
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De retour en Belgique quelque temps plus tard, il reforme un orchestre (le New Rector’s) qui, avec un personnel extrêmement fluctuant (y joueront notamment
La même année, il monte son propre orchestre où se retrouvent Janot Moralès, Albert Brinckhuyzen, Jo Magis et la chanteuse Martha Love ; il réalise de nombreux enregistrements de 1942 à 1944. Il travaille encore avec Aimé Barelli à Paris en 1943, ainsi qu’avec Robert de Kers, Eddy Christiani, Gus Clark et Ernst Van’t Hof. En 1945 et 1947, il tourne avec son orchestre pour les G.I.’s. Il est considéré à cette époque comme un des meilleurs, sinon le meilleur, saxophoniste alto belge avec Jean Omer ; il est classé n° 1 au référendum du Hot Club de Belgique en 1946, et n° l ex-aequo avec Van Bemst pour la clarinette.
Michel DICKENSCHEID est né à Ougrée (Seraing), en 1945. Né dans une famille éprise de musique classique, il se familiarise pourtant avec le jazz dès sa petite enfance, après avoir entendu par hasard Duke Ellington à la radio. Après quelques essais à la flûte et à la batterie, il découvre les “saxophonistes hurleurs” qui jouent derrière Louis Prima et, sous leur influence, adopte le saxophone-ténor ; il fait la connaissance de
En 1988, Dickenscheid ralentit ses activités avant de dissoudre cet orchestre unique en son genre (et très populaire dans la région liégeoise). Il demeure néanmoins au cœur du monde musical à deux titres au moins. Tout d’abord, soucieux depuis des années de mettre au point une méthode d’apprentissage de la musique mieux adaptée au phénomène d’improvisation, il s’intègre au travail de la Cool Music School montée par les 
Si l’on n’y prend garde le nom même de Raoul FAISANT, que d’aucuns continuent de considérer comme le père du “jazz wallon”, sera bientôt passé définitivement dans l’oubli, lui que l’on tenait dans les années quarante comme l’un des ténors européens. Sic transit gloria….








“Robert “Bobby” Jaspar est né dans ce qu’il est convenu d’appeler une “famille d’artistes” (un grand-père musicien, un père artiste peintre). Enfant, il étudie, sans grande conviction, le solfège et le piano. Mais c’est seulement au début de la guerre, alors qu’il est étudiant à l’Athénée, qu’il a le coup de foudre à la fois pour un nouvel instrument – la clarinette – et un nouveau genre de musique – le jazz. Un week-end de la fin 1942, aux “sports nautiques”, une salle des fêtes parmi d’autres, la soirée est animée par un orchestre d’étudiants qui, en deux ans, est arrivé à de surprenants résultats : la “Session d’une heure” est devenue la meilleure formation amateur de la région. Dans la salle, Bobby Jaspar, André Putsage et quelques autres lycéens ont les yeux rivés sur ces garçons à peine plus âgés qu’eux – Pelzer, Leclercq, Mottart, Classen, etc. – qui jouent cette musique, “comme sur les disques”. Dès le lundi matin, les jeux sont faits. Jaspar et Putsage ne parlent plus que de leur projet : ils seront musiciens eux aussi, ils monteront un orchestre et ils joueront du jazz, quoi qu’il arrive ! Après quelque temps de mise en train solitaire, à la clarinette pour Jaspar, à la batterie pour Putsage, les deux apprentis musiciens commencent à travailler ensemble, s’efforçant de reproduire ce qu’ils entendent sur disque. Bientôt, le guitariste Pierre Robert, le promoteur de la Session d’une heure qui jouait déjà en milieu professionnel, les entend et décide de se joindre à eux. Ce qui revient à cette époque à les prendre en charge et surtout à leur apporter la base harmonique qui leur fait défaut. Le bassiste Charles Libon se joint au trio de base. Le groupe ainsi constitué se donne le nom de “Swingtet Pont d’Avroy”, et met au point quelques morceaux du répertoire de Benny Goodman.
La même année, il épouse Blossom Dearie, chanteuse et pianiste américaine qui dirige alors un groupe vocal, les Blue Stars. Ce mariage facilitera le grand saut ! Il y pensait depuis quelques temps déjà (comme y pensent tous les jazzmen du monde) ; maintenant, sa décision est prise : il faut aller de l’avant. Si ça a marché à Paris, pourquoi ne pas affronter la Mecque du jazz, la vraie : New York. En avril 1956, Bobby Jaspar, qui a tout juste trente ans, s’embarque pour les États-Unis, pour ce New York où des centaines de saxophonistes attendent déjà leur heure !