L’hyperstition, un concept au cœur de la vision de Nick Land, idéologue des Lumières sombres autour de Trump

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[THECONVERSATION.COM, 9 novembre 2025Autour de Donald Trump, nous retrouvons bon nombre de personnalités influencées par l’idéologie des Lumières sombres. L’auteur de l’essai qui a donné son nom à cette école de pensée, Nick Land, demeure relativement peu connu mais ses travaux sont de plus en plus étudiés. Pour les comprendre, il est nécessaire de bien appréhender la notion d’hyperstition qu’il a forgée.

Nick Land © eaccwiki.com

Philosophe britannique né en 1962, Nick Land est connu pour avoir popularisé l’idéologie de l’accélérationnisme. Son travail s’émancipe des conventions académiques et utilise des influences peu orthodoxes et même ésotériques. Dans les années 1990, Land était membre de l’Unité de Recherche sur la Culture cybernétique (CCRU), un collectif qu’il a cofondé avec la philosophe cyber-féministe Sadie Plant à l’Université de Warwick et dont l’activité principale consistait à écrire de la théorie-fiction. À cette époque, Land a cherché, dans ses travaux, à unir la théorie post-structuraliste, principalement la pensée d’auteurs comme Marx, Bataille, Deleuze et Guattari, avec des éléments issus de la science-fiction, de la culture rave et de l’occultisme. Si la démarche de la CCRU en tant que telle était expérimentale, plusieurs éléments laissent penser rétrospectivement que Land y a insufflé des éléments relevant de sa propre idéologie.

Land a démissionné de Warwick en 1998. Après une période de disparition, il réapparaît à Shanghai où il réside toujours, sans reprendre de poste universitaire, devenant alors le penseur fondateur du mouvement (néo-) réactionnaire (NRx), connu sous le nom de Lumières sombres (Dark Enlightenment), du nom de son essai paru en 2013. Un ouvrage qui aura un impact majeur.

De l’importance des Lumières sombres et de Land en leur sein

Il est important aujourd’hui d’étudier l’idéologie des Lumières sombres car celle-ci est devenue très influente au sein de la droite radicale, spécialement aux États-Unis depuis le début du second mandat de Donald Trump. Il s’agit d’une contre-culture de droite qui promeut la réaction politique et sociétale face au fonctionnement actuel des sociétés démocratiques, appelant notamment à un retour à une forme de féodalisme et à un cadre de valeurs conservatrices imprégné de religiosité, non pour elle-même mais en tant que garantie d’ordre social.

Pour autant, les promoteurs des Lumières sombres ne se veulent nullement passéistes : ils sont technophiles et capitalistes, deux considérations éminemment modernes et qu’ils cherchent à concilier avec leur démarche de réaction. D’où des tensions de plus en plus sensibles avec une bonne partie de la droite chrétienne au sein de la coalition MAGA (Make America Great Again) : de nombreuses personnalités conservatrices, qui se méfient de l’intelligence artificielle et même la diabolisent, se méfient de la fascination assumée des NRx pour cette technologie.

Le dernier qui sort éteint la Lumière ? © ludimaginary.net

Il n’en demeure pas moins que les tenants des Lumières sombres sont indiscutablement influents au sein de MAGA, notamment parce qu’ils comptent dans leurs rangs le multimilliardaire Peter Thiel qui est non seulement un soutien électoral majeur de Donald Trump mais aussi un idéologue. Thiel cherche de plus en plus ouvertement à réconcilier les Lumières sombres avec la droite chrétienne, notamment en se réclamant du christianisme dans sa pensée politique, tout en y injectant des considérations accélérationnistes.

Or, Land fut justement le premier à théoriser dûment l’accélérationnisme, c’est-à-dire l’une des considérations qui fédèrent le plus les tenants des Lumières sombres : il faut un État fort, appuyé sur un ordre social rigide, en vue de faciliter le progrès technologique, lui-même alimenté par la croissance capitalistique.

Il faut préciser que, dans le modèle de Land, cela créera inévitablement une inégalité sociale amenant même, de par le recours à des augmentations technologiques du corps humain, à une séparation des élites, vouées à devenir une race à part ; tout le propos de Land est clairement antidémocratique et relève du darwinisme social.

Même si Land et les autres figures des Lumières sombres échangent peu, quand elles ne marquent pas leur incompréhension et même leur mépris réciproque, comme entre Land et le polémiste étatsunien Curtis Yarvin, Land est incontestablement influent au sein du mouvement et, par association, auprès de l’administration Trump II.

Vous avez dit ‘réactionnaire’ ? © francia.org.ve

En-dehors de Peter Thiel qui, même s’il ne le cite pratiquement jamais, semble influencé par Land, notamment par sa démarche conciliant techno-capitalisme et mysticisme, l’un des relais les plus évidents du penseur britannique auprès du pouvoir étatsunien est Marc Andreessen, magnat de la tech devenu conseiller officieux du président Trump sur les nominations aux fonctions publiques. En effet, Andreessen s’est fendu en 2023 d’un Manifeste techno-optimiste dans lequel il cite nommément Land et partage sa conception du techno-capitalisme comme une entité autonome et même consciente, encourageant une production culturelle qui facilite sa propre expansion.

Cette dernière considération est intéressante puisqu’elle illustre la portée prise par le concept d’hyperstition, élaboré par Land durant ses années au sein de la CCRU et qui se retrouve, en creux, dans sa pensée ultérieure, estampillée NRx.

La nature de l’hyperstition

Pour mieux comprendre la notion d’hyperstition, le blog de Johannes Petrus (Delphi) Carstens, maître de conférences en littérature, à l’Université du Cap-Occidental (Afrique du Sud), et son entretien avec Nick Land constituent les meilleures vulgarisations disponibles.

Comme le rappelle Carstens, cette approche considère les idées comme des êtres vivants qui interagissent et mutent selon des schémas très complexes et même totalement incompréhensibles, tels que des “courants, interrupteurs et boucles, pris dans des réverbérations d’échelle.” Carstens définit l’hyperstition comme une force qui accélère les tendances et les fait se concrétiser, ce qui explique en soi pourquoi l’hyperstition est cruciale pour la pensée politique de Land puisque cette dernière est accélérationniste. Carstens précise que les fictions participent de l’hyperstition parce qu’elles contribuent à diffuser des idées et renforcent ainsi l’attrait pour leur concrétisation. Par exemple, durant son entretien avec Land, Carstens présente l’Apocalypse non pas comme une révélation sur l’avenir mais comme un narratif qui invite les gens à le réaliser.

En outre, Carstens approfondit la nature en propre de l’hyperstition. Tout d’abord, il rappelle le lien entre l’hyperstition et le concept de ‘mèmes’, mais précise que les hyperstitions sont une sous-catégorie très spécifique d’agents mémétiques puisqu’elles sont supposées participer de la confusion postmoderne dans laquelle tout semble “s’effondrer”, selon Land et les autres auteurs de la CCRU. D’après les explications de Carstens, notamment via ses citations de Land, le capitalisme est l’un des meilleurs exemples d’hyperstition et même le premier d’entre tous, puisqu’il contribue puissamment à l’accélération postmoderne et facilite ainsi toutes les autres dynamiques hyperstitionnelles.

L’Aube dorée © msn.com

Ensuite, Carstens souligne la dimension occultiste de l’hyperstition, assumée par Land lui-même. Selon ce dernier, les hyperstitions sont constituées de “nombreuses manipulations, du fait de “sorciers”, dans l’histoire du monde” ; il s’agit de “transmuter les fictions en vérités.” Autrement dit, les hyperstitions sont en réalité “des idées fonctionnant de manière causale pour provoquer leur propre réalité“. Land précise même que les hyperstitions “ont, de manière très réelle, “conjuré” leur propre existence de par la manière qu’elles se sont présentées.” Par exemple, Land et ses co-auteurs de la CCRU présentaient dans leurs théories-fictions le “bug de l’an 2000” non pas comme une panique injustifiée mais comme un narratif qui aurait pu provoquer un véritable effondrement de la civilisation moderne, ce qui aurait requis un contre-narratif puissamment asséné par les autorités pour calmer les populations.

Enfin, Land insiste sur le fait que l’hyperstition est un outil opérationnel, c’est-à-dire “la (techno-) science expérimentale des prophéties auto-réalisatrices“. Dès lors, Land instille la tentation de manipuler l’hyperstition pour procéder à de l’action politique, notamment en produisant et en propageant des narratifs de manière à les rendre viraux et à atteindre, pour ne pas dire “contaminer“, autant d’esprits que possible.

Le rôle de l’hyperstition dans la néo-réaction

Même si Land n’a jamais mentionné l’Ordre architectonique de l’Eschaton (AOE) dans son essai de 2013, sa vision du mouvement NRx correspondait si bien aux intentions et aux comportements de ce groupe fictif inventé par la CCRU que l’hypothèse qu’il aurait servi de modèle à Land mérite d’être examinée. Même si la CCRU, majoritairement constituée de militants de gauche, présentait l’AOE comme une force malfaisante parce que conservatrice et même réactionnaire, il est envisageable que Land ait contribué à forger ce narratif au contraire pour exprimer sa propre sensibilité, qu’il gardait alors pour lui. Dès lors, l’AOE apparaît non plus comme une tentative d’action sur l’hyperstition pour nuire aux forces réactionnaires, en les dénonçant, mais comme une manière de les sublimer en un idéal-type à atteindre.

© artstation.com

Selon la diégèse créée par la CCRU, l’AOE est une société plus que secrète. Elle est également décrite comme une “fraternité blanche“, un cercle ésotérique strictement clandestin qui se manifeste au monde au travers d’organisations-satellites, même si ces dernières semblent se concurrencer les unes les autres.

Des liens évidents entre l’AOE et les Lumières sombres apparaissent lorsque nous lisons sa représentation dans les théories-fictions de la CCRU. L’AOE est décrit comme une organisation de mages dont les racines remontent à la mythique Atlantide, “source de la tradition hermétique occidentale“, et qui considère l’histoire post-atlante comme prédestinée et marquée par la décadence. Cependant, l’AOE ne se résume pas à un ordre ésotérique qui n’agirait qu’au travers de la magie : la CCRU le décrit aussi comme une organisation politique avec des ressources importantes et une intention de remodeler le monde, y compris par des moyens autoritaires et violents.

L’Atlantide et l’AOE sont donc des idéalisations précoces des attentes de Land en termes de politique, notamment en mariant son goût pour la magie avec la réaction et l’autoritarisme. L’hyperstition apparaît dès lors comme une clé de voûte pour les militants néo-réactionnaires, à la fois comme un moyen et comme une fin : leur objectif même devrait être d’aider à la réalisation de l’AOE comme modèle, en diffusant cette fiction et en subjuguant les gens avec ce narratif. Les néo-réactionnaires espèrent qu’en assénant que la réaction est acquise par une forme de providence, qu’elle est sanctuarisée par une puissante société secrète et que celle-ci va dans le sens de leurs propres idées, cela confortera la conviction de leurs propres sympathisants et démobilisera les rangs des forces adverses.

Arnaud Borremans, Université Bordeaux Montaigne


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KLINKENBERG : Culture libératrice ou culture libertarienne ? (2025)

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[LALIBRE.BE/DEBATS, 12 mars 2025] La rubrique Débats de La Libre vient de publier un texte intitulé “La culture ne devrait pas grimper par subsides, mais s’élever par plébiscite” (8 mars 2025). La culture a sauvé sa vie, nous explique son auteur, en lui permettant de comprendre le monde. Comment ne pas applaudir ? Nous sommes nombreux à avoir fait les mêmes expériences, et j’ai eu le plaisir tout personnel de constater que j’ai vibré aux mêmes textes que lui. Mais on est bien étonné quand il nous explique ce qui relie secrètement ceux-ci : serait-ce la passion du style ? la pénétration psychologique ? le coup d’œil sociologique ? Non : “Ces œuvres n’ont pas eu besoin d’un gouvernement ou d’un ministre de la culture pour exister.

© tract-linguistes.org

À partir de ce constat, l’ode à la culture se mue en une véritable charge contre la “culture subventionnée” : une culture élitiste “arrosée par l’argent public” ; une culture dont les acteurs vivraient “dans un entre-soi confortable“, “se félicitant mutuellement d’être financé par l’État plutôt que d’être acclamé par le public.” Et se profile ainsi un monde où l’artiste doit pour percer “ajuster son œuvre à des critères politiques et idéologiques“, séduire “un comité ministériel” et obéir à un “cahier des charges bureaucratique.” Je dois commencer par rassurer l’auteur. Ce qu’il décrit n’existe tout bonnement pas dans le pays où nous vivons, lui et moi : la Belgique francophone.

Je ne puis certes témoigner que de quelques modestes expériences de la “culture subventionnée” de ce pays : dix années à la Commission d’aide à l’édition, vingt autres à la Commission des lettres, quarante au Conseil de la langue française. Toutes charges exercées bénévolement, à titre de service à la communauté, en marge de ma carrière de chercheur.

Prenons pour seul exemple la Commission des lettres. Son travail consiste principalement à attribuer des bourses permettant à des écrivains et écrivaines d’être soulagés, un mois ou deux et quelque fois davantage, de leurs charges quotidiennes de façon à leur permettre de mener à bien leur œuvre dans les meilleures conditions ; à sélectionner les textes qui représenteront la littérature de notre Communauté dans les pays où l’on s’intéresse à nous ; à évaluer des projets éditoriaux risqués.

Sont-ces des “fonctionnaires” qui opèrent ces choix ? Non : on ne trouve dans cette Commission que des citoyens comme moi, représentant un éventail de profils et de sensibilités très diversifié : des auteurs et autrices ; des représentants des associations professionnelles (d’écrivains, de l’édition), des universitaires ayant fait de la culture leur objet de recherche et offrent leur expertise à la collectivité… À elle seule, cette diversité interdit que la créativité encouragée puisse être orientée par quelque critère idéologique. Au contraire, elle rend les membres de la Commission et celles et ceux qu’elle soutient témoins et acteurs des tensions inhérentes à la création. Elle les préserve de l’encroûtement et les pousse à être sensibles aux “attentes culturelles de l’époque“, qui seraient parait-il boudées par la culture subsidiée. Et, loin de les inciter à vivre dans un entre-soi, tend à les rendre pleinement acteurs de la société. Et jamais — je dis bien : jamais — un ou une ministre de la culture n’a interféré dans notre travail pour imposer ses vues.

On devrait donc sourire devant le tableau brossé, en l’attribuant généreusement à un enthousiasme frôlant la naïveté. Comme on devrait sourire devant une certaine conception romantique de la création, où l’artiste est génial parce que maudit, innovant parce que misérable : “L’histoire nous enseigne que c’est la contrainte et la nécessité qui forcent la créativité.

Mais non : nous ne pouvons pas sourire.

Derrière les critiques adressées à une culture vivant de subventions se profile en effet une conception politique de la culture. On se souviendra qu’un président de parti belge a récemment fait savoir qu’il verrait bien disparaitre chez nous le Ministère de la culture (il n’y a pas de tel Ministère aux États-Unis, et la culture étasunienne domine pourtant le monde, nous expliquait-il…). Dans cette conception, on verrait la culture débarrassée de la “tutelle étatique“, ses ressources pouvant à la rigueur provenir du mécénat privé, mais on verrait surtout ses critères de qualité désormais définis par le seul audimat.

Non, nous ne pouvons pas sourire. Car une révolution culturelle a lieu, des deux côtés de l’Atlantique. Elle correspond à un plan cohérent, où les secteurs publics se voient dénier toute légitimité, que ce soit dans la culture ou dans la science. Des deux côtés de l’Atlantique, on oppose les prétendus privilèges d’une “poignée d’initiés” au vrai peuple. Ce peuple à qui les oligarques prétendent rendre sa dignité, mais en lui vendant ce temps de cerveau disponible qui lui permettra d’audimater à qui mieux mieux.

His dark Materials (2019) d’après Philip Pullman © imdb.com

Bien sûr, c’est du côté occidental de l’Atlantique que cette révolution culturelle se manifeste aujourd’hui de la manière la plus spectaculaire. Nous y voyons, éberlués, un gouvernement sabrer chaque jour dans les programmes culturels, mais aussi dans les programmes de recherche, les programmes d’éducation, les programmes alimentaires ; on l’y voit mettre en place une chasse à la science, sœur de la culture, et à l’esprit scientifique tout court. Et tout cela toujours au nom de la liberté, cette liberté qu’invoquait J.D. Vance pour critiquer une Europe ne s’ouvrant pas assez aux partis liberticides. Et s’il est trop facile d’évoquer 1984, cette terrifiante parabole où les mots sont pervertis, on ne peut être que frappé par le fait que la trumpienne traque aux sorcières (“Prendre les mesures appropriées pour corriger les fautes passées du gouvernement fédéral“) est programmée dans un décret prétendant “Rétablir la liberté d’expression et mettre fin à la censure fédérale.” On frémit donc quand on voit la notion de culture être associée à celle de liberté, quand on sait comment ce mot est aujourd’hui détourné de son sens noble, dans un tour de passe-passe orwellien.

Car si c’est du côté américain que cette révolution culturelle-là se fait le mieux voir, elle a commencé aussi chez nous, et l’opposition que d’aucuns établissent entre la culture qui sait se vendre et une culture élitiste déconnectée du réel participe de cette acclimatation. Au moment où le président des États-Unis demande à la nouvelle ministre de l’Éducation, Linda McMahon, de démanteler son ministère — ce qui pourrait donner des idées plus grandioses encore à ceux qui entendent démanteler chez nous celui de la culture —, il est temps de nous opposer, à notre niveau, à un mouvement dont l’aboutissement, l’histoire nous l’a appris, est l’abolition du savoir, de la culture et, in fine, de la vraie liberté : non celle de quelques-uns, mais celle de toutes et tous.

Jean-Marie Klinkenberg, Membre de l’Académie royale de Belgique


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Les mots de Trump : les ressorts d’une rhétorique efficace

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[THECONVERSATION.COM, 16 octobre 2024Du point de vue de la communication comme en d’autres domaines, Donald Trump est un phénomène à part. Court-circuitant volontiers les moyens traditionnels de s’adresser à ses concitoyens, n’hésitant pas à employer des procédés rhétoriques que la majeure partie de la classe politique estime indignes de la fonction suprême, déployant dans ses meetings un style très personnel, mélange d’agressivité et d’humour volontairement grossier, l’ancien magnat des affaires et star de la téléréalité a créé un univers discursif bien à lui. Jérôme Viala-Gaudefroy, spécialiste du discours politique américain, a analysé d’innombrables prises de parole de l’ex-président, que ce soit sur les réseaux sociaux, lors de rassemblements de ses sympathisants ou pendant des cérémonies officielles, pour mettre à jour, dans Les mots de Trump, qui vient de paraître aux éditions Dalloz, les ressorts d’une rhétorique qui, depuis des années, et plus encore dans la ligne droite de la campagne présidentielle actuelle, enflamme le pays et même le monde. Extraits choisis.

J’ai fréquenté une école de l’Ivy League. Je suis très instruit. Je connais les mots. J’ai les meilleurs mots… mais il n’y a pas de meilleur mot que stupide, n’est-ce pas ? Il n’y en a pas. Il n’y en a pas. Il n’y a pas de mot comme ça.

Donald Trump, 30 déc. 2015

Si Donald Trump se vante de sa très bonne maîtrise de la langue, d’avoir fait des études dans une université prestigieuse et d’être intelligent, c’est qu’il a conscience d’être souvent tourné en ridicule pour son langage hors norme. Son vocabulaire simpliste et binaire, ses phrases décousues, ses mensonges, ses bourdes et ses insultes répétées ont été largement commentés, notamment par la presse qu’il accuse de rapporter de fausses nouvelles (“fake news“).

Alors même qu’il se défend d’être incompris, ses propos illustrent parfaitement la rupture avec les normes établies du discours politique et présidentiel. Il ramène tout à sa personne, parle de lui à la troisième personne, et choisit précisément un mot très simple comme “stupide” – à la fois péjoratif et insultant – comme étant le meilleur mot pour parler de la classe politique et de ses prédécesseurs.

Rhétorique de rupture

En réalité, et malgré ce qui est souvent dit, Donald Trump est tout à fait conscient du pouvoir des mots. S’il y a une chose qu’il a très bien comprise, c’est qu’il doit en bonne partie son succès à son langage hors norme. Par ce que l’on peut appeler une véritable rupture rhétorique, Trump se positionne ainsi comme un outsider hors du champ politique. Pour ses partisans, son pouvoir est tel qu’il ne serait soumis ni aux règles de la politique, ni aux lois de la grammaire ordinaire. […]

Sur ce point, Donald Trump réussit, plus encore que ses prédécesseurs, à être au cœur des médias. Sa présidence se caractérise également par des discours très semblables à ceux de sa campagne et par un très faible nombre de discours officiels ou de conférences de presse. Même lors d’événements formels, il s’est très souvent démarqué des normes de la rhétorique présidentielle. Ainsi, dès son discours d’investiture, le 20 janvier 2017, il donne le ton en faisant un appel à l’unité du peuple, non pas autour de valeurs communes partagées, mais contre l’establishment et la classe politique américaine qu’il présente comme un ennemi.

Improvisation et authenticité

L’une des caractéristiques des discours de Donald Trump réside dans l’improvisation : une grande partie est le fruit de ce qui lui passe par la tête à l’instant où il parle, ou de ses obsessions du moment. Ce “flux de la pensée” (“stream of consciousness“) est plus ou moins structuré (ou plutôt déstructuré) par des marqueurs de discours comme “eh bien“, ou “au fait” qui ont pour objectif de rediriger le discours. Cela permet de nombreuses digressions, des répétitions, une syntaxe désordonnée et des phrases interrompues souvent inachevées. […]

C’est aussi un style conversationnel, décontracté, plus naturel et très efficace. Lorsque Trump s’écarte du sujet, il signale ainsi à son auditoire qu’il n’est pas scénarisé et donc qu’il est authentique. Comme l’ont remarqué certains linguistes, ses phrases inachevées permettent au public de les finir à sa place, ce qui accroît l’impression d’intimité que ressentent ses partisans.

Violence verbale et insultes

Trump parle, par exemple, de “défoncer la gueule” du groupe terroriste ISIS (Milford, NH, 2 févr. 2016), accuse Joe Biden d’avoir “léché le cul de Barack Obama” (Minneapolis, Minnesota, oct. 2019), et traite Michael Bloomberg de “pauvre con” (Newsmax, 14 oct. 2020).

Un autre exemple très parlant – et largement repris par les médias – concerne les footballeurs qui se sont agenouillés pendant l’hymne national pour protester contre les violences policières à l’encontre des Noirs : Trump les a qualifiés de “fils de pute qu’il faut virer du terrain“, sous les acclamations de la foule présente à son meeting (Huntsville, Alabama, 22 sept. 2017).

La masculinité et la rhétorique du pouvoir

Son accent et sa grossièreté sont traditionnellement des attributs de masculinité, ce qui, pour ses partisans, contraste avec les élites dites “féminisées de gauche” et les “flocons de neige” (“snowflakes“), une expression péjorative qui désigne la prétendue fragilité émotionnelle et l’incapacité de certaines personnes de gauche à supporter des opinions contraires.

Le langage social choquant constitue en soi un acte de pouvoir masculinisé qui dénote un côté à la fois authentique et rustre. De plus, Donald Trump utilise un vocabulaire et une prosodie qui incarnent à la fois une véritable violence et les politiques dures qu’il promet de mettre en place contre ceux qu’il considère comme des menaces sociales – les immigrés, les musulmans, les personnes de couleur, les individus LGBTQ+ notamment.

Stratégie médiatique et saturation

Lors de ses campagnes, il a mis en place une véritable stratégie de communication développée par son conseiller d’extrême droite (“alt. right“) Steve Bannon. Elle consiste à saturer le paysage médiatique par toujours plus de déclarations scandaleuses et mensongères.

Le but n’est pas de convaincre par des arguments politiques mais de créer suffisamment de chaos, de confusion et de buzz pour attirer l’attention. Il s’agit également de ne pas laisser le temps aux médias de suivre le rythme, et de rendre la vérification des faits impossible. Les mensonges du jour sont immédiatement éclipsés par ceux de lendemain.

Le récit de Trump

Comme tout bon récit, l’histoire que raconte Trump est faite de personnages clairement identifiables : des méchants (une élite corrompue, une immigration menaçante), des gentils qui sont victimes (le peuple), et un héros sauveur (Donald Trump lui-même).

Au cœur de ce drame, il faut bien entendu un enjeu existentiel : une nation ravagée par le crime et la misère, menacée dans ses fondamentaux par un ennemi à la fois intérieur et extérieur incarné par une gauche dite “radicale“, “communiste“, “marxiste” et “fasciste“, des Républicains de l’establishment “traîtres“, l’État dit “profond“, des médias qualifiés d’”ennemis du peuple“, et des immigrés présentés exclusivement comme des criminels.


EAN 9782247234929

[LIBREL.BE] “Florilège de citations d’un président – et candidat à la même fonction – qui a construit sa victoire sur ses talents d’orateurs. Dans un paysage politique mondial en constante évolution, aucun leader n’a autant marqué les esprits que Donald Trump. Son ascension à la présidence des États-Unis, ses discours enflammés, et ses tweets controversés ont redéfini la communication politique moderne. Mais au-delà des polémiques, que nous disent ses mots sur notre époque et sur les États-Unis ? Cet ouvrage plonge au coeur de cette rhétorique unique et déroutante. À travers une analyse détaillée de ses discours, de ses tweets, et de ses apparitions publiques, ce livre explore comment Trump a utilisé le langage pour transgresser les normes établies, attiser les divisions, et mobiliser ses partisans. De la célèbre promesse de “Make America Great Again” à la diatribe contre le “carnage américain“, chaque chapitre décrypte les stratégies linguistiques qui ont alimenté son succès et son influence. Découvrez comment Trump a redéfini les notions de peuple et de nation, en jouant sur les peurs et les espoirs des Américains, et en brouillant les frontières entre la réalité et la fiction. Ce livre vous invite à une réflexion profonde sur l’impact des mots dans la construction de l’identité nationale et la dynamique politique. Les mots de Trump, une lecture essentielle pour comprendre l’influence de cet ancien magnat de l’immobilier, devenu star de télévision, puis président de la plus grande puissance mondiale.”


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © jordio ; © Dalloz.


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